Aux cinéphiles, Paprika évoque le film de Satoshi Kon sorti en 2006, un univers psychédélique où l’on explorait les rêves de ses personnages. Mais avant d’être ce film plébiscité, qui a marqué son époque et qui a influencé d’autres cinéastes (comme Christopher Nolan qui le citait en référence pour son Inception), Paprika était un roman. Publié en 1993, le roman est écrit par Yasutaka Tsutsui, auteur Japonais de science-fiction à qui l’on doit de très nombreuses œuvres. Si quelques-uns de ses romans ont déjà été traduits en Français, comme La Traversée du temps (1967, également adapté en film d’animation), Paprika n’avait étonnamment jamais bénéficié d’une traduction. C’est une erreur réparée, puisque Ynnis Éditions s’attaque à ce monument de la science-fiction Japonaise en sortant l’histoire en deux tomes, dont le premier est paru le 14 avril, en attendant la suite en fin d’année.

Critique réalisée à partir d’un exemplaire envoyé par l’éditeur.

Paprika raconte l’histoire de Atsuko Chiba, une psychothérapeute réputée, en lice pour le prochain prix Nobel. Mais cela suscite des jalousies et une guerre de pouvoir au sein de l’institut où elle exerce. À tel point que des événements étranges commencent à s’y dérouler, faisant risquer des révélations sur ses activités nocturnes. En effet le soir elle devient Paprika, son alter ego qui explore les rêves de ses patients (exclusivement des hommes) pour mieux les soigner.

Alter ego

Maître de l’animation Japonaise, Satoshi Kon a avait déjà connu un succès retentissant avec une première adaptation d’un autre roman, Perfect Blue. Un exploit réédité quelques années plus tard avec son adaptation de Paprika, qui donnait vie à l’œuvre de Yasutaka Tsutsui. Et c’est ce qui nous intéresse aujourd’hui, puisque sans s’attarder sur les qualités déjà bien connues du film, c’est celles du roman qui sont à l’ordre du jour. Un roman jamais édité en France, jusqu’à cette année, donnant enfin l’occasion de nous plonger dans l’une des œuvres les plus populaires du romancier Japonais. Et disons le de suite, on n’est pas déçus du voyage. Allant bien plus loin que le film, le livre s’intéresse profondément à chacun de ces curieux personnages, tous affublés d’une caractéristique qui a tendance à les rendre pathétiques. Du thérapeute au physique « disgracieux » (avec une grossophobie latente, on ne va pas se le cacher) et à la personnalité enfantine, au sous-directeur qui se prend pour un séducteur en cachant son complexe d’infériorité, la formidable galerie de personnages imaginée par Yasutaka Tsutsui nous emmène dans un institut assez improbable. Les scientifiques y utilisent des machines capables d’observer les rêves des patients, les reproduisant sur des écrans, avec même l’opportunité de s’y infiltrer pour vivre les rêves en leur compagnie. Dans ce monde imaginaire, de telles procédures sont utilisées pour traiter névroses, dépressions et autre schizophrénies, offrant à l’une de ses créatrices, l’héroïne du bouquin Atsuko Chiba, une bonne chance pour le prochain prix Nobel. Mais ce qui fait le sel du livre, c’est les luttes internes que de telles découvertes peuvent provoquer au sein de l’institut, entre les nombreux sous-directeurs qui se voient calife à la place du calife et les pratiques de Paprika, l’alter ego de Atsuko, qui soigne quelques patients « VIP » en explorant leurs rêves. Si son identité reste secrète pour la plupart des gens, c’est parce que ses patients sont essentiellement des personnalités publiques qui ont tout à perdre si on apprenait qu’elles ont besoin d’un quelconque soutien psychologique. Alors les choses partent dans tous les sens, avec Paprika/Atsuko coincée au milieu du capharnaüm que devient l’institut, et rapidement les choses prennent une tournure plus mystérieuse, à la limite du thriller. Et c’est là qu’excelle l’auteur.

Les dialogues sont ciselés et profitent d’une traduction française d’excellente qualité, les personnages échangent sans cesse et multiplient les sarcasmes, les petites piques lancées ici et là autour de faux-semblants qui permettent à chacun·e de dissimuler ses véritables intentions. On prend un plaisir terrible à découvrir ces nombreuses personnalités, et encore un peu plus avec l’héroïne qui elle-même incarne deux personnages complètement différents. Atsuko est une scientifique renommée, respectée, au professionnalisme sans limite. Le soir, elle est Atsuko, sorte de pseudo-femme fatale à l’allure plus jeune, qui séduit autant ses patients qu’elle leur apporte le traitement dont ils ont besoin. Il y a beaucoup de belles idées autour du personnage, notamment sur cette manière de s’approprier les codes de la femme fatale, ce qui donne une envergure intéressante au personnage. Paprika est aussi rassurante qu’inquiétante, rendant le roman encore plus perturbant. Et cela passe évidemment par la qualité de l’écriture, chaque événement en apparence sans intérêt est raconté avec une ironie assez géniale, où le pathétique de certains personnages donne une humanité savoureuse au roman. D’autant plus que Yasutaka Tsutsui, même s’il adore divaguer dans Paprika et se perdre dans des détails, ne perd jamais de vue le rythme de son histoire qu’il mène plutôt bien, à tel point que les quelques pages finissent par tourner d’elles-mêmes avec l’envie d’en lire encore plus.

Le sens des mots

Il y a toujours quelque chose de mystérieux, d’inquiétant en suspens, dans une histoire qui mêle la science-fiction au fantastique, avec ses rêves psychédéliques et souvent déstabilisants. Des animaux aux têtes d’humains, des pastiches de films connus, des scènes d’horreur, les rêves sont un moyen pour l’auteur d’amener son histoire sur des terrains inattendus. Et c’est un mélange qui se laisse lire avec un plaisir non dissimulé. Il y a toujours une irrémédiable envie de lire la suite tant l’histoire accroche et passionne, et ce sera d’autant plus difficile d’attendre le second et dernier tome qui ne sortira qu’en fin d’année. Il y a pourtant quelques éléments qui font tiquer avec quelques relents de sexisme, tant dans la caractérisation de Paprika que dans la mise en scène de ce qu’il lui arrive. Le pire étant un chapitre en particulier, où une expérience traumatisante est terriblement dérangeante tant dans la manière de la raconter que dans ses conséquences immédiates. Ce passage n’est franchement pas brillant, mais il n’occupe heureusement qu’une petite partie du roman.

L’histoire de Yasutaka Tsutsui offre une plongée passionnante dans un monde fait de science-fiction et de psychanalyse. S’il est daté sur quelques concepts et idées, Paprika n’en reste pas moins un thriller captivant qui manie avec aisance une galerie de personnages surprenante, arpentant différents genres grâce à leurs personnalités étonnantes et leurs rêves psychédéliques. Il y a quelque chose d’hypnotisant dans ce roman, quelque chose qui nous pousse à lire la suite avec une curiosité presque malsaine pour la prochaine scène qui va raconter les tréfonds de l’âme d’un patient à la vie bouleversée. C’est un grand roman, et c’est un plaisir de le voir enfin arriver avec une excellente traduction française.

  • Le tome 1 de Paprika est sorti le 14 avril 2021 chez Ynnis Éditions.
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L’horreur est un genre qui a toujours eu un franc succès depuis des décennies, comme en témoignent les nombreux films des années 80 à 90, ou même ceux de notre époque actuelle. Un genre qui est toujours en plein essor aujourd’hui : en attestent des œuvres aussi différentes qu’un poétiquement sinistre Orphelinat, une série de folk-horror comme The Third Day ou un jeu vidéo énigmatique tel que Little Nightmares II. C’est sur l’idée d’offrir un espace dédié aux comics et bandes dessinées horrifiques dans cette vague que Joe Hill a décidé de créer son propre label, Hill House Comics. C’est l’un de ses propres comics qui ouvre le bal de la traduction de la collection en France, avec Basketful of Heads. L’auteur (par ailleurs le fils de Stephen King) est d’ailleurs loin d’être à son premier coup d’essai, puisqu’il est déjà connu pour la série de comics Locke & Key et de romans comme Nosfera2 et Cornes.

Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire numérique par l’éditeur.

Un petit chaperon jaune à Brody Island, Maine

© DC Comics Black Label 2020 – © Urban Comics 2021 – © Joe Hill, Leomac

La première page d’introduction de Basketful of Heads se déroule sous une pluie battante, sur un pont. Un automobiliste s’arrête à côté d’une silhouette encapuchonnée d’un imperméable jaune portant d’une main une hache viking, de l’autre, un panier recouvert d’un drapeau américain. Le conducteur pose une question bien innocente : qu’est-ce qu’une jeune fille fait seule par un temps pareil ? Et que contient son panier ? Ainsi commencent les premières interrogations de l’histoire en guise de mise en bouche, avant de retourner en arrière pour commencer le véritable récit.

