Yakuza Reincarnation figure en bonne place au rayon des curiosités. Le nouveau manga de Hiroki Miyashita (Monju) et de Takeshi Natsuhara (Kurosagi) débarque avec une promesse : raconter un yakuza, l’un de ces mafieux japonais, qui se retrouve du jour au lendemain dans le corps d’une femme dans un monde alternatif très orienté fantasy. Un mélange des mondes qui provoque de nombreux quiproquo et qui sert de point de départ à une œuvre qui, très clairement, peine à se lancer.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Découverte du nouveau monde

NINKYO TENSEI-ISEKAI NO YAKUZA HIME- © 2020 Hiroki MIYASHITA,Takeshi NATSUHARA /SHOGAKUKAN

Dans la plus pure tradition des isekai, c’est-à-dire des œuvres où un personnage est transporté dans un monde parallèle, Yakuza Reincarnation joue sur la naïveté d’un héros largué par un monde qu’il découvre en même temps que les lecteur·ice·s. Ici le héros, un vieux yakuza cassé de partout, est devenu une femme, princesse d’un monde de fantasy qui est pleine d’énergie. Pourchassée par des orcs, elle est vite rejointe par ses compagnons qui sentent vite qu’elle n’est plus elle-même. Alors évidemment, l’humour est omniprésent et joue beaucoup sur la dualité entre le ton très brusque et violent du yakuza, face à la douceur attendue de la princesse dans un monde très codifié. Cela apparaît en outre pour une seconde chance pour le yakuza, alors qu’il était sur le point de mourir assassiné dans son monde. Le manga multiplie ainsi les situations cocasses, parfois drôle, mais dans l’ensemble le titre peine énormément à capter l’attention.

La faute à une narration qui pèche, où tout va très vite et manque de liant, on se sent presque perdu·e·s à certains moments tant le mangaka confond souvent rythme et précipitation. Il y a quelque chose de très dynamique dans la narration certes, mais celle-ci n’arrive pas à cimenter les bases d’une histoire qui pourrait pourtant avoir de bonnes idées. La faute certainement à la volonté de mettre beaucoup de rythme dès lors que le yakuza est transporté dans un autre corps, notamment pour donner ce sentiment de panique en débarquant face à un monde complètement inconnu. Mais cette mise en place de l’univers manque de tact, les idées sont apportées avec de gros sabots et le côté « mafieux » de la personnalité de l’héroïne passe vite à la trappe pour favoriser le développement d’un univers de fantasy tout à fait classique. Il est possible que le manga retombe sur ses pattes dans les prochains tomes, sachant que six sont déjà publiés au Japon, mais il n’y a pour le moment que peu de choses engageantes dans ce premier tome.

De trop rares bonnes idées

On peut lui reconnaître toutefois sa pluralité de personnages qui sont certes introduits rapidement, mais qui apportent une belle diversité de personnalités dans un titre qui devrait beaucoup en profiter. Entre le vieux chevalier prêt à tout pour sauver la princesse et la sorte de servante de cette dernière, le manga tente déjà de reprendre les codes de la fantasy pour les adapter à son humour potache, et le fait même parfois plutôt bien. Ses bonnes idées sont aussi visuelles, avec un style original et plutôt agréable à l’œil, notamment dans la mise en scène des quelques combats avec un rythme intense. Les décors quant à eux manquent de personnalité, tout est plan-plan et finalement trop classique pour pouvoir marquer. Mélanger un ton très yakuza à un univers de fantasy devrait pourtant permettre plus de folies, que ce manga n’assume pas encore entièrement.

Au départ très curieux en découvrant le synopsis de Yakuza Reincarnation, je dois avouer que la lecture a vite fait retomber l’excitation. On peut entrevoir quelques idées certes, mais l’exécution manque de beaucoup trop de choses pour parvenir à capter et à donner envie d’aller plus loin. Ses belles idées visuelles se confrontent à une narration périlleuse, transformant ce tome 1 en grand foutoir au sein duquel on ne sait trop comment réagir. Si le manga parvient parfois à être drôle, il est le plus souvent ennuyant, ayant toutes les peines du monde à amener sa bonne idée initiale au-delà du gimmick propre aux isekai.

  • Le tome 1 de Yakuza Reincarnation est disponible aux éditions Kazé Manga, en librairie depuis le 10 novembre 2021.
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À partir de quel moment vous avez l’impression d’avoir à faire à une œuvre qui va au-delà de ce que vous pensiez ? Pour ma part, je me rends compte de cela quand à chaque fin de tome, je me jette sur le suivant pour connaître la suite de l’histoire et surtout essayer de comprendre et/ou de deviner où veut aller l’auteur dans son histoire.

Je vous ai déjà partagé mon avis dithyrambique sur les deux premiers tomes de Chainsaw Man, écrit et dessiné par Tatsuki Fujimoto et édité en France chez Kazé, il est temps de vous parler des tomes 3 à 6 de ce manga qui n’a de cesse de m’obséder. Et évidemment, au vu du traitement de la suite du manga, il y aura des spoilers, vous voilà prévenu.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par son éditeur.

La tronçonneuse au « cœur » du récit

Alors forcément, Denji est le personnage principal de ce récit, mais l’auteur nous montre bien plus que ça. Au point d’en faire un pivot dramatique important. Beaucoup de personnages s’en prennent au démon tronçonneuse sans que l’on sache vraiment pourquoi. Évidemment ceux-ci sont des antagonistes, mais en aucun cas ils ne donnent les réelles motivations pour lesquelles ils veulent tuer et/ou s’approprier le cœur et la tête de Denji.

Malgré tout, durant ces quatre tomes, ce n’est pas moins de six antagonistes qui s’attaquent au héros. Même si on ne sait pas vraiment pourquoi, on se doute rapidement qu’ils sont tous à la botte du démon ultime à chasser, à savoir le Démon-Flingue. Maintenant la véritable question que nous sommes en droit de nous poser, c’est pourquoi ? Pourquoi ce démon veut à tout prix la mort de Denji ? Serait-ce parce que c’est la seule entité capable de venir à bout de ce démon destructeur ?

Seule la suite nous le dira, mais cette façon dont Fujimoto écrit son personnage principal est vraiment intéressante, car il le met dans une position tellement importante, grande et puissante, qu’au vu de sa façon d’écrire un manga, il pourrait être capable de tuer son personnage principal pour avancer dans le récit, et proposer un nouvel arc. Car oui, si vous n’êtes pas encore au courant, Chainsaw Man se termine en 11 tomes, mais une suite est prévue, proposant alors un nouvel arc, sous un nouveau nom. C’est ce qui fait que je me pose autant de question sur Denji. L’importance du héros au cœur de son histoire, avec un but ultime à atteindre, une série qui se termine rapidement et pour autant se voit offrir une suite sous la forme d’un nouvel arc. Ok mon obsession à connaître la suite de cette histoire vient d’en prendre encore un coup.

Des arcs narratifs puissants, mais étonnamment courts ?

CHAINSAW MAN © 2018 by Tatsuki Fujimoto/SHUEISHA Inc.

Dans l’écriture de Fujimoto, outre son personnage principal, c’est aussi sa façon d’écrire des histoires que je trouve être aussi bien originale que déroutante. Il y a très peu de moments ou le lecteur a réellement le temps de se poser. Tout va toujours extrêmement vite, au point même où par moment j’ai l’impression que l’auteur s’ennuie dans son histoire et qu’il souhaite passer très vite à autre chose.

J’ai ressenti cela notamment avec la résolution de l’histoire qui a mit à mal la section 4, en assassinant quasiment tous les membres de l’équipe. Il y avait un enjeu fort, et impressionnant pour un shonen. Avec tout un tas de nouveaux questionnements notamment envers des personnages qui ne sont pas réellement morts. La vengeance envers le groupe ennemi promettait d’être forte et incroyable ! Mais non… En quelques pages seulement Denji arrive à vaincre Samouraï Sword, un démon avec le même aspect que le Chainsaw Man, seulement au lieu d’avoir des tronçonneuses, ce sont des sabres qui lui servent d’armes.

Et ce n’est pas la seule fois où la résolution d’une menace est réglée en quelques pages seulement… Je trouve ça assez dommage dans la construction dramatique de l’œuvre, car malgré toutes ses qualités, c’est ce qui lui fait le plus défaut. On sent une lassitude face à un petit arc narratif de la part de l’auteur, qui souhaite se débarrasser rapidement de ce dont il ne veut plus parler. Pour aller dans cette nouvelle idée qui lui est venue et qu’il souhaite à tout prix partager avec le lecteur.

Une histoire… d’amour ?!

En plus d’être un manga qui s’amuse avec les codes du shonen pour les détourner à chaque fois qu’il en a l’occasion, Fujimoto met en avant ses personnages, en créant des histoires, plus touchantes les unes que les autres.

Dans un manga qui promet de l’ultra violence, avoir des scènes émouvantes envers deux personnages, à la limite de la romance ça peut dérouter. Mais force est de constater que tout se tient malgré tout et ce pour une raison simple : les différents développements de chacun des personnages importants au récit.

