Dans la froideur d’une nuit qui fait des heures supplémentaires, une jeune femme part travailler. Première arrivée, elle réveille les locaux endormis, imprime et distribue les plannings à des bureaux silencieux, nettoie et prépare l’espace détente puis s’autorise un rapide et léger petit déjeuner.
Cette jeune femme s’appelle Jane mais personne ici ne s’adresse à elle par son prénom. C’est à se demander si ses collègues le connaissent, si elle-même s’en souvient.
Jane veut devenir productrice de cinéma. Mais en attendant de grimper un à un les échelons qui la mèneront peut-être à son rêve, elle travaille comme assistante. Un intitulé de poste multitâche qui petit à petit avale sa propre identité.
Couteau-suisse à la lame qui s’émousse d’heures en heures, de journées en journées, l’assistante assiste. À tout. Ce à quoi elle voudrait parfois plus pleinement participer, ce à quoi elle voudrait souvent échapper. Et ces choses qu’elle voudrait plus frontalement questionner.
Mais dans le monde de l’industrie cinématographique, les points d’interrogations trop gênants sont plus vite effacés que les notes de frais d’hôtels de luxe dans lesquels se jouent des scènes dont personne ne veut ouvertement parler.
À l’heure où ses collègues arrivent, l’assistante a déjà bien entamé sa journée. Une journée qui semble partie pour rejouer inlassablement la même partition. Et si une note différente modifiait aujourd’hui la mélodie ?

Quelque chose de pourri au royaume des nababs hollywoodiens

© 2020 Forensic Films

Présent dans la sélection officielle du 46ème Festival du cinéma américain de Deauville en 2020, The Assistant est le premier long métrage de Kitty Green, réalisatrice australienne qui jusqu’alors s’était fait connaître pour ses films documentaires, notamment Ukraine Is Not a Brothel qui proposait une plongée dans le mouvement féministe Femen.
Pour ce passage à la fiction, Green s’attache ici à dépeindre le sexisme mais aussi la toxicité générale qui gangrènent le monde du travail. La réalisatrice a effectué un long travail de recherches et recueilli de nombreux témoignages de femmes travaillant ou ayant travaillé dans le milieu du cinéma, notamment celui de l’ancienne assistante d’Harvey Weinstein. Le film met d’ailleurs en scène un producteur qui se rapproche certainement beaucoup du prédateur sexuel hollywoodien qui a été condamné cette année à vingt-trois ans de prison pour seulement une fraction de ses méfaits.
La figure de ce producteur est centrale car il est celui autour de qui tout gravite ou, disons plutôt, celui autour duquel tout doit graviter. Il est ce père despotique d’une famille dysfonctionnelle où les enfants doivent être prêts à tout pour garder leur place. Et s’ils tombent en disgrâce, ils doivent faire amende honorable à coups de mails d’excuses qui seront acceptés ou non suivant le bon vouloir du maître des lieux.

Mais plutôt que d’attaquer frontalement ce personnage omnipotent, Kitty Green a décidé de nous faire découvrir les choses au travers du regard de Jane, l’assistante, car au final nous ne verrons jamais le producteur, seulement l’entendrons-nous au travers d’une porte de bureau, d’un combiné de téléphone, ou via quelques lignes de messagerie qu’il daigne parfois écrire pour s’assurer un peu plus l’allégeance de ses sujets.
Il y a une approche réellement documentaire dans la façon de mettre en scène la perspective de la jeune femme (jouée avec une précision incroyable par l’excellente Julia Garner). Un aspect clinique, froid, qui renforce considérablement l’impression de violence sourde qui règne, l’isolement et l’invisibilisation ressentis par la jeune femme, la progressive déshumanisation qui s’opère en même temps que les micro-agressions se répètent. Car c’est tout le parti pris réussi du métrage qui s’affirme ici : nous ne sommes pas vraiment dans des méfaits fracassants, mais bien plus dans les petits riens, ceux qui pourraient sembler presque bénins, dont les gens diraient « c’est pas grand-chose, faut pas en faire un drame ». Ces micro-agressions reviennent inlassablement, comme des vagues toxiques qui empoisonnent progressivement toutes les personnes qui travaillent dans les lieux, jusqu’à les insensibiliser voire à les transformer eux-mêmes en agents toxiques. Cela peut se jouer sur un regard, une réflexion qui se veut anodine, un conseil qui se veut gentil, un ricanement moqueur déguisé en blague affectueuse.

Jane subit ces vagues. Et si le film ne se joue que sur une seule journée de travail, nous comprenons parfaitement que l’assistante boit la tasse depuis un bon moment déjà. Dans cette journée qui semble n’être qu’une parmi d’autres, Kitty Green va emmener son personnage sur le chemin de la remise en question de l’univers dans lequel elle vit (si le film date de 2019, la réalisatrice a spécifié en interview que l’histoire prend place avant l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo). C’est alors là l’occasion de s’attaquer à l’organisme qui normalement doit protéger les employés, et le métrage de nous proposer une scène, toute aussi prodigieuse que glaçante, avec le responsable du service des Ressources Humaines (impeccable Matthew MacFadyen).
Il est d’ailleurs à noter que si le film se déroule dans le monde du cinéma, il se veut bien plus universel. La culture du silence sur les abus et la complicité (ouverte ou tacite) de certains employés n’est certainement pas l’apanage que d’une seule et unique industrie.
Toute la séquence avec les RH pourrait même rappeler des faits récents s’étant par exemple déroulés au sein de l’entreprise française Ubisoft où des prédateurs sexuels, harceleurs et autres personnes toxiques ont été couverts durant des années par leur hiérarchie, et où les décisions franches de changements positifs, éthiques et humains pour assainir de l’intérieur le mastodonte du jeu vidéo semblent encore bien légères et brumeuses.

Ouvre les yeux

© 2020 Forensic Films

Si The Assistant n’est pas là pour proposer des solutions, il est en revanche là comme témoin, avec une volonté de mettre en lumière à la fois les dysfonctionnements d’une société mais aussi celles et ceux qui y assistent, celles et ceux (essentiellement celles) qui les subissent, celles et ceux qui n’ont pas vraiment le droit de parler (essentiellement celles, là aussi), celles et ceux qu’on ne veut pas écouter (essentiellement celles, toujours).

Il faut voir Jane revenir de son rendez-vous impromptu avec les RH, reprendre place à son poste de travail, s’excuser par mail à un homme qui est à moins de cinq mètres d’elle (mais cinq mondes d’écart surtout), dans ce bureau capitonné où le luxueux canapé serait lui aussi bâillonné s’il devait témoigner de ce qu’il a vu, de ce à quoi on l’a obligé à participer. Les assistants sont comme des mobiliers qu’on peut arranger, déplacer ou changer à sa guise.

Il faut voir Jane quitter son travail dans la froideur de la nuit, éteindre la lumière sur des bureaux désertés, prendre l’ascenseur avec quelques collègues qui cumulent eux aussi des heures supplémentaires, échanger deux trois paroles avec eux, toujours les mêmes, puis rejoindre la rue, aller s’offrir une pâtisserie à la boulangerie du coin. Un petit plaisir. Un petit rien. Qui peut vite perdre de sa saveur quand de l’autre côté de la rue, derrière les stores complices d’un immeuble, une jeune actrice partage avec sa majesté une scène d’un script abject trop souvent rejouée.

Oui, il faut voir Jane. La voir vraiment, sans quoi on risque de l’oublier. Sans quoi elle risque elle-même de s’oublier. Dans les méandres de ces journées qui s’enchaînent, ces vingt-quatre heures ne semblent rien. Un cauchemar quotidien qui se banalise de plus en plus, loin des aspirations de la jeune femme. Combien de femmes, combien de quotidiens, combien de rêves en sommeil et de cauchemars normalisés ? Combien de journées à enchaîner ainsi avant que le réveil ne sonne ? Combien de journées à enchaîner ainsi avant que le réveil ne sonne ; et qu’on ne l’écoute vraiment ?

  • The Assistant est disponible sur OCS et en DVD import anglais (attention, pas de version française pour le DVD)
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Bienvenue dans ce deuxième épisode de la Rébliothèque !

Cette fois je m’en vais vous parler d’un roman assez méconnu, et qui m’a pourtant particulièrement marqué. Un recueil de nouvelles qui dépeint avec une rare justesse l’Humanité au travers de treize histoires courtes, prenant place au sein du même petite ville, et tournant autour du même personnage : Olive Kitteridge, d’Elizabeth Strout.

J’espère que cette proposition va vous plaire, et surtout qu’elle vous donnera envie de lire !

Bonne écoute, et à très bientôt !

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Co-produite par Felix Barrett et Dennis Kelly (Utopia) pour HBO et Sky Atlantic, The Third Day est une étrange mini-série composée de deux parties, chacune comportant trois épisodes. Mélangeant le thriller, le folk-horror et l’intimiste, tournée en 2019, la série est d’abord prévue pour une diffusion en mai 2020 avant d’être repoussée à l’automne suite à la pandémie de Covid-19. Finalement diffusée en septembre et octobre, The Third Day se révèle atypique par son histoire, sa mise en scène, nous plongeant dans un univers flirtant avec le surnaturel et où la nature est omniprésente.

Été : « Je suis un étranger sur une terre étrange »

La série débute avec Sam (Jude Law), plongé dans une mystérieuse conversation téléphonique. Errant dans la forêt, en proie à une profonde tristesse, il tombe par hasard sur une jeune fille sur le point de se suicider. La sauvant de justesse, il décide de la ramener sur l’île où elle habite, Osea. L’endroit n’est accessible qu’à certaines heures de la marée par un chemin sinueux, la rendant coupée du monde. Bien vite, Sam se rend compte que la population d’Osea est à la fois accueillante et inquiétante ; il est victime d’étranges visions. Bien qu’on ait besoin de lui à Londres, il se retrouve incapable de quitter l’île, inexplicablement attiré par cet endroit qui pourrait apaiser ses démons intérieurs…

© The Third Day, HBO & Sky Atlantic, OCS, 2020

La première partie de The Third Day, Été, nous laisse durant ses trois épisodes dans une rêverie ambiguë, entre fascination et interrogations. La population d’Osea paraît accueillante, quoique bizarre : de drôles de gens pourtant généreux, suivant des traditions anciennes, cherchant à établir un festival mettant à l’honneur le passé païen et religieux de l’île, « Esus et la mer ». Sam se retrouve vite fasciné par l’ambiance si particulière qui règne au sein de l’île, comme si la modernité n’y avait jamais vraiment pénétré, et où la rudesse des habitants cohabite avec une entraide et une foi profondes. Il y rencontre aussi l’historienne Jess (Katherine Waterstone), déjà venue sur l’île à plusieurs reprises, et elle aussi séduite par la population d’Osea.