En 1983, June Branch, notre héroïne, est venue passer du temps avec son petit ami Liam, engagé comme flic saisonnier à Brody Island. Les couleurs, servies par le crayon de Leomacs, sont chaudes et lumineuses, comme pour illustrer ces étés qui n’ont pas de fin. Le timbre des dialogues sont d’ailleurs bien ancrés dans cette époque, avec un humour propre aux années 80, et des personnages dans le même ton. June est une jeune fille audacieuse, polie, parfois un peu superficielle, mais avec un bon fond, presque un cliché des blondes des films d’horreur qui se font tuer dès les premières minutes. Liam, lui, n’est qu’un apprenti flic, mais droit dans ses bottes, sérieux et honnête.

L’été idyllique se voit cependant vite perturbé par la fuite de quatre prisonniers faisant des travaux de réinsertion. Le chef de police envoie Liam dans sa maison, le temps de les retrouver, pour être sûr que quelqu’un de fiable puisse veiller sur sa famille. Or, alors que Liam et June veillent durant la nuit, c’est bien là-bas que les prisonniers vont décider de se rendre. En essayant de se cacher, June récupère au passage une hache viking, l’une des nombreuses antiquités collectionnées par le maître des lieux. C’est en se défendant – et décapitant – un des agresseurs qu’elle se rend alors compte que la tête du criminel est encore vivante. Ce n’est que le début des péripéties de notre héroïne, qui va partir à la recherche de son bien-aimé et retrouver, un à un, les différents prisonniers échappés… Et si des têtes tombent, cela ne les empêchera vraiment pas de continuer à parler.

 

Un slasher hommage aux années 80

Diverses influences se ressentent à la lecture de Basketful of Heads. Si, évidemment, l’imperméable jaune de June ne sera pas sans rappeler aux joueurs et joueuses de jeux vidéo une autre héroïne sans pitié évoluant dans une atmosphère angoissante (hello, Six!), le personnage du comics évoque aussi le petit chaperon rouge avec son panier. Mais pas uniquement avec ce simple objet : également parce qu’elle se retrouve confrontée à la cruauté et duplicité des hommes autour d’elle. Les meurtres pour se défendre entament l’enfance de June, jeune fille à peine adulte, dans sa quête pour sauver son petit ami, inversant les rôles habituels des contes de fées. Cependant, cela ne l’empêche pas de conserver par moments une naïveté et une sincérité touchantes, puisqu’elle continue à prendre relativement soin des têtes qu’elle sème sur son passage.

© DC Comics Black Label 2020 – © Urban Comics 2021 – © Joe Hill, Leomac

L’héroïne de Basketful of Heads, comme certains personnages féminins du genre horrifique, se révèle aussi plus complexe et plus attachante qu’il n’y paraît au début. Loin de la fille superficielle et apeurée qu’on aurait supposer, c’est elle qui va prendre les choses en main pour mener l’intrigue, n’hésitant jamais à se défendre, ni à faire preuve d’humour avec nombre de blagues sur les têtes et membres coupés. Le style du dessin, résolument ancré dans le style des comics des années 80 – et qui ne plaît pas forcément au premier abord – accompagne cette évolution de l’héroïne avec intelligence. De la lumière et de la sensualité de l’héroïne dans les premières pages, à partir de l’invasion domestique, on passe à des couleurs bleues plus grises et sombres, basculant vers l’horreur qui va faire toute la saveur du comics.

En lisant le récit, on pense aussi à des films comme Evil Dead, avec des choix de cadrage dans les cases presque cinématographique. Car le récit se vaut aussi dynamique que décomplexé, sanglant que ponctué d’humour noir, dans un ton qui respire les années 80. Une inspiration définitivement assumée, comme le prouvent les annonces des numéros suivantes du comics à chaque fin d’épisode, avec un encrage rappelant les pulps de l’époque. Sans temps mort ni pause, les péripéties de June s’enchaînent, entraînant révélation sur révélation, dessinant en filigrane une société américaine où la corruption se trouve en chacun des personnages masculins qu’elle croise, dessinant des vices et des thèmes encore d’actualité. Le drapeau américain déchiré ne recouvre pas le panier de têtes de June pour rien…

Le côté surnaturel de l’histoire, avec cette hache viking coupant des têtes qui restent vivantes, n’est pas véritablement expliqué, mais ne peut que faire penser à Mimir, dieu nordique de la sagesse décapité et dont la tête continue à parler grâce à Odin. June est loin d’être la pire personne qui aurait pu récupérer cet objet magique : elle progresse des vestiges de l’innocence vers une assurance plus adulte et plus raisonnée. Une évolution qui l’amènera à un choix final reflétant sa vision plus éclairée du monde après l’enfer qu’elle aura traversé, au bout d’une longue nuit d’horreur.

Adeptes de l’ambiance des années 80, des aventures décomplexées et entraînantes, Basketful of Heads est une belle découverte même si elle n’est pas renversante, affirmant son côté mauvais genre et lecture coupable, désireux de faire frissonner. Un très bon choix de lecture pour plonger dans un récit horrifique jouant avec les stéréotypes du genre, porté par une héroïne indépendante et forte tête comme Joe Hill sait si bien en écrire.

« Je désirais lancer une collection de bandes dessinées qui porterait au plus haut toute la richesse que recèle ce genre d’histoires, espérant y attirer les talents les plus rafraîchissants et enthousiastes qu’on puisse trouver, qu’ils soient issus des comics ou d’autres domaines d’expression. […] Nos chiens de guerre s’ébattront librement en conclusion de chaque numéro estampillé Hill House Comics. Songez-y comme un succulent petit caramel au beurre salé à savourer après le plat principal – si tant est que vos caramels soient en fait des globes oculaires enrobés de chocolat. » (Joe Hill en postface du comics)

© DC Comics Black Label 2020 – © Urban Comics 2021 – © Joe Hill, Leomac

  • Basketful of Heads est disponible en librairie depuis le 2 avril 2021 aux éditions Urban Comics, collection DC Black Labels.
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Il est de ces œuvres qui intriguent au premier regard. Qui attirent, alors qu’on ne sait encore rien d’elles. Elles viennent provoquer chez nous une sorte d’intuition, d’un simple regard sur une couverture ou un trailer. « Aucune idée de ce que c’est, mais ça risque fort d’être intéressant », voilà ce que je me suis dit lorsque nous avons eu l’occasion de lire Ama, le souffle des femmes, de Franck Manguin (auteur et scénariste) et Cécile Becq (illustratrice). Une aura que je n’ai pas été le seul à ressentir, car c’est en binôme avec Hauntya que je vais avoir l’insigne honneur de vous parler de cette bande dessinée.

Spoiler alert : Nous n’avons que du bien à en dire.

À la découverte de racines inconnues

À la fin des années 60, au Japon, Nagisa arrive sur l’île d’Hegura et s’installe chez sa tante Isoé. Habituée à la vie citadine de Tokyo, la jeune femme découvre sur l’île les Ama, ces femmes qui plongent en apnée, nues, pour récupérer des ormeaux et les vendre. Ce sont elles qui dirigent la vie sur Hegura, défendant des traditions ancestrales face à la modernité qui tente de s’immiscer sur l’île. Un savoir-faire que la timide Nagisa va devoir apprendre si elle veut être acceptée sur cette île.

En effet, lorsque Nagisa arrive sur Hegura, elle n’est rien de plus que « la fille de ». Elle incarne pour sa tante et les autres habitants de l’île le souvenir de sa mère, elle aussi illustre Ama, mais surtout traîtresse aux traditions, elle qui a pris le large avec un étranger; qui est partie pour la ville, abandonnant sa famille, et sa culture. Nagisa doit alors faire face à une double pression : à celle venant de l’île, aussi lourde que l’amertume de ses habitants, vient s’ajouter au fardeau qu’elle amène déjà avec elle, qui a joué un rôle déterminant dans son exil.

Mais Nagisa est une battante. Et, bien décidée à mener de front toutes les batailles qu’elle aura à livrer, elle nous embarque dans une histoire longue de plusieurs années, à la découverte d’un monde caché dans l’ombre de l’urbanisation galopante des trente glorieuses.

© Ama – le souffle des femmes, Sarbacane, 2020.

Car le premier élément qui m’a fait rentrer dans l’œuvre est le plaisir de la découverte d’une culture traditionnelle qui nous est inconnue. Même en tant qu’amateur de culture japonaise, je n’avais jamais jusqu’à lors entendu parler des Ama, alors que tout dans leur vie rustique, leur caractère bien trempé et leur ardeur à la tâche inspirent respect et admiration, tout en illustrant à merveille toute une foule de thèmes extrêmement modernes, que nous ne manquerons pas d’aborder.

Dès les premières pages l’œuvre nous invite au voyage avec un procédé graphique simple. Le parti pris esthétique de la bande-dessinée de jouer uniquement autour des nuances de bleu et de jaune m’a, avec le recul, paru extrêmement signifiant. Sur Hegura, tout fonctionne au rythme du bleu. Le bleu de la mer, le bleu du ciel. Un bleu qu’on peut assimiler à cette lenteur toute japonaise qui fait reconsidérer chaque détail du quotidien. Une connexion à la nature omniprésente, qui nous emporte avec elle et nous immerge littéralement dans le quotidien de ces femmes et de ces hommes. Comme si nous avions toujours été là. Ce qui nous permet d’aborder avec un œil d’autant plus bienveillant les nombreux sujets abordés par Franck Manguin et Cécile Becq.

