Memory Card – L’Orphelinat | La réécriture sinistre de Peter Pan

par F-de-Lo

C’est en 2008 que parut L’Orphelinat, un film espagnol réalisé par Juan Antonio Bayona et produit par Guillermo Del Toro. Je ne saurais dire quand je le découvris pour la première fois. Il y a bien des années, sans doute. Au reste, le souvenir demeure impérissable, pareil à une inscription qu’on aurait pris soin de graver sur l’une des tapisseries de ma mémoire. Je vivais probablement encore dans le domicile familial ; je n’étais donc pas seule. Pourtant, certaines scènes me glacèrent le sang. Elles m’épouvantèrent, du moins jusqu’au dénouement du film, qui modifia drastiquement mon ressenti. J’ai peu revu ce long-métrage au fil des années. Je le retrouve néanmoins toujours avec le frémissement d’un plaisir macabre. L’Orphelinat est de ces films qui effraient, peut-être la première fois, avant d’incruster en vous une inénarrable tristesse. Mais ce n’est pas tout. On se surprend à lancer un nouveau visionnage, afin d’explorer ce dédale baroque une fois de plus, dans l’espoir de trouver un indice supplémentaire. La solution à l’énigme. C’est un parcours que je souhaiterais aujourd’hui entreprendre avec vous.

Laura (Belén Rueda), accompagnée de son mari et de son fils de 7 ans, Simon (Roger Princep), revient habiter l’orphelinat, dans lequel elle a passé son enfance. Très vite, Simon apprivoise sa nouvelle maison et commence à se livrer à des jeux étranges. Laura se laisse alors aspirer dans l’univers de Simon, persuadée que l’orphelinat recèle un mystère longtemps refoulé. Mais bientôt, Simon disparaît…

Un jeu de piste sinueux

La première scène de L’Orphelinat © 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

Le synopsis de L’Orphelinat semble classique, mais il est transcendé par des rebondissements insoupçonnés ainsi qu’un sens de l’esthétique vétilleux. J’ai une affection profonde pour les films qui tentent de raconter une histoire de manière méta. Dans Le Prestige (Christopher Nolan), les personnages sont obsédés par l’idée de réaliser le tour de magie parfait, qui se constituerait des trois étapes suivantes : la promesse, le revirement ainsi qu’un prestige sans pareil. Or, il s’agit de la structure même employée par le scénario. Il en va de même pour L’Orphelinat, où Simon entraîne sa mère dans un jeu de piste mystérieux, afin de trouver un trésor. Le film est un vaste jeu de piste, auquel se prêtent Laura, mais aussi les spectateurs. Dès le premier plan, nous obtenons une clé de lecture de l’œuvre. L’héroïne, encore enfant, semble seule, dans le jardin de l’orphelinat. Nous comprenons qu’elle joue avec ses amis car elle prononce la formule « 1, 2, 3 Soleil », avant de se retourner. Tous ses petits camarades sont hors-champ, avant de faire le premier pas. Sans même connaître le synopsis, on devine que l’orphelinat va être le terrain de la disparition d’enfants. D’enfants qui vont réapparaître de manière probablement inquiétante. Ce sentiment est confirmé par les propos de la gardienne des lieux, lorsqu’elle apprend que Laura va être adoptée : « Tu vas beaucoup manquer à tes amis. »

Le paroxysme du fantastique

© 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

Une fois adulte, Laura revient dans l’orphelinat, afin d’ouvrir un nouveau foyer d’accueil, en compagnie de son mari et de leur fils, Simon. Très tôt, le petit garçon fait des cauchemars et évoque ses amis imaginaires ; si bien que Laura les soupçonne d’avoir enlevé Simon, lorsque son fils disparaît. Les interrogations du spectateur se multiplient : Où est Simon ? Qui sont ces mystérieux enfants ? Sont-ils les anciens camarades de Laura ? Comment serait-ce possible ? L’orphelinat est-il hanté ? Pourquoi ? Et si… Et si Simon inventait beaucoup de choses, depuis le début ?