Osea est-elle véritablement un lieu aussi mystique que les habitants la décrivent ? Surnommée l’âme du monde, c’est un lieu de sel et de terre, en équilibre et qui, si l’île tombe « malade », rend le monde tout aussi vicié. L’inquiétant accueil des habitants, taiseux et aux visages fermés, peut virer en scènes de fêtes où chacun boit, mange et rit avec tout le monde, sans aucune distinction. Comme Sam, on se retrouve attiré par Osea, on est immergé avec lui dans cette étrange terre où le moindre bruit respire et s’amplifie, où les arbres paraissent vivants, où la mer est aussi bien une barrière qu’un lieu de purification.

© The Third Day, HBO & Sky Atlantic, OCS, 2020

Tout, dans cette première partie de The Third Day, évoque un rêve lucide, étrange, charmant et effrayant, où se mêlent une nature toute-puissante et son revers païen : d’étranges rituels sanglants mettant en scènes des animaux et des hommes affublés de masques, ainsi que des coutumes aussi effrayantes que symboliques. Les images religieuses traditionnelles qui en ressortent sont détournées, approfondissant encore plus l’étrangeté qui ressort de la série, nous mettant aussi mal à l’aise qu’elle nous intrigue, nous poussant à continuer les épisodes dans l’espoir de comprendre enfin ce qui se trame.

Car ce que ressent Sam sur cette île, c’est de l’angoisse mêlée pourtant à un espoir plus fort que la terreur qu’il éprouve. Jude Law livre une interprétation sublime pour livrer à fleur de peau les émotions de son personnage, tiraillé entre le deuil douloureux d’un enfant et la profonde colère qu’il en éprouve. Sur cette île qui pourrait peut-être le guérir, il espère trouver des réponses, un apaisement. Mais peut-on parler d’une forme de sérénité sur Osea où les faux-semblants règnent, magnifiquement incarnés par le couple d’aubergistes, les Martin (Paddy Considine et Emily Watson, mémorables) ? Ils se révèlent tour à tour rassurants, glaçants, manipulateurs et sincères. Car tout dans la série tient aux silences, aux images de la nature sauvage et déchaînée, aux mots à demi-suggérés, aux regards, à ce qu’on voit et ce qu’on parvient à interpréter, dans la quête d’un personnage principal qui semble descendre vers la folie au gré des trois épisodes. « Été » n’est pas qu’une intrigue surnaturelle, c’est aussi l’histoire d’un père en deuil et de la manière d’accepter la perte d’un enfant, mais il serait dommage d’en spoiler davantage.

Une ambiance aussi hypnotique ne peut que fasciner, rendant cette première partie réalisée par Marc Munden terriblement immersive, entre le rêve et le cauchemar, mais surtout avec ce sentiment qu’on voit une série imprévisible. Le côté éthéré, mystérieux et mystique (qui n’est pas sans rappeler le film Midsommar, lui aussi atypique et parlant d’un culte païen) peinera sans doute à convaincre les impatients désireux d’explications. Mais pour ceux qui accepteront de se laisser porter par cette mise en scène aux allures de rêve éveillé, par ses arrière-plans flous mettant en valeur une caméra intimiste, par ses suggestions et ses visions parfois horrifiques, alors ce segment « Été » promet de magnifiques scènes flirtant l’hallucinatoire, portées par des acteurs totalement investis, et qui restent longtemps en tête.

Automne : Un jour sur l’île

Si The Third Day peut aussi se comparer à un OVNI dans le monde des séries, c’est qu’entre sa première et deuxième partie, le 3 octobre 2020 à 10h a été diffusé un épisode live, conçu comme une pièce de théâtre immersive. Sans le contexte de pandémie due au Covid-19, les spectateurs auraient pu venir sur la véritable île d’Osea pour assister en direct à cette immense pièce de théâtre, pour vivre au milieu des habitants de l’île les événements suivants de l’intrigue. A la place, a donc été diffusée un live event sur Facebook, d’une durée de 12h, tourné comme un plan continu avec quelques manipulations pour essuyer notamment la buée ou la pluie sur la caméra.

© The Third Day, HBO & Sky Atlantic, OCS, 2020

Considéré comme le jour du festival Esus et la mer, l’épisode d’Automne propose de partager la tradition annuelle d’Osea. Un jeune garçon doit affronter des épreuves semblables à celles de Jésus pour devenir enfin un homme, accompagné de tous les habitants de l’île ; et certaines années, si Osea a besoin d’un nouveau leader, ce dernier doit également subir ces rituels. C’est donc Sam, toujours prisonnier de l’île, qui s’y retrouve confronté pour devenir le nouveau chef de la communauté. L’étrange expérience de The Third Day devient encore plus prégnante et immersive, la caméra se baladant ici et là pour capturer des moments du quotidien, où il ne semble parfois pas se passer grand-chose à moins d’observer, passant sur la foule comme un personnage à part entière, mais aussi sur des protagonistes précis et déjà vus. Les épreuves de Sam deviennent terribles, la performance de Jude Law donnant à éprouver toute l’intensité de cette expérience et la difficulté du chemin de croix qui lui est imposé. On y voit même une brève apparition de Florence Welsh (Florence + The Machine), pas si inappropriée que cela.

Bien que je l’admets, je n’ai pas (encore) eu le courage de me lancer dans cet épisode de douze heures, me contentant d’une version condensée de moins de deux heures, cette expérimentation entre théâtre et télévision est sans doute unique en son genre, subissant les caprices de la météo lors du tournage, bloquant parfois les acteurs et techniciens selon les heures de la marée. Elle achève d’immerger totalement le spectateur dans un univers mystique. Elle donne corps à une communauté vivant loin de tout, accrochée à ses coutumes celtiques anciennes et plongée dans une foi inébranlable, donnant un sens à leur existence face à une modernité effrayante qui pourrait effacer l’héritage de leur Histoire.

Hiver : Une résolution plus classique

La seconde partie « Hiver » réalisée par Philippa Lowthrope commence avec une toute nouvelle intrigue, semble-t-il. Une femme du nom d’Helen (Naomie Harris) emmène ses deux jeunes filles sur l’île d’Osea, comme cadeau d’anniversaire pour son aînée, Ellie. Mais la location qu’elle a réservée se retrouve soudain indisponible, et personne n’accepte de les loger sur l’île. Loin du séjour espéré, ce voyage va vite basculer devant l’hostilité des habitants et la catastrophe qui semble poindre…

© The Third Day, HBO & Sky Atlantic, OCS, 2020

Cette seconde intrigue, un peu déstabilisante au début, est néanmoins reliée à la première, comme la fin de l’épisode 4 le dévoile. Mais comme Sam, la petite famille se retrouve vite coincée sur Osea malgré son désir de partir, et est embarquée dans une scission interne à la communauté. Si les épisodes sont eux aussi animés d’une certaine tension, je n’ai pas pu m’empêcher de trouver cette deuxième partie moins bonne que la première, en dépit de l’excellent jeu des nouveaux acteurs, et des autres toujours présents de la communauté de l’île. L’intrigue y est en effet plus classique, dans le schéma d’une mère prête à tout pour protéger ses enfants, avec des réponses données plus facilement que durant l’Été. Hiver dessine une symbolique plus explicite, plus prévisible et moins horrifique, moins emplie de ces visions surnaturelles et hallucinatoires contribuant à une atmosphère déroutante. Mais certaines visions, détournant encore une fois la religion, n’en sont pas moins terribles.

Par ailleurs, cette deuxième partie permet d’en apprendre un peu plus sur Osea, ancrant l’histoire dans la véritable Histoire. L’île a en effet véritablement été un centre de traitement pour les drogués et opiomanes en 1903, grâce à Frederick Nicholas Charrington, considéré comme le père fondateur de l’île dans la série, et soupçonné historiquement d’être Jack l’Eventreur. Les dieux vénérés par la population, comme Esus, appartiennent véritablement à la mythologie celtique. Cependant, Osea est à l’heure actuelle surtout un lieu où des musiciens peuvent se rendre pour enregistrer leurs albums, après avoir accueilli un centre médical de 2005 à 2010.

Mais pour en revenir à ce segment Hiver, là où la première partie laissait une large place à la lenteur, aux sons, aux couleurs et aux lumières, la mise en scène se fait plus resserrée, plus dirigée, comme un retour à la réalité, une volonté d’être ancré sur terre par rapport au segment avec Sam. On perd de l’étrangeté et de la folie de l’Été, pour basculer dans une atmosphère plus réaliste et moins floue. L’axe de Helen, s’il tourne toujours autour de la culpabilité et de deuil, montre une direction opposée à celle de Sam, préférant la résistance et la volonté d’avancer à la fuite.

Pourtant, Osea ne perd rien de son surnaturel, ou de la force de sa communauté. Rien de sa puissance non plus : certaines péripéties sont toujours aussi fortes, et certains personnages, comme Jess (excellente Katherine Waterstone) subissent une évolution renversante, les rendant encore plus glaçants. La cruauté des gens de l’île, nécessaire pour la survie de leurs traditions, paraît d’un naturel terrible. Et cependant, au moment où on pourrait croire que tout a une sortie de logique rationnelle, surviennent encore des choses inexpliquées, prolongeant l’atmosphère mystique de l’île d’une façon trouble impressionnante. Une ambiance soulignée par la magnifique musique de Cristobal Tapia de Veer, entre mélopées, murmures, violons inquiétants et rythmes incantatoires.

