Héroïnes de jeux vidéo | Panorama malvenu des femmes vidéoludiques

par Hauntya

Bounthavy Suvilay est connue pour avoir notamment écrit un excellent et magnifique livre sur les jeux vidéo indépendants (Indie Games : Histoire, artwork, sound, design des jeux indépendants). J’attendais donc personnellement avec un grand intérêt l’un de ses prochains documentaires, consacré aux personnages féminins du monde vidéoludique. Héroïnes de jeux vidéo : princesses sans détresse présente un panorama d’héroïnes sur quarante ans, de Ms. Pac-Man (1982) à Yuna et Masako Adachi (Ghost of Tsushima, 2020), agrémenté de nombreuses illustrations. S’il était bienvenu d’avoir enfin un ouvrage mettant à l’honneur les protagonistes féminins – chose qui manquait dans les documentaires approfondis sur le jeu vidéo en France – l’ouvrage dérape à bien des égards et manque sa cible : mettre en avant les héroïnes, oui. Mais il oublie toutes les problématiques et contradictions liées à la représentation des femmes dans le monde du jeu vidéo, et dérange à la lecture par des commentaires personnels malvenus de l’autrice.

Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Un panorama bienvenu et varié des héroïnes vidéoludiques…

L’ouvrage débute par une préface assez juste de Yann Leroux, qui démontre avec plusieurs études existantes le manque de représentation des femmes dans le jeu vidéo : le panel de personnages féminins dans les jeux est moindre par rapport au réel nombre de femmes dans la société, souvent avec un rôle secondaire, stéréotypé ou passif. Divers biais expliquent cela, comme le milieu majoritairement masculin de l’industrie vidéoludique. Cela fait émerger le besoin d’identification et de représentation d’une minorité, afin de montrer l’importance de cette même minorité dans la société. Comment se voir et trouver sa place dans le monde si aucun média ne représente quelqu’un qui nous ressemble ? Mettre les minorités en scène permet-il de changer la vision qu’on en a, à court ou long terme ? Il parle également de la misogynie inhérente chez certains créateurs et certaines communautés de joueurs, qui est perpétuée par effet de groupe et dont les agressions ne peuvent s’arrêter que par l’éducation de ces joueurs. Enfin, il conclut en parlant de la plus large palette de personnages féminins présente de nos jours, notamment avec des héroïnes dont la sexualisation n’est pas le point principal, et qui présentent une multitude de caractères. En somme, cette préface, en présentant le résultat de diverses études sociologiques, permet de mettre en avant déjà certaines problématiques du monde vidéoludique, mais aussi la nécessité et le besoin de représentation féminine et variée dans les héros du jeu vidéo, tant pour aborder la complexité du monde, que pour permettre à tous les joueurs et toutes les joueuses de se retrouver dans le jeu qu’ils lancent.

Vient ensuite le cœur de l’ouvrage, écrit par l’autrice : une galerie des personnages féminins, emblématiques, parfois moins connus (cela dépend des jeux vidéo déjà croisés par le lecteur ou la lectrice) issus de tous les genres du monde vidéoludique. On passe de la figure de quelques pixels tout juste féminisée comme Ms. Pac-Man, aux héroïnes plus caractérisées comme Princesse Peach, Samus Aran (Metroid), Mai Shiranui (Fatal Fury 2), Terra (Final Fantasy VI), Jill Valentine (Resident Evil), Marie (Animal Crossings), Clementine (The Walking Dead Telltale)… En tout, plus de 80 figures féminines qui ont marqué le jeu vidéo, parfois tombées dans l’oubli, parfois contribuant à une véritable marque et ambiance du jeu alors qu’elles ne sont pas les personnages principaux. Il est extrêmement plaisant de lire des pages consacrées à des héroïnes emblématiques, comme Lara Croft ou Aerith Gainsborough, mais aussi à des personnages qui n’ont duré que le temps d’un jeu, telles Jade (Beyond Good and Evil) et Yorda (Ico). La mise en page n’y est pas pour rien, proposant de belles illustrations et la disposition du texte étant faite de manière agréable.