Il ne faut pas oublier que la motivation première de Denji pour combattre les démons, et notamment vaincre le Démon-Flingue, c’est la promesse de Makima qui lui offrira ce qu’il souhaite s’il parvient à tuer l’antagoniste. Par ces mots, notre héros va commencer à éprouver des sentiments envers sa supérieure, et très vite la quête principale de Denji n’est plus vraiment vaincre des démons, mais trouver de la reconnaissance et de l’amour auprès des personnages qu’il va croiser.

Même si tout cela peut sembler quelque peu facile, voire brouillon par moment, cela reste logique au vu de l’enfance et l’adolescence qu’a subi notre héros. D’un point de vue psychologique, il est évident qu’il recherche un amour qu’il n’a jamais reçu, qui plus est un amour féminin auprès duquel on va le voir courir à plusieurs reprises.

C’est d’ailleurs toujours très intéressant de voir que lorsqu’il pourrait conclure une histoire avec un personnage féminin, il est à chaque fois ramené à la réalité, soit par son amour qu’il croit être véritable envers Makima, soit parce qu’il se fait avoir. Car oui, la véritable faiblesse de Denji est bien l’amour et sa naïveté envers ce sujet.

Au cœur de la série

Nous voici donc rendu à la moitié de l’œuvre. Un récit qui n’a de cesse de m’impressionner, et de m’obséder tant je souhaite en connaître la conclusion. Il y a tellement de points intéressants à aborder qu’il est plus important pour moi de vous parler de tous ceux-ci, plutôt que de l’histoire en elle-même. Je souhaite vous donner avant tout l’envie de vous jeter à corps perdu dans ce manga, plutôt que de vous spoiler purement et simplement les différents arcs narratifs, surtout au vu des différents rebondissements que nous offre l’œuvre.

Certes l’histoire ne va forcément là où je l’imaginais dans le premier article que j’ai consacré à Chainsaw Man, mais justement, est-ce que ce n’est pas pour le mieux ? Je répondrai à cette question dans le troisième et dernier article sur l’arc Chainsaw Man, regroupant donc les onze premiers tomes de la série.

  • Les tome 1 à 11 de Chainsaw Man sont disponibles en librairies. 
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A moins que vous ayez vous-mêmes sacrifié votre liberté pour participer à des jeux illicites, il ne vous aura pas échappé que Squid Game est sortie sur Netflix, le 17 septembre dernier. La série créée par le réalisateur coréen Hwang Dong-hyuk a rencontré un succès aussi soudain que retentissant sur la plateforme de streaming. En approximativement un mois, Squid Game aurait été visionnée 111 millions de fois. La série met en scène des gens endettés risquant leur vie dans un jeu de survie, de type Battle Royale, afin de remporter la modique somme de 45,6 milliards de wons. (Ce qui correspond à plus de 32 millions d’euros).

Un projet personnel

Gi-Hun © Netflix, 2021

Prétendre que l’écriture de Squid Game a pris treize ans est un raccourci tentant mais aisé. Bien que le projet d’un film ait germé dans l’esprit de Hwang Dong-hyuk en 2008, il a essuyé le refus de plusieurs producteurs, jugeant le long-métrage à la fois trop violent et improbable. Hwang Dong-hyuk se consacra à la réalisation de trois films avant que Squid Game ne se concrétise, sur Netflix. Mais de nombreux ajustements restaient à faire, comme la nécessité de transformer le projet en série.

Cette œuvre n’en demeure pas moins profondément personnelle. Hwang Dong-hyuk y propose une satire de la Corée, tout en y insufflant de nombreux éléments autobiographiques. A l’image de Gi-Hun, (le protagoniste), Hwang Dong-hyuk a grandi dans la pauvreté et dans un logement insalubre, auprès de sa mère veuve. Il a étudié à l’université de Séoul (la même que Sang-Woo), ce qui ne l’a pas empêché de rencontrer des problèmes financiers. Certains personnages, comme Ali, seraient inspirés de véritables rencontres du réalisateur coréen. Et ne parlons pas des épreuves de Squid Game, elles-mêmes inspirées des jeux auxquels participait Hwang Dong-hyuk lorsqu’il était enfant.

Une petite Battle Royale ?

© Netflix, 2021

Le genre de la Battle Royale est populaire aujourd’hui, notamment dans le domaine du jeu vidéo. Il est surtout impossible de ne pas avoir une pensée pour le roman éponyme de Kōshun Takami, paru en 1999. Il est à l’origine du manga et du film Battle Royale. Dans ce long-métrage, un pays oriental organise des jeux mortels auxquels des collégiens sont forcés de participer. Il s’agit d’une réponse à la prétendue montée de violence et de rébellion chez les jeunes. L’intrigue de Squid Game semble – à première vue – similaire. Les jeux ne sont pas légaux mais l’on peut supposer qu’ils sont également destinés à rayer de la carte une partie dite dérangeante de la population. Motivés par l’appât du gain, les participants ne sont cette fois-ci pas contraints de jouer. Il ne leur est pas non plus directement demandé de s’entre-tuer. Tous doivent participer à des jeux pour enfants, et c’est précisément ce qui rend le tournoi plus malsain. Ces jeux a priori inoffensifs sont non seulement joués par des adultes, mais mortels. Ce décalage est dérangeant, c’est pourquoi il est fréquemment employé dans le genre de l’horreur. La première manche consiste par exemple à participer à un « 1, 2, 3 soleil » dévastateur. (Ce jeu avait déjà été détourné de manière quelque peu traumatisante dans le film espagnol L’Orphelinat). Squid Game n’a rien d’angoissant, à proprement parler. Au reste, cette rupture entre l’enfance colorée et la cupidité mortelle constitue l’ADN principal d’une série qui se révèle effectivement violente et improbable.

Des personnages archétypaux

Ali, Sang-Woo, Gi-Hun et Sae-Byeok © Netflix, 2021

La force de la série réside aussi en la présence de personnages archétypaux mais néanmoins attachants. Gi-Hun, n°456, (Jung-jae Lee), est un anti-héros par excellence. Ni particulièrement malin, ni débrouillard, Gi-Hun vit dans des conditions insalubres qui l’ont rendu obsédé par l’argent. Accro aux paris et coutumier des galères, Gi-Hun néglige non seulement sa vieille mère mais aussi sa fille, qui ne vit plus avec lui. Il semble compliqué de s’attacher à Gi-Hun qui finit malgré tout par entreprendre une évolution prodigieuse. Si l’on ne peut pas lui retirer une chose, c’est qu’il a du cœur. Une qualité faisant hélas défaut à de nombreux participants du Squid Game. Sang-Woo, n° 218, (Park Hae-Soo) est l’antithèse de Gi-Hun. Propre sur lui et armé d’une intelligence redoutable, il est prêt à tout, ou presque, pour parvenir à ses fins. Pourtant, tous deux sont des amis d’enfance, issus du même quartier. Cette relation en fait des reflets négatifs dont la rivalité s’annonce prometteuse. Je pourrais mentionner Sae-Byeok, n° 067, (Jung Ho-Yeon), une réfugiée nord-coréenne ; Ali Abdul, n°199, (Anupam Tripathi), un travailleur migrant pakistanais ; Deok-Soo, n°101, (Heo Sung-Tae), un gangster peu friand des règlements, ou encore Jun-Ho (Wi Ha-Joon), un policier en quête de réponses, mais l’énumération des personnages serait fastidieuse et ne rendrait pas honneur à l’intérêt que l’on peut porter à chacune de leur histoire. Il m’est toutefois impossible de ne pas m’attarder sur Il-Nam, n°001, (Oh Young-Soo), le doyen des joueurs. Atteint d’une tumeur au cerveau, le vieil homme est si vulnérable et innocent qu’il semble incarner une anomalie dans le jeu. Et pourtant, tous ces participants ont une chose en commun : ils n’ont plus rien à perdre.

Un microcosme dystopique

© Netflix, 2021

Battle Royale, drame humain,… Squid Game ne semble pas se consacrer à un genre en particulier. On peut néanmoins s’accorder à dire qu’il s’agit d’une satire de la société coréenne, ou plus généralement du capitalisme. On pourrait même parler de dystopie, dans la mesure où la série dépeint une société virant au cauchemar. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’un des épisodes les plus durs ne se déroule pas au cours des jeux. Il s’agit du deuxième épisode, sobrement intitulé « Enfer ». Après avoir participé à la première épreuve, les joueurs ne sont pas contraints de poursuivre l’aventure et retrouvent leur vie respective. Or, le monde extérieur parait si impitoyable et leur situation personnelle si désespérée qu’ils préfèrent retourner dans le jeu. Les participants décident délibérément d’honorer un contrat qui les soumet à l’autorité violente du Squid Game. Ce sont des prisonniers volontaires.