Plongée spirituelle, hallucinatoire mais aussi profondément intimiste avec des acteurs filmés à fleur de peau, The Third Day a su me séduire par ses non-dits, par l’évocation de son atmosphère, par son immersion au sein d’une nature sauvage et isolée. La série reflète aussi la douleur d’une perte, parle de la culpabilité, du deuil, de la difficulté des relations parents-enfants. L’histoire du culte fictif d’Osea, placé dans un lieu bien réel, a un véritable charme horrifique qui ose ne pas tout expliquer, laissant le spectateur avoir son propre ressenti sur cette île comme le cœur du monde. J’y ai surtout trouvé une série aux ressorts inhabituels, sortant des sentiers battus et osant quelque chose de différent, qui n’était pas sans me rappeler l’atmosphère lancinante et tout en suggestion de la licence vidéoludique Silent Hill. Et j’espère, malgré l’étrangeté de la série, que vous y trouverez vous aussi une expérience sortant de l’ordinaire.

  • La série est disponible sur OCS France.
  • La partie 1 et la partie 2 de la partie Automne sont sur le Facebook d’OCS en VO ; une version condensée en VO sous-titrée française est disponible sur le Youtube français d’OCS.
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Fin 2003, puis l’année suivante en Europe, un titre étonnant faisait son apparition sur PlayStation 2. Fruit de la collaboration entre le game designer Keichiro Toyama,  la scénariste Naoko Sato et le directeur artistique Isao Takahashi, l’équipe de développement Project Siren livrait enfin un projet qui tentait à sa manière de réinventer l’horreur dans les jeux vidéo : Forbidden Siren. Devenu culte, le titre s’est fait connaître tant pour le sentiment de peur qu’il installait avec brio que sa narration confuse et sa structure en épisodes non-linéaires, faisant de son récit une sorte de puzzle horrifique duquel il était bien difficile de s’échapper. Depuis, Forbidden Siren a gardé de nombreux fans et fête ses quinze ans avec une adaptation en manga, intitulée Siren ReBIRTH. Sorti le 7 janvier 2020 en Français chez Mana Books, le premier tome reprend les prémices de l’histoire du jeu et explore son univers poisseux et horrifique.

Cette critique a été rédigée grâce à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur. 

Une étrange rumeur suscite l’intérêt de jeunes en mal de sensations fortes : un village nommé Hanuda aurait littéralement disparu des cartes il y a 27 ans à la suite d’un terrible drame. Les rumeurs parlent de tuerie de masse et de malédiction, chose que souhaite vérifier Kyoya Suda, un jeune homme fasciné par ce genre de légende urbaine. Evidemment les choses vont mal tourner, et c’est bien là le propos de Forbidden Siren, avec son village en proie à une malédiction terrible.

Un imaginaire sans limite

© 2018 Sony Interactive Entertainment Inc. © Tsutomu Sakai 2018 © Yukai Asada 2018
All rights reserved.

Adapter Forbidden Siren en manga est presque une évidence, avec la densité de son univers, le jeu offre suffisamment de latitude pour réimaginer son histoire. Et Siren ReBIRTH montre de jolies choses pour ses débuts, le manga supervisé par les créateurs du jeu profite en effet de son premier tome pour construire sa propre légende. Alors on verra plus tard qu’il reprend beaucoup d’éléments du jeu, mais l’auteur Tsutomu Sakai comprend ce qui fait l’essence du jeu, en commençant avant tout par installer le sentiment de détresse, de peur qui s’empare du village. Théâtre des horreurs, le patelin est un lieu particulièrement anxiogène avec ses rues désertes, ses vieilles bâtisses et surtout, son immense hôpital. C’est véritablement un tour de force réalisé par l’auteur, qui en quelques pages seulement parvient à suggérer toutes les horreurs qui pourraient avoir lieu à l’avenir dans ces décors. Car le premier tome du manga est avare en scène horrifique, s’il y a bien une ou deux entités malfaisantes qui apparaissent ici et là, la plupart des choses sont suggérées. C’est quelque chose qui vient directement des influences du jeu et que le dessinateur Yukai Asada assimile parfaitement : Forbidden Siren est l’héritier d’un cinéma d’horreur japonais qui joue sur les ombres, sur les décors poisseux et sur le sentiment d’être isolé dans un endroit où chaque coin de rue, chaque couloir peut cacher l’innommable. On peut citer notamment Dark Water de Hideo Nakata, un film auquel Forbidden Siren doit beaucoup. Il était ainsi attendu que Siren ReBIRTH reprenne ces influences, chose que le dessinateur et l’auteur font avec talent. Qui plus est pour l’adaptation d’une œuvre dont les liens avec le cinéma étaient déjà évidents pendant sa conception, puisque le jeu sorti sur PlayStation 2 faisait appel à des acteurs, actrices et mannequins pour réaliser la motion capture, cette technologie qui permet de capturer les mouvements des interprètes et de les retranscrire en 3D. L’équipe du Project Siren instillait donc déjà dans son jeu une dimension cinématographique qui apportait évidemment quelque chose de différent à sa mise en scène, face à d’autres jeux d’horreur plus classiques.

Le jeu était par ailleurs célèbre pour sa structure non-linéaire, bien difficile à aborder, une notion reprise par le manga qui s’évertue à offrir une action décousue, des scènes multiples où il se passe une tonne de choses pour lancer son premier tome qui part un peu dans tous les sens. On y découvre deux personnages bien connus du jeu, notamment des jumeaux au centre de la malédiction, et d’autres qui se retrouvent plus ou moins volontairement embourbés dans ce village dont on ne semble jamais pouvoir ressortir. Cela fait du premier tome une lecture plaisante, bien rythmée et qui nous lance vite dans l’action. Yukai Asada rappelle en outre les influences Lovecraftiennes dans le bestiaire de la licence lors d’une rare occurrence d’un monstre, insistant sur le côté poisseux et quasi-mystique d’une créature qui reviendra probablement vite hanter les protagonistes du manga.  Sans pour autant être effrayant, ce premier tome réalise avant tout un bel hommage à Forbidden Siren, tant dans le ton et les dialogues que ses dessins qui rappellent les ruelles sombres et brumeuses d’un jeu sans pareil.

Tous les maux de Siren

© 2018 Sony Interactive Entertainment Inc. © Tsutomu Sakai 2018 © Yukai Asada 2018
All rights reserved.

Le manga s’évertue ainsi à respecter le jeu original, ce qui fait sens pour une oeuvre qui servait à fêter le quinzième anniversaire de la série. Pourtant il prend vite ses aises et ne cherche pas nécessairement à singer la narration du jeu. Là où il y avait un récit épisodique, le manga lui semble vouloir s’appuyer sur une action plus concentrée, mais il rappelle tout de même son aîné avec cet aspect « choral » qui permet d’aborder la même situation sous le point de vue de plusieurs personnages pourchassés par les Shibitos, les créatures du village. Visuellement, le manga retranscrit bien l’univers du jeu et la crainte qu’il inspire, en jouant sur les ombres, la nuit qui tombe, les rues désertes et le comportement erratique de certains personnages. On se retrouve ainsi avec un tome très rythmé, qui nous lance vite dans l’action, même s’il risque d’être frustrant pour les personnes qui ne connaissent rien à l’univers de Forbidden Siren tant il reste mystérieux sur ses intentions. Heureusement on profite en toute fin de tome d’un bonus sympathique avec quelques mots échangés entre Naoko Sato, la scénariste du jeu original, et Nobuaki Mitsuda, un acteur qui a donné sa voix aux deux personnages principaux et joué en motion capture. Un échange savoureux tant les deux n’hésitent pas à raconter leur rapport très personnel au jeu, à sa réception par le public mais aussi la folie que constituait un tel projet en son époque.

Aussi fascinant qu’inattendu, Siren ReBIRTH capte parfaitement ce qui inquiète et ce qui fait peur dans Forbidden Siren. Adapter son histoire n’est pas chose aisée, et ce premier tome est plutôt avare sur ses intentions, mais s’il y a une chose qu’il réussit c’est bien d’installer le contexte si particulier de l’œuvre. On sent l’amour de l’auteur pour un jeu si particulier, qui a marqué son époque, et qu’on est bien heureux de voir revenir sous une forme différente. Les personnes qui n’ont pas d’affinité particulière avec le jeu, ou qui ne le connaissent pas, trouveront tout de même là un manga horrifique qui commence avec de belles idées malgré une narration parfois décousue propre à l’œuvre originale.

  • Le tome 1 de Siren ReBIRTH est sorti le 7 janvier 2021 aux éditions Mana Books.
  • Le jeu PS2 Forbidden Siren est disponible sur PS4 depuis le 16 juin 2016.
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Si vous êtes nouveau ici, ou que vous n’avez jamais regardé un épisode de Reflecto, je vous invite à vous rendre ici avant toute chose, pour que j’aie le plaisir de vous présenter l’émission !

Vous est-il déjà arrivé de ne pas vraiment comprendre pourquoi une œuvre avait été unanimement critiquée, au point de l’avoir défendue pendant des années ? En ce qui me concerne, c’est avec Metroid Other M que j’entretenais ce genre de relation. Dernier épisode canonique en date de la célèbre série de jeux d’exploration/space opera Metroid, le jeu a beaucoup fait parler de lui à sa sortie le 31 août 2010, et pas vraiment en bien.

Il y a dix ans, je n’avais pas ressenti autant de problèmes que cela en y jouant. Pourtant, c’était il y a dix ans, et depuis, la série vit une inquiétante traversée du désert, qui fait porter à Metroid Prime 4 le poids des espoirs de toute une communauté de fans de la saga, alors que ce dernier vit depuis plus de trois ans un développement des plus mouvementés…

Comment en est-on arrivé là ? Le péril dans lequel se trouve la saga Metroid a-t-il été précipité par son dernier épisode ? Metroid Other M était-il vraiment si mauvais ?