La résistance des traditions face à l’inexorable progrès

Cet aspect méconnu de la civilisation japonaise illustre, comme souvent dans les récits de ce pays, une confrontation entre la tradition et la modernité. Les Ama pêchent en apnée, seules, sans aucune autre aide que celle de l’homme qui les remonte à la surface une fois le coquillage trouvé. Elles mettent en œuvre des savoir-faire et des techniques ancestraux propres aux Ama, que ce soit pour retenir leur respiration, ou bien pour garder un équilibre vertueux et harmonieux avec la nature. Le nombre de coquillages qu’elles ramassent ne dépasse pas un certain seuil, justement parce qu’elles n’utilisent pas des moyens de pêche industriels. C’est tout le contraire des navires de pêches qui arrivent parfois autour de l’île, et de l’avancée moderne proposée par la vente de combinaisons de plongée. Ces dernières illustrent une pêche massive, irrespectueuse d’un écosystème propre aux Ama et au milieu marin dont elles vivent depuis toujours, mais aussi l’avancée inexorable du temps, des apprentissages traditionnels qui peuvent finir par se perdre.

Ce conflit entre l’urbanisation et la tradition se retrouve dans d’autres axes du récit. Les Ama ne voient pas d’un bon oeil l’arrivée de Nagisa, considérée au départ comme une tokyoïte prétentieuse et aux manières trop policées, incapable de s’ouvrir aux coutumes plus rudes et affirmées des pêcheuses de l’île. Elle représente aussi, dans leur esprit, la fuite des jeunes habitants de l’île vers la ville, peu envieux de se soumettre à des traditions exigeantes et préférant donc un milieu urbain plus agréable, plus confortable, occasionnant une véritable fracture des générations. Les actes passés des parents occasionnent d’ailleurs un véritable poids sur l’héroïne : la mère de Nagisa ayant quitté l’île pour se marier alors qu’elle était une Ama, cette trahison est injustement reprochée à sa fille. L’honneur familial est une thématique qui parcourt toute la bande dessinée, mettant l’accent sur les relations conflictuelles ou aimantes entre différents membres d’une même famille. Nagisa reprend le travail de sa mère et en même temps le flambeau des Ama, tandis qu’elle tisse avec sa tante Isoé un profond lien de confiance, comme pour réparer les ruptures passées.

© Ama – le souffle des femmes, Sarbacane, 2020.

L’exode urbain d’Hegura peut être motivé pour plusieurs raisons – un travail mieux rémunéré, une relation amoureuse qui entraîne hors de l’île – mais qui se ressent chez les Ama comme une perte de leur identité et de leur communauté. Pourtant, cela n’empêche pas certaines personnes de naviguer entre ces deux mondes, comme l’étudiant en ornithologie venu examiner la faune de l’île, ou Nagisa, qui démontre avec détermination qu’elle peut être elle aussi une Ama malgré son ancienne vie citadine. Elle découvre dans cette île une sérénité et une paix qu’il lui était impossible de trouver dans le rythme effréné d’un Tokyo en plein essor, entre nouvelles constructions et arrivée des Jeux Olympiques. Hegura offre une chance à l’héroïne de trouver sa place dans la société, et de se retrouver, comme le suggèrent ces scènes où elle nage dans la mer, libérée de toute contrainte, libre d’être elle-même et sans jugement.

On ressent au fil des pages toutes les difficultés éprouvées par les habitants d’Hegura à se situer au milieu de tous ces changements. Le progrès constitue à la fois une main tendue vers le futur, mais menace de briser le lien avec le passé, ces traditions, ces techniques transmises entre femmes, toute la richesse d’une culture qui pourrait être perdue. Des questionnements qui n’épargnent pas non plus Nagisa, qui d’une certaine manière les porte en elle. Faut-il lutter pour garder intacte son identité ? Faut-il abandonner ce qui nous a un jour défini pour embrasser un futur plein de promesses ? N’y aurait-il pas une troisième voie permettant de concilier les deux camps ?

La femme, comme un phare et comme un rempart

On peut difficilement parler d’Ama sans dire à quel point l’œuvre fait écho aux thématiques actuelles relatives à la place des femmes dans la société. D’abord à travers les Ama elles-mêmes, qui forment une société matriarcale, où les hommes sont relégués au second plan. Elles qui pêchent, qui ramènent l’argent et la subsistance au foyer. Elles qui n’hésitent pas à s’amuser, à faire la fête, à séduire. Elles qui, à nos yeux de 2021, ont pris fièrement possession de leur corps, et revendiquent leur nudité et leur usure après des années à plonger quotidiennement. Ce sont elles qui ont entre leurs mains le futur de l’île, ainsi que le futur de Nagisa, qui est venue trouver asile auprès d’elles.

Car les raisons de la venue de Nagisa sur Hegura ont tout à voir avec les mœurs de l’époque, qui, bien qu’elles aient grandement évolué en cinquante ans dans les pays dits « développés », résonnent encore aujourd’hui, à une époque où bien des États opèrent des retours en arrière dramatiques sur les droits des femmes. Nagisa, exclue de son foyer pour avoir jeté le déshonneur sur sa famille, représente toujours toute une partie des femmes de ce monde. Et son inclusion au sein de la sororité des Ama sera une occasion pour elle de reprendre confiance en elle, avant de pouvoir se consacrer pleinement à son avenir. Car Nagisa cherche sa place. Elle poursuit cette quête universelle durant tout l’album. Et à travers elle, c’est toute une partie de l’Humanité qui s’interroge, qui se demande quel est son rôle, et s’il ne faudrait pas soi-même construire le futur qui lui correspond. Car même auprès des Ama, dans un chemin librement choisi, des impératifs sociaux pèsent, comme si toute liberté n’était pas entièrement acquise, comme elle l’est encore aujourd’hui pour les femmes. Un combat d’où résulte cette troisième voie, tracée par Nagisa dans une sensation de doux-amer déchirant, mais dans laquelle elle finit par trouver une forme de paix, peut-être imparfaite, mais qu’elle a entièrement décidée. Qu’aurions-nous fait à la place de Nagisa, tiraillée entre deux vies, deux communautés, dans lesquelles elle ne peut pleinement trouver sa place ? Entre le souhait de renouer avec ses racines et celui de vivre une existence indépendante, insoumise à toute autorité ?

Ama, le souffle des femmes est un récit aussi dépaysant que contemporain, aussi singulier qu’universel. Du genre qui vient résonner en nous sur tous les plans. Qui nous touche au cœur et nous invite à songer aux chemins que l’on se choisit. Tant par ses paysages, son humanité et ses messages, l’œuvre nous emporte autant qu’elle nous fait réfléchir. Nous instruit autant qu’elle nous élève.

© Ama – le souffle des femmes, Sarbacane, 2020.

  • Ama – le souffle des femmes est parue le 27 mai 2020 aux éditions Sarbacane et est disponible en librairie. Elle a obtenu le Prix Pépite d’Or de la Bande dessinée du Salon du Livre et de la Presse jeunesse de Montreuil 2020.

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Bienvenue dans ce troisième épisode de la Rébliothèque !

Dans cette émission consacrée à la littérature, J’avais prévu à un moment où a un autre d’aborder les œuvres dites « de l’imaginaire », appellation qui regroupe par exemple les genres de la fantasy ou de la science-fiction. Pour cet épisode j’ai donc le plaisir de vous parler d’un recueil de nouvelles de fantasy qui m’a récemment impressionné : Janua Vera, de Jean-Philippe Jaworski.

J’espère que cette proposition va vous plaire, et surtout qu’elle vous donnera envie de lire !

Bonne écoute, et à très bientôt !

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Jeune mangaka, Shinji Mito fait partie d’une nouvelle génération qui apportent des idées neuves à un medium qui ne cesse de se renouveler. Récompensé en 2015 lors d’un concours pour jeunes talents aux éditions Kodansha, Shinji Mito a finalement décroché entre 2019 et 2020 sa première série régulière avec Alma dans le Weekly Young Jump. Manga de science-fiction en quatre tomes, le mangaka y dévoile un univers fait d’androïdes alors que l’humanité semble avoir été décimée, avec un jeune garçon bien décidé à trouver un jour d’autres humains comme lui. Célébré pour sa finesse, le manga sort enfin dans nos contrées aux éditions Panini Manga.

Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Au milieu des décombres dans une Europe de l’Est décimée comme le reste de la Terre se trouve Ray. Garçon insouciant né bien après l’apocalypse, il n’a qu’un seul objectif : trouver, avec son amie Trice, d’autres humains. Mais difficile d’imaginer trouver d’autres personnes encore en vie dans un monde qui semble figé par le temps.