Et ce ne sont pas forcément les « grandes » héroïnes qui parcourent ces quelques deux cent pages, mais aussi des personnages de jeux indépendants ou moins grand public, comme Amaterasu (Okami), Edith (What remains of Edith Finch)… On comptera également des protagonistes issus de jeux en ligne, comme les sœurs Coursevent de World of Warcraft, ou même de licences destinées de base aux casual gamers, comme Mama (Cooking Mama). Héroïnes de jeux vidéo possède une riche présentation de multiples personnages des années 80 aux années 2010, même si évidemment, on regrettera toujours l’absence de quelques-unes. Mais le livre ne pouvait être totalement exhaustif, et il faut bien faire des choix. Il est en tout cas agréable d’y croiser autant des femmes issues des jeux de combat, que des RPG, d’horreur, de plateforme ou éducatif, qui représentent également une belle variété de caractères. Des antagonistes comme Alma Wade (F.E.A.R) ou Glados (Portal), des héroïnes parfois non-humaines ou à moitié telles que Lily Bowen (Fallout : Las Vegas) et 2B (NieR:Automata), des femmes fatales aux princesses en passant par des héroïnes plus humaines…

La galerie présentée par Bounthavy Suvilay a de quoi de nous faire découvrir nombre de personnages plus ou moins connus selon notre expérience de joueurs. A chaque double page, on trouvera parfois des anecdotes sur les coulisses de la création de telle héroïne, toujours son rôle dans l’histoire du jeu en question, et parfois une mini-analyse de quelques lignes du personnage, ou bien le ressenti des joueurs, voire de la société, à l’égard de telle héroïne. On apprend beaucoup au fil de ces pages.

© Héroïnes de jeux vidéo, 2021, Ynnis éditions

… Mais un ouvrage véritablement problématique

Cependant, Héroïnes de jeux vidéo présente aussi de réels problèmes dans son écriture. Il y a tout d’abord un ressenti purement subjectif : ce type d’ouvrage est écrit généralement en « surface ». On n’aura pas de véritables analyses approfondies des héroïnes présentées, en lien avec le jeu, et rarement sur leur impact sur leur joueur et la société (à part quand il s’agit de dire quand les poitrines de Lara Croft ou Mai Shiranui ont ému bien des joueurs masculins). On peut donc regretter cette absence d’analyse poussée, de mise en contexte, surtout quand pour certains personnages (par exemple Elizabeth de Bioshock Infinite) la présentation se limite à un résumé du jeu. Parfois, c’est le contraire : on ne parle presque pas du personnage en lui-même, mais seulement des coulisses de création, ce qui est un choix curieux. D’autres doubles pages mettent en avant deux noms, mais ne parlent quasiment pas de la deuxième héroïne citée. Et encore, si ce n’était que cela !

Le premier aspect problématique intervient dès les premières pages de l’autrice, qui par ailleurs contredit les études qu’on a pu lire dans la préface de Yann Leroux, deux pages plus tôt :

« Pourquoi ne choisir que des personnages féminins ? Il fallait sélectionner un critère, sinon ce livre aurait été une énième histoire du jeu vidéo. Certes, j’aurais pu en choisir un autre, comme la représentation des toilettes, notamment dans Duke Nukem, mais l’éditeur ne s’est pas laissé convaincre. Accessoirement, prendre comme angle d’attaque les femmes, permet aussi de contrecarrer quelques mythes de l’idéologie féministe. […] Ce livre n’est pas un recensement des progrès du féminisme. Contrairement à ce que certains veulent nous faire croire, le jeu vidéo n’a pas besoin de personnages féminins. »

Si le sujet ne plaisait pas à l’autrice, si elle n’était pas elle-même convaincue du bien-fondé de son sujet, pourquoi ne pas en avoir choisi un autre ?

Quand les messages personnels de l’autrice prennent le pas sur le reste

Écrire un livre sur les personnages féminins dans le jeu vidéo, surtout quand aucun autre livre sur le sujet n’existe, c’est par défaut se montrer un minimum féministe. Et si on peut choisir de l’écrire en voulant seulement donner à voir une variété d’héroïnes, le faire dans un milieu vidéoludique qui a été longtemps masculin fait basculer ce but dans un minimum de féminisme, de fait. Ici, cela donne l’impression d’avoir choisi ce thème par dépit, alors que prendre cet angle de vue sur le jeu vidéo est loin d’être innocent. Cette simple citation présente à la page 13 montre déjà un autre problème. Tout au long de l’ouvrage, Bounthavy Suvilay fait référence à des « idéologies qui veulent faire croire des choses » (quelles choses ? Quelles idéologies ? Il convient de nommer ce qu’on accuse au lieu de faire des insinuations vagues), s’insurge contre le goût des « puritains occidentaux » et « féministes occidentaux » qui s’empressent de censurer la moindre tenue affriolante.