Il est difficile de deviner qui sont les organisateurs du tournoi. Les matons portent des combinaisons rouges ainsi que des masques arborant les symboles rond, carré et triangle. Ils semblent répondre aux ordres de Front Man, un homme dont l’identité est dissimulée par un masque entièrement noir. Le diable étant un grand séducteur, Front Man promet, avec ses jeux, un microcosme plus juste, où chacun part avec des chances égales et où la plus miséreuse des personnes peut ressortir riche et puissante. Naturellement, l’envers du décor est tout autre. Les jeux nécessitant de créer des alliances sont particulièrement révélateurs d’inégalités persistantes. S’il était traumatisant d’être le dernier enfant choisi lorsque nous constituions des équipes, à l’école ; il s’agit d’une question de vie ou de mort dans le Squid Game. Or, la plupart des participants ne souhaitent pas s’encombrer des joueurs vieillissants, des infirmes ni des femmes.

Un seul joueur se liguera contre ces injustices et c’est évidemment Gi-Hun. N°456 a beau sembler lâche et maladroit, il est aussi doté d’une force morale proche de l’idéalisme. Sa relation avec les autres en devient touchante, en particulier celle qu’il entretient avec le vieux Il-Nam, pareil à un père de substitution. Au final, Gi-Hun sera l’un des seuls joueurs à oser remettre le jeu en question. Squid Game devient le terrain intemporel de l’élévation d’un homme contre la lutte des classes.

« Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. »

Front Man © Netflix, 2021

Mais ce qui me séduit le plus dans Squid Game est probablement sa théâtralité, presque antique. Que voulez-vous ? J’ai toujours eu un faible pour les histoires pourvues de rebondissements grandiloquents, de reflets inversés et de personnages symboliques. En ce sens, Squid Game n’est pas dénué de points communs avec une autre série phare de Netflix : La Casa de Papel. Et je ne parle pas des combinaisons rouges. Des personnages n’ayant plus rien à perdre se retrouvent piégés dans un huis clos qui sera le terrain de nombreux rebondissements. Par-dessus tout, certains d’entre eux portent un masque qui deviendra rapidement un symbole pour les spectateurs et spectatrices. Il n’y a définitivement rien de plus universel que les symboles simples. Chacun peut se les approprier. Au-delà des ronds, carrés et autres triangles, Squid Game met en scène un antagoniste masqué tout aussi mystérieux, qui semble représenter une institution dont il est lui-même le prisonnier.

[La fin de cet article comporte des spoilers.]

Par-delà les prétendus principes véhiculés par le jeu, Squid Game est ni plus ni moins un spectacle sordide réservé aux riches occidentaux dénués de scrupule. Tout aussi dépersonnalisés que les prisonniers, les VIP arborent des masques d’animaux probablement révélateurs de leur vraie nature. Ils s’amusent des jeux et livrent des paris sur les participants comme s’il s’agissait de gladiateurs ou même de canassons.

Mais ce n’est pas tout. Le dernier épisode nous apprend qu’Il-Nam n’était pas un simple participant. Il s’agit en vérité du maître du jeu, lequel a décidé de participer afin de s’amuser une dernière fois, avant de mourir. D’ailleurs, plusieurs indices allaient dans ce sens. Lors de la première épreuve, n°001, (qui porte bien son chiffre), n’était pas scanné par la poupée chantant « 1, 2, 3 soleil ». Peut-être est-ce la raison pour laquelle il s’amusait comme un petit fou. Lorsqu’une émeute nocturne éclate, Il-Nam supplie les organisateurs d’y mettre fin et ceux-ci obéissent, comme s’ils avaient un élan soudain de compassion pour le vieillard. Au cours du jeu de billes, n°001 prétend que le décor représente son ancien village. Alors qu’on pourrait le croire atteint de démence, tout laisse croire qu’il dit la vérité. Et bien sûr, il n’est pas vraiment assassiné. Il a même abusé de la confiance de Gi-Hun. Si cette trahison est dure à encaisser, l’ennui qui caractérise Il-Nam est autrement plus glaçant. Cet homme, certes mourant, est prêt à plonger dans le chaos simplement pour se divertir une dernière fois. Comme le disait Giono, « un roi sans divertissement est un homme plein de misères. » Misérable ou riche, l’être humain semble condamné à la vacuité de l’existence. Profondément traumatisé par les jeux, Gi-Hun lui-même décide de ne pas toucher à l’argent, ni de profiter de sa nouvelle existence. Il est davantage prompt à renverser le système du Squid Game.

Au final, quel message livré par la série est le plus glaçant ? Est-ce cette leçon de morale sur la vanité de la cupidité, ou est-ce encore autre chose ? Les spectateurs et spectatrices normalement constitués seront indignés, sans exception, par la curiosité morbide des VIP qui assistent aux jeux, en se demandant qui va emporter la victoire. Mais, finalement, la série ne nous place-t-elle pas à leur exacte position, en nous rendant nous-mêmes amateurs d’un tel spectacle ?

  • Squid Game est une série disponible sur Netflix depuis le 17 septembre 2021. 
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Qu’il fait bon vivre cette décennie du manga : on ne compte plus les auteur·ice·s qui se distinguent avec de bonnes idées, proposant de nouvelles séries qui révolutionnent à leur manière une industrie qui a pourtant, parfois, tendance à se répéter. Et parmi ces nouveaux talents, il faut compter sur Hajime Komoto, esprit fou qui parle de lui-même comme d’un loser trop persévérant. C’est avec son imagination foisonnante qu’il a surpris son monde l’année dernière au Japon avec Mashle, une comédie aux accents de Fantasy dont la publication française a débuté en avril 2021 chez Kazé. 

Critique écrite suite à l’envoi d’exemplaires du manga par l’éditeur.

L’absurdité comme mot d’ordre

MASHLE © 2020 by Hajime Komoto/SHUEISHA Inc.

Mashle part d’une idée saugrenue, le manga imagine en effet un monde bercé par la magie où les personnes qui sont incapables de la maîtriser sont mises à la marge de la société. Dans ce monde existe une école de magie très prestigieuse que tous les jeunes rêvent de rejoindre, et c’est ainsi que notre héros, Mash, finira par y aller. Mais contrairement aux autres, il ne voit pas trop l’intérêt de cette école, et pour cause : il n’a jamais été capable d’utiliser la magie, comme en atteste l’absence de « marque » sur son visage qui désigne les personnes capables d’en user. Pastiche de Harry Potter (sans la transphobie de son autrice, espérons le), ce monde est un immense terrain de jeu pour Mash, lui qui a été collé à la musculation par son père qui espérait qu’au moins, avec cela, il pourrait survivre dans tout ce bordel. Et ça marche, ses gros muscles lui ont donné une force surhumaine, à tel point qu’il parvient à intégrer la fameuse école de magie, sur un malentendu, et sous la pression d’un représentant de la loi qui tente de se servir de lui pour son propre intérêt. C’est ainsi une situation cocasse qui lance le manga, où l’on découvre rapidement un humour absurde et presque régressif particulièrement réussi. L’école de magie ressemble en tous points à Poudlard, tant dans sa représentation que ses idées : à leur arrivée, les sorcier·e·s en herbe sont divisé·e·s en plusieurs dortoirs selon leur personnalité après une inspection par une licorne squelettique (remplaçant le fameux choixpeau), l’école est dirigée par un vieux sorcier qui ressemble terriblement à Albus Dumbledore et enfin, l’école n’a pas trop l’air scandalisée à l’idée que les élèves puissent risquer leur vie tous les deux jours.

Mash est un héros désabusé, désintéressé, très bête et impulsif, un immense « loser » auquel l’auteur cale sa propre personnalité de gars qui s’est longtemps cru être un raté. Sorte de caricature du sportif qui s’alimente en shakers douteux, il est d’une idiotie attachante. Mais c’est cette forme d’innocence qui en fait une vraie curiosité dans un monde où les gens se prennent trop au sérieux, alors que leurs performances au sein de cette école déterminera leur futur. Au-delà de la fantasy, cette école incarne aussi celle du monde réel, avec ses privilégiés et ses bourgeois qui partent avec une sacré longueur d’avance. Mash, toutefois, compense vite son retard grâce à ses muscles, dans une histoire d’une bêtise tordante, grâce à quelques scènes où règne un humour absurde qui fait un bien fou. Par exemple lors d’une partie d’un sport qui ressemble à s’y méprendre au quidditch, notre héros, faute de pouvoir voler avec son balai, se met à… battre des pieds, pour flotter dans les airs. Absurde, cette scène résume plutôt bien l’humour que met Hajime Komoto dans son manga, s’affranchissant parfois de toute logique comme un enfant qui tente de raconter une histoire drôle et qui invente les choses les plus improbables. Et curieusement, ça marche, et même très bien.

De gros muscles impliquent de grandes responsabilité

MASHLE © 2020 by Hajime Komoto/SHUEISHA Inc.

C’est aussi et surtout visuellement que l’auteur parvient à faire rire, avec un trait simple mais parfaitement approprié à l’absurde. Le héros avec sa tête de champignon est déjà rigolo par nature, mais sa mono-expression le rend encore plus drôle, avec son air dépassé, alors que les personnages qui l’entourent fourmillent d’expressions comme pour compenser l’absence de réactions du héros. Très premier degré, le personnage ne fait preuve ni d’ironie ni de sarcasme, mais il incarne une certaine bienveillance qui bouleverse l’univers d’une école où chaque élève ne pense qu’à son intérêt. Alors certes, il faudra voir si le concept tient sur la durée, puisque cinq tomes sont déjà sortis dans nos contrées (et nous ne manquerons pas de parler de la suite sur Pod’Culture), toutefois le manga place plein de bonnes choses et constitue une vraie bonne surprise. D’autant plus qu’à la fin du deuxième tome, les enjeux s’emballent et de nouveaux antagonistes font leur apparition pour rendre la vie de Mash, peut-être, un peu plus compliquée.