C’est de cette pluie d’interrogations que naît le genre même du fantastique. Contrairement aux idées reçues, le fantastique ne laisse pas entrevoir des esprits ou d’autres créatures fabuleuses, de manière catégorique. Il est souvent confondu, à tort, avec le merveilleux. Un film fantastique se déroule dans un environnement réaliste, où surviennent des phénomènes inexpliqués, mais qui ont une cause rationnelle possible. Nous comprenons très rapidement que Simon est un enfant capable de se montrer colérique et manipulateur. On ne lui jette pas la pierre car le petit-garçon apprend, tardivement, les secrets douloureux entourant sa naissance. On est en droit de se demander si Simon ne construit pas ses amis imaginaires, de toutes pièces. Dans la mesure où Simon disparaît, les doutes s’accentuent, renforçant le caractère effrayant des phénomènes inexpliqués. L’Orphelinat parvient à être oppressant car il n’emploie que très rarement une mise en scène spectaculaire. Il mise tout sur la suggestion, par les jeux d’obscurité et de clarté, ou au détour d’un effet sonore. Et bien sûr, en maintenant un sentiment de doute terrible. Les fantômes sont, paradoxalement, encore plus menaçants quand on ignore s’ils sont présents. C’est là que le fantastique atteint son paroxysme.

Un parcours émotionnel déchirant

© 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

Nier la dimension horrifique de L’Orphelinat serait une erreur. Pourtant, au fur et à mesure que le récit progresse ; nous réalisons que ce n’est pas une simple histoire de fantômes. C’est une histoire de deuil. Simon a disparu. Nous ignorons s’il est vivant. Bien que Laura entreprenne tout ce qui est en son pouvoir pour le retrouver, la perspective qu’il n’ait pas survécu hante un coin de son esprit. L’Orphelinat va parler du deuil, pas seulement par le prisme de Laura, mais par celui de toute une palette de personnages. C’est sans doute cela qui rend le film si poignant. Il exprime une tristesse authentique, à laquelle il est aisé de s’identifier. Au cours de son parcours émotionnel, Laura rencontre plusieurs personnes ayant perdu un proche, voire un enfant. Certains sont convaincus de pouvoir retrouver l’être perdu, d’une façon ou d’une autre. C’est le cas d’Aurora (Geraldine Chaplin), une médium, qui explique les règles du jeu à Laura : « Nous qui sommes proches de la mort, nous sommes plus réceptifs à ce genre de messages. » Elle affirme qu’il est important de croire, pour voir. C’est aussi le cas des parents du groupe de soutien de Laura. Une des mères endeuillées a la conviction d’avoir revu sa fille, après sa mort, comme si elle avait voulu lui faire comprendre qu’elle était en sécurité. Malheureusement, Laura n’est pas seulement entourée d’adultes qui croient en quelque chose de positif, ou qui croient… tout court. Son époux, Carlos (Fernando Cayo), devient rapidement un obstacle dans le jeu de piste qui la mènera à Simon, car il refuse d’envisager que le paranormal puisse exister et, surtout, qu’il puisse leur permettre de retrouver Simon. Comme dans bien des films du genre, le père exclut l’explication illogique, guidée par l’émotion, préférant bivouaquer dans des convictions et une enquête purement rationnelles. D’un autre côté, une vieille femme, Benigna (Montserrat Carulla), se fait passer pour une assistance sociale, afin d’approcher Laura. On ignore quelles sont ses raisons, tout en devinant qu’elle a perdu la raison. Et si Benigna n’avait pas su faire face à la mort d’un être cher, au point de basculer dans la folie vengeresse ? Tous ces personnages servent d’exemples – ou de contre-exemples – au parcours émotionnel de Laura. Mais une chose est certaine : c’est uniquement seule, qu’elle pourra avancer.