« Sa poitrine [celle de Lara Croft] […] reste l’objet de toutes les focalisations de la presse généraliste, qu’il s’agisse de critiquer les fans ou de donner la parole à des féministes donneuses de leçons sur la « bonne » représentation d’une héroïne. »

Si évidemment, il existe des camps extrêmes de détracteurs (comme dans tout milieu) chez les joueurs et joueuses, et des extrêmes dans tout féminisme, idéologie, politique, le problème vient là des jugements faciles et à l’emporte-pièce de l’autrice, qui se permet par bien des phrases de critiquer les féministes, les joueurs et joueuses, et simplement ses lecteurs et lectrices, qu’elle a tendance à prendre pour plus bêtes qu’ils/elles ne le sont. C’est un véritable ressenti de lecture, où on a l’impression que les joueuses n’aiment que les casual games, que les lecteurs et lectrices ont un humour parfois bas de plafond et surtout n’ont aucune conscience des théories du complot dans l’ombre citées à de nombreuses reprises.

En suivant le point de vue de Bounthavy Suvilay, il y aurait tout un groupe de pression des puritains occidentaux qui tend à dénaturer les jeux vidéo (surtout japonais). On ne peut nier des censures sur la violence ou la sensualité de certains jeux, mais c’est aussi nier la nécessité de localisation selon les pays où les jeux sortent, un processus qui permet de rendre plus compréhensibles les jeux selon le pays de sortie visé, afin de mieux faire correspondre des contextes et références. Que dire alors, par exemple, du fait d’avoir rhabillé Yennefer dans l’introduction de The Witcher 3 pour la sortie du jeu dans les pays arabes, un détail mentionné dans L’ascension de The Witcher, documentaire publié chez Third Editions ? Est-ce de la « pruderie » ou une simple adaptation à une civilisation précise ?

Certaines déclarations se font politique ou message appuyé de l’autrice ; or dans un tel livre, c’est l’objectivité qui prime, surtout en étant le premier à être écrit sur ce thème. Les commentaires de Bounthavy Suvilay se font souvent malvenus et totalement décalés avec le sujet du documentaire. Ils n’ont tout simplement pas leur place dans ce qui se veut être une encyclopédie des femmes du jeu vidéo à travers le temps.

« Chose qui n’étonnera sans doute personne, ces spin-off [de Dead or Alive] sont réservés au public asiatique qui n’a pas renoncé à croire qu’une femme sexy peut être forte et indépendante. En Occident, le climat de pruderie hypocrite semble bannir ce genre de fantaisie virtuelle, tout en facilitant la monétisation des corps de personnes réelles par OnlyFans et autres services en ligne. » (p. 67)

A propos de l’apprentissage de la cuisine grâce à Cooking Mama, p. 135, qui présente encore une remarque malvenue de la part de l’autrice :

« Être capable de se débrouiller en cuisine est à la fois bien plus satisfaisant et économique que de ne pas savoir cuire un œuf et devoir recourir à Uber Eats pour commander un repas cinq fois trop cher et oublié. »

Page 169, l’autrice prend également parti sur une affaire de harcèlement au sein du studio ayant produit Skullgirls, où plusieurs membres masculins du personnel ont été remerciés après témoignages de commentaires déplacés auprès de femmes.

« Si en jeu, le Skull Heart exauce les vœux des femmes au cœur pur, dans la vraie vie, les allégations de harcèlement suffisent à ruiner la carrière d’un créateur et le priver de son œuvre. Il est assez triste de voir que dans le monde réel, le politiquement correct a éradiqué le concept de présomption d’innocence du champ conceptuel des humains ».

Alors qu’aujourd’hui, on commence enfin à parler des problèmes au sein de certains studios de jeux vidéo provoqués par le harcèlement de créateurs se croyant tout-puissants, d’une misogynie ancrée dans ce milieu vidéoludique, il est absolument effarant de constater que dans cet ouvrage, l’autrice préfère blâmer les victimes et prendre parti pour les oppresseurs… encore une fois dans un ouvrage consacré aux femmes !