Curiosité qui mérite qu’on lui laisse sa chance, Mashle se saisit d’un humour bien senti pour faire un pastiche du populaire Harry Potter très drôle. L’absurde de situation est particulièrement efficace grâce à son héros, mais aussi avec l’invraisemblable qui entoure un monde fait de magie où rien ne tient vraiment debout, et où l’on perpétue des traditions arbitraires parce que c’est ainsi et pas autrement. Plus malin et profond qu’il n’en a l’air, le manga sait utiliser sa dérision pour raconter une histoire intéressante, d’autant plus que les personnages secondaires qui se dévoilent tout doucement apportent une belle diversité dans le traitement des situations. Côté dessins, c’est une vraie réussite, avec un héros aux traits simples qui se confronte à des décors et personnages plus précis et généreux, le mangaka utilisant habilement les dessins pour définir ses protagonistes, de la simplicité d’âme et visuelle de son héros à ses ami·e·s aux idées et visuels plus complexes.

  • Mashle T.1 et T.2 sont disponibles en librairie.
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Bonjour à toutes et à tous, et bienvenue dans ce sixième épisode de la Rébliothèque !

Il y a des livres dont on a toujours entendu parler, de l’école aux cercles littéraires. Ils sont là, bien encrés depuis des dizaines d’années, et semblent faire l’unanimité. C’est le cas de Le cœur est un chasseur solitaire, que je vous propose de découvrir ici !

Spoiler alert : Il s’agit bel et bien d’un grand roman. Foisonnant de personnages et porteur d’un message politique et social fort, toujours d’actualité.

J’espère que cet épisode vous plaira, et vous donnera envie de lire !

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Il y a quelques années, entre les ères New 52 et Rebirth de la continuité de Batman au sein de DC Comics, une révélation fracassante était faite : il n’y a pas un, mais trois Jokers, qui parasitent Gotham et l’esprit de Batman depuis bien longtemps. Une révélation qui avait été laissée sans conséquence puisque, rapidement, la continuité avait repris son cours et les comics Batman ne s’intéressaient plus à cette révélation. C’est à l’été 2020 que, enfin, Geoff Johns revenait là-dessus en proposant une mini-série de trois numéros intitulée Three Jokers, qui a débarqué en VF le mois dernier aux éditions Urban Comics sous le titre de Trois Jokers.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par son éditeur.

Grandes révélations mais petits fracas

Dire qu’il existe trois Jokers, ce n’est pas tout, il faut encore dire qui ils sont. Ces trois entités incarnent plusieurs traumatismes, plusieurs moments de l’histoire des comics Batman où le Joker a été un peu plus loin que d’habitude, où il a été un peu plus sadique, un peu plus intime aussi, peut-être. C’est ainsi que Geoff Johns nous présente le Criminel, le Clown et le Comique : ces Jokers viennent de Batman #1 de 1940, c’est-à-dire l’original, de Un deuil dans la famille (1988) où l’on trouvait l’assassin de Jason Todd (Robin/Red Hood) et enfin, il y a le tortionnaire de Barbara Gordon (Batgirl) dans The Killing Joke (1988). Trois Jokers mémorables pour les lecteur·ice·s, mais aussi des versions du clown qui hante Gotham et Batman depuis toujours, et qui sont à l’origine des traumatismes subis par ces trois personnages (Batman, Batgirl et Red Hood). On va se le dire, l’idée est plutôt intéressante et réinventer le Joker en l’imaginant représenté par trois personnes est plutôt malin pour raconter toutes les facettes du seul criminel dont Batman n’a jamais, pleinement, élucidé les motivations. Toutefois cela remet en cause l’idée même du Joker, sorte de miroir déformé de Batman qui se satisfait d’avoir une relation exclusive avec lui, sorte d’être effrayant et mystérieux qui ne vit qu’au travers de Batman. Si beaucoup d’auteur·ice·s ont travaillé·e·s sur le personnage sans chercher à l’expliquer au-delà du clown dans lequel il se grime, c’est aussi parce que ce qui intéressant dans la figure du Joker, ce n’est pas tant qui il est, que ce qu’il représente pour Batman. Le Joker, c’est une entité quasiment surhumaine, une ombre qui plane sur un héros pour lui rappeler ses erreurs, ses manqués, ses regrets et ses peurs. D’ailleurs quand, dans Trois Jokers, Geoff Johns commence à parler des traumatismes subis par Robin/Red Hood et Batgirl, c’est là que le comics est le plus intéressant car il ramène le Joker (ou plutôt l’un des trois, selon la situation) à ce cauchemar qu’il incarne pour plusieurs membres de la Batfamily. Car le Joker n’est peut-être pas humain, c’est peut-être simplement une peur qui vit au travers de Batman, une chose que Geoff Johns manque malheureusement en tentant péniblement de le raconter dans la peau de trois personnages qui sont censés l’avoir incarné toutes ces années en se grimant en clown.

© 2020 DC Comics

Et malheureusement Geoff Johns fait le choix de trop en dire, d’expliquer sans même vraiment aller au bout des choses, en reprenant péniblement son idée selon laquelle il existe Trois Jokers sans qu’on sache trop pourquoi on y revient. On aurait pu espérer une sorte de comics policier avec une enquête intéressante, mais ce n’est même pas le cas. Car la continuité Batman a oublié cette (mauvaise) idée et que de toute façon, cela n’amène pas grand chose au lore de Gotham. Car ces trois Jokers ressemblent plus à de mauvaises copies des vilains qu’ils reprennent, comme lorsque l’auteur reprend de manière hasardeuse quelques scènes de The Killing Joke ou de Un deuil dans la famille en oubliant que, depuis, le monde a évolué, et que ce qui fonctionnait à l’époque n’est plus pertinent aujourd’hui. Trois Jokers est souvent violent sans raison, avec une volonté de choquer un peu plus que ne le faisaient les références qu’il convoque maladroitement. Il ne parvient pas plus à donner de l’intérêt à Red Hood, puisque ce personnage reste encore aujourd’hui une version de Jason Todd qui n’est que rage, sans rien avoir à dire, incarnant une violence gratuite qui n’a plus vraiment sa place dans l’état actuel des histoires Batman. En réalité, Geoff Johns passe à côté du sujet, en étirant une fausse bonne idée sur trois chapitres qui manquent d’impact émotionnel pour véritablement rester en tête, alors qu’il profite pourtant des superbes dessins de Jason Fabok. Un artiste dont le style sied parfaitement l’univers de Batman, et qui interprète avec beaucoup de talent tous ces personnages qui incarnent entièrement DC Comics. C’est un des artistes les plus talentueux de sa génération, alors je suis d’autant plus amer de le voir perdre son temps sur une œuvre aussi mineure.

Comics qui sent le vieux

Trois Jokers rappelle vraiment une autre époque, comme si rien d’autre n’avait été fait depuis The Killing Joke de Alan Moore. Geoff Johns ramène encore Barbara Gordon (Batgirl) à sa fonction d’objet, d’abord avec un baiser presque incestueux entre elle et Jason, alors que les deux se considèrent comme frère et sœur depuis toujours, mais aussi et surtout les rappels à la torture vécue dans l’œuvre que même Alan Moore renie aujourd’hui. Car si The Killing Joke a eu un impact considérable sur les comics, il n’y avait pas que des bonnes choses à en retenir, et c’est dommage de voir un scénariste en récupérer des éléments que l’auteur même du comics a depuis dénoncé. Batgirl ne peut-elle pas exister autrement que pour son corps et les fantasmes tordus de ceux qui l’entourent ? Alors oui, la réponse est bien oui, comme l’a démontré par exemple Gail Simone dans son super run de 2013. Mais à en croire Trois Jokers, Geoff Johns ne l’a pas encore compris, et c’est d’autant plus dommageable qu’il perd l’occasion de raconter quelque chose de fort sur la manière dont Batgirl a fait le deuil de son traumatisme, en préférant plutôt la replonger dedans comme si elle n’avait rien vécue depuis. Tout cela donne le sentiment que Geoff Johns, après s’être éloigné des comics pour tenter sa chance du côté de la production cinématographique sur l’univers DC, a perdu un peu de l’intelligence d’écriture qui lui a permis de se faire un nom au sein de DC Comics.

On avait envie d’aimer Trois Jokers, avec cette apparente bonne idée de réinventer le Joker pour mieux en saisir la nature. D’autant plus que la promesse était de remettre sur le devant de la scène trois membres de la Batfamily qui ont subi la violence du Joker, et qui avaient sûrement l’occasion de montrer comment ils et elles ont pu surmonter cela. Mais Geoff Johns en a décidé autrement, profitant malgré tout du super travail visuel de Jason Fabok pour raconter une histoire au mieux dispensable, au pire franchement de mauvais goût, comme s’il n’y avait eu aucune avancée dans le monde de Batman depuis 1988. Le mérite de Trois Jokers c’est quand même de prouver définitivement qu’expliquer qui est le Joker n’a jamais été, et ne sera jamais, intéressant. On ne pourra pas le lui retirer.

