Starmania (2022) | L’opéra-rock prophétique

par F-de-Lo

« Le blues du businessman, Un garçon pas comme les autres, SOS d’un terrien en détresse » ou encore « Le monde est stone »… Qui n’a jamais entendu ces chansons érigées, depuis les années 70, au rang de mythes ? En dépit de cela, beaucoup ignorent que ces titres appartiennent à une seule et même tragédie musicale ; si bien que les paroles sont souvent détachées de leur sens originel. Mais voilà que, après de longues années d’attente, Starmania est de retour sur scène.

Starmania est un opéra-rock, vu à la Seine Musicale, près de Paris, le 12 novembre 2022, à 15h. Ainsi, les artistes mentionnés sont celles et ceux aperçus lors de cette représentation.

Dans un univers futuriste, une présentatrice vedette répondant au nom de Cristal est kidnappée par un groupe terroriste, dirigé par Johnny Rockfort : les Étoiles Noires. Jamais l’actualité n’a été aussi sombre, à l’aube de l’élection présidentielle de l’Occident. Deux candidats se déchirent : le Gourou Marabout, un écologiste véhément et Zéro Janvier, partisan de l’extrême droite. Dans ce climat politique dangereux, les uns tentent de se faire connaître, quand d’autres essaient de rester accrochés au pouvoir. Marie-Jeanne, simple serveuse, assiste avec mélancolie aux destins tragiques de ces stars montantes et descendantes.

Cristal : La genèse de Starmania

Le nouveau logo de Starmania © 2022

Doté de cheveux bouclés, le pianiste fait raisonner ses premières notes, dos au public. Aussitôt, les danseurs et danseuses automates se dirigent, sans rompre la chaîne, vers la métropole de Monopolis. La cité est symbolisée par le building doré qui pivote sur scène, présentant les huit protagonistes de l’opéra-rock. Dans cette métaphore de l’échelle sociale, les uns gravitent dans les souterrains et les premiers étages, tandis que d’autres arpentent les sommets. Monopolis est présentée par Cristal, une jeune muse blonde à la voix… cristalline. Ce personnage incarnée par Lilya Adad, est la présentatrice vedette de Starmania, une émission destinée à faire connaître de futurs artistes. Elle fut autrefois incarnée par France Gall. Car oui, Starmania est avant tout un immense succès des années 70, écrit par Luc Plamondon et composé par Michel Berger. L’idée même du projet naît en même temps que le personnage de Cristal, puisque Michel Berger voulait tout d’abord créer une comédie musicale s’inspirant de la vie de Patricia Hearts. Il s’agit de l’héritière d’un riche magnat de la presse qui, en 1974, fut enlevée par un groupe terroriste d’extrême-gauche américain. Contre toute attente, elle rejoignit leur cause et prit part à leurs actions. Bien que Luc Plamondon préféra se focaliser sur une histoire et des personnages fictifs, le destin de Cristal était tout tracé. Starmania, c’est aussi le tout premier opéra-rock francophone, dont les représentations commencèrent en avril 1979, suite au succès retentissant de l’album. Mais que serait Starmania sans un certain Balavoine ?

Johnny Rockfort : Retour d’une dystopie

Johnny Rockfort et Sadia sont prêts à en découdre © Starmania, 2022

Un zonard au look androgyne se déchaîne sur scène, où il détruit des voitures et brutalise des passants. Beaucoup ignorent que derrière les tubes de Balavoine « Quand on arrive en ville » ou « SOS d’un terrien d’un détresse » se cache le personnage de Johnny Rockfort. En 2022, Johnny est incarné par Côme. Starmania n’avait pas été représenté sur scène depuis de longues années, avant que Raphael Hamburger, (fils de Michel Berger et de France Gall), ne décide de faire revivre le spectacle. Le projet fut malgré tout paralysé deux années de plus, à cause de la situation sanitaire. Il a donc fallu attendre le 8 novembre 2022, pour voir Johnny Rockfort clamer un nouveau SOS. Starmania est à l’image de Johnny. C’est une dystopie dans laquelle les personnages – noyés dans la mélancolie, l’angoisse du temps qui passe et la violence – sont broyés par un destin inexorable. Anarchiste et nihiliste, Johnny saccage tout ce qui est autour de lui pour faire entendre son cri de désespoir. Néanmoins, lorsque son groupuscule, les Étoiles Noires, kidnappe Cristal ; le zonard tombe amoureux et accepte d’apporter une dimension politique à ses actes. On peut regretter que le personnage, aussi important soit-il, reste en retrait, par rapport à d’autres rôles plus secondaires. Loin de s’efforcer d’imiter Balavoine, Côme apporte un souffle sauvage à son chant, devenu plus abrupt. Cela ne l’empêche pas de se permettre des envolées lyriques poussant au respect, durant le « SOS d’un terrien en détresse », l’une des chansons les plus difficiles, techniquement parlant.