Pour me confronter à mes souvenirs et tirer au clair cette affaire, je me suis replongé, dix ans après, dans l’épisode le plus mal-aimé des aventures de Samus Aran…

Bon visionnage à toutes et tous, et à très vite dans les commentaires (ici ou sur Youtube) !

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Alors que les conditions sanitaires ont bouleversé tous les plans de sortie cinématographique de l’année, certaines sociétés, qui plus est celles ayant des services de SVOD, en profitent pour sortir malgré tout leurs œuvres sur leurs plateformes de vidéo à la demande. Nous ne reviendrons pas sur la question quant à savoir si cela est positif ou pas, mais selon moi, il est clair que ce moyen de diffusion tue l’industrie des salles de cinéma. Quand on voit que les multiplexes se trouvent être en difficulté, je ne préfère malheureusement pas imaginer ce qu’il en est pour les petits cinémas de quartier…

Quoi qu’il en soit, le groupe Disney, de toute sa puissance qu’il a acquise au fil des années, se retrouve être l’un des pionniers de ce système de diffusion. Mettre leurs nouveaux films directement sur sa plateforme de SVOD, à savoir Disney +. Tout cela bien-sûr, sans passer par la case cinéma. Entre les tollés d’Artemis Fowl et Mulan, dont vous en avez forcément entendu parler, nous n’espérions plus grand chose des sorties hors cinéma de studio. Cependant, il faut bien l’avouer, Soul, la dernière production des studios Pixar, se trouve être la perle rare que l’on attendait tous après ces différents échecs.

Le film de la maturité

Il faut le dire, depuis maintenant 25 ans, Pixar Animation Studios n’a de cesse de nous émouvoir, grâce à des longs-métrages extrêmement bien maîtrisés. Bien évidemment, certains font exception à cette règle, je pense notamment aux films « Le Voyage d’Arlo » ou encore « Toy Story 4 » (n’en déplaise à certains !). Mais une chose est sûre, les réalisations de Pete Docter font mouche à chaque fois ! Que ce soit avec Monstres & Cie, Là-Haut ou encore Vice-Versa, ce bonhomme tape fort à chaque fois et sa dernière création, Soul, suit le même chemin.

© Soul, Disney Pixar

Soul, est un film d’animation du Studio Pixar, réalisé par Pete Docter, et est sorti le 25 décembre 2020 sur Disney +. Nous suivons la vie de Joe Garner, un professeur de musique au collège, rêvant de jouer du Jazz sur scène. Alors que son rêve est en passe de se réaliser, un accident quasi-mortel provoque la scission entre son corps et son âme. C’est ainsi qu’il fera la rencontre de 22, une âme n’ayant pas encore eu l’occasion de vivre sur Terre, et surtout ne voulant pas y vivre, tant la vie en tant que telle lui fait peur.

Habituellement, les longs-métrages du studio s’adressent le plus souvent aux plus jeunes avec évidemment un second niveau de lecture, parlant ainsi bien plus aux adultes que nous sommes, qu’aux plus petits, ce qui participe d’ailleurs à la renommée du studio. Cependant, pour la première fois, j’ai l’impression que le studio s’adresse directement aux adultes que nous sommes devenus. Les différents messages du films étant bien plus des préoccupations d’adultes que d’enfants, cela provoque indubitablement une projection plus forte pour le spectateur. Entre les choix de carrières raisonnables et déraisonnables, les convictions que l’on croit être bonnes qui ne le sont pas toujours et enfin la dépression, clairement les messages de ce film sont loin d’être évidents à comprendre pour les plus jeunes.

Bien évidemment, il y a toujours quelques scènes de gag pour que les enfants puissent s’y retrouver, mais dans l’ensemble je ne les ai pas du tout trouvées invasives. Mieux encore, elles permettent d’alléger un peu le propos du film, ce qui est loin d’être désagréable.

De la perdition à la lumière

Les propos de Soul sont donc d’une maturité à tout épreuve. Dans un premier temps le film se concentre sur les convictions qui font de nous les êtres que nous sommes. Il s’attarde plus particulièrement sur les convictions que l’on se crée, et non pas celles qui sont importantes dans la vie. Joe, le personnage principal, est convaincu qu’il est fait pour être jazzman. Il ne vit que pour la musique au point où il s’oublie totalement, tant les convictions qu’il s’est créées font partie intégrante de sa vie. À plusieurs reprises il est question d’une relation qu’il pourrait vivre, une relation avec une certaine Lisa. Lui-même dit « Je n’ai pas le temps pour vivre ce genre de chose ».

© Soul, Disney Pixar

Un autre point qui montre l’aveuglement de Joe face au monde qui l’entoure est donné avec le coiffeur Dez, qui lui explique qu’être coiffeur n’était pas sa vocation à la base ; lui voulait être vétérinaire, et juste pour une question de coût des études, malheureusement, il a du se rabattre sur la coiffure. Cependant, ça ne l’empêche pas d’aimer ce qu’il fait ; au contraire même, il est très content de sa vie. Par le biais de cette conversation, et par le fait que le coiffeur lui dise qu’il est heureux d’avoir pu partager ça avec lui, car il ne lui avait jamais demandé avant, Joe prend deux leçons de vie en l’espace d’une séquence. À savoir que les convictions que l’on se crée ne sont pas forcément notre but de vie. On peut aussi se satisfaire de ce que l’on a et en être très heureux, tant que nous sommes en accord avec nous-même et nos propres principes. Mais également, savoir s’ouvrir aux autres, et ne pas rester ainsi obnubilé par nos propres objectifs, car nous passons à côté de beaucoup, et notamment de la vie elle-même.

Le film arrive encore à surprendre le spectateur dans son dernier acte, en parlant des âmes en perditions. Un sujet assez délicat à aborder dans un film d’animation, tant l’allégorie est évidente : il s’agit de la dépression en elle-même.

La personnification des âmes en perditions est vraiment très significative. Alors qu’une jeune âme prête à vivre ressemble à une petite boule de couleur pleine de vie, la dépression est quand à elle représentée par un être difforme, sombre, et dont on sent tout le poids qu’il représente. La créature en question ne fait que tourner en boucle, ressassant ainsi les idées sombres et autres qui font que l’âme s’est perdue en chemin. Heureusement, le film est assez intelligent pour montrer qu’il est possible de sortir de cet état de morosité complète.

C’est sur ce dernier point que je me permets de m’arrêter un instant. Comme vous pouvez le voir, cet article est le premier que j’écris réellement pour Pod’Culture. J’ai traversé une période de ma vie très loin d’être évidente et il s’avère que j’en ai perdu tous mes repères, tous mes moyens. Je me suis complètement perdu, au point même ou j’en suis venu à ne plus comprendre ce que je faisais ici. Soul, fait parti de ces électro-chocs que l’on se prend dans la vie. Ces œuvres qui résonnent en nous, au bon moment, et dont nous aimons vous parler ici, tant le partage de la culture est importante pour nous. Entre le fait de se rendre compte que l’on peut passer à côté de sa vie, et d’autant plus lorsque l’on se laisse sombrer dans la dépression, le nouveau long-métrage de Pete Docter vient nous rappeler gentiment à l’ordre. Évidemment je ne dis pas que le film a fait tout le travail pour moi. Cependant, il est clair qu’il a eu un écho profond, au point où, sur tous les sujets qu’il aborde, je me suis pleinement retrouvé.

Si tout comme moi, l’âme en perdition peut avoir un écho en vous, je vous invite à découvrir Soul. Plus que ça encore, je vous invite à découvrir la filmographie de Pete Docter, tant les longs-métrages qu’il a réalisés possèdent de très beaux messages sur la vie en général, sans être moralisateurs. Ne passez pas à côté de Soul, tout comme ne passez pas à côté de votre vie car, indubitablement, vous passerez à côté de quelque chose de grandiose. Profitez des petits instants simples de la vie, plutôt que de se prendre la tête à vouloir être dans le contrôle constant.

  • Soul est disponible depuis le 25 décembre 2020 sur Disney +.
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Peut-être étiez-vous comme moi un enfant ou un adolescent quand, dans les années 2000, les adaptations au cinéma d’univers fantasy issues de romans jeunesse se sont multipliées, de Harry Potter au Seigneur des Anneaux. Il y eut en 2007 la première tentative de transposition à l’écran de la série À la croisée des mondes de Philip Pullman, La Boussole d’Or, qui fut un échec malgré de belles ambitions. Il aura fallu attendre 2015 pour entendre parler d’une nouvelle adaptation, télévisée cette fois, et 2019 pour découvrir une première saison nous plongeant dans cet univers de fantasy aux accents steampunk évoquant la possibilité de mondes parallèles. La deuxième saison vient de voir son dernier épisode diffusé, approfondissant l’univers déjà posé et nous offrant la possibilité de parcourir d’autres mondes.

Néanmoins, plus qu’une véritable critique, cet article est pour moi l’occasion de vous proposer un regard sur les différents axes de la saison 2, notamment par le biais des personnages qui véhiculent de nombreuses thématiques. Il y aura donc des spoilers tout au long de l’article.

Cittàgazze, la cité des enfants perdus

Nous retrouvons Lyra Silvertongue (Dafne Keen) là où la saison 1 l’a laissée, errant depuis quelques jours dans un nouveau monde, et finissant par pénétrer dans la ville méditerranéenne de Cittàgazze. La froideur et l’immensité du Grand Nord de la saison 1 laissent place à une cité majestueuse juchée sur une presqu’île désertée, commençant à s’effondrer sur elle-même. La solitude des lieux n’est troublée que par des paroles et des cris enfantins. Dans cet étrange nouveau monde, des entités surnaturelles nommées les Spectres règnent, dévorant l’âme des adultes et épargnant celles des enfants. Mais ce qui frappe malgré tout, c’est la beauté de cette ville abandonnée au bord de mer, frappée d’un soleil qui ne semble jamais s’apaiser. Le lieu est idéal pour les enfants qui peuvent vivre comme ils le souhaitent, sans adulte, quitte à avoir leur propre sens de la cruauté et de la justice. Ce qui a l’allure d’un paradis pour les plus jeunes cache un enfer, un lieu maudit à éviter à tout prix pour ceux qui ont atteint l’adolescence. Comme si les Spectres, à l’instar du Conseil d’Oblivion en saison 1, étaient eux aussi obsédés par cette différence entre l’innocence et l’expérience, par ce passage à la puberté si révélateur de l’essence de l’identité.