Solitude d’un survivant

Le monde d’Alma est fait de terres désolées, de villes en ruines et du sentiment d’être perdu au milieu de zones complètement mortes. En dehors de Ray, le héros, Trice, son amie, et Lambda, une étrange créature, pas âme qui vive à l’horizon. Les animaux ne sont plus, les humains ont disparu, et avec eux toute forme d’espoir pour reconstruire des villes qui semblent avoir traversé d’horribles guerres. Finalement assez classique dans l’approche du post-apocalyptique, le manga recherche tout de même une forme d’originalité dans son contexte, avec un héros qui est né après la catastrophe (dont on ne sait rien) et qui a grandi du côté de l’Europe de l’Est. L’action commence sur l’ancienne Istanbul et se déporte, au fil des explorations du héros, vers Bucarest, traversant d’innombrables lieux qui n’inspirent que tristesse et solitude. Ce sentiment de solitude est d’ailleurs central à l’histoire imaginée par Shinji Mito, avec notamment un chapitre absolument déchirant qui est pleinement consacré à cette thématique. Une justesse d’écriture et un découpage habile permettent de renforcer ce sentiment en voyant un héros isolé, seul, face à un monde gigantesque, figé dans le temps et dénué de toute forme de vie. Fort dans ses thématiques, Alma est une véritable surprise tant l’auteur utilise habilement ses multiples références, allant du manga, jusqu’à la littérature occidentale.

Parce que ses idées sont multiples en abordant autant le transhumanisme que l’écologie et le dérèglement climatique, le tout avec ses androïdes dotés de conscience qui s’interrogent sur leur nature. Un peu comme si ces robots sortaient tout droit d’un roman de Philip K. Dick, que Shinji Mito convoque à sa manière. Il serait toutefois dommage de réduire Alma à ses références tant son auteur place son univers avec précision et malice, opposant aux moments les plus douloureux quelques scènes empreintes d’humour. Une dérision qui n’est jamais de trop pour rappeler l’innocence de son héros, alors qu’il est amené à traverser des situations difficiles, en quête d’explications sur un monde qu’il ne comprend pas. Le même soin est d’ailleurs apporté aux androïdes qui peuplent ce monde, alors que le mangaka joue sans cesse sur l’ambiguïté de leurs caractères et sur les trois lois de la robotique d’Asimov qui, comme bon nombre de récits de science-fiction, sont bien présentes.

La beauté du post-apocalyptique

ALMA © 2019 by Shinji Mito / SHUEISHA Inc.

On pourrait opposer à Alma une certaine forme de lassitude face à une énième œuvre de science-fiction qui aborde la robotique sous le même angle, avec son lot de questionnements sur la capacité des androïdes à penser et à rêver. Mais là où Shinji Mito est particulièrement malin, c’est qu’il propose à ses lecteur·ice·s de se mettre dans la peau d’un héros qui découvre avec elleux l’état de son monde. Jamais plus malin que les autres, avec une innocence particulièrement touchante, face à des dangers et des peurs qui sonnent terriblement justes au moment où l’idée de voir nos modes de vie bouleversés n’est plus vraiment de la science-fiction. Notamment en matière d’écologie, que le manga suggère brièvement en parlant de conditions climatiques invivables pour l’humanité. Ce qui ressort de ce premier tome, c’est la finesse avec laquelle Shinji Mito aborde ces multiples questions, en picorant ses références ici et là sans manquer d’imposer son propre univers.

Un univers qui s’exprime aussi et surtout du côté visuel avec des dessins particulièrement impressionnants. Quelques plans de ce monde sans vie sont somptueux avec un univers fait de villes détruites, d’androïdes qui évoquent Gunnm et de plaines enneigées où le héros est plus seul que jamais. C’est une très grande force pour un manga qui excelle par ailleurs en matière de scènes d’action, notamment celles qui mettent en scène les androïdes, même si l’essentiel du manga n’est pas là du tout.

Shinji Mito a trouvé un superbe équilibre entre l’action et la quête d’humanité de son héros pour un premier tome qui séduit autant qu’il intrigue. Il pourrait prendre une tournure plus politique dans les prochains tomes, notamment sur la recherche et la découverte de ce qu’il s’est réellement passé, mais ce qui plaît avant tout c’est la simplicité avec laquelle l’auteur aborde des questions qui se poseront à l’avenir pour l’humanité. Entre transhumanisme et questionnements sur ce qu’est être humain, Alma rejoint une longue liste d’œuvres de science-fiction qui utilisent avec brio des concepts autrefois abstraits, et désormais plus réels que jamais.

  • Le tome 1 de Alma est sorti le 7 avril 2021 aux éditions Panini Manga.
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En fin d’année dernière sortait le jeu vidéo Marvel’s Spider-Man : Miles Morales, à la fois sur PS4 et PS5. Porte-étendard des consoles de Sony, leur univers Spider-Man s’était déjà décliné en comics avec une série adaptée des événements du jeu, surfant sur la popularité d’un titre qui rendait un bel hommage au héros créé en 1962. Cette fois-ci c’est sur le terrain du roman que s’aventure l’homme-araignée, avec une préquelle du jeu écrite par l’autrice Américaine Brittney Morris, sortie dans nos contrées il y a quelques jours aux éditions Ynnis.

Critique écrite suite à l’envoi d’un exemplaire du livre par l’éditeur.

Suite à la mort tragique de son père, Miles Morales quitte Brooklyn et déménage dans le quartier de Spanish Harlem avec sa mère. Un lieu bien différent de celui où il a grandi, un lieu qu’il doit s’approprier alors que lui et sa famille sont toujours en deuil. Une vie personnelle qu’il doit toutefois conjuguer avec sa vie de super-héros, puisqu’il est sous l’aile de Peter Parker depuis que lui aussi, il est devenu un « autre » Spider-Man.

Un grand bouleversement

Personnage désormais bien connu du grand public grâce au film Spider-Man : New Generation (Into the Spider-verse), l’histoire du jeune Spider-Man se conjugue au présent. Plus encore que Peter Parker, le Spider-Man que l’on connaît tous, qui incarnait en son temps d’autres questions (voir Spider-Man : L’histoire d’une vie), Miles Morales est le représentant d’une nouvelle génération qui porte avec elle des idées et des obstacles de notre époque. Avec un accent de roman young adultBrittney Morris nous raconte son histoire à la première personne, dans la peau du héros, qui débarque à Spanish Harlem -là où commence le jeu vidéo sorti l’année dernière-, dans un lieu où il doit tout réapprendre. En deuil suite à la mort de son père, Miles s’approprie peu à peu un nouveau quartier, comme un symbole d’un nouveau départ. Mais inévitablement cette épreuve passe aussi par un affrontement avec un nouvel ennemi, une sorte d’humanoïde volant, qu’il surnomme avec malice le « Pigeon » et fasse auquel il doit affirmer son rôle de Spider-Man. Mais le récit à la première personne recherche avant tout l’identification au héros, et cela passe essentiellement par ses pensées et ses craintes, celles d’un ado dépassé par sa vie. Plus que l’affrontement avec un nouvel ennemi, ressort narratif éculé dans les histoires de super-héros qui découvrent leurs pouvoirs, l’autrice brille lorsqu’elle aborde le quotidien de Miles. Sa relation avec sa mère et sa grand-mère, son amitié sans faille avec son meilleur ami, mais également les nombreux obstacles qui se dressent sur sa quête d’identité.

Car Miles est dépeint comme un jeune de son époque, de sa communauté, confronté à un racisme systémique et au rejet. Il y a d’ailleurs une scène très forte où il est pris à tort pour un voleur, mais aussi de très belles idées et paroles lancées autour de la conception de l’identité. Cela est encore plus réussi lorsque Brittney Morris aborde la diversité des cultures de Miles Morales, lui qui se partage entre un héritage Afro-Américain par son père et Latino par sa mère. Alors les questionnements sont nombreux, mais ce qui frappe c’est la remise en cause de son statut. Héros porté aux nues avec son masque de Spider-Man, il est au contraire la cible de tous les soupçons lorsqu’il n’a plus son masque, et qu’il n’est qu’un lycéen noir que certains pointent du doigt. Cela occasionne quelques scènes fortes, mais aussi des dialogues assez intéressants entre Miles Morales et Peter Parker, où les deux s’aperçoivent qu’ils ne partagent pas la même expérience et que Peter, quand bien même il a traversé bon nombre d’épreuves, n’a jamais été exposé aux mêmes difficultés que Miles. Alors peut-être qu’on aurait aimé que le roman passe un peu plus de temps sur ces sujets-là et qu’il ne se perde pas aussi vite dans un affrontement plus classique entre héros et vilain, mais il faut bien noter que Brittney Morris utilise plutôt bien l’histoire et le caractère de Miles Morales pour raconter une histoire très ancrée dans l’actualité.

Les petits combats font les grands héros

D’autant plus que le roman reste accessible : c’est frais, écrit de manière plutôt simple (et malheureusement aussi simpliste), on est face à un récit qui se veut léger malgré la violence de certains thèmes abordés. C’est un livre qui s’adresse à la jeunesse et qui réduit la distance entre le super-héros et son public, faisant de Miles Morales le protagoniste de l’histoire d’une génération : il incarne ses peurs et ses défis. Dommage toutefois que l’autrice prenne pour acquis que tout le monde a déjà joué au jeu Marvel’s Spider-Man (sorti en 2018 sur PS4), puisqu’elle en reprend quelques éléments narratifs sans vraiment les expliquer, risquant de laisser sur la touche quelques lecteur·ice·s qui pourraient être tenté·e·s de découvrir Spider-Man à la sauce young adult. Sans pour autant remettre en cause l’accessibilité du roman, cela peut créer quelques interrogations, d’autant plus que de manière très paradoxale l’histoire s’affranchit parfois de son statut de « préquelle » au jeu Marvel’s Spider-Man : Miles Morales (sorti fin 2021 sur PS4 et PS5) en prenant des libertés sur certains événements, à commencer par l’état de Miles Morales à la fin du roman (là où est censé commencer le jeu).

