Reality | Terreurs du pouvoir politique

par Anthony F.

Il y a parfois des histoires qui auraient dû avoir une influence considérable mais qui, finalement, ont disparu dans les limbes d’une mémoire qui ne peut suivre le flot de nouvelles informations livrées tous les jours. Parmi elles, il y a l’histoire de Reality Winner, une lanceuse d’alerte qui a révélé en 2017 une ingérence russe dans l’élection présidentielle 2016 aux États-Unis qui a vu triompher Donald Trump. Aussitôt l’affaire révélée dans le média The Intercept, la jeune femme était arrêtée par le FBI. Dans Reality sorti cet été au cinéma, la cinéaste Tina Satter raconte l’arrestation.

Plus vrai que nature

© Mickey & Mina LLC

Pour donner vie à son film, la réalisatrice se fonde sur un procédé curieux mais qui se révèle terriblement efficace. Plutôt que d’imaginer des dialogues qui auraient pu donner un ton plus dramatique à son film, son script est en réalité entièrement calqué sur le compte-rendu écrit de l’interrogatoire subi par la lanceuse d’alerte lors de son arrestation. En effet les deux agents du FBI qui ont débarqué chez elle ce 3 juin 2017 avaient un dictaphone, utilisé par les autorités afin que tous les échanges soient mis à son dossier d’inculpation. Ainsi, Tina Satter a pu proposer à son casting de jouer ces répliques, renforçant la fidélité aux évènements qui ont vu Reality sombrer dans une criminalité qui lui a pratiquement été imposée. Car cette linguiste qui travaillait pour un prestataire de la National Security Agency (NSA) n’aurait jamais pu s’attendre à un tel destin. Recrutée afin de traduire des documents dans l’une des langues dans lesquelles elle excelle (persan, dari et pachto), anciennement militaire de l’US Air Force, elle n’a pas grand chose de la militante qui aurait pu faire peur aux autorités du renseignement américain. Ce qui pousse ses deux interrogateurs du FBI à la questionner non pas sur les évènements, qu’ils connaissent parfaitement grâce au concours involontaire du média The Intercept qui a grillé sa source par incompétence, mais plutôt sur ce qui l’a emmenée sur une telle voie. Sans la pointer comme coupable, ils l’interrogent sur sa vie, son entourage, son travail, ses habitudes. On y découvre une femme assez timide, mais amatrice de concours de Crossfit, qui rêvait d’une autre carrière dans l’US Air Force mais qui aujourd’hui est plutôt habituée à une petite vie paisible avec son chien et son chat. Pendant l’interrogatoire, elle voit des dizaines d’agents retourner toutes les pièces de sa maison pour trouver des preuves, sans y opposer de résistance.

Le film nous entraîne avec beaucoup d’intelligence dans cet interrogatoire d’une heure et demie en profitant dès ses premiers instants pour instaurer son rythme. Et ce grâce à ses quinze ou vingt premières minutes d’une intensité démente où se côtoient le soupçon, la peur de l’autre, la peur de ne rien savoir, le mensonge et la naïveté. Il y a d’ailleurs dans ces instants un élément particulièrement marquant : l’atmosphère qui, soudainement, devient extrêmement lourde, quand les agents lui demandent avant d’entrer dans sa maison s’ils y trouveront des armes. Elle y répond par l’affirmative, leur disant qu’ils y trouveront un AR-15 (un fusil d’assaut) et une autre arme. Rien d’illégal là-dedans, mais cela traduit l’ambiance délétère et la peur d’une mort qui peut surgir à tout instant dans un pays où ces armes de guerre, capables d’assassiner des dizaines de personnes en quelques secondes, sont en vente libre. Un moment décisif dans l’échange, où le coup d’œil change, où celle qui semble parfaitement naïve pourrait peut-être avoir pleinement conscience de ce qu’elle a fait. Peut-être, au fond d’elle, il y a une forme de criminalité. Un crime au regard de l’État évidemment, puisque du côté médiatique, les avis sont plus divers : le film nous montre à un moment Fox News qui la qualifie de traître à la nation, tandis que des journaux plus à gauche rappellent l’importance d’avoir ce genre de personne au sein de l’administration qui sont capables de révéler les plus grands scandales d’État.

Finesse du regard

© Mickey & Mina LLC

L’autre coup d’éclat de Tina Satter, c’est dans sa manière de mettre en scène cet interrogatoire. Avec une action partagée entre le petit bout de jardin devant sa maison et une arrière-chambre sordide de la maison où Reality admet ne jamais aller, le film a quelque chose qui incite au malaise. On voit l’inconfort dans lequel se trouve cette jeune femme qui ne semble pas savoir pourquoi les agents du FBI sont là, mais aussi celui des agents qui craignent autant Reality qu’ils l’impressionnent. Des gros bras incertains de ce qu’ils vont trouver là, faisant l’opportunité parfaite à la réalisatrice pour poser un ton assez exceptionnel à son film. L’inconfort permanent permet de montrer l’étau qui se resserre sur une femme dont l’acte semble désintéressé, avec une réalisation limpide mais percutante. C’est un mélange d’espionnage, de film policier, de thriller politique, où l’administration Trump est écorchée pour sa manière de couvrir un scandale dont l’impact n’a pas été aussi retentissant qu’il l’aurait mérité. Le ton est presque dérangeant : on est à la frontière du thriller, voir l’appareil étatique se refermer comme cela sur une lanceuse d’alerte, car il ne fallait pas écorner l’image du président nouvellement élu, est absolument terrifiant. Et c’est renforcé par des performances assez géniale de Josh Hamilton et Marchant Davis dans les rôles d’agents qui tentent de faire craquer leur cible, mais aussi et surtout de Sidney Sweeney, qui est extrêmement convaincante, elle interroge sans cesse notre perception de son état : est-elle consciente de son acte ? Savait-elle de quoi elle était accusée ? L’a-t-elle fait pour le bien général ou pour le compte de quelqu’un ?

A la grandeur des évènements, Tina Satter y oppose l’intime. La simplicité du quotidien de Reality y est exposée, comme un écho à son étonnant prénom. Dans le monde réel, elle n’est qu’une linguiste parmi d’autres, qui n’a jamais été remarquée par ses supérieurs, à qui l’on n’a jamais pensé pour partir en mission au temps où elle était dans l’armée alors qu’elle en rêvait. La seule chose qui accompagne son quotidien, c’est son amour pour son chien et son chat. Si Reality Winner, dans sa vraie histoire, est passée inaperçue, c’est aussi parce qu’elle n’a pas la personnalité médiatique, la capacité de vendre son histoire, d’un Edward Snowden. C’est une lanceuse d’alerte dont les agissements ne semblent obéir à aucune préparation, sans chercher à en tirer quoique ce soit ni le soutien de personne. Elle l’a fait sur un coup de tête en tombant sur un document qui a déclenché une colère vive en elle face à une politique amorphe et corrompue. Le film se sert du malaise général pour montrer l’horreur d’une démocratie qui ne fonctionne plus. La lanceuse d’alerte est criminalisée, pour des motifs bien peu convaincants, afin de faire oublier que l’élection américaine a subi une influence étrangère.

  • Reality est sorti en salles le 16 août 2023.

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