La splendeur paradisiaque de Cittàgazze cache la cruauté d’enfants livrés à eux-mêmes et des épreuves initiatiques sur le parcours de Will et Lyra. © His Dark Materials, New Line Cinema, Bad Wolf & HBO / OCS France, 2020

C’est là que notre héroïne rencontre Will Parry (Amir Wilson), l’enfant de notre monde qui commençait un chemin en parallèle au sien. Étrangers l’un à l’autre, venant de deux univers différents, les deux protagonistes mettent un temps à se faire confiance, pour enfin s’entre-aider. Ils s’apprivoisent par le biais du langage, comme deux étrangers connaissant les mêmes choses en leur donnant un nom différent. Sauf qu’ici, c’est le bagage culturel et historique de deux mondes distincts qu’ils portent, Lyra avec l’empreinte d’un monde victorien steampunk où elle était aristocrate, Will avec notre monde, un monde où il a appris à fuir et à se dissimuler pour aider au mieux une mère troublée mentalement, prenant sur lui le rôle d’un adulte bien avant l’heure.

Et ce qui réunit les deux enfants, c’est sans aucun doute le sens premier de la série, le premier niveau de lecture, celui de la quête initiatique. Lyra cherche à savoir ce qu’est la Poussière, pour honorer la mémoire et dépasser la culpabilité de la mort de son meilleur ami Roger. Will, lui, cherche un endroit où être en sûreté, mais aussi à élucider le mystère de la disparition de son père. À ce stade de leur vie, si près de l’orée de l’adolescence, ils sont aussi en quête d’eux-mêmes, de leur nature, et aussi en effroi de ce qu’ils pourraient devenir. Un apprentissage initiatique reflété aussi bien par Will que Lyra, et qui passe par le jeu à la fois terriblement mature des deux acteurs, qui n’oublient pourtant pas l’innocence et la vulnérabilité de leurs personnages encore jeunes. Ils ne sont que des enfants pris au piège par des manigances d’adultes, cherchant désespérément leur libre-arbitre dans un destin qui les dépasse et semble déjà établi.

Autorité, hypocrisie et faux-semblants : le monde du Magisterium

Les procès du Magisterium sont dignes de ceux d’une Inquisition. © His Dark Materials, New Line Cinema, Bad Wolf & HBO / OCS France, 2020

Naviguant entre trois univers principaux – celui de Lyra, celui de Will, et celui de Cittàgazze – la saison 2 de His Dark Materials se caractérise aussi par la place accordée au Magisterium, une place bien plus grande que dans les livres, témoignant d’un des axes voulus lors de la construction de la série. Ni plus ni moins qu’un équivalent de l’Église catholique poussée à l’extrémisme religieux, le Magisterium représente une autorité qui vire au totalitarisme, qui souhaite asseoir son pouvoir à tout prix, quitte à refréner la science, le droit au savoir ou à la différence d’opinion, et à démontrer leur puissance par les armes et le sang. C’est la domination d’une seule pensée unique, incarnée par le Père Hugh MacPhail (Will Keen, qui est d’ailleurs le père de Dafne Keen), rejetant toute autre spiritualité existante comme celle des sorcières, peuple de femmes immortelles vivant en totale communion avec la nature.

A travers le Magisterium, qui est l’antagoniste collectif de la série, c’est bel et bien la critique d’un extrémisme religieux qui se fait, d’un pouvoir qui n’hésite pas à torturer les adultes, à déposséder les enfants de leurs daemons, ou à détruire les terres des sorcières pour peu que celles-ci prétendent connaître les secrets d’un univers qui n’appartient qu’à l’Autorité suprême. Un aspect volontairement engagé, qui avait atténué la puissance du film de 2007 par son absence, mais qui se retrouve totalement mis en avant dans la série. Que ce soit dans les vêtements sombres des membres du Magisterium, leurs chambres monocales, leurs prières ou leurs procès semblables à ceux de l’Inquisition, la comparaison est pleinement assumée. À cette imagerie renvoyant aux religions de notre monde, d’autres salles, comme celle du conseil du Magisterium, ne sont pas sans évoquer les lieux recueillant les discours de totalitarismes avec une forme hexagonale sobre et noire, avec quelques personnes élues surplombant toute une foule passive et anonyme. Une mise en scène renforcée par la puissante musique assimilée au Père MacPhail, A New cardinal rises, composée par Lorne Balfe.

Et on y retrouve également toute l’hypocrisie religieuse qui peut y être liée : le manque de courage de certains membres cachés derrière leur autorité, les manipulations mortelles pour mieux accéder au pouvoir, ou encore la méfiance exacerbée envers les femmes et l’interdiction de leur donner tout rang élevé. Will Keen excelle à interpréter cette contradiction entre le fanatisme religieux et la terreur de se retrouver face à un monde que ses dogmes ne peuvent expliquer – ou contrôler, comme il s’en rendra compte devant Mrs Coulter.

Des multiples nuances de malveillance : Marisa Coulter

C’est en se faisant aussi monstrueuse et indifférente à l’humanité que les Spectres que Mrs Coulter parvient à les contrôler. © His Dark Materials, New Line Cinema, Bad Wolf & HBO / OCS France, 2020

Parmi les noms du superbe casting de His Dark Materials, on trouve celui de Ruth Wilson pour Marisa Coulter, la mère de Lyra. Tantôt antagoniste, tantôt personnage complexe pour lequel on peut éprouver une forme d’attachement mais surtout une fascination ambiguë, Mrs Coulter possède de multiples facettes merveilleusement interprétées par son actrice, lui donnant une profondeur certes issue des romans, mais là encore bien plus mise en avant.

Elle fait partie du Magisterium et est capable d’actes terribles pour parvenir à ses fins ; elle est aussi une mère qui n’a jamais eu l’occasion de véritablement connaître son enfant. Plus loin encore dans l’archétype de son personnage, c’est une femme qui a toujours dû se battre au Magisterium pour faire reconnaître sa place, subissant les contraintes de son monde patriarcal, qui a dû œuvrer dans l’ombre, par l’influence et la manipulation, pour asseoir son pouvoir. Et qui, aussi respectée soit-elle, demeure méprisée par ses semblables pour avoir eu un enfant hors mariage et simplement pour être une femme.

Outre cette critique parallèle qu’on peut encore retrouver dans notre société vis à vis de la place des femmes dans tout univers majoritairement masculin, le personnage de Marisa Coulter permet d’aborder bien d’autres thématiques. Avec sa relation avec Lyra, on aborde la difficulté de la maternité ; face à Lee Scoresby, ce sont les maltraitances parentales qui laissent une marque indélébile. Et quand elle rencontre Mary Malone, une docteure en sciences physiques indépendante et libre, elle croise le reflet de ce qu’elle n’a jamais pu être. Plus intimement, c’est la relation ambiguë de Mrs Coutler avec son daemon qui frappe, reflétant toutes les contradictions qu’elle ressent envers elle-même, les différents aspects de sa personnalité qu’elle ne parvient pas à concilier à force de n’avoir écouté que son désir de pouvoir, au détriment de son humanité. Il n’est donc pas si étonnant qu’elle parvienne à se faire obéir des Spectres, ou que sa malveillance imprévisible et glaçante s’étende jusqu’à Lord Boreal, après l’avoir manipulé jusqu’à la toute fin.

Au carrefour des univers : Lord Boreal et Mary Malone

La Cave, l’aléthiomètre, le I-Ching : autant de moyens scientifiques ou spirituels, construits par les humains, aidés par les anges, pour communiquer avec la Poussière.

Il pourrait être délicat de juxtaposer ces deux personnages aux caractères et aux intentions très opposées. Mais ils s’opposent justement dans leur vision face aux univers qu’ils traversent. Lord Boreal est cupide, un opportuniste et un pilleur, se servant de chaque monde pour s’y construire une réputation selon les artefacts qu’il rapporte de l’un à l’autre. Ariyon Bakare interprète cette double identité avec une force résolument supérieure par rapport à son alter ego du livre, bien plus effacé. Il est représentatif de l’égoïsme et du solipsisme habituels des hommes du Magisterium, et avec Mrs Coulter, illustre les jeux de manipulations sociales subtiles pour atteindre le pouvoir, aussi sinueux et faux que son daemon de serpent. Mais il est aussi un des nœuds centraux de la série par qui tout se crée, puisque c’est par lui que se fait indirectement la venue de Will dans le monde de Cittàgazze.

La manière dont le personnage permet le carrefour de différentes intrigues est une des meilleures idées originales de la série. Pourtant, à sa manière, Lord Boreal est un explorateur des mondes, un curieux de la civilisation de chacun, même si on n’irait pas jusqu’à le qualifier de bienfaiteur, bien au contraire.

A son opposé se situe Mary Malone (Simone Kirby), dont la protagoniste, pourtant, est également poussée par la science et la curiosité. Docteure renommée et au moins respectée – au contraire de Mrs Coulter – elle est aussi une figure féminine et maternelle en opposition, notamment quand elle prend soin des enfants de Cittàgazze ou laisse Lyra expérimenter la Cave, l’appareil qui lui sert à communiquer avec la matière noire, le sujet de ses recherches. Ce personnage, introduit seulement cette saison, mérite encore un plus profond développement, mais elle incarne un véritable contraste avec les théologiciens du Magisterium d’autant qu’elle est une ancienne nonne. Loin de voir les autres mondes et la Poussière avec terreur, elle les considère avec une curiosité scientifique et un émerveillement humain, enjoué, qui est sans doute le plus proche de ce que nous ressentirions à sa place face à un nouvel univers.