  • Trois Jokers est disponible en librairie depuis le 1er octobre, à la fois en version normale et dans trois variants Batman, Batgirl et Red Hood.
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22 décembre 1386. Le chevalier de Carrouges défie l’écuyer le Gris, à un duel à mort. De Carrouges accuse le Gris d’avoir violé son épouse : Marguerite de Thibouville. En 2004, l’historien Eric Jager retrace ce fait historique dans un roman aux consonances plus policières qu’épiques. Le 13 octobre 2021, l’adaptation cinématographique réalisée par Ridley Scott sort sur nos écrans. Vous trouverez, dans cet article, une critique et une analyse du film, suivie d’une brève excursion dans les coulisses du tournage.

Un récit ternaire

© 20th Century Studios, 2021

Le Dernier Duel est un titre polysémique. La première signification est historique, puisqu’il s’agit du dernier duel judiciaire ordonné par le parlement de Paris. La deuxième renvoie à la rivalité opposant de Carrouges à le Gris, qui n’ont jamais cessé de se provoquer l’un l’autre. La structure du film est composée de récits adoptant les points de vue des deux hommes. Les mêmes faits y sont parfois relatés, mais avec des différences subtiles. Chacun est le héros de sa propre histoire. Le Dernier Duel a une dernière signification à la fois plus implicite et révélatrice. Un duel laisse supposer la confrontation de seulement deux perspectives. Le film comporte pourtant un troisième récit : la vérité selon Marguerite. Il s’agit du point de vue le plus authentique, le plus essentiel et le plus… inapparent. Malgré son contexte historique, Le Dernier Duel est un film féministe dénonçant le manque de poids de la parole féminine, encore aujourd’hui.

La jonction entre les trois récits du film est sans nul doute la scène du tribunal, dans laquelle Jean de Carrouges accuse Jacques le Gris d’avoir violé son épouse : Marguerite de Thiboulet. Chacun des personnages témoigne. En dépit de son contexte médiéval ou de scènes d’action brutales, Le Dernier Duel est un drame régi par sa portée judiciaire. Les spectateurs et spectatrices sont amenés à entendre les trois récits, tout comme s’ils constituaient le jury du procès. Il en ressort un long-métrage terriblement froid et factuel, dont on aurait pu craindre la redondance si les différences dissimulées ici et là n’avaient pas galvanisé notre attention. Le Dernier Duel n’est pas un divertissement. Mais force est de constater que l’on est happé(e) par cette affaire, dont on se surprend à redouter l’issue.

Sus à la parole masculine

© 20th Century Studios, 2021

Le premier témoignage est celui de Jean de Carrouges, interprété par Matt Damon. Il s’agit d’un combattant aguerri dépourvu de finesse. Il était un vieil ami de Jacques le Gris, avant de commencer à se sentir floué. A son inverse, l’écuyer entre dans les bonnes grâces du Comte Pierre d’Alençon (Ben Affleck), lequel fait preuve de favoritisme de manière particulièrement injuste. De Carrouges se console lors de son mariage avec Marguerite, une femme douce, attentive et à l’écoute. De son côté, Jacques le Gris, incarné par Adam Driver, est un homme lettré et instruit. C’est un fin orateur qui n’éprouve aucune difficulté à courtiser les nobles comme les femmes. Il déplore le manque de considération de son ancien ami, qui a refusé nombre de mains tendues. Tout bascule lorsque le Gris rencontre Marguerite, dont il tombe fou amoureux. Il est convaincu que les sentiments sont partagés.

Le troisième acte est le récit de Marguerite, interprétée par Jodie Comer. La différence de point de vue et la modification de certains détails suffisent à déconstruire les deux récits précédents. Le vrai caractère de Marguerite est dévoilé : il s’agit d’une femme instruite, réfléchie et volontaire. S’il est bien naturel qu’elle dénonce le comportement de Jacques le Gris, elle pointe également du doigt celui de Jean de Carrouges. Époux absent, aussi peu attentif que débrouillard, le chevalier la considère comme l’un de ses biens. Le regard de Marguerite déconstruit non seulement la parole masculine, mais aussi la figure du chevalier. Vous ne trouverez dans ce récit ni amour courtois, ni noble chevalier qui vient protéger sa demoiselle en détresse. Si Jean de Carrouges demande un duel judiciaire, c’est bel et bien pour laver son propre honneur. Et quand Marguerite se retrouve enfermée dans sa tour, la porte n’est pas forcée par une prince charmant, mais par Jacques le Gris… S’il était difficile d’assister à la scène du crime avec le point de vue de Jacques le Gris ; elle devient, dans ce dernier acte, particulièrement éprouvante. On est d’ailleurs en droit de se demander si les intentions de l’écuyer n’étaient pas d’humilier, une ultime fois, son rival de toujours. Malgré tout ce qu’elle endure, Marguerite est une femme courageuse qui trouve la force de parler. Dans une société où chacun remet sa parole en question – y compris les autres femmes -, le parcours pour accéder à la justice est jonché d’embûches. D’ailleurs, peut-on vraiment parler de justice dans la mesure où l’issue du procès dépend d’un duel, où le combattant le plus aguerri vaincra ? Pis encore, si de Carrouges vient à perdre, Marguerite sera accusée de calomnie et sera donc brûlée vive.

Jugement

© 20th Century Studios, 2021

En dépit d’un contexte médiéval, Le Dernier Duel retrace une histoire qui est tristement d’actualité. Le film s’inscrit dans le mouvement « Me too » et Ridley Scott ne s’en cache pas. Lors d’une interview, le réalisateur remarque qu’il faut « six siècles pour montrer que les choses ne changent jamais vraiment. » Aujourd’hui encore, la parole des femmes et victimes peine à se faire entendre. Les langues se délient mais elles sont volontiers accusées de calomnie, et il est encore rare que les accusations aboutissent. Actuellement, seulement 10% des femmes victimes de viol portent plainte. Parmi ces plaintes, 10% aboutissent en cour d’assises. J’ignore si un film comme Le Dernier Duel peut éveiller les consciences. Peut-être arrive-t-il un peu tardivement. La parole se libère, mais Hollywood n’a pas brisé la loi du silence, pendant des années. Ce long-métrage est d’utilité publique, cependant qu’il reste beaucoup à accomplir. Il ne serait pas surprenant que vous ayez entendu parler de la réalisation de Ridley Scott ou du scénario de Matt Damon et Ben Affleck, mais pas de Nicole Holofcener, co-scénariste du film. Il reste appréciable que le dernier acte – le récit de Marguerite – ait bel et bien été écrit par une femme. En dépit de sa froideur implacable, presque anxiogène, j’ai tendance à conseiller Le Dernier Duel. La structure du film est originale et il ose transmettre un message intemporel, qui peine encore à se faire entendre. Pour terminer sur une note plus joyeuse, voici un aperçu des coulisses du tournage, qui nous a été narré par l’un des figurants du film.

Dans les coulisses du film

© 20th Century Studios, 2021

L’action du Dernier Duel se déroule en France, c’est pourquoi plusieurs scènes y ont été tournées. Lorsqu’il a su que des figurants étaient recherchés pour participer au tournage, à l’Abbaye de Fontfroide, à Narbonne, Christophe a sauté sur l’occasion et a tenté sa chance. Si le casting en question a eu lieu en octobre 2019, il a fallu patienter jusqu’au mois de février suivant pour faire les essais de costumes. La journée de tournage eut lieu, quant à elle, en mars 2020. Notre figurant incarne un juriste vêtu d’une tunique, d’une redingote et d’un chapeau, présent lors de la scène du procès. La scène en question apparaît plusieurs fois au cours du film. Elle dure approximativement trois minutes, ce qui est, contrairement à ce que l’on pourrait croire, particulièrement long pour une scène.

Quand il est arrivé sur les lieux du tournage, Christophe a été frappé par le côté confidentiel de celui-ci. Son identité a été contrôlée trois fois et il a signé un contrat qui lui interdisait de mentionner ce qu’il voyait, du moins jusqu’à la sortie du film. Une autocollant a été fixée sur l’objectif de son téléphone, qu’il a de toute façon déposé dans un casier.

La journée commence tôt, aux alentours de cinq heures du matin. Pour cause, il faut habiller, coiffer et maquiller l’ensemble des figurants. Bien que ceux-ci apparaissent peu à l’écran (je doute d’avoir identifié notre juriste en herbe, lors de la séance de cinéma), aucun détail n’est négligé. Les maquilleurs se sont assurés de dissimuler les trous que ses boucles d’oreilles avaient laissés. Une fois que les figurants sont préparés, un membre de l’équipe leur explique brièvement l’histoire du film afin de contextualiser la scène qu’ils s’apprêtent à tourner.

Et les voici dans la pièce de l’Abbaye, où aura lieu le procès de Jacques le Gris.