© Héroïnes de jeux vidéo, 2021, Ynnis éditions

La représentation des héroïnes et le besoin d’identification

Tout du long du beau-livre, l’autrice a tendance à faire croire que le public n’accepte pas qu’une héroïne de jeux vidéo puisse être sexy (en prenant par exemple le changement vestimentaire de Tifa Lockhart dans le remake de FFVII, qui compresse la poitrine de l’héroïne en lui donnant un haut plus sportif et plus crédible) et être une bonne représentation des femmes. Or, le problème ne tient pas à la sexualisation des personnages, que ce soit Lara Croft ou Tifa Lockhart, tant qu’elle est en accord avec le protagoniste, mais à l’écriture d’un personnage. Une « bonne » représentation, c’est aussi un personnage écrit de manière cohérente avec un caractère féminin : un exemple frappant est celui pourtant cité de Jane Sherpard (Mass Effect), qui demeure animée de la même manière que son alter ego masculin, John Shepard, et a donc des postures ou paroles plus masculines que féminines. Au lieu de reconnaître qu’il s’agit là d’un exemple-type  d’un problème à régler par des studios (en effet, on n’écrit pas et on n’anime pas un homme ou une femme de la même manière), l’autrice préfère affirmer :

« La plupart de ces interventions sur les réseaux sociaux demandent plus de représentation féminine dans les jeux vidéo ne proviennent ni des joueurs ni des fans des séries en question. Mais il y a toujours des gens très heureux de pouvoir censurer et contrôler ce que les autres peuvent voir et incarner en jeu. »

D’ailleurs, elle précise également que même si beaucoup de gens ont voté pour la mise en avant de Jane plutôt que John Sherperd, finalement, les joueurs préfèrent jouer avec l’avatar masculin. Ceux ayant voté seraient des personnes voulant montrer un progrès social. A force de lire de telles affirmations non sourcées, moi aussi j’aimerais bien savoir qui sont « ces gens », ni joueurs ni fans des séries, qui parviennent à demander ce qu’ils veulent aux créateurs de jeux vidéo.

Un autre problème récurrent ici et là est la dépréciation de l’autrice dès qu’une licence propose un personnage féminin en tête d’affiche. Nadine et Chloé « éliminent » Nathan Drake dans un spin-off d’Uncharted… le but d’un spin-off est de proposer d’autres personnages que ceux de la licence principale ! Lightning de FFXIII est présentée comme une femme forte, mais les joueurs auraient voulu un personnage héroïque. Que l’on apprécie ou pas le personnage, une femme forte ne peut-elle donc pas être héroïque ? La réponse de l’autrice est ici négative, de manière incompréhensible.

Puisque nous parlons de femmes fortes, attardons-nous sur Ellie et Abby (The Last of Us part II), deux personnages sans aucun doute femmes fortes et héroïques à la fois. Elles sont mentionnées par l’autrice, évidemment, mais certains passages font encore une fois tiquer à la lecture, page 177.

« Le baiser d’Ellie et Riley est salué par la presse américaine comme un moment quasi historique dans l’histoire de la représentation de la sexualité.  En réalité, la plupart des joueurs se moquent totalement de ce genre de détail du moment que le gameplay et le scénario sont bons. »

Cette affirmation montre plusieurs choses : le souhait de ne pas comprendre que le baiser entre Ellie et Riley (plus tard, la relation amoureuse entre Ellie et Dina) est effectivement un pas pour la représentation des femmes queer dans le jeu vidéo – d’autant qu’elles ne sont pas nombreuses – et ce, dans un jeu mainstream et non indépendant (au contraire de Life is Strange avec ses héroïnes). C’est ignorer volontairement la nécessité de représentation au sein des jeux vidéo, que ce soit pour le fait d’être une femme, gay, transgenre, noire ou juive, etc. Pourtant, la préface montrait justement que ces représentations de minorités étaient importantes ! Et pour les personnes concernées, quel soulagement de se voir visibles dans un média, qui renvoie le message qu’elles ont le droit d’exister, même si elles sont hors de la norme. Ensuite, c’est faire l’impasse sur le suivi médiatique qui a suivi la sortie de The Last of Us part II : parce qu’Ellie est lesbienne, parce qu’Abby est (enfin!) loin de la représentation féminine habituelle, parce qu’un personnage secondaire est transgenre, des joueurs ont fait scandale, et surtout des harcèlements ont eu lieu sur Internet envers les actrices, développeurs et doubleuses des personnages du jeu. Et c’est sans aucun doute loin d’être le premier cas de harcèlement d’une part des communautés gamers dès qu’on touche à la représentation d’une héroïne : on rappelle Kassandra dans Assassin’s Creed Odyssey qui aurait dû être le seul personnage jouable, ou encore les modifications qui ont eu lieu sur la souplesse de création de genre du personnage de Cyberpunk 2077. Bounthavy Suvilay tenait avec The Last of Us part II le jeu parfait pour aborder toutes ces thématiques, mais elle n’en fait rien, à part lancer une autre remarque politique :