Ce personnage aurait-il inspiré Mono, dans Little Nightmares II ? © 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

[Les deux paragraphes suivants comportent des spoilers.]
Bien qu’il apparaisse peu, car on peut aisément le confondre avec un Simon masqué, Tomas (Oscar Casas), est un personnage clé, tant pour la dimension fantastique du film, que pour le parcours émotionnel qu’il tente de narrer. Laura n’a aucun souvenir de Tomas, car celui-ci était maintenu à l’écart, dans l’orphelinat, à cause de la malformation dont il était victime. Le garçon ne sortait jamais de sa cachette sans sa cagoule. A cause de sa différence, Tomas était honni de tous. Après une mauvaise plaisanterie de ses camarades, Tomas se noya dans la grotte près du phare. L’enfant ne manquera donc pas de raisons de se venger… Le personnage à la cagoule apparaît à plusieurs reprises, en particulier lors de la scène de la salle de bain, où il se montre très violent à l’encontre de Laura. C’est la figure menaçante du film, que l’on accuse d’avoir enlevé Simon. On finit d’ailleurs par apprendre que Tomas était le fils de Benigna, ce qui l’a poussée à perdre la raison et à commettre l’irréversible, en empoisonnant les enfants de l’orphelinat, peu après l’adoption de Laura. Mais peut-on imputer à Tomas le crime d’une mère monstrueuse ? D’ailleurs, sommes-nous certains que Tomas ait menacé Simon ou Laura, d’une manière ou d’une autre ? Lorsque Laura retrouve Simon, celui-ci porte la cagoule de Tomas. Cela implique que, dans la salle de bain, Laura avait sans doute été attaquée par son fils. Dans la vie comme dans la mort, Tomas a été jugé à tort. Fort heureusement, le dénouement du film réhabilite le petit garçon, qui se mêle enfin aux autres enfants, sans avoir peur de leur regard.

Mais revenons au moment où Laura retrouve Simon, dans l’antre secrète de Tomas, sous l’escalier. En apercevant la dépouille d’un petit-garçon masqué, Laura ne se fait pas d’illusion. Elle comprend que Simon était caché, dans la maison, depuis le début. Elle réalise même que c’est elle qui l’a enfermé au sous-sol, par mégarde, en posant des charges lourdes contre la paroi du débarras. Laura retire la cagoule de la dépouille, pour en avoir le cœur net. Contrairement aux idées reçues, une telle souffrance n’entraîne ni pleurs, ni sanglots. C’est un cri de douleur qui transperce la gorge de Laura. Un hurlement qui traverse tout l’orphelinat et qui se répétera à l’infini, comme un écho. Brisée par la douleur et la culpabilité, Laura prend son fils dans ses bras, prête à le rejoindre, même dans la mort.
[Fin des spoilers.]

Retour au Pays Imaginaire

© 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

Tantôt effrayant, tantôt triste, L’Orphelinat fait entreprendre un parcours émotionnel à Laura, mais aussi aux spectateurs. Malgré tout, le film n’est pas aussi sinistre qu’on ne pourrait le présumer. Il parvient à garder ce soupçon de magie propre à l’enfance et, aussi surprenant que cela puisse sembler, une lueur d’espoir, pareille à celle d’un phare. L’Orphelinat est une réécriture libre de contes pour enfants. Ce n’est pas un hasard si Simon dépose des coquillages, sur la route menant à l’orphelinat. Il espère y guider ses amis imaginaires, semblables à des Petits Poucets égarés depuis trop longtemps. Mais L’Orphelinat est avant tout inspiré du mythe de Peter Pan. On sait que Simon est un amateur de chasses au trésor et d’histoires de pirates. Peu avant sa disparation, il lit le conte de J. M. Barrie, lequel donne lieu à une discussion cruciale, avec Laura. Simon s’étonne que Wendy ne revienne plus au Pays Imaginaire. Il demande à sa mère si elle voudrait y aller, mais Laura rétorque qu’elle est trop âgée. Alors, Simon dit : « Moi, je serai jamais grand. » L’enfant est-il effrayé par la perspective de grandir, ou pressent-il qu’il est amené à disparaître ? Dans tous les cas, Simon devient un « enfant perdu », au sens propre du terme. L’Orphelinat revisite le mythe de Peter Pan, du point de vue d’une mère, forcément terrifiée par la disparition soudaine de son enfant. Les autres enfants, s’ils existent, semblent tout aussi « joyeux, innocents et… sans-cœur » que ne le décrit le conte. Finalement, pour retrouver son fils, et bien qu’elle soit adulte, Laura va devoir retourner, d’une façon ou d’une autre, au Pays Imaginaire.