Plus que dans l’imaginaire des super-héro·ine·s, c’est quand Brittney Morris raconte l’histoire d’un jeune d’aujourd’hui que son roman fonctionne très bien. Miles Morales est un super protagoniste pour imaginer ce type de récit, entre figure de héros et symbole des dérives que l’on observe malheureusement quotidiennement, avec le racisme systémique qui frappe de plein fouet cet ado qui, avec un masque, devient pourtant le héros de tous. Plus généralement, l’autrice propose une œuvre sympathique et une manière atypique de (re)découvrir un personnage que l’on a plus l’habitude de lire dans des comics.

  • Spider-Man : Miles Morales – Dans l’ombre du vautour de Brittney Morris est disponible depuis le 7 avril aux éditions Ynnis. 
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C’est en 2008 que parut L’Orphelinat, un film espagnol réalisé par Juan Antonio Bayona et produit par Guillermo Del Toro. Je ne saurais dire quand je le découvris pour la première fois. Il y a bien des années, sans doute. Au reste, le souvenir demeure impérissable, pareil à une inscription qu’on aurait pris soin de graver sur l’une des tapisseries de ma mémoire. Je vivais probablement encore dans le domicile familial ; je n’étais donc pas seule. Pourtant, certaines scènes me glacèrent le sang. Elles m’épouvantèrent, du moins jusqu’au dénouement du film, qui modifia drastiquement mon ressenti. J’ai peu revu ce long-métrage au fil des années. Je le retrouve néanmoins toujours avec le frémissement d’un plaisir macabre. L’Orphelinat est de ces films qui effraient, peut-être la première fois, avant d’incruster en vous une inénarrable tristesse. Mais ce n’est pas tout. On se surprend à lancer un nouveau visionnage, afin d’explorer ce dédale baroque une fois de plus, dans l’espoir de trouver un indice supplémentaire. La solution à l’énigme. C’est un parcours que je souhaiterais aujourd’hui entreprendre avec vous.

Laura (Belén Rueda), accompagnée de son mari et de son fils de 7 ans, Simon (Roger Princep), revient habiter l’orphelinat, dans lequel elle a passé son enfance. Très vite, Simon apprivoise sa nouvelle maison et commence à se livrer à des jeux étranges. Laura se laisse alors aspirer dans l’univers de Simon, persuadée que l’orphelinat recèle un mystère longtemps refoulé. Mais bientôt, Simon disparaît…

Un jeu de piste sinueux

La première scène de L’Orphelinat © 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

Le synopsis de L’Orphelinat semble classique, mais il est transcendé par des rebondissements insoupçonnés ainsi qu’un sens de l’esthétique vétilleux. J’ai une affection profonde pour les films qui tentent de raconter une histoire de manière méta. Dans Le Prestige (Christopher Nolan), les personnages sont obsédés par l’idée de réaliser le tour de magie parfait, qui se constituerait des trois étapes suivantes : la promesse, le revirement ainsi qu’un prestige sans pareil. Or, il s’agit de la structure même employée par le scénario. Il en va de même pour L’Orphelinat, où Simon entraîne sa mère dans un jeu de piste mystérieux, afin de trouver un trésor. Le film est un vaste jeu de piste, auquel se prêtent Laura, mais aussi les spectateurs. Dès le premier plan, nous obtenons une clé de lecture de l’œuvre. L’héroïne, encore enfant, semble seule, dans le jardin de l’orphelinat. Nous comprenons qu’elle joue avec ses amis car elle prononce la formule « 1, 2, 3 Soleil », avant de se retourner. Tous ses petits camarades sont hors-champ, avant de faire le premier pas. Sans même connaître le synopsis, on devine que l’orphelinat va être le terrain de la disparition d’enfants. D’enfants qui vont réapparaître de manière probablement inquiétante. Ce sentiment est confirmé par les propos de la gardienne des lieux, lorsqu’elle apprend que Laura va être adoptée : « Tu vas beaucoup manquer à tes amis. »

Le paroxysme du fantastique

© 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

Une fois adulte, Laura revient dans l’orphelinat, afin d’ouvrir un nouveau foyer d’accueil, en compagnie de son mari et de leur fils, Simon. Très tôt, le petit garçon fait des cauchemars et évoque ses amis imaginaires ; si bien que Laura les soupçonne d’avoir enlevé Simon, lorsque son fils disparaît. Les interrogations du spectateur se multiplient : Où est Simon ? Qui sont ces mystérieux enfants ? Sont-ils les anciens camarades de Laura ? Comment serait-ce possible ? L’orphelinat est-il hanté ? Pourquoi ? Et si… Et si Simon inventait beaucoup de choses, depuis le début ?

C’est de cette pluie d’interrogations que naît le genre même du fantastique. Contrairement aux idées reçues, le fantastique ne laisse pas entrevoir des esprits ou d’autres créatures fabuleuses, de manière catégorique. Il est souvent confondu, à tort, avec le merveilleux. Un film fantastique se déroule dans un environnement réaliste, où surviennent des phénomènes inexpliqués, mais qui ont une cause rationnelle possible. Nous comprenons très rapidement que Simon est un enfant capable de se montrer colérique et manipulateur. On ne lui jette pas la pierre car le petit-garçon apprend, tardivement, les secrets douloureux entourant sa naissance. On est en droit de se demander si Simon ne construit pas ses amis imaginaires, de toutes pièces. Dans la mesure où Simon disparaît, les doutes s’accentuent, renforçant le caractère effrayant des phénomènes inexpliqués. L’Orphelinat parvient à être oppressant car il n’emploie que très rarement une mise en scène spectaculaire. Il mise tout sur la suggestion, par les jeux d’obscurité et de clarté, ou au détour d’un effet sonore. Et bien sûr, en maintenant un sentiment de doute terrible. Les fantômes sont, paradoxalement, encore plus menaçants quand on ignore s’ils sont présents. C’est là que le fantastique atteint son paroxysme.

Un parcours émotionnel déchirant

© 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

Nier la dimension horrifique de L’Orphelinat serait une erreur. Pourtant, au fur et à mesure que le récit progresse ; nous réalisons que ce n’est pas une simple histoire de fantômes. C’est une histoire de deuil. Simon a disparu. Nous ignorons s’il est vivant. Bien que Laura entreprenne tout ce qui est en son pouvoir pour le retrouver, la perspective qu’il n’ait pas survécu hante un coin de son esprit. L’Orphelinat va parler du deuil, pas seulement par le prisme de Laura, mais par celui de toute une palette de personnages. C’est sans doute cela qui rend le film si poignant. Il exprime une tristesse authentique, à laquelle il est aisé de s’identifier. Au cours de son parcours émotionnel, Laura rencontre plusieurs personnes ayant perdu un proche, voire un enfant. Certains sont convaincus de pouvoir retrouver l’être perdu, d’une façon ou d’une autre. C’est le cas d’Aurora (Geraldine Chaplin), une médium, qui explique les règles du jeu à Laura : « Nous qui sommes proches de la mort, nous sommes plus réceptifs à ce genre de messages. » Elle affirme qu’il est important de croire, pour voir. C’est aussi le cas des parents du groupe de soutien de Laura. Une des mères endeuillées a la conviction d’avoir revu sa fille, après sa mort, comme si elle avait voulu lui faire comprendre qu’elle était en sécurité. Malheureusement, Laura n’est pas seulement entourée d’adultes qui croient en quelque chose de positif, ou qui croient… tout court. Son époux, Carlos (Fernando Cayo), devient rapidement un obstacle dans le jeu de piste qui la mènera à Simon, car il refuse d’envisager que le paranormal puisse exister et, surtout, qu’il puisse leur permettre de retrouver Simon. Comme dans bien des films du genre, le père exclut l’explication illogique, guidée par l’émotion, préférant bivouaquer dans des convictions et une enquête purement rationnelles. D’un autre côté, une vieille femme, Benigna (Montserrat Carulla), se fait passer pour une assistance sociale, afin d’approcher Laura. On ignore quelles sont ses raisons, tout en devinant qu’elle a perdu la raison. Et si Benigna n’avait pas su faire face à la mort d’un être cher, au point de basculer dans la folie vengeresse ? Tous ces personnages servent d’exemples – ou de contre-exemples – au parcours émotionnel de Laura. Mais une chose est certaine : c’est uniquement seule, qu’elle pourra avancer.

