Spider-man : L’histoire d’une vie | L’ironie du temps qui passe

par Anthony F.

Qu’il est compliqué cet univers Marvel. Il est parfois décrié pour ses multiples reboots qui permettent de réimaginer les origines de personnages qu’on a fait tuer dans une histoire précédente. Il est d’autres fois jugé comme difficilement accessible à des personnes qui souhaitent découvrir les comics et se retrouvent submergées par une histoire sans fin. Mais comment pourrait-il en être autrement, lui qui existe depuis plus de quatre-vingt ans, qui a vu naître des centaines de “héros” et autant de “vilains”, avec leurs histoires si particulières. Certaines ont bouleversé l’univers Marvel dans son entièreté, d’autres n’ont laissé que des traces anecdotiques, mais toutes ont cherché à réécrire le destin de ses personnages. Mais que se serait-il passé si Marvel avait conservé une certaine continuité, faisant vieillir ses personnages avec leur époque, jusqu’à leurs vieux jours ? C’est une question qui semble intriguer Chip Zdarsky, puisqu’il l’a abordée à sa manière en imaginant le destin de l’un des héros les plus populaires, comme s’il avait traversé les époques et vieilli comme tout le monde. C’est ainsi qu’est né Spider-man : L’histoire d’une vie, paru en 2019 et sorti en France aux éditions Panini Comics en février 2020.

Héros à travers les âges

© Panini Comics 2020

Multi-récompensé aux Eisner, Chip Zdarsky est un auteur à succès dont le travail manie l’ironie avec talent. Quand il bosse pour Marvel, on pense immédiatement à son excellent Howard le Canard qui aborde l’univers des super-héros avec un sarcasme à toute épreuve. Alors difficile d’être surpris en se retrouvant face à cette nouvelle lubie de l’auteur, cette envie de réimaginer Marvel comme si le temps avait un impact sur ses héros. Et le choix de Spider-Man comme objet de son expérience n’est pas plus étonnant, puisque Zdarsky a déjà écrit sur le héros (dans les comics Peter Parker: The Spectacular Spider-Man autour de 2017), mais aussi parce que c’est un personnage dont l’histoire est extrêmement populaire. Inutile d’être un·e grand·e amateur·ice de comics pour connaître quelques éléments de son univers. Le cinéma a joué un grand rôle dans son exposition à un public plus large avec trois séries de films, mais il y aussi la série animée des années 1990 qui a connu un beau succès. À tel point que la popularité du personnage dépasse aujourd’hui allègrement le papier, la bande-dessinée, devenant un porte-étendard de l’univers Marvel

Alors l’auteur canadien retrace, avec son piquant et sa vision, les moments clés et les grands combats de Spider-Man. Il y a eu la mort tragique de Gwen Stacy, événement fondateur du héros, il y a son amour compliqué avec Mary Jane Watson, sa relation conflictuelle avec Harry et Norman Osborn (le Bouffon Vert), sa rivalité de toujours avec Docteur Octopus, tantôt mentor, tantôt super-vilain. Mais aussi les guerres secrètes, Civil War, autant d’événements des comics Marvel qui ont bouleversé à leur manière l’histoire du personnage. Plutôt que d’énumérer tous ces événements et de les raconter à sa manière, Zdarsky les utilise pour montrer le réel impact que pourraient avoir de telles choses sur un personnage plus proche des lecteur·ices, qui leur ressemble un peu plus. Car son Peter Parker/Spider-Man, ce n’est pas cet héros invincible et hors du temps auquel on est habitués, c’est un homme parmi d’autres qui vieillit, qui est touché par ce qui se passe autour de lui, et qui réagit face au monde qui l’entoure. Un monde très identifiable, avec des marqueurs communs sur lesquels je reviendrai un peu plus bas dans cet article.

Alors tout cela ressemble vite à une déclaration d’amour au personnage et à ses fans. En rendant Peter Parker plus faible, plus faillible, il le rend plus humain. C’est un super-héros, avec ses super-pouvoirs, mais le temps défile, les rides apparaissent et la force physique commencera un jour à diminuer. Cette version plus humaine du personnage rend le récit encore plus touchant. Très dense, l’histoire imaginée par Zdarsky, qui parvient à raconter en un tome unique quelques uns des événements les plus marquants du personnage, est en effet bourrée d’émotion. Pas seulement pour les quelques scènes tragiques qu’il raconte, mais parce que l’on voit vite à quel point ce temps qui passe peut avoir un impact sur un personnage qui espérait ne jamais vieillir. Et c’est d’autant plus touchant et plein d’amour pour les fans de Spider-Man que l’auteur distille quelques références, quelques événements qu’il suggère au détour d’une phrase, comme si l’on écoutait un ami et qu’on savait immédiatement, en un regard, ce qu’il veut nous dire. Tant de choses sublimées par Mark Bagley, le dessinateur avec lequel Zdarsky a collaboré, qui s’amuse à vieillir les traits des personnages à chaque nouveau chapitre, symbolisant à chaque fois le passage à une nouvelle décennie d’histoires, d’émotions et parfois d’erreurs avec lesquelles le personnage devra apprendre à vivre. Il est dommage toutefois que Mark Bagley ne prenne jamais trop de risque, avec un style visuel qui n’évolue jamais au fil des chapitres. Il aurait été intéressant en effet d’essayer de s’inspirer du style de dessin des comics de chaque époque qu’il traverse, d’autant plus que chaque décennie est très facilement identifiable dans l’histoire des comics Marvel.

