Klaus Barbie – La route du rat | L’importance mémorielle

par Anthony F.

Habitué à publier des comics américains, l’éditeur Urban Comics s’aventure parfois sur des terrains qui lui sont moins naturels avec sa collection Urban Graphic. Une collection qui a l’ambition parfois de parler de BD, comme à cette occasion où l’on découvre une œuvre créée par Frédéric Brrémaud et Jean-Claude Bauer avec la firme intention de raconter une histoire fondamentale pour les mémoires, celle d’un tortionnaire de la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi qu’est sorti en librairie le 13 mai 2022 la BD Klaus Barbie – La route du rat, où l’on se remémore les actes de l’officier allemand, responsable de milliers de meurtres, jusqu’à sa fuite puis sa condamnation. 

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

La poursuite du tortionnaire

© Urban Comics 2022

A la fin de la Seconde Guerre mondiale des dignitaires nazis fuient l’Europe en profitant de l’aide de certains groupes et dirigeants, notamment en Amérique du Sud. Lieu de choix pour des fascistes qui trouvaient là un soutien indéfectible de quelques dirigeants prêts à les accueillir. Les anglais désignent ces filières d’exfiltration de nazis comme des ratlines, traduit en français par la route des rats. Ces réseaux ont profité à de très nombreux officiers, quelques-uns moins gradés que d’autres, mais surtout à des dignitaires qui avaient une place fondamentale au sein de la machine de violence et de mort qu’incarnait le nazisme. Parmi ces personnes, Klaus Barbie, ancien chef de la gestapo de Lyon, qui était à cette époque essentiellement recherché pour l’arrestation, la déportation et le meurtre de milliers de juifs·ves, ainsi que l’arrestation et la torture de Jean Moulin. Écrit par Frédéric Brrémaud et dessiné par Jean-Claude Bauer, la BD revêt un caractère d’œuvre mémorielle, cherchant à raconter de manière plutôt didactique le chemin parcouru par un bourreau, de sa naissance jusqu’à sa condamnation pour crimes contre l’humanité, une première en France à l’époque. Et si la BD vaut autant le coup d’œil, c’est aussi parce que Bauer était aux premières loges du procès. Lui qui réalisait les croquis d’audience au procès de Barbie se remémore là quelques uns des moments les plus violents, les plus douloureux, alors que les actes ignobles du tortionnaire étaient égrenés pendant de longues semaines au cours d’un procès hors norme, où l’on devait juger des actes qui étaient encore à peine imaginables. Les croquis d’audience ont une importance capitale pour l’histoire dans les grands procès en France, notamment parce qu’il est extrêmement rare et exceptionnel que les caméras y soient autorisées, les dessins devenant les seuls témoins de l’histoire. Et c’est dans le style très particulier du croquis d’audience que se montre la BD, sous le trait précis et bien identifiable de Jean-Claude Bauer, retraçant le parcours de celui qui incarnait les crimes du régime nazi.

Après une courte préface de Beate et Serge Klarsfeld, qui ont consacré leur vie à poursuivre juridiquement les anciens nazis afin de les faire condamner pour leurs crimes, la BD raconte le parcours de Klaus Barbie. D’une jeunesse somme toute classique pour un jeune allemand au début du siècle dernier, jusqu’à ce qu’il s’imprègne de l’idéologie mortifère du parti nazi où il gravit peu à peu les échelons, dans une surenchère de violence et de cruauté qui lui permet d’incarner la gestapo de Lyon, où il met alors en œuvre la déportation et le meurtre de milliers de juifs·ves et de résistant·e·s. La BD relate aussi les incroyables magouilles mises en place pour parvenir à le capturer en Amérique du Sud, 39 ans après la fin de la guerre, des plans foireux qui peinaient à trouver des solutions pour s’emparer d’un Klaus Barbie vieillissant. La solution diplomatique avait échoué, lui qui était protégé un temps par les États-Unis. Puis, au gré des considérations politiques et d’une tentative d’enlèvement qui a échoué, Klaus Barbie finit par être arrêté et extradé vers la France. Un épisode que Brrémaud raconte comme un récit d’espionnage, un moment de mystère et de suspense où ce qui ressemblait à la fin d’une longue histoire n’était que le début d’une lutte interminable. Parce qu’il fallait encore l’amener devant un tribunal à la composition unique, réuni pour tenter de faire condamner le nazi pour un motif qui n’avait jamais existé juridiquement en France jusque-là : celui du crime contre l’humanité.

Recherche de justice

© Urban Comics 2022

Klaus Barbie – La route du rat est extrêmement riche en textes, le récit est précis et détaillé, on est pratiquement face à un livre d’histoire. C’est passionnant à lire mais aussi éprouvant car l’horreur y est racontée en détails, sans nous ménager. La surabondance de texte fait toutefois à certains moments perdre de vue à la BD son sens premier : si celle-ci est pertinente dans son récit historique, on sent parfois les cases êtres submergées par le texte, laissant moins de place à la beauté des planches et à l’image. Il est pourtant difficile de le lui reprocher, chaque mot ayant une importance capitale dans un récit qui ne peut pas souffrir d’approximations ni d’interprétations. Notamment une fois arrivé au procès, où des témoignages absolument insoutenables doivent être lus et compris pour mieux saisir l’horreur du nazisme. Par exemple celui de la résistante Lise Lesèvre, un récit absolument nécessaire, mais pour lequel il faut alerter : sa lecture est difficile, violente, très imagée, ce n’est pas à mettre entre toutes les mains. Visuellement superbe, les planches renforcent la dignité de ces hommes et femmes qui ont vécu l’horreur et qui ont pris le temps de dire et d’expliquer leur vécu pour que le monde soit témoin de ce qu’il s’est passé. La BD se conclut sur une chronologie des événements, de la naissance de Klaus Barbie à sa condamnation pour crimes contre l’humanité. Puis quelques réflexions intéressantes de Pierre Truche, le procureur général au procès, sur la notion de « crime contre l’humanité » et la manière dont cela a été appliqué pour la première fois en droit français à l’époque. Puis enfin, des réflexions de Jean-Claude Bauer sur ce qu’il a ressenti en couvrant le procès en tant que dessinateur pour réaliser les croquis d’audience.

L’histoire de Klaus Barbie a été raconté de très nombreuses manières, que ce soit dans des livres d’histoire, dans des documentaires, au cinéma ou maintenant en BD. Tous les moyens sont bons pour dire et redire l’horreur, celle qui a fait plonger une part de l’humanité plus bas que terre. Il est d’une difficulté absolument terrible de chroniquer cette BD, parce qu’elle n’est certainement pas ce que l’on attend habituellement du genre, notamment à cause de ses murs de texte qui piétinent parfois les planches dans un média qui est, traditionnellement, très attaché à l’image. Mais c’est aussi un moyen très intéressant de découvrir ou de se remémorer cette partie de l’histoire. Une époque qu’il faut garder en tête dans un devoir de mémoire pour ne pas commettre à nouveau les mêmes erreurs. Une formule, je vous le concède, qui sonne un peu creuse dans le contexte politique actuel où un parti fasciste, héritier de collaborateurs et d’anciens Waffen-SS, mène le débat politique français en 2022 et dispose de 89 sièges à l’Assemblée Nationale. J’ai honte, mais on va faire en sorte de ne jamais oublier. 

  • Klaus Barbie – La route du rat est disponible en librairies depuis le 13 mai 2022 aux éditions Urban Comics.

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