Ce personnage aurait-il inspiré Mono, dans Little Nightmares II ? © 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

[Les deux paragraphes suivants comportent des spoilers.]
Bien qu’il apparaisse peu, car on peut aisément le confondre avec un Simon masqué, Tomas (Oscar Casas), est un personnage clé, tant pour la dimension fantastique du film, que pour le parcours émotionnel qu’il tente de narrer. Laura n’a aucun souvenir de Tomas, car celui-ci était maintenu à l’écart, dans l’orphelinat, à cause de la malformation dont il était victime. Le garçon ne sortait jamais de sa cachette sans sa cagoule. A cause de sa différence, Tomas était honni de tous. Après une mauvaise plaisanterie de ses camarades, Tomas se noya dans la grotte près du phare. L’enfant ne manquera donc pas de raisons de se venger… Le personnage à la cagoule apparaît à plusieurs reprises, en particulier lors de la scène de la salle de bain, où il se montre très violent à l’encontre de Laura. C’est la figure menaçante du film, que l’on accuse d’avoir enlevé Simon. On finit d’ailleurs par apprendre que Tomas était le fils de Benigna, ce qui l’a poussée à perdre la raison et à commettre l’irréversible, en empoisonnant les enfants de l’orphelinat, peu après l’adoption de Laura. Mais peut-on imputer à Tomas le crime d’une mère monstrueuse ? D’ailleurs, sommes-nous certains que Tomas ait menacé Simon ou Laura, d’une manière ou d’une autre ? Lorsque Laura retrouve Simon, celui-ci porte la cagoule de Tomas. Cela implique que, dans la salle de bain, Laura avait sans doute été attaquée par son fils. Dans la vie comme dans la mort, Tomas a été jugé à tort. Fort heureusement, le dénouement du film réhabilite le petit garçon, qui se mêle enfin aux autres enfants, sans avoir peur de leur regard.

Mais revenons au moment où Laura retrouve Simon, dans l’antre secrète de Tomas, sous l’escalier. En apercevant la dépouille d’un petit-garçon masqué, Laura ne se fait pas d’illusion. Elle comprend que Simon était caché, dans la maison, depuis le début. Elle réalise même que c’est elle qui l’a enfermé au sous-sol, par mégarde, en posant des charges lourdes contre la paroi du débarras. Laura retire la cagoule de la dépouille, pour en avoir le cœur net. Contrairement aux idées reçues, une telle souffrance n’entraîne ni pleurs, ni sanglots. C’est un cri de douleur qui transperce la gorge de Laura. Un hurlement qui traverse tout l’orphelinat et qui se répétera à l’infini, comme un écho. Brisée par la douleur et la culpabilité, Laura prend son fils dans ses bras, prête à le rejoindre, même dans la mort.
[Fin des spoilers.]

Retour au Pays Imaginaire

© 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

Tantôt effrayant, tantôt triste, L’Orphelinat fait entreprendre un parcours émotionnel à Laura, mais aussi aux spectateurs. Malgré tout, le film n’est pas aussi sinistre qu’on ne pourrait le présumer. Il parvient à garder ce soupçon de magie propre à l’enfance et, aussi surprenant que cela puisse sembler, une lueur d’espoir, pareille à celle d’un phare. L’Orphelinat est une réécriture libre de contes pour enfants. Ce n’est pas un hasard si Simon dépose des coquillages, sur la route menant à l’orphelinat. Il espère y guider ses amis imaginaires, semblables à des Petits Poucets égarés depuis trop longtemps. Mais L’Orphelinat est avant tout inspiré du mythe de Peter Pan. On sait que Simon est un amateur de chasses au trésor et d’histoires de pirates. Peu avant sa disparation, il lit le conte de J. M. Barrie, lequel donne lieu à une discussion cruciale, avec Laura. Simon s’étonne que Wendy ne revienne plus au Pays Imaginaire. Il demande à sa mère si elle voudrait y aller, mais Laura rétorque qu’elle est trop âgée. Alors, Simon dit : « Moi, je serai jamais grand. » L’enfant est-il effrayé par la perspective de grandir, ou pressent-il qu’il est amené à disparaître ? Dans tous les cas, Simon devient un « enfant perdu », au sens propre du terme. L’Orphelinat revisite le mythe de Peter Pan, du point de vue d’une mère, forcément terrifiée par la disparition soudaine de son enfant. Les autres enfants, s’ils existent, semblent tout aussi « joyeux, innocents et… sans-cœur » que ne le décrit le conte. Finalement, pour retrouver son fils, et bien qu’elle soit adulte, Laura va devoir retourner, d’une façon ou d’une autre, au Pays Imaginaire.

© 2007 Rodar Y Rodar, Telecinco Cinema

[Ce paragraphe comporte des spoilers.]
Pour ce faire, Laura réaménage l’orphelinat, tel qu’il était à l’époque. Elle endosse une tenue d’antan, afin de mieux faire semblant. Oui, faire semblant. N’est-ce pas le jeu favori des enfants ? Elle fait semblant de dîner avec eux. Elle fait semblant de jouer. Et alors qu’elle prononce une énième fois « 1, 2, 3 Soleil », une porte s’ouvre dans l’obscurité. Les enfants réapparaissent, prêts à la guider vers son trésor : Simon. Lorsque Laura retrouve son fils, la magie est encore présente et elle croit qu’il est vivant. S’ensuit la scène de douleur déjà évoquée. Laura ingère des médicaments et se donne la mort. C’est ainsi qu’elle rejoint cet étrange pays où les enfants ne grandissent jamais. Les orphelins peinent à la reconnaître. La fillette aveugle s’approche doucement d’elle et caresse son visage, dans une scène touchante inspirée de Hook (S. Spielberg). Elle reconnaît Laura et les enfants sont heureux de la retrouver. Laura, elle, est soulagée d’être auprès de Simon. Désormais, comme Wendy, elle s’occupera loyalement des enfants perdus. C’est ainsi qu’après la peur, la douleur et même la culpabilité, Laura accède à la sérénité. Une sérénité que parviendra même à atteindre son mari, Carlos, lorsqu’il reviendra dans l’orphelinat et apercevra quelque chose, hors-champ. Quelque chose qui, en dépit de la souffrance, le fera sourire…
[Fin des spoilers.]

Dénouement

L’Orphelinat est de ces films possédant un sens de lecture double, voire multiple. Cette ambivalence est intrinsèque au genre du fantastique, dans lequel les spectateurs sont amenés à hésiter entre des explications logiques ou irrationnelles. Or, c’est ce doute qui engendre la peur. Pour autant, L’Orphelinat est-il un film si effrayant ? Il s’agit surtout du parcours émotionnel de Laura qui ignore si son fils, Simon, est vivant. Bien qu’elle ait l’espoir de le retrouver, Laura franchit les différentes étapes du deuil. L’Orphelinat est un drame bouleversant qui préserve malgré tout une lueur d’espoir, pareille à cette « deuxième étoile à droite et tout droit jusqu’au matin ». Le long-métrage décrypte le mythe du Peter Pan, en supposant que les enfants qui ne grandissent pas ont simplement perdu la vie. Mais si Simon avait simplement disparu ? Et si Laura, aussi âgée soit-elle, avait une chance de le retrouver, en retournant au Pays Imaginaire ? Là est la lueur d’espoir, qui permet d’accéder à la sérénité, après une perte tragique. Comme Laura, L’Orphelinat m’a fait éprouver de la peur, puis de la tristesse, et même de la culpabilité. Peut-être le regarderai-je de nouveau, dans des années, avec – qui sait ? – de la sérénité.

 

  • L’Orphelinat est disponible en DVD et en Blu-Ray. Le film est actuellement visible en streaming sur Shadowz.
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Les jeux vidéo en Full Motion Video (FMV) ont surtout connu un âge d’or dans les années 90, avec des histoires originales ou bien dérivées de licences cinématographiques. Interactifs, ce sont des jeux mettant en scène de véritables séquences filmées avec des acteurs, dont le gameplay s’apparente le plus souvent au point & click ou à des choix narratifs. Cependant, même si l’on peut parler d’un « âge d’or » en terme de productions de l’époque, il s’agissait souvent de jeux dignes des séries B, avec des effets incertains et des jeux d’acteur inégaux, sans compter des histoires parfois bancales. Toutefois, depuis quelques années, le genre essaye de se réinventer, comme le prouvent certains titres récompensés comme Her story, Telling Lies, Erica ou Late Shift. C’est d’ailleurs au studio gallois Wales Interactive que nous devons plusieurs jeux FMV ces dernières années et dont la dernière production, I Saw Black Clouds, est sortie le 30 mars 2021.

Cette critique a été rédigée grâce à une clé PS4 envoyée par l’éditeur.

Un film interactif de genre, entre réalisme et fantastique

© I Saw Black Clouds, Wales Interactive & Ghost Dog Films, 2021

I Saw Black Clouds nous invite à découvrir Kristina (Nicole O’Neill), une jeune femme apprenant le suicide d’une de ses amies, Emily (Carla Cresswell). De retour dans son village natal pour l’enterrement, elle se met à enquêter, persuadée qu’une histoire encore plus sombre est à l’origine de la mort d’Emily…

Pour créer ce jeu, Wales Interactive s’est associé à la compagnie Ghost Dog Films, particulièrement attirée par les productions mêlant les influences anglaises et le cinéma d’horreur japonais ou coréen. Un style prompt à proposer un thriller psychologique, et c’est sur ce chemin que s’aventure directement I Saw Black Clouds. Le suicide d’Emily cache en effet une histoire intrigante, dont les aboutissants différent totalement selon les choix du joueur.