Spiritualités et terre à terre : Lee Scoresby et Jopari

La galerie des personnages ne serait pas complète sans l’aéronaute Lee Scoresby (Lin-Manuel Miranda) qui demeure l’un des personnages les plus rationnels mais aussi des plus attachants de la série, par sa personnalité et son ironie. Loin d’un Lord Asriel égocentrique et byronien, il est celui qui se rapproche le plus d’une figure paternelle pour Lyra, et il en vient d’ailleurs plusieurs fois à la considérer comme la fille qu’il aurait aimé avoir. Sa rencontre avec Jopari, le père de Will, est donc loin d’être fortuite, puisque cela permet un parallèle entre les deux hommes. Chacun est déterminé à protéger un enfant qu’ils considèrent comme plus important que tout au monde, comme si Will et Lyra était leur raison d’être sur cette terre, bien que ce soit une tâche qu’ils acceptent dans les derniers moments de leur vie, en se sacrifiant.

John Parry ne retrouve son fils que pour mieux le faire accepter son rôle de guerrier, tout en l’incitant à faire ses propres choix : un autre aspect de la lutte entre le destin et le libre-arbitre. © His Dark Materials, New Line Cinema, Bad Wolf & HBO / OCS France, 2020

Jopari, même s’il n’est pas le plus présent dans cette saison 2, marque les esprits avec l’interprétation d’Andrew Scott, qui parvient à donner corps à son personnage de shaman en quelques scènes. Là encore, il bénéfice d’idées propres à la série, tout en respectant son rôle dans l’oeuvre d’origine. Par Jopari, tout comme par Serafina Pekkala (Ruta Gedmintas), on aborde les thèmes du destin, du libre-arbitre, de la sagesse et de la folie, de la guerre entre ceux qui oppressent, qui répriment, et ceux qui veulent permettre la découverte de la sagesse et de l’expérience.

C’est par ses mots qu’on comprend que la lutte contre le Magisterium menée par Asriel n’est pas un simple combat entre le Bien et le Mal, mais entre deux visions du monde, entre la peur rétrograde de l’inconnu et son acceptation pour en être enrichi. C’est aussi par Jopari que la quête initiatique de Will peut trouver un semblant de réponse, en le conduisant à accepter sa propre nature est mais en ayant conscience de pouvoir choisir ses actes ; en approfondissant cette relation père-fils où Will a dû devenir adulte trop vite, et lui en veut profondément.

Et, même si le thème demeure abordé en filigrane plus qu’autre chose, par Jopari et Serafina Pekkala, deux personnages « sorciers », « shamans », profondément connectés à la nature et à la spiritualité, c’est aussi les conséquences écologiques produites par la main de l’homme qui sont abordées. Le Magisterium détruit les terres des sorcières, havres de nature ; la faille entre les mondes créée par Asriel produit une catastrophe environnementale – et même le fameux poignard subtil obtenu par Will est à l’origine de bien des bouleversements dans l’ordre naturel des choses. D’ailleurs, les fameux « fils » qui permettent au poignard subtil d’ouvrir les fenêtres vers les autres mondes ne sont pas sans rappeler la théorie des cordes, qui expliquerait l’origine de la matière noire et des mondes parallèles.

Une saison 2 supérieure à la première

La première saison de His Darks Materials souffrait d’un manque de rythme, probablement dû au devoir de mise en place de l’univers. Libérée de cette contrainte, la saison 2 est bien plus fluide, se permettant d’aborder plus en profondeur les thèmes dont j’ai pu parler ci-dessus, enrichissant les personnages, restant fidèle à l’intrigue du film, tout en proposant des scènes originales et qui font pleinement sens. Un équilibre a été pleinement trouvé entre fidélité et inventivité. Comme ses héros qui progressent vers l’adolescence, la série prend son essor et mature, alternant les points de vue pour mieux faire comprendre la complexité d’une histoire qui n’est pas qu’une quête initiatique, mais aussi une réflexion sur le destin et le libre-arbitre, sur la conscience de soi-même et de sa nature, sur les choix et les responsabilités qui en découlent. Il ne reste plus qu’à attendre une troisième saison, qui pourrait bien être le point d’orgue de la série et de sa réécriture de la Genèse, tout en fournissant peut-être la touche totalement épique qui manque encore à l’univers. Un espoir sous-entendu par la musique du dernier générique, The Eve of War, mais aussi par la scène post-générique que vous avez peut-être manquée…

  • His Dark Materials saisons 1 et 2 sont disponibles sur le site d’OCS.
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Cette critique a été rédigée grâce à une clé Steam envoyée par l’éditeur du jeu.

Une île sans nom à soixante-quatorze milles nautiques à l’est de Tahiti. Une île mystérieuse que les marins superstitieux préfèrent éviter et que les autochtones souhaitent laisser en paix. Une île qui ressemble curieusement à celle qui apparait dans le rêve récurrent que Norah fait depuis la mort sa mère, emportée par une maladie inconnue dont elle semble avoir héritée et qui colore ses mains et avant-bras de taches brunes, la forçant à se mouvoir à l’aide d’une canne. Une maladie inconnue dont son mari, Harry Everhart, professeur d’archéologie, souhaite percer les secrets afin de guérir l’amour de sa vie.
Des mois qu’il a lancé son expédition autour du monde. Des mois que Norah attend, n’ayant de contact avec son époux que par courriers interposés. Jusqu’au jour où les lettres deviennent muettes, remplacées par un étrange colis dont le contenu va lancer la jeune femme à la recherche de son mari disparu.
Et c’est ainsi qu’elle débarque, en ce matin de novembre 1934, sur la petite plage de cette île sans nom, bien décidée à retrouver Harry, et avec lui les réponses aux questions et la maladie qui l’assaillent.

Beyond the sea

Premier jeu d’Out of the Blue, jeune studio de développement basé entre la Grèce et l’Espagne, Call of the Sea est le fruit du travail et de la passion de onze vétérans de l’industrie (ayant participé à des titres comme Metroid Samus Returns, Deadlight, Gylt ou encore Red Matter) réunis par leur amour pour les œuvres d’aventure, les jeux narratifs, les puzzles et les écrits de l’auteur H. P. Lovecraft (l’emplacement de l’île mystérieuse étant notamment directement issue du court roman The Shadow over Innsmouth). Un amour qui transpire tout au long de la demi-douzaine d’heures qu’il nous faudra pour découvrir tous les secrets de l’île et les destinées de celles et ceux qui l’ont arpentée.

© 2020 Out of the Blue / Raw Fury

L’île est d’ailleurs un personnage à part entière et grand soin lui a été apporté. Que ce soit sa petite plage lumineuse, sa mangrove luxuriante, ses montagnes imposantes et autres lieux inconnus qu’il serait fort dommage de dévoiler ici, tout vibre et enchante le regard (de plus les développeurs ont fait appel à un consultant polynésien, Yunick Vaimatapako, pour tout ce qui est réalisation de la faune, flore mais aussi certains aspects culturels).

Tout comme Norah, on a l’impression de naviguer entre différents tableaux, chacun jouissant de sa propre identité, code de couleurs et d’éclairage mais sans jamais être décorrélés les uns des autres. Pour faire vivre ces tableaux, les développeurs proposent un sound design impeccable et nuancé, couronné par la superbe bande son d’Eduardo De La Iglesia, tour à tour douce et mélancolique puis plus mystérieuse ou emphatique, le tout sans jamais être envahissante. L’équipe d’Out of the Blue a également su tirer parti du moteur Unreal Engine 4 et bâtir un beau terrain d’exploration, qui ne perd jamais le joueur ni ne l’étouffe en étant trop dirigiste.

Cette volonté se retrouve au niveau du gameplay, lequel se base essentiellement sur les puzzles et la recherche d’indices permettant leur résolution. Si en débarquant sur l’île Norah semble, à son grand étonnement, retrouver sa vitalité et laisser au loin cette canne qu’elle hait tant, elle n’est pas encore prête à faire de l’escalade sauvage ou du parkour effréné dans la jungle. C’est donc plus sur ses capacités de réflexion et de déduction qu’elle va devoir compter, ainsi que son sens de l’observation. Certains jeux peuvent proposer une difficulté improbable sur les énigmes, allant des cadeaux infantilisants aux puzzles franchement sadiques. Ce grand écart nous est ici épargné. Les puzzles sont bien pensés et, chose appréciable, les objets collectés n’ont qu’une seule utilisation. De plus, Norah possède un carnet qui lui sert à la fois de journal de bord mais aussi à noter les indices importants. Ce carnet est son meilleur ami, et le nôtre par la même occasion. La jeune femme commente aussi ses avancées chemin faisant. Le jeu nous balise donc un peu la route mais sans jamais nous prendre par la main et il y a toujours une réelle satisfaction à avancer, très rares étant les fois où la frustration s’installe trop longuement. Autre chose appréciable, les puzzles sont parfaitement intégrés à la narration, chassant au loin le spectre de l’ajout de contenu pour l’ajout de contenu.

Stranger on the Shore

© 2020 Out of the Blue / Raw Fury

Car s’il s’appuie sur les énigmes, Call of the Sea est avant tout l’histoire de Norah, de son couple, de l’expédition perdue de Harry et aussi de cette île et de l’étrange civilisation dont la nouvelle aventurière découvre petit à petit les vestiges. On se retrouve ici dans un style proche de jeux narratifs comme Gone Home, avec une histoire et des personnages qui se révèlent à travers les lieux et documents qu’on découvre. Là encore un grand soin a été apporté et les développeurs ont su définir une trame narrative captivante et des personnages attachants. Alors si les membres de l’expédition n’échappent pas à certains archétypes des romans et autres films d’aventure, l’équipe d’Out of the Blue ne tombe jamais dans les stéréotypes faciles et sait toujours comment intégrer cette petite touche personnelle qui donne à chaque plat sa propre saveur. Et puis, il faut bien dire et répéter que le jeu est en grande partie un hommage au genre et suivant l’appétence ou non de chaque joueur et joueuse on se retrouvera peut-être à penser au gré de nos pérégrinations à des œuvres qui nous ont bercées, qui de Voyage au centre de la Terre, du Continent perdu, ou encore d’Atlantis.