Il paraît difficile de ne pas être impressionné par un tel plateau. Ridley Scott est sur place ainsi que de nombreux techniciens ajustant les caméras, les micros ou gravissant des échelles pour s’occuper des éclairages. Une fois encore, il ne faut négliger aucun détail. Le plateau est jonché de nombreuses bougies qu’il faudra veiller à remplacer, entre chaque prise, dès qu’elles seront un peu trop usées. Les figurants, très nombreux, sont divisés en équipe de huit, elles-mêmes dirigées par leur chef de casting respectif. C’est dire le nombre de personnes présentes et pourtant invisibles à l’écran.

Une même scène est tournée, au cours de la matinée. Le Roi, la Reine, Jean de Carrouges, Jacques le Gris et Marguerite de Thiboulet rentrent dans la pièce, tandis que les figurants sont installés en silence, sur les bancs. Christophe est surpris par la répétitivité du tournage. Il faut pas moins de vingt prises pour boucler cette scène. Il est également impressionné de se retrouver auprès de Matt Damon et Jodie Comer, qui semblent décontractés entre chaque prise, tandis qu’Adam Driver demeure en retrait, sérieux et concentré. Dans l’après-midi, les figurants tournent une autre scène, plus mouvementée, dans laquelle ils se lèvent et huent ce qu’ils sont en train d’entendre. La journée de travail se termine tardivement, vers 22h. Elle s’est avérée éreintante, mais particulièrement enrichissante.

  • Le Dernier Duel, de Ridley Scott, est sorti en salles le 13 octobre 2021. 
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Quand on parle de Crysis, on évoque beaucoup de choses. Pour certain·e·s, c’est le souvenir d’un FPS plutôt dynamique et plein de petites idées, avec une pelletée de pouvoirs transformant notre héros survivant en chasseur sur une île de la mer des Philippines, où des Nord-Coréens semblaient avoir fait des découvertes importantes dans des vieilles ruines. Pour d’autres, Crysis n’était qu’une vitrine technologique réalisée par Crytek, destinée à vendre le CryEngine 2, son moteur de jeu maison qui venait bouleverser le marché sur PC. En voyant revenir en cette fin d’année la Crysis Remastered Trilogy, qui profite des Xbox Series X/S et PlayStation 5 pour proposer un petit upgrade technique aux trois épisodes qui composent la licence, on a eu une terrible envie de s’y essayer afin de voir ce qu’il en reste réellement.

Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un code par son éditeur. Les trois jeux ont été terminés sur Xbox Series X en 5 à 8h par jeu.

Classique malgré lui

© 2021 CRYTEK GMBH. ALL RIGHTS RESERVED.

Quand on regarde en arrière, on se rend compte que la licence Crysis cristallise à la fois les bonnes choses mais aussi les dérives de son époque. D’abord, le premier épisode était un immense bouleversement technique : aucun autre jeu de tir à la première personne n’avait été capable de proposer une qualité visuelle de cet acabit. Des légendes ont même entourées le titre, notamment avec ces histoires de cartes graphiques qui auraient grillées (voire pris feu !) dans les PC de quelques gamers voyant, supposément penauds, leur tour s’enfumer. D’autres imaginaient des secrets incroyables qui se cacheraient dans l’infinie (en apparence) jungle qui constitue le terrain de jeu du premier titre, avec notre héros pris au piège de Lingshan, un archipel fictif en mer des Philippines. Mais aussi, Crysis était l’un de ces très nombreux FPS d’une génération qui en compte des milliers, en 2007 et les années qui ont suivies, avec son esprit ultra-militariste où tout problème se règle à coup de fusil à pompe, et où l’on imaginait un futur fait de nanotechnologies capables d’à peu près tout ce que l’on n’avait pas envie de décrire comme de la magie (qui était, alors, devenue presque vieillotte). Une époque où la science-fiction ou pseudo-anticipation était légion dans des univers militaristes qui avaient un peu tous tendance à se ressembler. Enfin, Crysis était malgré tout un moment où tout semblait possible, un moment où Crytek a pu décider que le FPS du futur serait plus qu’un assemblage de couloirs (avant de revenir sur cette idée dans les deux suites), en proposant des niveaux moins balisés et plus vastes, où l’on pouvait approcher les différents campements ennemis de plusieurs manières. Comme ils l’avaient déjà esquissé dans le premier Far Cry en 2004, avant que Ubisoft ne tourne la licence en caricature d’elle-même. Ainsi, le tout premier Crysis en 2007 était un jeu à la fois unique et créé par son époque, mais c’était surtout une manière de dépoussiérer un marché qui avait du mal à évoluer.

Et le jeu est venu avec de bonnes idées : son gameplay est souvent grisant, grâce à des pouvoirs qui fonctionnent encore aujourd’hui manette en main (pardon aux PCistes acharné·e·s !), avec l’invisibilité qui permet de faire des folies dans les campements ennemis, le bouclier qui rallonge l’espérance de vie face aux tirs ou simplement la super-vitesse qui donne de belles occasions d’aller mettre un pain bien senti dans la mâchoire d’un soldat ennemi qui n’a pas eu le temps de comprendre grand chose. Ce sentiment de puissance est exacerbé par une armure futuriste que le jeu dévoile de manière plutôt habile dans sa première heure, avec une mise en scène qui s’inspire considérablement du film Predator de 1987, où l’on découvre vite que les soldats nord-coréens ne seront pas notre souci principal, bien que le « véritable » ennemi ne soit que suggéré pendant plus de la moitié du titre. C’est donc un jeu qui mélange les ambiances avec un talent certain, à tel point que son univers peut apparaître captivant. Malheureusement, on sent les limites d’un titre initialement prévu pour le PC et qui a été porté par la suite sur consoles, car si les pouvoirs sont agréables à utiliser, la visée est périlleuse et demande une certaine précision qui est parfois difficile à obtenir. D’autant plus que même dans son mode de difficulté le plus facile, Crysis peut se révéler assez méchant.

Des suites pour le meilleur, et le pire

© 2021 CRYTEK GMBH. ALL RIGHTS RESERVED.

Malheureusement, Crysis avait un côté coquille vide, qui, malgré toutes ses qualités visuelles et de gameplay, tombait vite à plat passé les premières heures. Et le temps ne l’a pas beaucoup aidé car aujourd’hui plus que jamais, ses dialogues qui versent dans la beauferie la plus complète, ses caricatures de personnages féminins et la bêtise de sa narration lui font beaucoup de mal. On pourrait arguer que cela se réfère à la série B qui fleure bon les années 80 et 90, et ce serait certainement vrai, mais les dialogues qui transpirent la virilité mal placée ont quand même tendance à nous pousser à lever les yeux au ciel. Presque régressive, l’histoire peut toutefois se laisser suivre avec une très grosse dose de second degré, en se moquant autant du récit que lui le fait avec nous quand il prend des raccourcis monstres pour avancer dans une histoire qui peine souvent à garder son équilibre. C’est toutefois un jeu que je peux être tenté de conseiller, car il constitue une véritable étape charnière dans le jeu vidéo moderne, et ce remaster lui fait honneur avec un superbe travail sur l’éclairage et les textures qui met en valeur des éléments qui étaient déjà très en avance sur leur époque. La gestion dynamique des impacts, par exemple, avec les arbres les plus fins qui se brisent sous les balles, reste un élément d’immersion impressionnant quand les combats prennent place dans une jungle à l’ambiance tout à fait inquiétante. L’introduction, lente mais maline, des véritables ennemis (sortes d’extraterrestres) est par ailleurs encore aujourd’hui un véritable exemple de narration.

Les deux épisodes suivants sont ensuite sortis dans un relatif anonymat : si les jeux ont eu leurs adeptes, ils n’ont pas marqué le public, faute d’apporter beaucoup de nouveauté. Pire encore, à partir de Crysis 2, la licence s’est refondue dans un moule plus attendu avec une structure en couloirs et donc très linéaire, avec une succession de scènes à l’allure hollywoodienne qui, certes, en mettait plein la vue, mais qui laissait moins de liberté dans l’approche des situations. Pourtant, avec le recul, Crysis 2 est peut-être le jeu le plus solide du lot. Si j’en gardais un mauvais souvenir, il s’avère aujourd’hui, en le terminant une nouvelle fois via ce remaster, que le titre proposait de sacrés bonnes choses avec un gameplay plus solide et intéressant à jouer, en réutilisant les mêmes pouvoirs mais en permettant plus de libertés dans les enchaînements pour finir par déchaîner de véritables « combos » mélangeant l’invisibilité, super-vitesse et bouclier pour éliminer les ennemis en un temps record. Côté histoire, le jeu est aussi mieux raconté, même si son histoire peut se révéler très anxiogène à notre époque, notamment dans les premières missions où l’on découvre des corps empilés dans les rues et dans des hôpitaux militaires improvisés sous des tentes, la faute à une mystérieuse maladie qui se répand très vite dans la population. Les personnages, secondaires notamment, sont plus intéressant·e·s, à l’image d’une militaire et d’un scientifique mi-complotiste mi-génie, le jeu faisant table rase de certains éléments du premier qui étaient moins réussis. Toutefois il conserve une certaine continuité dans l’histoire, ce qui permet de développer des choses qui semblaient secondaires dans le premier épisode. Il ne faut toutefois pas trop lui en demander : Crysis 2 est, comme son prédécesseur, un jeu bourré de dialogues qui ne volent pas bien haut où la masculinité se raconte dans les grosses armes. C’est absolument infernal, mais c’est parfois drôle malgré lui, le jeu tentant d’être extrêmement sérieux et premier degré dans son approche.