« Après les nazis, les communistes et les terroristes, les morts-vivants incarnent les nouveaux grands méchants vidéoludiques. […] Certes, les morts-vivants occupent nos écrans depuis longtemps, mais jamais avec une telle ampleur. Le politiquement correct a rendu toute autre forme d’ennemi impossible. »

Encore un retour du politiquement correct. Enfin, quand on écrit un ouvrage sur les femmes dans le jeu vidéo, il paraît extrêmement difficile de faire ce genre d’impasse, tant certaines héroïnes sont liées à des coulisses et événements médiatiques particuliers.

Toutefois, ce ne sera pas la seule fois où Bounthavy Suvilay nie le besoin d’identification et de représentation au sein des jeux vidéo. Lors de la double page sur Tracer (Overwatch), elle n’hésite pas à affirmer que Blizzard a cédé aux exigences d’un quota de représentation, dont les orientations sexuelles, « montrant son allégeance aux normes californiennes du moment » alors que d’autres pays comme la Russie ou la Chine ne sont pas « fervents » de ce type de « propagande culturelle ». L’extrait parle pour lui-même, et la communauté LGBTQ+ doit être ravie d’être de la propagande culturelle au lieu d’avoir simplement le droit d’exister.

L’autrice déclare également qu’il n’y a pas besoin d’être identique à un personnage pour s’identifier à lui, puisque nous sommes empathiques ; et que réduire cela au fait qu’on achète les jeux où les personnages nous ressemblent, est sacrément réducteur. Effectivement, il n’y a nul besoin d’être atteint de psychose mentale pour s’identifier à un personnage comme Senua (Hellblade), d’être un Sorceleur pour éprouver du chagrin à quitter Geralt à la fin de The Witcher 3, ou de posséder le pouvoir de remonter le temps pour comprendre le dilemme moral de Max dans Life is strange. Mais Bounthavy Suvilay pousse son propos jusqu’à faire penser qu’il n’y a pas besoin de diversité du tout dans le monde du jeu vidéo, puisqu’on s’identifie à tous les personnages naturellement. C’est encore une fois nier une part de la communauté gamer (extrême, certes) qui affirme ne pouvoir s’identifier à une femme, une personne racisée, etc. Si le cinéma, la littérature, sont des médias qui ont peu à peu introduit des personnages féminins différents, des protagonistes aux diverses ethnies et orientations sexuelles, pourquoi le jeu vidéo ne le ferait-il pas pour refléter la variété d’un monde toujours complexe et nuancé ? Et c’est encore une fois nier ce besoin d’identification et de représentation : quand on se voit visible dans le monde, dans un média, alors les gens peuvent éprouver de l’empathie dans des situations qu’ils ne connaissent pas, alors on est intégré plus facilement dans la société, et on se sent en droit d’exister. Nier cela, c’est nier toutes les discriminations qui existent à l’heure actuelle envers les minorités.

© Héroïnes de jeux vidéo, 2021, Ynnis éditions

Raccourcis et maladresses supplémentaires

Par ailleurs, l’autrice a une fâcheuse tendance à généraliser. Parce qu’elles portent des shorts ou mini-jupes, Ondine (Pokémon), Tifa et d’autres sont des garçons manqués. L’autrice a-t-elle conscience qu’il faut davantage que cela pour faire des garçons manqués, surtout quand on considère que ces tenues peuvent renforcer la féminité, voire ne pas la nier du tout ? D’ailleurs, Lara Croft n’est à aucun moment désignée comme un garçon manqué malgré son short. Certaines présentations pointent des choses également peu compréhensibles, comme le fait que la tenue la plus connue de Peach serait celle sportive arborée dans Mario Smash Football, alors que chacun a plutôt en tête sa robe rose emblématique.