It had to be you

Chef d’expédition, Harry est un personnage passionnant, dont on découvre en partie la personnalité au travers des lettres qu’il a laissées dans les différents camps qui parsèment l’île et par lesquelles il essaie de continuer à parler à une femme qu’il espère revoir un jour. Un autre éclairage nous est fourni par Norah dont les pensées et réflexions nous accompagnent constamment. On sent tout l’amour qui unit le couple. Pas un amour flamboyant qui s’éteint à la première ondée ; mais un amour plus posé, profond, solidement ancré, comme un chêne centenaire sous lequel deux âmes complices ne cessent de s’enlacer.

© 2020 Out of the Blue / Raw Fury

Il est à noter que l’alchimie du couple Everhart a aussi été développée via le blog des développeurs à l’aide d’un prequel au jeu, sous forme d’échanges épistolaires. Pour les curieux et curieuses c’est une lecture conseillée (malheureusement uniquement en anglais, au contraire du jeu qui, s’il ne possède pas de VF, propose bien entendu des sous-titres français).

Autre versant du couple, il y a Norah bien sûr, celle par qui nous allons tout découvrir. Là encore un personnage passionnant, subtil et attachant. Il y aurait beaucoup à en dire mais certainement trop à en révéler, aussi se contentera-t-on de souligner l’impeccable performance de son actrice, la brillante Cissy Jones (inoubliable Delilah dans Firewatch, mais aussi Joyce Price dans Life is Strange, Katjaa dans The Walking Dead ou encore Fury dans Darksiders III), narratrice infatigable qui nous transporte avec elle au gré des six chapitres que comportent le jeu.

At last

Call of the Sea est donc un premier titre plus que réussi de la part du studio Out of the Blue ; une ode à l’aventure et à la découverte (des autres, de soi), stimulante et apaisante, tantôt mystérieuse, tantôt mystique, baignée de romance et de mélancolie. Et en ces temps étranges où les couvre-feux tombent plus vite sur les jours que les ailes de la nuit, une escale sur une île mystérieuse des pacifiques est un beau cadeau à s’offrir.

  • Call of the Sea est disponible depuis le 8 décembre 2020 sur Xbox One, Xbox Series S/X et PC (Steam, Microsoft Store) et depuis le 11 mai 2021 sur PS4/PS5.
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Le studio américain Giant Squid a pris son envol il y a quelques années quand ils ont débarqué avec Abzû, un drôle de jeu narratif qui nous faisait explorer les fonds marins à sa manière. Le studio ne sort toutefois pas de nulle part puisqu’il est mené par Matt Nava, un directeur artistique qui travaillait autrefois chez thatgamecompany sur un certain Journey, ô combien célébré par la critique. Le studio est revenu le mois dernier avec The Pathless, héritier des précédents titres sur lesquels a travaillé Matt Nava, et édité par Annapurna Interactive.

Cette critique a été rédigée grâce à une clé PlayStation 5 envoyée par le distributeur du jeu. Jeu terminé à 100% en environ 9 heures.

The Pathless reprend l’essence des ces titres : l’inertie des déplacements qui semblent portés par le vent, le sentiment d’être isolé face à l’immensité du monde, mais aussi un côté poétique et probablement spirituel dans la manière d’aborder la « quête » de sa protagoniste. On y incarne une femme armée d’un arc qui fait la rencontre d’un aigle censé l’aider dans une mission qui se dévoile au fil de l’avancée. Elle arrive en effet sur une île qui semble victime d’une sorte de malédiction, l’obligeant à chercher comment y restaurer la lumière sans que le jeu n’en dise plus sur ses intentions.

Dépassée par sa quête

© 2020 Giant Squid / Annapurna Interactive

Il y a une chose qui interpelle dès les premières minutes, quand on prend contrôle du personnage, et c’est exactement le même sentiment procuré par Journey ou Abzû à l’époque : le monde est immense, et notre héroïne est minuscule. Si le terrain de jeu n’est en réalité pas si vaste qu’il ne le laisse croire, tout y est démesuré pour nous donner le sentiment de n’être qu’un petit pion au milieu du reste. De vieilles bâtisses antiques, qui semblent avoir été laissées à l’abandon pendant des centaines d’années, sont très grandes, des ponts immenses relient les zones et le terrain de jeu est entouré de montagnes que l’on ne peut gravir que tard dans le jeu en profitant d’améliorations sur le déplacement.  On pourrait aussi parler des plaines, des tours et des palais : tout est fait pour donner le sentiment d’évoluer dans un monde qui nous dépasse. Et cela joue un rôle prépondérant dans la narration, puisque l’héroïne n’est pas actrice des événements que raconte le jeu, elle en est l’exploratrice. On découvre l’histoire de cette île dans de courts textes, des pensées laissées par les cadavres qui jonchent les ruines que l’on explore. On y découvre une histoire terrible, violente, un récit fait de croyances, d’adeptes à des figures religieuses qui ont fini par se faire la guerre pour préserver leurs convictions. L’humain y est parfois décrit comme un être qui a besoin de croire en quelque chose pour avancer, quitte à se voir pervertir et commettre des atrocités au nom de ses convictions. Il y a quelque chose de fort dans cette histoire et la manière de la raconter, puisqu’à l’exception de courtes cinématiques au début et à la fin du jeu, l’héroïne est dans la même position que la personne qui tient la manette. Exploratrice d’un conflit ancien, elle en devient actrice malgré elle, alors que ce conflit semble être celui qui a provoqué l’étrange malédiction qui a plongé l’île dans l’obscurité.

© 2020 Giant Squid / Annapurna Interactive

La direction artistique du titre est son attraction principale. Visuellement, le jeu utilise les couleurs pour raconter le ton de chaque scène : le bleu est celui de la malédiction qui embrase l’île, le rouge est celui d’un danger imminent, puis l’ensemble se recouvre de couleurs pastelles quand on parvient à sauver l’une de ses zones en y restaurant la lumière.  Somptueux par moment, The Pathless étonne par sa facilité à passer d’une ambiance à l’autre sans jamais perdre en cohérence visuelle. Lorsque le rouge prend le pas sur le bleu, au moment où un boss nous piège, c’est un sentiment d’urgence qui prend le pas sur la crainte inspirée par le monde autrefois plongé dans une nuit bleutée. Et quand les couleurs pastelles se révèlent, c’est l’apothéose, le moment où nos durs efforts sont récompensés par un jeu qui dévoile tout son potentiel artistique. Il y a de vraies bonnes idées de ce côté-là, que le jeu exploite à fond et qui sert parfaitement sa narration. Car ces changements de ton traduisent aussi les espoirs, les peines et les obstacles qui se sont dressés devant ceux dont on n’aperçoit désormais plus que les cadavres. Ce sont des personnes qui ont aussi espéré changer le cours de leur vie, et de leur île, mais qui se sont confrontées à des forces qui les dépassent. Un sentiment qui envahit ensuite notre héroïne, impuissante face à un monde changeant, jusqu’à ce qu’elle accomplisse sa quête dans chacune des zones pour y restaurer un peu de lumière pour combattre la malédiction. C’est dommage toutefois que le jeu ne parvienne pas à faire évoluer ses ambiances, puisque la dualité entre bleu et rouge, malédiction et danger, reste constante jusqu’au bout. Cela a des conséquences sur la répétitivité du titre, notamment sur ses difficultés à se diversifier visuellement. Toutes les zones ont tendance à se ressembler, à l’exception de la dernière, malgré de menus détails qui tentent péniblement d’apporter un sentiment de fraîcheur.

Comme un vent de liberté

Et cette répétitivité se retrouve aussi dans le système de jeu. Sa structure n’évolue jamais et repose sur des actions rébarbatives : dans chaque zone, il faut récupérer un certain nombre de reliques pour activer des tours afin de fragiliser le boss du coin et enfin pouvoir l’affronter. Pour récupérer ces reliques, on part à la recherche de ruines et de cavernes où se dressent devant nous des petites énigmes à résoudre pour récupérer le trésor. Les énigmes reposent toujours sur les mêmes principes avec des leviers à activer et des flèches à tirer ici et là, mais on doit avouer que le charme de toutes ces ruines donne souvent envie d’aller plus loin et d’en découvrir plus. Surtout que c’est pendant ces moments que l’on peut découvrir des bouts de narration, avec les mots laissés par ceux qui sont passés là avant notre héroïne. Une fois récupérées les reliques, on peut enfin affronter les boss avec, là encore, des structures similaires. Les combats commencent toujours par une course-poursuite où il faut affaiblir le boss en tirant un certain nombre de flèches sur ses points faibles, puis on est balancé dans une arène où il s’agit d’apprendre le pattern de chaque boss pour s’en sortir. Ces moments ont cependant le mérite d’être souvent inventifs, même s’ils reposent sur des systèmes simples, offrant des combats de boss agréables avec une action plus intense qui tranche avec les phases d’exploration et de recherche de reliques. À noter toutefois que le jeu ne cherche jamais le challenge, puisque l’héroïne ne périt jamais et peut toujours revenir après avoir pris un coup par un ennemi.

© 2020 Giant Squid / Annapurna Interactive

Un bon point pour un jeu qui recherche avant tout l’expérience sensorielle, car il est là le centre du jeu. Au-delà de sa narration parfois cryptique, le jeu utilise sa caméra à bon escient pour raconter l’immensité presque invraisemblable de la quête de l’héroïne et de son aigle. La caméra a en effet tendance à s’éloigner du personnage, selon les situations, en opposant l’étendue des décors à l’insignifiance de l’héroïne, toute petite, au milieu d’une île caractérisée par la démesure de ses espaces. Mais il y a aussi les sensations offertes par le mouvement, avec une fluidité qui envoûte lorsque l’on parvient enfin à maîtriser les subtilités des déplacements. Ceux-ci se font la plupart du temps en courant ou en glissades, profitant d’une accélération accentuée lorsque l’on tire avec l’arc sur des orbes qui sont disséminées au sol et dans les airs, ou bien en planant en s’accrochant à l’aigle. Fastidieux au premier abord, ces déplacements prennent tout leur sens en avançant dans l’aventure pour obtenir de nouveaux bonus de vitesse, d’endurance ou de possibilités de placer encore plus haut et plus loin avec l’aigle. Jusqu’au point où on finit par pouvoir voler sur des centaines de mètres avant de retoucher le sol, profitant en toile de fond d’une très jolie bande-originale concoctée par le compositeur de Journey et Abzû, Austin Wintory.

