Anatomie d’une chute | La vérité ne compte pas

par Anthony F.

Décoré d’une Palme d’Or au mois de mai dernier et de nombreux prix internationaux ces dernières semaines, Anatomie d’une chute est certainement l’un des films français qui ont fait le plus de bruit cette année. Avec sa sortie en vidéo et VOD le 21 décembre 2023, c’est l’occasion de parler de ce nouveau long métrage de Justine Triet, dont le cinéma s’est fait une place importante au sein de la production française ces dernières années. Ce film, réalisé en partie en langue anglaise, raconte le périple d’un procès où se joue la culpabilité d’une femme que l’on accuse d’avoir tué son mari.

La théâtralité du procès

© 2023 Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

À bien des égards, Anatomie d’une chute m’a évoqué le très grand 12 hommes en colère de Sidney Lumet. Car Justine Triet aborde le procès pénal sous un angle similaire, celui de la manipulation des faits, des avis préconçus et des témoignages. C’est un peu provocateur dans le titre de cet article de dire que la vérité ne compte pas, mais c’est pourtant ce que l’on ressent face au film, et c’est un élément expliqué de manière un peu innocente par l’avocat de l’accusée à un moment clé du film. Le procès tel qu’il est décrit, ne sert qu’à influencer celleux qui vont devoir s’exprimer sur la culpabilité potentielle de Sandra, l’épouse du défunt. Ce dernier est mort consécutivement à une chute de leur chalet en montagne près de Grenoble, mais la justice s’interroge sur la nature de cette mort : a-t-il été poussé, déséquilibré, était-il mort avant même de subir cette chute, et si c’est le cas, son épouse, seule adulte présente dans la maison au moment des faits, en est-elle responsable. Des questions aux réponses loin d’être évidentes car, comme le montre rapidement le film, la notion même de culpabilité fait débat, les faits étant difficiles à établir, et le procès qui suit une enquête express ressemble à un grand débat théâtral où chacun des avocats multiplient les effets de manche pour favoriser leur propre théorie. Des idées souvent tirées par les cheveux, mais la vérité n’intéresse pas grand monde, tant que cela permet d’influencer d’une quelconque manière des juré·e·s qui doivent malgré tout rendre leur avis sur ce qui s’apparente à un drame familial. Et là où le film est d’autant plus juste, c’est qu’il aborde l’influence médiatique autour du procès, d’abord parce que le défunt et l’accusée sont un couple d’écrivain·e·s plus ou moins renommé·e·s, et ensuite parce que ces faits divers intéressent toujours un public avide d’histoires sordides. Des informations plus ou moins vérifiées sortent dans la presse, et finissent entre les mains de l’enfant du couple, pris dans une histoire qui le dépasse et qui l’empêche très certainement de pouvoir faire son deuil.

C’est d’ailleurs pour cela que le film ne s’intéresse jamais vraiment à la vérité, l’avocat de l’accusée ne l’interroge jamais sur sa potentielle culpabilité, pas plus au début qu’à la fin du procès. Le film ne montre d’ailleurs pas la scène menant à la chute du défunt, la seule image de cette scène n’étant que sa conclusion, son corps sans vie dans la neige, sous la fenêtre de laquelle il est supposément tombé. Le film explore plutôt plusieurs théories, comme celle d’un homme dépressif qui se serait suicidé, celle misogyne d’une femme manipulatrice et castratrice menant à la violence, ou même celle d’une dispute qui a mal tourné. Autant d’éventualités qui, mises bout à bout, montrent surtout que personne ne sait grand chose, entre une accusée qui clame son innocence et des preuves matérielles terriblement minces, faisant reposer le procès essentiellement sur des intuitions et des déductions hasardeuses. Le film s’en trouve d’autant plus fort que pendant deux heures et trente minutes, Justine Triet parvient à capter notre attention avec, justement, ce détachement du réel, ce moment suspendu où le procès tente de couvrir l’ensemble des théories via des avocats qui tentent tout pour défendre leur cause, avec l’espoir que l’une d’entre elles finisse par convaincre les jurés·e·. L’aspect théâtral de la chose juridique, incarnée essentiellement par l’avocat général, est joué par un excellent Antoine Reinartz, face à la non moins formidable Sandra Hüller dans la peau de l’accusée. Il ne faut pas oublier non plus Swann Arlaud, très convaincant en avocat de la défense et dans un rôle pourtant pas évident qui l’oblige à jouer en anglais, et dont la relation intime avec l’accusée rend sa présence plus forte encore.