Le jeu est empreint des différents codes du cinéma de genre. I Saw Black Clouds cherche à instaurer une atmosphère inquiétante et pesante, prenant place dans un petit village où de sombres événements se déroulent, où les personnages ne sont pas ce qu’ils prétendent être, et ce jusqu’à notre héroïne, qui réserve quelques surprises. Malheureusement, cela se ressent aussi dans la production qu’on sent manquer de budget, que ce soit pour les effets spéciaux, les décors, ou le manque d’une véritable mise en scène malgré quelques bonnes idées.

Comme dans tout FMV, le gameplay de I Saw Black Clouds demeure limité. On fait avancer l’histoire en choisissant entre plusieurs actions, plusieurs paroles, plusieurs embranchements. Certains choix ne sont qu’un prétexte à allonger une scène de quelques secondes, ou bien à influencer la personnalité de Kristina. Celle-ci, face à la mort de son amie, a en effet trois manières différentes de réagir : la culpabilité, le déni ou l’acceptation, reprenant en partie le célèbre modèle du deuil de Kübler-Ross (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation). D’autres choix permettent d’influer sur sa relation avec deux personnages secondaires : son amie Charlotte (Rachel Jackson), et une connaissance d’Emily, un jeune homme un peu perturbé nommé Jack (Aaron Jeffcoate). Enfin, les réponses influencent également en temps réel sur les traits d’honnêteté, de force, de tact, de moralité et d’introspection de Kristina. Toutes ces variations n’ont qu’un seul but : vous amener à découvrir les multiples scènes du jeu (plus de 500 au total) et ses différentes fins, au nombre de quatre. L’intérêt ici est évidemment la rejouabilité du titre, d’autant qu’après avoir terminé le jeu une première fois, vous pouvez passer les scènes déjà vues.

Car ce qui ancre aussi le jeu dans le cinéma de genre, c’est le parti pris de son histoire avec ces quatre fins. Et selon vos choix, vous pourrez basculer dans une version totalement surnaturelle de l’histoire, avec des éléments d’horreur que l’on sent effectivement inspirés du cinéma japonais, ou bien dans une version réaliste de l’intrigue, mais pas moins sombre et cruelle. On n’en dira pas plus pour conserver tout l’intérêt de l’histoire. Il est en tout cas fascinant de se voir proposer deux principaux axes, correspondant chacune à une version différente du récit avec des interprétations différentes, permettant de déjouer parfois les attentes et d’offrir un aspect surnaturel ou psychologique vraiment bienvenu, et dans mon cas, auquel je ne m’attendais pas malgré les indices disséminés ici et là.

Des intentions inventives qui pâtissent du manque de moyens

© I Saw Black Clouds, Wales Interactive & Ghost Dog Films, 2021

Avec ce double axe tantôt réaliste, tantôt surnaturel selon ses choix (ou même, mélangeant les deux), on a l’impression d’avoir le droit de décider de la direction de l’histoire, comme en réaction à ces films au synopsis prometteur, mais dont l’intrigue ne prend pas le chemin qu’on aurait voulu voir. L’intérêt de I Saw Black Clouds revient aussi à l’évolution psychologique de Kristina, qui aurait certes pu être encore plus approfondie, mais qui permet d’évoquer les réactions face au deuil, la résilience face à des événements traumatiques, ou de comment la mort d’un proche peut nous hanter et nous changer.

Malgré cette volonté de proposer une histoire aux embranchements radicalement différents, le jeu ne séduit pas autant qu’il le pourrait. On ressent un manque de budget qui aurait pu donner une toute autre envergure aux maquillages, décors et aux paysages, voire davantage les mettre en valeur, d’autant que Wales Interactive semble prendre à cœur de proposer des jeux se déroulant au Royaume-Uni et que cela se ressent dans les accents des personnages, dans l’atmosphère des lieux. C’est le montage même du jeu qui pose problème, avec des coupes décalées de quelques secondes tant au niveau sonore que visuel, occasionnant des « blancs » maladroits et empêchant une véritable immersion dynamique. Le casting se révèle honnête et très correct dans son ensemble, avec parfois un peu de surjeu ou de manque de naturel, mais cela n’empêche pas de suivre les rebondissements de façon plaisante. Il est tout de même dommage que ces défauts nuisent à l’ensemble de l’histoire, qui se révèle entraînante à condition de se laisser prendre au jeu et d’avoir en tête ce côté série B.

I Saw Black Clouds n’est peut-être pas le meilleur jeu de Wales Interactive, car il est empreint de défauts de montage et aurait mérité un meilleur budget pour être à la mesure de son ambition. Mais on peut saluer sa volonté de créer des histoires intrigantes et mystérieuses avec un cachet anglais caractéristique, et de renouveler le genre FMV souvent mal-aimé. Le jeu, d’une durée de moins de deux heures lors d’un premier run, a néanmoins de quoi proposer un moment plaisant.

  • I Saw Black Clouds est disponible sur PS4, Steam, Xbox One et Nintendo Switch, et le sera également sur PS5 et Xbox Series S/X.
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Visual novel au goût de récit policier et de mystères, Root Film est le nouveau titre d’une série de jeux qui a débutée en 2016 avec Root Letter, développé par Kadokawa Games. Écrit par Hifumi Kono (que l’on connaît notamment pour Steel Battalion et Clock Tower), le jeu nous embarque pendant une grosse quinzaine d’heures sur les traces du Shimane Mystery Drama Project, une série mise de côté dix ans plus tôt et dont personne ne semble vouloir se souvenir. Sachez d’ailleurs pour commencer qu’il n’est pas nécessaire d’avoir joué au précédent jeu pour profiter de Root Film.

Critique réalisée à partir d’une clé envoyée par l’éditeur. Jeu testé sur PlayStation 5 en rétrocompatibilité PS4.

Un cinéaste nommé Max Yagumo, ancien grand espoir qui a fini par retomber dans un quasi-anonymat, se retrouve à la tête d’un projet censé faire revivre cette fameuse série abandonnée dans des circonstances qui restent à élucider. Déterminé à en apprendre plus, il profite de ses escapades et repérages en vue d’un prochain tournage pour se renseigner sur une affaire qui semble cacher quelque chose.

Tournages en pagaille

© 2020 KADOKAWA GAMES

En sa qualité de visual novel, Root Film nous embarque dans un long tunnel narratif qui brille particulièrement sur sa mise en scène du suspense et des nombreux mystères qui empoisonnent la vie de ses personnages. Max Yagumo, cinéaste qui se prend vite pour un enquêteur, se retrouve en effet face à une série de meurtres qui semblent étroitement liés à cette vieille série dont la production avait tourné court pour des raisons obscures. L’occasion de partir dans une sorte de road trip à l’occasion du repérage pour le prochain tournage, mais surtout pour rencontrer toute une galerie de personnages tout droit sortis d’un roman d’Agatha Christie, avec une pointe de policier que ne renierait pas Arthur Conan Doyle. Il y a en effet cette influence remarquable des classiques des histoires à mystères où le meurtrier est révélé après une enquête, parfois un peu tirée par les cheveux, à grands coups de révélations opportunes alors que tout le monde est réuni dans une pièce par ce réalisateur qui s’est probablement trompé de métier. Le jeu emprunte d’ailleurs beaucoup aux histoires du personnage d’Hercule Poirot dans ces séquences, où l’on doit choisir les bonnes phrases et éléments de preuve pour confondre le ou la meurtrière. Des moments jubilatoires où l’on semble incarner soudainement un personnage fort d’un esprit de déduction presque inhumain, jusqu’à ce qu’on réalise que les mécaniques propres au jeu font que l’on ne peut pas vraiment se tromper. Mais qu’importe : Root Film excelle dans sa mise en scène du suspense, des mystères et de leur résolution, et c’est bien là ce qu’on vient y chercher.

Et le jeu le doit tout particulièrement à ses personnages, tou·te·s imprégné·e·s de ce goût du show avec leurs styles hauts en couleur, leurs interventions bien senties et les punchlines qui se multiplient. Si les dialogues ne sont pas tous à la hauteur, ce qui est tout de même dommage pour un visual novel dont la nature même repose sur le texte, il y a toujours quelque chose de particulièrement attirant dans ce que ces personnages ont à dire. Qu’il s’agisse d’échanges tout ce qu’il y a de plus léger, d’explications sur le lieu où l’on se trouve (et on en visite du pays, dans ce road trip), d’éléments importants pour l’enquête ou de révélations inattendues, il y a toujours une sorte de mise en scène grandiloquente qui célèbre leur caractère presque improbable. Celle-ci passe essentiellement par des images où les expressions se délient, associées à des décors à la qualité certes inégale mais toujours empreints d’une ambiance dépaysante et parfois même déroutante, mais aussi une musique omniprésente et réussie qui sait appuyer là où il faut. Plutôt amusant, le jeu joue tant avec les codes du visual novel que des romans à énigmes, et il le fait bien.