Enchanteur et fascinant, The Pathless marche dans les pas de ses illustres aînés et offre une aventure envoûtante où l’on reste parfois bouche bée devant la démesure de son environnement. Captivante, la narration mélange les genres et les thèmes avec un fort accent sur l’idolâtrie, racontant un monde déchu, brisé par les hommes. Si le titre séduit dans bien des domaines, à commencer par sa direction artistique, The Pathless est aussi un jeu qui a du mal à renouveler sa boucle de gameplay, restant embourbé dans une structure qui n’évolue jamais au fil des heures. C’est malgré cela une jolie expérience, mais il avait le potentiel pour faire encore mieux.

  • The Pathless est disponible depuis le 12 novembre 2020 sur PC, Mac, iOS, PlayStation 4 et PlayStation 5.
  • Une version boîte (uniquement PlayStation 5) est sortie le 8 décembre 2020 chez Just for Games en France.
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La mangaka Reiko Momochi s’est fait connaître il y a bien longtemps pour sa manière de traiter de problématiques sociales, ayant un intérêt particulier pour celles du harcèlement sexuel et du viol, des sujets rares dans le manga. On pense notamment à son anthologie sur la jeunesse publiée au début des années 2000 (Confidential Confessions aux Etats-Unis, jamais traduite en France), ainsi que Daisy – Lycéennes à Fukushima, sorti dans nos contrées en 2012. Celle qui n’a jamais cessé de mettre la lumière sur les drames sociaux est revenue récemment avec Moi aussi, un manga en deux tomes qui s’inspire de l’histoire vraie de Kaori Satō, qui s’est longuement battue pour faire reconnaître l’existence du harcèlement sexuel en entreprise. Un témoignage indispensable, dans un manga qui suscite autant d’indignation que d’espoirs, et qui résonne extrêmement fort chez nous.

Moi aussi débute ainsi sur la petite vie de Satsuki Yamaguchi, une intérimaire comme les autres qui travaille en tant qu’opératrice téléphonique dans le service client d’une grande société. Rapidement, elle est prise pour cible par son supérieur, un harceleur qui ne cesse d’abuser de son pouvoir pour profiter d’elle. La difficulté à trouver de l’aide et le refus de sa hiérarchie d’entendre parler de harcèlement la pousse rapidement à aller plus loin, vers un combat qui la dépasse.

La culture du viol au sein de l’entreprise

© Reiko Momochi / Kodansha Ltd.

L’autrice mélange la fiction à la pédagogie, en distillant des éléments qui permettent de mieux comprendre et aborder le sekuhara, le nom donné au harcèlement sexuel au Japon. Ces mécanismes sont multiples et se retrouvent malheureusement partout, évoquant ce qu’on peut entendre dans les récits des nombreuses victimes de harcèlement sexuel chez nous : la loi du silence au sein de l’entreprise, l’isolement de la victime par son bourreau, la peur d’être pointée du doigt, la mise dans une situation précaire, et bien d’autres choses qui permettent aux harceleurs de s’en tirer à moindre frais. La volonté d’informer sur les mécanismes de harcèlement et les recours contre les agresseurs permet à Reiko Momochi d’ancrer son manga dans le réel et le rattacher à une forme de biographie, de témoignage, de ce qu’a pu vivre celle dont elle s’inspire. Mais c’est aussi un moyen de donner une force inattendue à son récit, celui qui dépasse la fiction et qui lui permet de montrer que le manga peut aussi être un acte militant, dénonciateur, d’une situation de fait qui bénéficie encore de trop de clémence de la part des autorités. La dimension biographique du manga apporte beaucoup au récit, qui se rattache souvent au réel. 

L’action commence en 2005, dans un contexte économique qui de facto limite la parole des victimes : la génération de jeunes diplômés à cette époque sont touchés de plein fouet par une crise sans précédent. La bulle spéculative japonaise à la fin des années 1980 produit encore ses effets avec son explosion au cours des années 1990, jusqu’à début 2000. Le marché du travail est morne, les jeunes diplômés se battent pour des postes pour lesquels ils sont surqualifiés et perdre le poste durement acquis s’apparente à une mort sociale. C’est dans ce contexte-là que l’héroïne, Satsuki Yamaguchi, se retrouve à travailler en intérim dans un service client. La situation économique précarise un peu plus un poste d’intérimaire qui l’est par nature, l’incertitude sur l’avenir se mêle au salaire bas et la facilité, pour sa société, de la mettre à la porte. L’autrice intègre entièrement ces données économiques à son analyse de la situation, montrant à quel point le statut de précaire de Satsuki l’empêche d’envisager de prendre la parole.

Au-delà de la précarisation de la victime, la parole se voit obstruée par une culpabilité mise sur ses épaules : cela arrive à tout le monde, cette situation fait partie du métier, il faut juste sourire et trouver un moyen de ne froisser personne pour ne pas être mise en difficulté dans la suite de sa carrière. Et puis, les autres diront qu’elle l’a peut-être cherché et que son bourreau est en réalité un « séducteur ». L’image d’entreprise, où l’on espère que les employés ne feront pas de vagues, passe avant le bien-être des femmes qui y travaillent. Cet élément est particulièrement évoqué quand l’héroïne cherche de l’aide à gauche et à droite, et qu’on lui répond le plus souvent que faute de preuve matérielle, ce n’est que parole contre parole. Un mécanisme de défense des agresseurs qu’on peut observer partout au quotidien, dans les médias, où chaque témoignage d’une femme victime de harcèlement sexuel ramène des hordes de défenseurs de la présomption d’innocence, dans un légalisme exacerbé et très malvenu à l’heure d’écouter les victimes. Un légalisme qui ne profite qu’aux agresseurs. L’intelligence du manga est d’ailleurs de ne pas verser dans l’idée tenace que le bourreau est un marginal, une personne douteuse et inquiétante : le harceleur est en réalité un homme tout ce qu’il y a de plus « normal », bien placé dans sa société, apprécié par ses collègues et même considéré comme attachant et bienveillant. L’histoire de Kaori Satō, c’est finalement celle de beaucoup d’autres femmes.

L’union face aux agresseurs

© Reiko Momochi / Kodansha Ltd.

On pourrait bien reprocher au manga de ne jamais vraiment indiquer où se situe la ligne entre fiction et réalité, entre histoire inspirée et témoignage, mais l’ensemble fonctionne si bien que l’on a bien conscience qu’il serait probablement mal senti de chercher l’exactitude. En réalité, Moi aussi apparaît d’abord comme un cri d’alerte, le premier tome permettant de mettre la lumière sur une histoire, peu importe qu’elle soit fidèle à la vérité ou non, qui devrait ouvrir les yeux de tout le monde. Dans ce premier tome, l’autrice bouleverse lorsqu’elle raconte les pensées de son héroïne sur les passages de harcèlement. C’est glaçant, terrible à lire, particulièrement intense, avec une personne qui vit l’horreur avec le sentiment de ne jamais pouvoir s’en sortir. C’est ce sentiment de solitude qui isole la victime et l’empêche de se battre, de se révolter, jusqu’à ce que l’héroïne trouve un moyen de surmonter ces obstacles pour trouver de l’aide. Puis le deuxième tome embraye sur son combat, se transformant en fable judiciaire où Satsuki se retrouve confrontée à l’administration, la politique et la justice qui tentent tous de la mettre à l’écart. Mais il y a une forme d’espoir qui se dégage de cette histoire, puisque le parcours de Kaori Satō, dans la réalité, a permis de faire bouger les choses.

Il y a d’ailleurs un basculement formidable entre les deux tomes, la fin du premier sonnant comme un espoir après la résignation, à un moment où l’héroïne découvre que d’autres victimes de harcèlement existent comme elle, qu’elles sont aussi courageuses. Et c’est en se rassemblant autour d’une association qu’elles parviennent à se lancer dans une bataille judiciaire qui ne fait aucun cadeau. C’est sur cette période, au moment où l’espoir renaît, que le manga dévoile d’ailleurs tout son potentiel : les dessins sont saisissants, les expressions de ses personnages nous emportent dans leurs émotions, et c’est comme toujours très bien écrit. L’autrice couvre pourtant de nombreuses situations, le récit s’étalant sur une dizaine d’années, allant du premier harcèlement jusqu’aux conséquences juridiques et les traumatismes, mais elle s’en sort toujours à merveille et parvient à conserver cet équilibre entre le récit et la pédagogie. Non seulement on en apprend beaucoup sur le combat judiciaire, mais en plus le manga raconte très bien tout ce qui empêche encore, malheureusement, les victimes d’être écoutées et accompagnées.

Moi aussi est une lecture intense, prenante, qui doit autant à son rythme qu’à la densité des informations que l’autrice veut transmettre. La narration se mêle à la pédagogie et devient un pamphlet pour une meilleure reconnaissances des Droits des femmes, mettant en avant le combat de l’une d’elles qui, par son courage et son abnégation, a initié un nouveau mouvement au Japon. C’est parfois difficile à lire tant l’émotion est vive, mais cette lecture apparaît comme indispensable tant l’œuvre est intelligente, l’autrice Reiko Momochi célébrant à sa manière les femmes qui ont été confrontées à ces situations de harcèlement. Elle leur offre une attention touchante et salvatrice, mettant en avant leur courage, en opposition à un patriarcat profondément ancré dans une société qui, comme toutes les autres, refuse de l’admettre.

  • Moi aussi est disponible en deux tomes (série terminée) aux éditions Akata. 
  • Jusqu’au 30 avril 2021, pour chaque exemplaire du tome 2 vendu, 5% du prix est reversé à la Fédération Nationale Solidarité Femmes (FNSF) : https://www.solidaritefemmes.org/ 

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