Marie-Jeanne et Sadia : Ode à la diversité

Un aperçu mystérieux du casting de Starmania © 2022

Starmania n’est pas une simple romance entre deux anarchistes, loin s’en faut. Il s’agit d’une dystopie visionnaire, à la mise en scène orwellienne, et qui n’hésite pas à briser le quatrième mur. Elle le fait par l’intermédiaire de Roger Roger, un présentateur de télévision qui n’est plus qu’une voix désincarnée, dans cette version 2022. Incarné par Thomas Jolly, (le metteur en scène), Roger Roger fait part de l’actualité, à travers des vidéos oppressantes dont nous sommes les spectateurs et spectatrices impuissants. Mais il y a une autre spectatrice, Marie-Jeanne, qui travaille dans l’Underground Café. Il s’agit de la serveuse automate dont on ne présente même plus les chansons : « Un garçon pas comme les autres, Le monde est stone… » Starmania était, à l’époque, un spectacle avant-gardiste et visionnaire, y compris sur les questions du genre et de la sexualité, comme en témoigne la diversité des personnages. Il est heureux que le casting de 2022 reflète cette diversité. Ainsi, le rôle de Marie-Jeanne est-il confié à Alex Montembault, un chanteur non-binaire à la voix angélique. Dans le programme du spectacle, Alex confie avoir hésité à accepter un rôle féminin, avant de reconnaître la dimension neutre et universelle de Marie-Jeanne. La serveuse automate subit ce qui se passe dans ce monde où chacun s’efforce d’aller plus haut, au risque de s’effondrer. La voix d’Alex Montembault rend honneur à la beauté des chansons d’une Marie-Jeanne plus mélancolique que jamais, surtout lorsqu’elle se retrouve seule sur scène, avec sa guitare. Tout juste peut-on regretter le manque d’évolution de cette interprétation, que l’on pourrait presque mettre sur le compte de la timidité. En dépit de sa noirceur, Starmania est un opéra-rock prônant l’acceptation de la différence. Outre l’interprète de Marie-Jeanne, on retrouve d’autres personnages queers, comme Ziggy, aimant les garçons, ou Sadia, qui explique ne pas être une femme mais un « travesti ». A la fin des années 70, on se doute que la confusion était présente entre travestis et personnes transgenres. Le personnage de Sadia n’en était pas moins juste, respectueux et traditionnellement incarné par une femme, à la voix certes éraillée. C’est dire combien Starmania est visionnaire. Incarnée par Ambriel, Sadia n’est pas seulement un « travesti » parce qu’elle met le doute sur son genre, mais aussi et surtout parce qu’il s’agit d’un personnage double, tenté par la trahison pour parvenir à ses fins.

Zéro Janvier et le Gourou : Une prémonition funeste

Zéro Janvier est terrifiant avec cette mise en scène orwellienne © Starmania, 2022

Mais que serait une tragédie sans antagoniste ? Zéro Janvier est un ancien militaire devenu fortuné, qui se présente aux élections présidentielles, pour défendre ses idées d’extrême droite. La mise en scène n’a jamais cherché à nuancer la tyrannie de Zéro Janvier. Comme si son nom polaire ne suffisait pas, le politicien n’hésite pas à arborer des brassards rouges ou à baptiser sa boîte de nuit : Naziland. Incarné par Aurel Fabrègues, Zéro Janvier paraît plus jeune que d’habitude, et d’autant plus moderne qu’il porte un col roulé et un costume contemporain. Le politicien est effrayant dans la manière dont il est représenté. Il est aussi la preuve la plus probante de l’aspect prémonitoire de Starmania. Le spectacle a beau avoir été écrit à la fin des années 70, il décrit les années 2000 (et surtout 2020), avec une justesse déroutante. Les angoisses des années 70 se sont concrétisées, qu’il s’agisse de la mondialisation, de l’obsession de la célébrité ou de la montée du radicalisme. D’une part, les Étoiles Noires commettent des actes terroristes, de l’autre, le politicien Zéro Janvier obtient un contrôle presque total des médias. L’homme politique est l’interprète du « Blues du Businessman ». Si la plupart des gens chantent « J’aurais voulu être un artiste » avec naïveté et rêverie, cela est contradictoire avec le sens original de la chanson. Celle-ci fait partie de la campagne électorale de Zéro Janvier, prêt à tous les mensonges afin d’émouvoir et séduire le public. Il incarne la montée au pouvoir de l’extrême droite, qui fait par ailleurs face à un autre extrême. Si le Gourou Marabout semble avoir des idées plus pacifiques, reposant essentiellement sur l’écologie ; il cache lui aussi une autre facette. Aussi n’hésite-t-il pas à dénoncer une ère de paranoïa, où les gens tomberaient malades après avoir consommé des médicaments. Une fois encore, il est difficile de ne pas faire le parallèle avec l’actualité, et plus précisément la crise sanitaire des deux dernières années. (Notons que le Gourou est incarné alternativement par un homme et une femme, laquelle j’ai pu voir sur scène : Malaïka Lacy.) Déjà, dans les années 70, les personnages de Starmania craignaient d’être réduits à des numéros, avant même que ne survienne l’existence du QR Code. Ils étaient obsédés par la gloire et la célébrité, avant que n’apparaissent la télé-réalité, Instagram ou TikTok. Le livret de Starmania reflète si bien la société actuelle qu’on peine à croire qu’il ait été rédigé il y a plus de quarante ans. De fait, si certaines paroles sont adaptées, les changements restent très mineurs. Certains costumes ultra-contemporains suffisent à transposer l’histoire au XXIe siècle.