Une prise de recul sur sa génération

Avec sa suite Crysis 3, ce sont des jeux au gameplay qui avait été revu pour mieux coller aux exigences du jeu sur console. On y ajoutait en effet une pointe de visée assistée, un personnage plus « lourd » mais paradoxalement plus maniable, et surtout c’était l’arrivée du CryEngine 3 avec Crysis 2 (et ensuite le troisième opus), nouvelle édition du moteur maison de Crytek qui tournait bien mieux sur consoles. La transition était moins bouleversante qu’avec le précédent moteur, toutefois on y découvrait un jeu encore plus beau que ce remaster sublime un peu plus. Encore aujourd’hui, ces titres ne sont pas ridicules et il est bien difficile de les prendre à défaut, à tel point que l’on prend un certain plaisir à découvrir la ville de New York ravagée par les attaques multiples des extraterrestres, mais aussi d’une milice privée aux intentions peu louables. Certes, ces jeux sont cons comme tout, il faut bien se le dire, mais l’écriture reste plus fine que dans Crysis 1 et c’est peut-être tout ce qu’on leur demandait. Crysis 3 est toutefois assez largement en retrait, malgré de bonnes idées sur l’ambiance, notamment avec une vraie-fausse ville de New York devenue jungle, mais la narration tombait complètement à plat et on a encore aujourd’hui en jouant au remaster le sentiment que cet opus n’est sorti que pour rentabiliser les investissements effectués dans le CryEngine 3.

Que l’on considère la série des Crysis comme une simple vitrine technologique des différentes itérations du moteur CryEngine ou comme une licence qui a amené une petite révolution grâce à sa structure et ses mécaniques, cette remasterisation de la trilogie apporte des réponses plutôt surprenantes. Oui, la narration et le ton des dialogues a extrêmement mal vieilli, les dialogues sont cons comme tout et on a le plus souvent envie de rire face au sérieux que tente de prendre la licence, notamment le premier jeu. Toutefois cette remasterisation confirme que les Crysis étaient un peu plus que des démos techniques, que c’était des jeux qui ont tenté d’apporter des choses importantes à l’univers des FPS et qui ont su, à leur manière, marquer l’industrie. Si le 3 est anecdotique, le premier Crysis a montré que l’on pouvait faire du FPS « autrement », en monde semi-ouvert, y compris pour un titre solo, alors qu’à cette époque les mondes ouverts ou semi-ouverts étaient réservés aux jeux multijoueurs (Battlefield, Operation Flashpoint, ArmA…). Crysis 2 quant à lui était en réalité un jeu plus solide que dans mes souvenirs, à tel point qu’il pouvait se révéler très plaisant à jouer, mis à part quelques séquences franchement lourdingues. Comme quoi ces remasters, au-delà de la possibilité d’y jouer sur des plateformes récentes, permettent aussi de reconsidérer des titres qui avaient peut-être besoin d’un peu de recul pour en comprendre pleinement l’intérêt.

  • Crysis Remastered Trilogy est sorti sur PC, PlayStation 4, Xbox One et Switch le 15 octobre 2021, et bénéficie d’améliorations sur Xbox Series X/S et PlayStation 5.
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Au vu de mes articles sur Pod’Culture, on se rend compte que j’ai une légère préférence pour le genre du survival horror. C’est donc avec une certaine curiosité que je me suis lancée dans In Sound Mind, jeu d’horreur psychologique produit par le studio We Create Stuff, édité par Modus Games et sorti le 28 septembre 2021. Il semblait promettre une aventure empreinte de psychologie tout en laissant une place importante à la musique, composée par The Living Tombstone, qui a également œuvré sur la bande originale du jeu Five Nights at Freddy’s.

Ce test a été rédigé suite à l’envoi d’une clef Xbox Series S par l’éditeur.

Âmes en errance dans des mondes personnifiés

In Sound Mind débute avec Desmond Wales, thérapeute vivant à Milton Haven, et dont on pourrait croire qu’il se réveille d’un lendemain de cuite. Pour cause, il se retrouve au sous-sol de son immeuble, incapable de se souvenir comment et pourquoi il est arrivé là. Et les choses commencent déjà à être inhabituelles, puisque son immeuble n’est plus le même : empli de portes fermées à chaque couloir, de caisses et produits chimiques étranges – tandis qu’à l’extérieur, la ville semble prise dans une terrible inondation. En rentrant dans son cabinet, Desmond constate que son ancien animal de compagnie a également ressuscité. Et un mystérieux homme le contacte par téléphone, parlant d’anciens patients qu’il n’aurait su aider par le passé. Poussé par la culpabilité, Desmond doit alors retrouver chaque cassette d’enregistrement de séances avec ses patients, et plonger dans leur esprit pour essayer de les sauver…

© In Sound Mind, We Create Stuff, Modus Games, 2021

Car chaque cassette mène en effet à un monde différent, reflet de l’esprit du patient enregistré. Chaque univers débute dans la maison du patient, laissant entrevoir sa personnalité et ses problèmes, avant de basculer totalement dans leur psyché. L’enregistrement de Virginia nous mène à explorer un supermarché obscur et labyrinthique, où une spectre n’hésitera pas à tuer Desmond si celui-ci la regarde. La cassette d’Allen nous mène dans un monde balnéaire surplombé par la lueur rouge d’un phare, tandis que celle de Max nous entraîne dans une usine mécanique à la tonalité jaune. Si les graphismes ne sont pas aussi beaux et réalistes que ceux d’autres jeux next-gen, loin de là, ils nous immergent tout de même dans une tonalité distincte à chaque cassette. Chaque lieu est évidemment symbolique, et In Sound Mind a créé pour chaque protagoniste un monde bien distinct. Les couleurs et les motifs, tous différents, évoquent divers décors et objets – un phare, les écrans d’un supermarché, des rails de chemin de fer – qui sont liés tant au passé du patient qu’à leurs traumatismes psychologiques. L’idée est bonne, mais sans doute aurait-on aimé une immersion encore plus poussée, avec davantage de détails ici et là, et des mondes aux structures moins répétitives.

En effet, l’un des intérêts de In Sound Mind est d’évoquer des sujets psychologiques tout en les liant à son aspect horrifique. Le jeu aborde ainsi divers problèmes mentaux comme l’agoraphobie, l’achluophobie, ou la colère autodestructrice. Pour ne prendre que la première cassette sans spoiler les autres, l’univers de Virginia représente ainsi le supermarché où elle a dû essayer de vaincre son agoraphobie, un nouveau lieu où elle est également obligée de s’exposer au regard des autres, chose qui la terrifie depuis un accident survenu dans sa vie. On y croise des miroirs que le fantôme s’empresse de briser, des télévisions évoquant la surveillance… Et l’une des armes qu’on y ramasse est un éclat de miroir qui sert ensuite à révéler des choses cachées, ou à se défendre. Ce sont des décors, des mécaniques qui se retrouvent ensuite dans les mondes suivants, chacun apportant un nouveau mécanisme, une nouvelle arme – étoffant l’inventaire composé initialement d’un pistolet et d’une lampe-torche.

Notes discordantes dans le noir

A travers ce fil narratif, on trouve ainsi quelques tropes des jeux de survival horror – la lampe-torche, les mondes changeant selon l’esprit du patient visité – et In Sound Mind coche en effet de nombreuses cases du genre. Pourtant, rassurez-vous, vous n’aurez guère peur dans ce jeu horrifique, ni par l’ambiance, insuffisamment oppressante, ni par les screamers qui n’ont rien de bien original. Tout au plus, vous aurez une petite seconde de surprise en voyant le mystérieux homme du téléphone passer, puis s’évanouir derrière vous, ayant bloqué le chemin précédent ; et une vague seconde de tension en croisant des mannequins bougeant mystérieusement (mais vous avez déjà vu ça dans Layers of Fear 2 ou Resident Evil VII). On croise des monstres composés d’encre (comme les taches de Rorschach) qu’on peut fuir ou combattre, les boss de chaque monde, tous uniques, nous obligent à nous cacher et à les fuir avant de pouvoir les affronter véritablement. Ils sont à la fois la personnification du traumatisme de chaque patient, mais aussi le patient lui-même.

Face à ces ennemis, Desmond peut compter, très classiquement, sur des armes récupérées en cours de route qui vont du pistolet au fusil, en passant par la fusée de détresse ou des produits chimiques explosifs. Il peut également trouver, en plus des soins, des pilules permettant d’augmenter ses capacités de furtivité, d’endurance, de force, etc. Le jeu incite donc à fouiller les moindres recoins et à se montrer acharné.