Des hauts et débats

© 2020 KADOKAWA GAMES

Calmons nous un instant toutefois, car tout n’est pas rose dans cette aventure faite de meurtrier·ère·s amateur·ice·s de stratagèmes inutilement compliqués. Car du haut de sa grosse quinzaine d’heures de jeu, Root Film subit parfois ce phénomène des jeux un poil trop longs pour leur bien en peinant à maintenir le cap. Cela provoque quelques moments de flottement, des baisses de rythme que l’on attribue le plus souvent à la manière de raconter son histoire. Celle-ci est dans l’ensemble plutôt passionnante, mais le jeu lui accole difficilement quelques éléments de gameplay qui sont censés impliquer les joueur·euse·s de manière plus concrète que d’autres visual novel qui se limitent à dérouler leur texte. Ces séquences, ce sont celles où l’on doit choisir notre prochaine destination sur une carte parmi une liste de lieux à visiter. Ces phases, récurrentes tout au long du jeu, ont le mérite de nous laisser libre de nos mouvements et proposent même quelques personnages optionnels à trouver si l’on se rend au bon endroit au bon moment. Mais cela provoque aussi des allers-retours pas nécessairement pertinents où l’on se contente de retourner encore et encore dans chaque zone dans l’espoir de déclencher le prochain dialogue. Quand cela marche et qu’on enchaîne de manière fluide les découvertes il y a un vrai plaisir à parcourir la carte, mais quand il s’agit de revenir dans un lieu précis parler une quatrième fois au même personnage après avoir visité un autre lieu pour qu’il déclenche enfin la suite, c’est plutôt pénible. Cela a tendance à alourdir la narration, une narration qui fonctionne pourtant très bien dans tout le reste du jeu.

Car bien que l’on pourrait aussi lui reprocher certaines résolutions d’enquêtes dont le cheminement logique n’est pas toujours évident, il faut bien avouer que Root Film adapte particulièrement bien un genre de récit que l’on aimerait voir plus souvent. Il y a quelques temps le récit à énigmes faisait un retour fracassant au cinéma (vous vous souvenez, les salles obscures, petit ange parti trop tôt) avec À couteaux tirés (2019, Rian Johnson), et Root Film semble vouloir apporter ce même goût du mystère et de la mise en scène Agatha Christienne sur un medium qui a tendance à en manquer. Oui, on ne savait pas que cela nous manquait, mais maintenant on le sait. L’exercice de style sied parfaitement au genre du visual novel, et je vous vois venir de suite : cela est tout de même assez différent d’un Phoenix Wright qui lui recherchait plutôt l’utilisation de preuves et l’effet théâtral des procès. Certes, on reste sur du jeu de niche qui aura bien du mal à susciter des vocations parmi les autres studios de développement tant le genre du visual novel reste très lié au marché des jeux vidéo en Asie, mais il faut bien parfois saluer les tentatives de faire du jeu vidéo autrement, surtout quand cela débarque aussi chez nous. À noter toutefois que, malheureusement, il faut se contenter de textes en Anglais. Mais il est tout de même très appréciable de voir un doublage Japonais intégral, qui permet à chaque personnage de prendre vie avec des acteur·ice·s convaincant·e·s.

En s’adressant autant aux habitué·e·s des visual novel qu’aux personnes qui ont une certaine attirance pour l’univers des roman à énigmes, Root Film opère un mélange des genres aussi surprenant que malin. Ses quelques errements en matière de rythme n’entachent en rien une expérience qui tire son épingle du jeu avec un bon sens de la mise en scène, et surtout grâce à sa galerie de personnages avec qui on se plait à interagir. Un jeu à part où tout n’est pas parfait, mais où la bonne volonté se ressent à chaque instant, même pendant les séquences les moins réussies.

  • Root Film est sorti le 19 mars sur Nintendo Switch et PlayStation 4.
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Satoru Iwata… Même si vous n’êtes pas familier avec l’univers de Nintendo, vous avez forcément entendu ce nom au moins une fois. Il est une figure emblématique du paysage vidéoludique. C’est en proposant tellement de nouveautés, et en révolutionnant l’esprit Nintendo, grâce notamment au fait qu’il soit un véritable amoureux et passionné du média, qu’il en est devenu le 4e président de la firme nippone pendant 13 ans (de 2002 à son décès en 2015).

Mais avant ça, Satoru Iwata a commencé en tant que programmeur dès son plus jeune âge, en codant des jeux sur des calculatrices. Puis, de fil en aiguille, il est entré dans le monde du jeu vidéo avec la société HAL Laboratory (Pinball [1984], Kirby’s Dream Land [1992], Super Smash Bros [1999] …) et enfin il a intégré Nintendo comme mentionné juste au dessus.

Outre cette succès story, il y a une part de l’homme que l’on connaît moins. Qui est-il réellement ? Comment travaille-t-il ? Et surtout, quelle est sa vision du monde ? C’est ce que propose, au travers de plusieurs interviews croisées, « Ainsi parlait Iwata-San », édité par Mana Book en France.

Cette critique a été rédigée grâce à un exemplaire envoyé par l’éditeur. 

Ainsi parlait Iwata-San

Si vous me connaissez un minimum, vous n’êtes pas sans savoir que je suis un très grand fan de Nintendo. Je suis de ces enfants qui ont grandi avec la firme de Kyoto, et depuis, je continue à suivre tout ce qu’ils peuvent proposer comme contenu vidéoludique.

La lecture d’un tel recueil de plusieurs interviews de l’homme à la tête de Nintendo pendant 13 années a été pour moi d’une évidence même. Pour ne rien vous cacher, je ne m’attendais pas à un tel plaisir. Il faut savoir que j’avais déjà beaucoup d’admiration pour Iwata, pour ce qu’il a apporté à Nintendo et donc de surcroit, à nous les joueurs. Mais jamais je n’aurais imaginé un tel homme, un tel manager. Une grande partie de ce recueil repose sur la façon dont Iwata voyait le jeu vidéo, et qui plus est, dont il avait de manageait ses différentes équipes. Toujours rempli de bienveillance, il tenait avant tout à comprendre les gens, et pourquoi telle ou telle chose n’était pas possible lors de la réalisation d’un jeu.

D’ailleurs un fait assez rare pour le signaler, Iwata a été célébré en tant que chef d’entreprise. Il faut dire que sa façon de faire change drastiquement des chefs d’entreprises « lambda ». Au fil des années les témoignages de ses collaborateurs on vanté un chef d’entreprise toujours à l’écoute de ses employés. Lors de sa présidence, il tenait à voir chaque employé au moins deux fois par an, pour établir une sorte de bilan, les écouter et ainsi comprendre les attentes de chacun, et apporter des améliorations dans la mesure du possible évidemment.

Au travers de différentes interviews, on apprend à découvrir quel homme passionné il était. Par ailleurs le choix de ces extraits sont parfaitement mis en place, et se répondent de la plus belle des manières. Alors certes je ne m’attendais pas à ce que ce recueil soit autant porté sur le management, mais plus sur lwata en général. Mais force est de constater qu’il était cet homme. Prêt à tout pour rendre possible un projet. Quitte à recommencer ce projet de zéro, l’exemple le plus parlant étant avec le jeu Mother 2.

Le calme après la tempête

Le jeu Mother 2 subissait un retard terrible, car le gameplay, l’histoire et tout un tas d’autres paramètres empêchaient le bon déroulement du développement. Quand Iwata est arrivé à la rescousse du projet, et voyant les problèmes de production du titre, il a proposé deux solutions ; continuer dans cette voie et mettre alors deux ans supplémentaires pour tirer partie au mieux de ce qui existe déjà, ou tout reprendre à zéro et finir en six mois.

Évidemment, c’est la seconde solution qui a été choisie, et pour autant, mettre à la poubelle une bonne partie des choses qui existaient déjà est loin d’être évident. Alors dans les faits, ils ont mis une année pour finir le projet, mais cette envie de finir en un semestre était réalisable, tout en sachant que tous les assets (sprites, musiques et autres) existaient déjà.

Je parlais en introduction de la façon dont Iwata a révolutionné l’histoire de Nintendo. Car en plus d’être une personne d’une bienveillance incroyable, il était aussi visionnaire dans la façon de consommer des jeux vidéo. C’est grâce à lui que l’on a eu ce début d’ouverture d’esprit du grand public envers le média vidéoludique, avec la création de consoles mythiques.

C’est donc grâce à la Nintendo DS, et la Nintendo Wii, dont il a été le concepteur principal, qu’il a su élargir le marché des consommateurs. Je suis certain que vous avez tous des souvenirs de jeux avec vos parents, vos grands-parents, sur ces jeux dont seul Nintendo à le secret. Ces jeux qui fédèrent la famille autour d’un écran, pour un amusement réel et concret. Je pense notamment à Wii Sports, ou encore Programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima : Quel âge a votre cerveau ? Ces jeux qui ont su amener les plus anciens à s’intéresser aux jeux vidéo.

Une passion, une quête…

Satoru Iwata était un homme que j’admirais profondément. Maintenant, avec ces connaissances supplémentaires, je dois bien vous l’avouer, il est devenu un « objectif » à atteindre pour moi. Tant il est inspirant, touchant et surtout un passionné qui souhaite partager sa passion avant tout.

Monsieur Iwata, merci pour tout.

On my business card, I am a corporate president. In my mind, I am a game developer. But in my heart, I am a gamer.

 

Sur ma carte de visite, je suis un président d’entreprise. Dans ma tête, je suis un développeur de jeux vidéo. Mais dans mon cœur, je suis un joueur.

© @sherwiind

  • Ainsi parlait Iwata-San est paru ce 1er avril 2021 aux éditions Mana Books. 
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