Les joueuses sont aussi considérées comme casual gamers, au contraire des joueurs préférant les consoles. Là encore, c’est un bien grand raccourci ! Mais ce n’est pas la première remarque insidieuse qui ressort sur les joueuses dans le livre, puisque l’autrice prenait soin de ressortir quelques clichés maladroits : Ms. Pac-Man montrerait par exemple le lien entre la féminité et la gourmandise. Et que dire de « la femme ultime, à la fois mère et guerrière » incarnée en Sophitia du jeu Soul Edge ? Est-ce sous-entendre qu’une femme ne peut-elle avoir un véritable sens de l’existence que si elle est mère et/ou guerrière ? C’est renvoyer maladroitement à des stéréotypes qui hantent encore la conception de personnages féminins manichéens (mère, guérisseuse, demoiselle en détresse…) au lieu de leur accorder la même complexité qu’à des personnages masculins, qui eux n’ont pas besoin d’être pères et guerriers pour être « l’homme ultime ».

Un personnage pose également problème dans la manière dont il maladroitement est présenté : il s’agit de King, issu du jeu Art of Fighting (1992). King est une femme s’habillant en homme dans ce jeu de combat. L’autrice le genre au masculin durant sa présentation ; mais en cas, pourquoi utiliser le terme travesti si le personnage est un homme transgenre ? Et pourquoi l’avoir alors mis dans un ouvrage consacré aux héroïnes ? Et si King est simplement travesti, se considérant comme une femme mais s’habillant en homme pour des raisons qui lui sont propres, alors, le personnage aurait dû être genré au féminin (ou aux deux genres, éventuellement). Dans tous les cas, c’est également oublier de préciser que ce travestissement pouvait être dû à l’époque de création du jeu, et une manière de justifier la présence du seul personnage féminin dans ce titre.

Un autre point se retrouve particulièrement insultant pour les joueurs :

« La présence d’un personnage est utile pour l’identification et la création d’un lien affectif avec le joueur. En général, ce protagoniste n’est pas vraiment M. Tout-le-monde (ou il devient rapidement meilleur que celui-ci) car le jeu vidéo est avant tout un divertissement. Je n’ai pas besoin d’une console pour voir agir une fille lambda en surpoids, sans noblesse ni fortune. J’ai déjà un miroir pour cela. […] Cette envie de voir des personnages héroïques, plus beaux, plus intelligents que les gens que l’on croise dans son quotidien, n’a rien de nouveau. […] De la même manière, dans les jeux de combat, peu de gens ont envie d’incarner le poilu qui grelotte de froid dans la boue de sa tranchée, à côté de son voisin à la jambe rongée par la gangrène. »

Quelle image renvoie ici l’autrice vis à vis de son lecteur ? Que si on a le « malheur » d’être quelqu’un en surpoids, de beauté moyenne ou nulle, handicapé, hors des normes de quelque manière que ce soit, heureusement que les jeux vidéo sont là pour nous offrir un meilleur personnage à incarner, hors du bourbier où on vit. Encore une fois, c’est méconnaître certains jeux : les Silent Hill font exprès de mettre en scène des personnages « ordinaires » et non formés aux armes ; quelques jeux indépendants comme Old Man’s Journey et Arise nous montrent des personnages âgés ; le récent It Takes Two use de métaphores pour parler au fond de parents ordinaires, en divorce pour des raisons ordinaires… L’identification peut également se faire si un personnage est un M. Tout le monde, et peut-être même encore plus fortement, car il renvoie à notre réalité et y puise de messages encore plus percutants. Si l’on veut parler de harcèlement scolaire (Life is strange), d’immigration (Papers, please), le jeu ne va pas forcément embellir la réalité, mais au contraire se l’approprier pour la faire aussi proche que possible de nous. Bien sûr, on joue aussi pour le dépaysement et incarner quelqu’un de différent de nous, mais il est extrême d’affirmer qu’on ne puisse pas s’attacher à quelqu’un qui nous ressemble, ou chez qui on retrouve nos problématiques quotidiennes. Mais l’autrice semble de toute façon considérer (p. 200) que le jeu vidéo reste avant tout un divertissement, et doit rester fun au-delà du reste, en oubliant si besoin le traitement de sujets graves ou sombres. D’ailleurs, ce n’est pas la seule contradiction, puisque dans l’ensemble, elle reconnaît que certains personnages féminins sont vendeurs, avant de dire plus loin que peu importe le genre du personnage, puisque les joueurs ne cherchent que le fun du gameplay.

