Trois Jokers | Les trois petits clowns

par Anthony F.

Il y a quelques années, entre les ères New 52 et Rebirth de la continuité de Batman au sein de DC Comics, une révélation fracassante était faite : il n’y a pas un, mais trois Jokers, qui parasitent Gotham et l’esprit de Batman depuis bien longtemps. Une révélation qui avait été laissée sans conséquence puisque, rapidement, la continuité avait repris son cours et les comics Batman ne s’intéressaient plus à cette révélation. C’est à l’été 2020 que, enfin, Geoff Johns revenait là-dessus en proposant une mini-série de trois numéros intitulée Three Jokers, qui a débarqué en VF le mois dernier aux éditions Urban Comics sous le titre de Trois Jokers.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par son éditeur.

Grandes révélations mais petits fracas

Dire qu’il existe trois Jokers, ce n’est pas tout, il faut encore dire qui ils sont. Ces trois entités incarnent plusieurs traumatismes, plusieurs moments de l’histoire des comics Batman où le Joker a été un peu plus loin que d’habitude, où il a été un peu plus sadique, un peu plus intime aussi, peut-être. C’est ainsi que Geoff Johns nous présente le Criminel, le Clown et le Comique : ces Jokers viennent de Batman #1 de 1940, c’est-à-dire l’original, de Un deuil dans la famille (1988) où l’on trouvait l’assassin de Jason Todd (Robin/Red Hood) et enfin, il y a le tortionnaire de Barbara Gordon (Batgirl) dans The Killing Joke (1988). Trois Jokers mémorables pour les lecteur·ice·s, mais aussi des versions du clown qui hante Gotham et Batman depuis toujours, et qui sont à l’origine des traumatismes subis par ces trois personnages (Batman, Batgirl et Red Hood). On va se le dire, l’idée est plutôt intéressante et réinventer le Joker en l’imaginant représenté par trois personnes est plutôt malin pour raconter toutes les facettes du seul criminel dont Batman n’a jamais, pleinement, élucidé les motivations. Toutefois cela remet en cause l’idée même du Joker, sorte de miroir déformé de Batman qui se satisfait d’avoir une relation exclusive avec lui, sorte d’être effrayant et mystérieux qui ne vit qu’au travers de Batman. Si beaucoup d’auteur·ice·s ont travaillé·e·s sur le personnage sans chercher à l’expliquer au-delà du clown dans lequel il se grime, c’est aussi parce que ce qui intéressant dans la figure du Joker, ce n’est pas tant qui il est, que ce qu’il représente pour Batman. Le Joker, c’est une entité quasiment surhumaine, une ombre qui plane sur un héros pour lui rappeler ses erreurs, ses manqués, ses regrets et ses peurs. D’ailleurs quand, dans Trois Jokers, Geoff Johns commence à parler des traumatismes subis par Robin/Red Hood et Batgirl, c’est là que le comics est le plus intéressant car il ramène le Joker (ou plutôt l’un des trois, selon la situation) à ce cauchemar qu’il incarne pour plusieurs membres de la Batfamily. Car le Joker n’est peut-être pas humain, c’est peut-être simplement une peur qui vit au travers de Batman, une chose que Geoff Johns manque malheureusement en tentant péniblement de le raconter dans la peau de trois personnages qui sont censés l’avoir incarné toutes ces années en se grimant en clown.