Ziggy et Stella Spotlight : Nostalgie et quête de fulgurance

Un aperçu des décors de Starmania © 2022

J’en viens à évoquer quelques bémols. Bien que certains costumes et paroles sous-entendent que le spectacle est transposé à notre époque ; la plupart des costumes et accessoires rendent hommage aux années 70. Si les créateurs de la version 2022 se défendent d’avoir cédé à l’élan de la nostalgie, je ne suis pas d’accord avec eux. La mise en scène fait parfois tellement penser aux années 70 que cela instaure une confusion par rapport au contexte ; et encore, je n’évoque pas les hommages plus ou moins explicites qui apparaissent, ici et là. On pourrait aussi regretter que les artistes de Starmania soient munis de micros qui les privent d’une de leurs mains et qui réduisent leur mobilité. Ainsi, Starmania fait quelquefois plus penser à un concert doté d’une stupéfiante mise en scène, qu’à une réelle comédie musicale. Ce sentiment est toutefois rare. La plupart des tableaux et des morceaux sont somptueux. Je pense tout particulièrement à la scène de ménage entre Zéro Janvier et sa fiancée, Stella, dans « Ego Trip » ou encore à « La chanson de Ziggy ». Le jeune homme gay, incarné par Adrien Fruit, rêve de devenir le premier danseur de rock au monde. Pour illustrer ce propos, il se met à danser, rapidement rejoint par ses multiples clones, lesquels disparaissent et réapparaissent au rythme des notes et des lumières. Il ne faut pas douter que la mise en scène et la chorégraphie ont des fulgurances. Stella est le dernier personnage que nous n’avons pas évoqué. Incarnée par Jeanne Jerosme, il s’agit de l’ancienne idole des jeunes, qui arrive à la fin de sa gloire. Bien qu’elle soit consciente que la célébrité l’ait privée de sa vie ou de sa santé mentale, la comédienne s’accroche désespérément au pouvoir, quitte à accepter les avances de Zéro Janvier. Stella est prête à tout pour demeurer sur le devant de la scène, y compris à épouser un homme dont les idées la rebutent. Bien entendu, cela ne fera que la précipiter vers un destin funeste. Je n’ai jamais vu une Stella aussi utilisée, usée et désespérée. Starmania est après tout la dénonciation de la noirceur et du désespoir dissimulés sous les néons et les paillettes.

Épilogue

Que doit-on retenir du retour de Starmania ? C’est l’occasion rêvée pour celles et ceux qui ont grandi avec ces chansons mythiques, de découvrir leur dramaturgie, ou l’envers du décor. L’opéra-rock de Michel Berger et de Luc Plamondon est une tragédie puissante, mettant en scène des personnages portés par le désespoir. Une dystopie consiste à imaginer le pire avenir possible. En ce sens, Starmania était une prémonition aussi exacte qu’inquiétante de la société actuelle. L’obsession de la célébrité, la menace du terrorisme, la montée de l’extrême droite ou encore la paranoïa propres à notre époque sont montrées avec une telle exactitude, qu’on peine à croire que le livret date de la fin des années 70. Malgré cette noirceur et ce nihilisme, Starmania demeure un spectacle prônant la diversité et l’ouverture aux autres, et surtout doté d’une mise en scène très spectaculaire. Il est malheureusement rare, en France, qu’une comédie musicale ait suffisamment de succès pour entreprendre une tournée. Je ne peux donc que vous conseiller de vous munir de votre propre billet, qui vous ouvrira non pas les portes de Naziland, mais celles d’un spectacle aussi unique que visionnaire.

  • Starmania est un opéra-rock représenté à la Seine Musicale, depuis le 8 novembre 2022. Une tournée est prévue dans toute la France (ainsi qu’à Bruxelles et Genève), du 10 février au 18 juin 2023.

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