Ces nombreux problèmes relevés au fil des pages finissent par gâcher la lecture de Héroïnes de jeux vidéo. Car en voyant à quel point l’autrice insiste pour faire passer des messages politiques inappropriés ou analyse superficiellement certains personnages, comment être finalement sûr que ses recherches et sa rédaction ne soient pas un peu biaisées par son avis personnel ? Comment être sûr de la véracité des informations données, surtout quand on ne connaît pas soi-même bien le monde du jeu vidéo ? Et ce d’autant plus que contrairement à la préface où Yann Leroux cite ses sources, l’autrice ne mentionne les siennes nulle part. Certains détails sur des héroïnes montrent en effet un manque de références ou de compréhension sur certains jeux : les tenues suggestives des infirmières de Silent Hill 2 seraient présentes à cause d’un penchant BDSM de leur designer, alors que cette sensualité macabre vient avant tout des désirs déformés du héros du jeu, projetés et incarnés dans la ville. De la même manière, prétendre que la fin de Bioshock : Infinite est une « manière curieuse d’éradiquer les hommes, mauvais pères dans toutes les dimensions du jeu », c’est extrême, et c’est ne pas avoir compris les mécanismes temporels et d’univers parallèles qui régissent le jeu comme toute boucle temporelle digne de ce nom, et encore moins les deux personnages principaux de l’épisode.

Conclusion

Héroïnes de jeux vidéo aurait pu être l’un des premiers ouvrages, si ce n’est le premier, à présenter une fière galerie de protagonistes féminins emblématiques du monde vidéoludique, des princesses héroïques aux antagonistes machiavéliques, en passant par les intelligences artificielles et les androïdes. Bien entendu, une telle galerie nécessite des choix et ne peut être exhaustive : c’est un type d’exercice qui n’autorise pas les analyses poussées.

Malheureusement, l’ouvrage présente plusieurs problèmes. Tout d’abord de nombreuses maladresses ou raccourcis, qui peuvent freiner les lecteurs et les lectrices, à qui on fait souvent sentir qu’ils sont un peu bêtes. De plus, l’insistance de Bounthavy Suvilay à parler de certains idéologues, groupes de pression et compagnie, sans jamais les nommer ou donner des sources, donne le sentiment de lire des théories du complot dans un ouvrage qui aurait dû être objectif et ne relever aucun message personnel de l’autrice à ce niveau. On ne lit pas Héroïnes de jeux vidéo pour savoir ses idées politiques et sociétales ; et si on parle d’idéologies féministes existantes extrêmes, il convient aussi de parler de l’extrémisme en sens inverse, n’est-ce pas ? Ensuite, l’autrice ne comprend pas – ou nie totalement – le besoin pourtant légitime et fondamental d’identification, de représentation, dans un monde où règnent les discriminations justement parce que des personnes refusent d’éprouver de l’empathie pour des minorités, pour quiconque sort des normes, parce qu’elles ne voient pas ces dernières représentées dans les différents médias et ne les comprennent donc pas.

Il est incompréhensible qu’un ouvrage telles qu’Héroïnes de jeux vidéo, féministe par nature à défaut de vocation, ait été écrit sans aucune volonté de réellement mettre en avant la représentation et la diversité des héroïnes vidéoludiques. L’autrice ne mentionne même pas la rareté des héroïnes racisées et le pourquoi de cette absence, ni ne reconnaît que la difficulté des bonnes représentations puisse venir d’un milieu de créateurs de jeux vidéo encore majoritairement masculin et parfois sexiste, et encore moins les récents débats qui ont pu avoir lieu autour de figures féminines comme celles de The Last of Us part II. Et il est encore plus incompréhensible de voir que ce livre, dans lequel on trouvera également une belle faute d’impression, n’ait pas fait tiquer l’éditeur Ynnis à la relecture pour certains passages  politiques qui n’avaient pas lieu d’être présents, et qui se révèlent problématiques voire insultants pour les lecteurs, lectrices, gamers, et certaines minorités. Il va de soi que pour toutes ces raisons, je ne peux pas recommander l’achat d’Héroïnes de jeux vidéo : princesses sans détresse.

  • Héroïnes de jeux vidéo : princesses sans détresse est disponible aux éditions Ynnis depuis le 14 avril 2021.

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