© 2020 DC Comics

Et malheureusement Geoff Johns fait le choix de trop en dire, d’expliquer sans même vraiment aller au bout des choses, en reprenant péniblement son idée selon laquelle il existe Trois Jokers sans qu’on sache trop pourquoi on y revient. On aurait pu espérer une sorte de comics policier avec une enquête intéressante, mais ce n’est même pas le cas. Car la continuité Batman a oublié cette (mauvaise) idée et que de toute façon, cela n’amène pas grand chose au lore de Gotham. Car ces trois Jokers ressemblent plus à de mauvaises copies des vilains qu’ils reprennent, comme lorsque l’auteur reprend de manière hasardeuse quelques scènes de The Killing Joke ou de Un deuil dans la famille en oubliant que, depuis, le monde a évolué, et que ce qui fonctionnait à l’époque n’est plus pertinent aujourd’hui. Trois Jokers est souvent violent sans raison, avec une volonté de choquer un peu plus que ne le faisaient les références qu’il convoque maladroitement. Il ne parvient pas plus à donner de l’intérêt à Red Hood, puisque ce personnage reste encore aujourd’hui une version de Jason Todd qui n’est que rage, sans rien avoir à dire, incarnant une violence gratuite qui n’a plus vraiment sa place dans l’état actuel des histoires Batman. En réalité, Geoff Johns passe à côté du sujet, en étirant une fausse bonne idée sur trois chapitres qui manquent d’impact émotionnel pour véritablement rester en tête, alors qu’il profite pourtant des superbes dessins de Jason Fabok. Un artiste dont le style sied parfaitement l’univers de Batman, et qui interprète avec beaucoup de talent tous ces personnages qui incarnent entièrement DC Comics. C’est un des artistes les plus talentueux de sa génération, alors je suis d’autant plus amer de le voir perdre son temps sur une œuvre aussi mineure.

Comics qui sent le vieux

Trois Jokers rappelle vraiment une autre époque, comme si rien d’autre n’avait été fait depuis The Killing Joke de Alan Moore. Geoff Johns ramène encore Barbara Gordon (Batgirl) à sa fonction d’objet, d’abord avec un baiser presque incestueux entre elle et Jason, alors que les deux se considèrent comme frère et sœur depuis toujours, mais aussi et surtout les rappels à la torture vécue dans l’œuvre que même Alan Moore renie aujourd’hui. Car si The Killing Joke a eu un impact considérable sur les comics, il n’y avait pas que des bonnes choses à en retenir, et c’est dommage de voir un scénariste en récupérer des éléments que l’auteur même du comics a depuis dénoncé. Batgirl ne peut-elle pas exister autrement que pour son corps et les fantasmes tordus de ceux qui l’entourent ? Alors oui, la réponse est bien oui, comme l’a démontré par exemple Gail Simone dans son super run de 2013. Mais à en croire Trois Jokers, Geoff Johns ne l’a pas encore compris, et c’est d’autant plus dommageable qu’il perd l’occasion de raconter quelque chose de fort sur la manière dont Batgirl a fait le deuil de son traumatisme, en préférant plutôt la replonger dedans comme si elle n’avait rien vécue depuis. Tout cela donne le sentiment que Geoff Johns, après s’être éloigné des comics pour tenter sa chance du côté de la production cinématographique sur l’univers DC, a perdu un peu de l’intelligence d’écriture qui lui a permis de se faire un nom au sein de DC Comics.

On avait envie d’aimer Trois Jokers, avec cette apparente bonne idée de réinventer le Joker pour mieux en saisir la nature. D’autant plus que la promesse était de remettre sur le devant de la scène trois membres de la Batfamily qui ont subi la violence du Joker, et qui avaient sûrement l’occasion de montrer comment ils et elles ont pu surmonter cela. Mais Geoff Johns en a décidé autrement, profitant malgré tout du super travail visuel de Jason Fabok pour raconter une histoire au mieux dispensable, au pire franchement de mauvais goût, comme s’il n’y avait eu aucune avancée dans le monde de Batman depuis 1988. Le mérite de Trois Jokers c’est quand même de prouver définitivement qu’expliquer qui est le Joker n’a jamais été, et ne sera jamais, intéressant. On ne pourra pas le lui retirer.

  • Trois Jokers est disponible en librairie depuis le 1er octobre, à la fois en version normale et dans trois variants Batman, Batgirl et Red Hood.

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