© In Sound Mind, We Create Stuff, Modus Games, 2021

Car il faut aussi beaucoup de persévérance pour avancer dans le jeu. Si ce dernier se montre classique dans le genre du survival horror, tout en créant sa propre histoire, y progresser n’est pas chose aisée. Lors de ma partie, j’ai plusieurs fois buté sur une difficulté majeure : le level design qui n’était pas assez clair pour m’indiquer où et comment je devais aller pour avancer dans le jeu. J’ai été contrainte de faire des nombreux aller-retour, de peiner dans diverses pièces avant de trouver ce que je devais faire, parfois au bout de très, très longues minutes. Une chose qui n’est pas aisée quand on est en plus poursuivi par un boss temporairement invincible et qui nous fait mourir au milieu de nos recherches. Cela a rendu certains moments infernaux, voire désespérants, au point de me faire augmenter la luminosité du jeu au maximum lors d’un passage avec le boss du deuxième monde, incapable de voir par où je devais m’enfuir ; puis de faire basculer le mode normal en mode facile. Et ne parlons pas des énigmes qui sont carrément tirées par les cheveux par moments – où là aussi, j’ai fini par céder à aller voir la soluce après de longs moments de recherche frustrante.

Tous les points précédents ont fini par mener à une saturation tout au long de ma partie…que je n’ai d’ailleurs pas achevée. Je me suis arrêtée au tout début de la quatrième cassette, après 16h de jeu, In Sound Mind pouvant être terminé en une douzaine d’heures. Tout simplement parce que l’absence de repères pour me guider et trouver quoi faire, devenait de plus en plus insupportable à chaque niveau. Pourtant les mondes sont globalement basés sur la même structure : visite de la maison du patient, chemin en plate-forme, puis monde légèrement plus ouvert avec différentes zones où le boss nous poursuit la moitié du temps, retour au chemin en plate-forme. Les nombreux moments à tourner en rond, à mourir en boucle à cause des boss alors que je cherchais juste quoi faire, sans compter une précision de gameplay plutôt moyenne (surtout pour les sauts) sur console, ont fait que j’ai fini par lâcher le jeu après d’énièmes morts. Même la petite récompense à la fin de chaque univers ne servait plus à me motiver.

La musique n’adoucit pas toujours les mœurs

Car dans In Sound Mind, il y a « sound » pour une raison bien spécifique. La musique est composée par The Living Tombstone, et si, honnêtement, je n’ai pas retenu les musiques d’ambiance du jeu, la récompense de chaque niveau est de pouvoir entendre le vinyle personnalisé de chaque patient. Grâce aux capacités acquises lors du monde précédent, Desmond peut en effet accéder à des pièces auparavant inaccessibles et récupérer le vinyle du patient, pour l’écouter dans son cabinet. Quatre airs reflétant les états d’âme du personnage, ses tourments, dans un style bien propre à chacun : de la chanson éthérée au morceau de jazz entraînant (Bottom of the Pit, ma favorite), en passant par une chanson métal. C’est là l’une des meilleures idées du jeu.

Bien sûr, je ne saurai jamais l’identité du mystérieux homme qui traque Desmond, pas plus que je ne verrai la fin d’un jeu qui ne m’a pas beaucoup surprise, en tant que fan du genre horrifique. Mais aller jusqu’au bout aurait été un acharnement qui m’aurait fait oublier les quelques qualités du jeu, déjà presque perdues de vue face aux défauts de level design, de gameplay et des nombreuses morts en boucle, qui ont vite pris le pas sur tout le reste durant ma partie. In Sound Mind propose quelques bonnes idées, mais est demeuré une déception et surtout un jeu aux mécanismes extrêmement frustrants.

  • In Sound Mind est disponible depuis le 28 septembre 2021 sur PC, Xbox Series, PS5, et prochainement sur Nintendo Switch.
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Fresque épique aux accents de shōnen, Chiruran était au lancement de Mangetsu la bonne surprise de leur catalogue. Mais nous en étions depuis restés au troisième tome, sorte de transition où l’histoire n’avançait plus trop et se contentait de mettre en place quelques bases pour la suite. On y découvrait des personnages parfois géniaux, censés nous accompagner pour la suite. Et la voilà enfin cette suite, puisque Shinya Umemura et Eiji Hashimoto donnent une nouvelle orientation à leur manga en abordant, notamment, le héros sous une forme plus sincère, moins caricaturale.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire du manga par son éditeur.

Un angle plus personnel

Après un tome de transition où il ne se passait pas grand chose, bien qu’il était nécessaire pour poser les nouveaux enjeux, l’histoire repart de plus belle alors que les « héros » sont pris pour cible par de mystérieux assassins. Chasseurs devenus proies, ces hommes font face à leurs limites et à leurs peurs. Une ambiance d’insécurité règne pour eux, qui étaient pourtant habitués à être craints par la plupart des gens qu’ils croisaient jusqu’alors. C’est à ce moment qu’entre en scène, enfin, un personnage féminin qui fait un bien fou au milieu de toute cette testostérone. Une mystérieuse assassine aux intentions qui se révèlent au fil des pages, elle qui semble venir d’ailleurs et qui est décidée à éliminer ses cibles sans leur laisser la moindre chance. L’apparition d’une telle menace fait un bien fou à un manga qui tombait dans un déséquilibre assez conséquent, avec une bande de guerriers qui écrasaient tout sur leur passage, et qui subissent là des revers qui ne font pas de mal au suspense de l’histoire. D’autant plus que Chiruran bénéficie toujours d’un soin tout particulier sur son écriture, qui, si elle reprend les codes des shōnen, tente des choses intéressantes dans sa manière d’amener des situations souvent inattendues. Il y a, chez Shinya Umemura, une vraie faculté à surprendre et à étonner dans sa façon d’orienter l’histoire et d’amener les obstacles à ses guerriers, souvent maltraités. Certes son héros Toshizo Hijikata s’en sort toujours bien, lui qui représente cette figure historique et quasi-héroïque qui fascine bon nombre d’auteur·ice·s au Japon. Toutefois ses compagnons vont et viennent, subissent des défaites et surtout, jouent toujours sur une ambiguïté qui évite au manga de s’embourber dans un petit train-train trop facile qui piège trop de shōnen.

© 2010 by EIJI HASHIMOTO AND SHINYA UMEMURA / COAMIX All rights reserved

D’autant plus que Chiruran creuse un peu plus le contexte politique de son histoire, à un moment où le Japon s’ouvre au monde et où les étrangers commencent à mettre les pieds sur l’archipel. La défiance est de mise, et c’est ainsi que l’on découvre ce personnage d’assassine, d’origine étrangère, qui vit presque en paria face à une société qui ne l’accepte pas. Cela ne tombe toutefois pas comme un cheveu sur la soupe : on sent que le manga commence à distiller les bases d’une réflexion peut-être plus profonde, ou au moins des éléments qui reviendront par la suite. On sait que le Shinsen gumi (qui n’est pas encore créé, à ce moment du manga) était aussi un anti-étrangers, alimenté par un élan nationaliste extrêmement attaché à l’identité et aux traditions japonaises. Ce n’est pas un hasard si cette milice reste un élément de fascination dans le Japon d’aujourd’hui, dont la politique est résolument conservatrice. Chiruran manque certainement de subtilité au moment d’aborder ces problématiques, mais cela apporte un peu de nouveauté dans les enjeux qui se présentent aux personnages, permettant aussi de passer outre le risque de tomber dans de bêtes oppositions face à des ennemis qui n’ont pas grand chose d’intéressant. Cela devrait être d’autant plus intéressant que l’étrangère semble déjà avoir acquis le soutien du héros.

Une mise en scène renouvelée

Plus encore, ce qui surprend dans Chiruran c’est la faculté qu’a le manga à renouveler sa mise en scène, puisque l’on a ici un tome bien plus intense et rythmé que les trois précédents. Comme si Shinya Umemura et Eiji Hashimoto avaient eu envie de donner un coup de fouet à leur œuvre. Il y a en effet une véritable modernité dans la manière de raconter l’histoire, de mettre en scène les dialogues, on est face à un shōnen qui comprend parfaitement les codes de son genre mais surtout, qui est capable de s’en affranchir occasionnellement pour se rattacher à son caractère historique. Même si le tome a près de dix ans (étant sorti en 2012 au Japon), on voit qu’il possédait déjà tous les ingrédients des shōnen qui sont aujourd’hui les plus populaires, avec ses dessins très dynamiques et sa manière de naviguer avec fluidité entre le drame et l’humour.

Qu’il est bon de suivre mois après mois les sorties de ce Chiruran. C’est un manga qui, depuis le début, ne cesse de surprendre et de se réinventer, abordant des thématiques variées, comme pour montrer la densité des sujets et la multiplicité des problèmes qui se posaient au Japon dans sa transition vers une nouvelle ère. Ce quatrième tome, une fois de plus, renouvelle sa narration mais également sa mise en scène pour aborder quelque chose de plus personnel, de plus intense aussi, alors que les personnages se dévoilent.

  • Le tome 4 de Chiruran est disponible en librairie depuis le 6 octobre 2021.
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