Nommé dans quelques festivals du Moyen-orient en 2017 avec son court métrage The Crossing, qui racontait les insupportables checkpoints installés par Israël en Cisjordanie, le cinéaste palestinien Ameen Nayfeh s’en est servi pour finalement imaginer son premier long métrage intitulé 200 mètres. Tourné en Cisjordanie, le film nous mène dans le quotidien d’un père de famille, séparé de sa femme et de son fils, par le mur construit par Israël. Un film hautement social et politique, alors que la Palestine perd de plus en plus de soutien au fil des années dans la région comme on le voit en ce moment même avec la violence déchaînée par Israël à Gaza. Mais plus que les enjeux géopolitiques, c’est un film très émouvant sur la notion d’identité et sur la famille, avec ce que la colonisation peut avoir d’impact horrifiant sur le quotidien de personnes qui ne veulent rien d’autre que d’avoir le droit de vivre dignement.
La plus grande prison du monde
Mustafa, joué par Ali Suliman, acteur formidable, vit en Cisjordanie, sa femme et son fils en Israël. Il pourrait les rejoindre et vivre avec eux, mais cela impliquerait d’obtenir la nationalité israélienne et de renier son identité palestinienne, ce qu’il refuse. Il n’est pourtant pas présenté comme un militant, il ne manifeste pas et plus tard dans le film va même reprocher à un jeune de réagir aux provocations de colons israéliens. Mais son identité n’en reste pas moins un élément fondamental de sa vie : même sans militer face à l’oppresseur, il n’en reste pas moins attaché à son essence, à la Palestine. Parce qu’il n’a pas le choix, il traverse la frontière tous les jours pour aller travailler en Israël et en profiter pour voir sa femme et son fils. Séparée seulement par 200 mètres, la petite famille est en réalité séparée par des heures et des heures d’attente. Car le trajet est interminable. Au quotidien, Mustafa doit traverser les checkpoints officiels mis en place par Israël, qui consistent en de longues allées encagées, similaires à un abattoir, où les palestinien·nes passent dans des couloirs exigus jusqu’à arrivée à un contrôle des papiers. Un contrôle redouté, le moindre détail ne convenant pas à l’officier israélien suffisant à les refouler. Cette image des cages qui servent de points de passage est très forte et reste en mémoire de beaucoup de monde dans les pays du Moyen-Orient où l’oppression de la Palestine est souvent mieux documentée que dans nos contrées. C’est l’incarnation de la domination israélienne sur les personnes d’origine et de culture arabe. Et c’est ce qui en pousse certain·es à n’avoir d’autre choix que de braver l’illégalité. C’est ce qui arrive un jour à Mustafa, le jour même où son fils a un accident. L’obligeant à emprunter un autre chemin : celui de l’illégalité, avec un passeur qui l’emmène lui et quelques autres personnes par un chemin détourné afin d’entrer en Israël sans s’approcher du checkpoint.
Quitte à risquer sa vie, il embarque dans un voyage qui semble sans fin. Une longue route faite de détours afin d’éviter les contrôles et patrouilles. Une longue route qu’il partage avec un gamin de 17 ans qui rêve de vite pouvoir trouver un travail, peu importe ce qu’il peut trouver, ainsi qu’un palestinien plutôt militant, et une journaliste allemande que certains soupçonnent d’être en réalité une agente du Mossad, les services secrets israéliens. Cette petite bande qui n’aurait jamais dû se rencontrer finit par sympathiser, et tente parfois de s’unir face à l’humiliation devenue plus que jamais présente. Il y a sur la route des colons israéliens qui célèbrent et les insultent à leur passage drapeaux à la main, des gens devenus paranoïaques qui voient le danger là où il n’y en a pas forcément, et plus encore, un sentiment d’être des fugitifs alors que leur voiture ne fait que circuler sur leurs propres terres, celle de la Palestine, avant d’arriver vers Israël. Il y a quelque chose de presque surréaliste dans la mise en scène de Ameen Nayfeh. Quelque chose même d’absurde, certaines scènes évoquent des disputes familiales sur la route des vacances, alors que ces personnes tentent juste d’arriver à destination sans se faire emprisonner, ou se faire tuer. C’est une bande devenue criminelle aux yeux d’un Etat alors que leur seul méfait est d’avoir voulu aller travailler ou voir leur famille. Le réalisateur fait très fort avec son film, chargé en émotions et en tension. Parfois irrespirable, souvent touchant, il est difficile de ne pas se laisser emporter par ce film qui raconte l’impossible quotidien auquel sont soumis les palestiniens depuis plus de soixante dix ans et avec un espoir toujours plus difficile à trouver.
Une lutte pour sa propre humanité
Un quotidien fait de déshumanisation des palestiniens par les autorités israéliennes, un quotidien où la vie ne tient qu’à un fil, où les familles sont séparées. Parce que tout est bon pour humilier, tout le système a été créé dans un seul but : mettre toute une population dans une grande prison et lui nier les droits les plus élémentaires. 200 mètres ne raconte pas des combattants, des révolutionnaires, ce ne sont que des gens qui tentent de s’en sortir et de trouver une certaine paix au quotidien. Pourtant, cela n’empêche pas la séparation d’une famille, la soumission à une procédure déshumanisante dans des cages qui servent de points de passage inévitables, d’être harcelé par les autorités lors d’un contrôle, ou de devoir subir des comportements de colons qui grignotent des terres année après année, réduisant de fait la surface sur laquelle les palestiniens ont encore le droit d’habiter. Et le film revêt une tension assez folle, la traversée clandestine étant hautement dangereuse, mais il est doté aussi d’une vraie humanité : on y découvre les rêves d’un gamin autour du football, on y voit des gens qui veulent raconter au monde leur quotidien, un père qui risque sa vie pour quelques heures aux côtés de sa famille…
Humain, pertinent et extrêmement intelligent, 200 mètres de Ameen Nayfeh est aussi un très bel objet de cinéma. Il aurait pu n’être qu’un propos, qu’un message, qu’un discours sur le quotidien vécu par les palestiniens. Mais il est aussi film à la mise en scène élégante, proche de ses personnages tout en gardant un certain recul sur la situation. Il tire partie de la folie haineuse qui entoure ce monde-là en la filmant avec sa caméra pour donner encore plus de corps à son film. Et puis il y a une photographie qui exploite pleinement toutes les particularités de son univers, qu’il s’agisse des nuits sombres où le père communique avec sa famille à 200 mètres de là au moyen de lumières, ou le sentiment d’être perdu dans les routes sinueuses de leur long périple, ou encore l’insupportable matinée dans une cage. Le film est une vraie réussite, et un beau témoignage d’un conflit qui ne connaîtra pas de fin tant que l’on méconnaîtra le droit à la dignité de la population palestinienne.
- 200 mètres est sorti en salles le 9 juin 2021. Il est désormais disponible en VOD et DVD.