L’enfance oubliée

© 2023 Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

Justine Triet va encore un peu plus loin dans sa représentation du procès, lieu de dissection d’une relation de couple compliquée, en plaçant les spectateurices dans l’esprit de Daniel, enfant malvoyant du couple, qui est déterminé à assister aux débats. Plus certain de pouvoir croire sa mère, il est comme nous, spectateur d’un grand débat où le couple formé par ses parents est malmené, la mort de son père et le deuil qui s’en suit n’intéressant finalement pas grand monde. L’essentiel des débats se concentrant sur la relation de couple, parfois dépeinte comme toxique, où l’enfant découvre une facette de ses parents qu’il connaissait assez peu, entre violence et infidélité, sans que beaucoup de monde au sein de l’audience ne se soucie de l’impact de ces révélations sur un gamin qui a perdu son père et à qui on demande aujourd’hui si sa mère est une meurtrière. C’est un drame. Anatomie d’une chute raconte un véritable drame, celui d’une famille soudainement brisée, où la moindre petite dispute de couple prend des proportions gigantesques lorsqu’elle est rapportée aux oreilles de celleux chargé·e·s de juger, où le moindre écart, la moindre parole vient alimenter une presse avide de scandales.

Et c’est, je pense, toute la force du film de Justine Triet, qui a bien compris l’intérêt tout relatif de la recherche de la vérité dans son histoire. Très vite, on n’a plus vraiment envie de savoir ce qu’il s’est réellement passé, et comme la réalisatrice, on détricote plutôt les mécanismes du procès pénal. Car ce qui compte rapidement à l’écran c’est l’impression que l’on a des débats juridiques, des effets de manche d’avocats en quête d’une victoire qui ne dépend pas d’une quelconque vérité, ou encore de l’influence médiatique sur une affaire qui relève pourtant d’un drame familial. Anatomie d’une chute est un film exceptionnel parce qu’il capte l’absurdité d’un procès d’assise, dont l’importance revêt un caractère solennel, alors qu’il traite essentiellement d’un quotidien où les choses ont soudainement mal tourné, qu’il y ait un·e coupable ou non. Mais parce que l’on est dans une salle d’audience, on cherche la petite bête, la phrase de trop, le mot mal placé pour en tirer des conclusions. Et ces mots hasardeux sont nombreux dans un procès qui concerne une accusée dont le français n’est pas la langue maternelle, autre élément fondamental de l’affaire. On sent le désarroi d’une femme qui peine à exprimer ses idées de manière sûre et fidèle dans une langue qui n’est pas la sienne, tandis qu’en face, un avocat général est prêt à rebondir sur le moindre mot de travers pour démontrer sa culpabilité. C’est un film extrêmement fort, et certainement l’un des meilleurs films sortis en 2023. Le fait qu’il n’ait pas été sélectionné pour représenter la France aux Oscars, semble-t-il vengeance personnelle d’un Ministère de la culture qui n’a pas apprécié les commentaires de Justine Triet à la remise de sa Palme d’Or sur la politique culturelle de Macron et la réforme des retraites, est absolument incompréhensible. Mais force est de constater que l’égo du Président prime sur le cinéma.

  • Anatomie d’une chute est sorti en salles le 23 août 2023. Il est également disponible en VOD, DVD et Blu-ray depuis le 21 décembre 2023.

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