© 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

[Ce paragraphe comporte des spoilers.]
Pour ce faire, Laura réaménage l’orphelinat, tel qu’il était à l’époque. Elle endosse une tenue d’antan, afin de mieux faire semblant. Oui, faire semblant. N’est-ce pas le jeu favori des enfants ? Elle fait semblant de dîner avec eux. Elle fait semblant de jouer. Et alors qu’elle prononce une énième fois « 1, 2, 3 Soleil », une porte s’ouvre dans l’obscurité. Les enfants réapparaissent, prêts à la guider vers son trésor : Simon. Lorsque Laura retrouve son fils, la magie est encore présente et elle croit qu’il est vivant. S’ensuit la scène de douleur déjà évoquée. Laura ingère des médicaments et se donne la mort. C’est ainsi qu’elle rejoint cet étrange pays où les enfants ne grandissent jamais. Les orphelins peinent à la reconnaître. La fillette aveugle s’approche doucement d’elle et caresse son visage, dans une scène touchante inspirée de Hook (S. Spielberg). Elle reconnaît Laura et les enfants sont heureux de la retrouver. Laura, elle, est soulagée d’être auprès de Simon. Désormais, comme Wendy, elle s’occupera loyalement des enfants perdus. C’est ainsi qu’après la peur, la douleur et même la culpabilité, Laura accède à la sérénité. Une sérénité que parviendra même à atteindre son mari, Carlos, lorsqu’il reviendra dans l’orphelinat et apercevra quelque chose, hors-champ. Quelque chose qui, en dépit de la souffrance, le fera sourire…
[Fin des spoilers.]

Dénouement

L’Orphelinat est de ces films possédant un sens de lecture double, voire multiple. Cette ambivalence est intrinsèque au genre du fantastique, dans lequel les spectateurs sont amenés à hésiter entre des explications logiques ou irrationnelles. Or, c’est ce doute qui engendre la peur. Pour autant, L’Orphelinat est-il un film si effrayant ? Il s’agit surtout du parcours émotionnel de Laura qui ignore si son fils, Simon, est vivant. Bien qu’elle ait l’espoir de le retrouver, Laura franchit les différentes étapes du deuil. L’Orphelinat est un drame bouleversant qui préserve malgré tout une lueur d’espoir, pareille à cette « deuxième étoile à droite et tout droit jusqu’au matin ». Le long-métrage décrypte le mythe du Peter Pan, en supposant que les enfants qui ne grandissent pas ont simplement perdu la vie. Mais si Simon avait simplement disparu ? Et si Laura, aussi âgée soit-elle, avait une chance de le retrouver, en retournant au Pays Imaginaire ? Là est la lueur d’espoir, qui permet d’accéder à la sérénité, après une perte tragique. Comme Laura, L’Orphelinat m’a fait éprouver de la peur, puis de la tristesse, et même de la culpabilité. Peut-être le regarderai-je de nouveau, dans des années, avec – qui sait ? – de la sérénité.

 

  • L’Orphelinat est disponible en DVD et en Blu-Ray. Le film est actuellement visible en streaming sur Shadowz.

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