La question des responsabilités

© Panini Comics 2020

Car les erreurs sont nombreuses. On sait que le personnage de Peter Parker/Spider-Man s’est longtemps considéré comme responsable des morts de son oncle et de Gwen Stacy, et que cela a pleinement nourri la psychologie d’un personnage qui a toujours oscillé entre les remords et une certaine naïveté. Les remords d’erreurs passées, et la naïveté d’une croyance selon laquelle il pourrait à lui seul faire la différence dans la vie de sa ville. On peut regretter toutefois que Zdarsky ne s’interroge pas plus sur la mort de Gwen Stacy,  événement emblématique de la continuité Spider-Man mais symbole aussi d’un trope usé jusqu’à la corde, comme l’expliquait très bien Gail Simone.

Heureusement, l’auteur pose d’autres questions qui ne sont pas moins intéressantes, et cela concerne la figure héroïque. Inévitablement, en couvrant toutes les décennies depuis les années 1960, le comics en arrive à la guerre du Vietnam. Période traumatisante de l’histoire, elle a donné lieu à l’époque à de nombreux questionnements philosophiques et artistiques (pour ceux qui ont eu tout le loisir de se questionner : les combats et les morts étaient loin de l’Amérique), que l’on retrouve ici. Il y a les mouvements pacifistes menés par des étudiant·es, le patriotisme exacerbé par d’autres, et au milieu de tout cela l’opportunité d’un positionnement moral pour Spider-Man. Car c’est un conflit sur lequel il faut avoir un avis, encore plus pour un héros qui se veut si proche du peuple et qui n’a pas le privilège d’être neutre. C’est alors que Chip Zdarsky met un coup qui mêle sarcasme et dénonciation, remettant en cause les figures de héros avec Iron Man et Captain America qui s’opposent sur le sujet.  Le premier, Tony Stark, vend ses armes et ses bombes, tandis que l’autre tente de se faire passer pour un sauveur en courant à gauche et à droite sur le champ de bataille pour aider les deux camps. Spider-Man en est spectateur, il se demande s’il doit y aller et participer à cette guerre, une guerre où le nombre de victimes innocentes fait froid dans le dos.

C’est un véritable questionnement sur le rôle du super-héros à l’américaine, figure impérialiste et incarnation du “bien” au mépris des autres. Sont-ils vraiment des héros, ou ne sont-ils que des armes pour l’Amérique ? Que Iron Man/Tony Stark y envoie ses armes et que Captain America tente d’y apparaître en sauveur est très évocateur. Non seulement parce que les deux se sont opposés dans Civil War, mais aussi parce qu’ils incarnent les deux critiques régulières faites à l’Amérique : celle qui bombarde, qui est responsable de crimes de guerre, mais qui endosse le plus souvent le rôle de protecteur et sauveur du monde. Ce n’est pas une critique gratuite que fait Chip Zdarsky, car tout cela a un but : raconter la responsabilité envers les générations futures, puisque quand il vieillit, Spider-Man réalise peu à peu que son unique rôle dans sa vie était de laisser un monde meilleur aux plus jeunes.

Un exercice de style fascinant

© Panini Comics 2020

Marvel est souvent accusé de trop souvent “rebooter” ses personnages, leur recréer des origines, relancer ses séries pour capter un lectorat plus jeune sans le perdre dans une infinité de chapitres. Une manière de faire qui se justifie à bien des égards, mais qui peine parfois à convaincre les fans invétérés. Mais quand on voit l’état des ventes de comics Marvel à la fin des années 90, au moment où la firme se sauvait en revendant ses licences à gauche et à droite pour le cinéma (donnant lieu à d’innombrables mauvais films) ou des produits dérivés, on peut comprendre cette volonté de toujours étendre son lectorat. Et cette manière qu’a Zdarsky de casser les codes s’y intègre parfaitement : son histoire ne s’insère dans aucune continuité et n’aura certainement jamais de suite, néanmoins elle apporte une pierre importante à un édifice devenu monumental.

Car c’est tout un pan de l’imaginaire des comics qui est remis en cause. Les héros ne vieillissent pas, ou peu. Depuis 1962 où il était adolescent, Peter Parker n’a fait qu’atteindre ces dernières années le milieu de la vingtaine, devenu un scientifique et chef d’entreprise de renom. Cela permet aux auteurs de réinventer sans cesse des histoires, sans tenir compte du temps qui passe. Et cela a bien profité à certains, Dan Slott par exemple a connu un joli succès avec son run sur Spider-Man il y a quelques années, même s’il a subi beaucoup de critiques. Et de manière générale, cela permet de faire renaître, de réactualiser des personnages que l’on pensait hors du temps. À l’image des Gardiens de la Galaxie, qui n’intéressaient plus beaucoup de monde avant que les films Marvel et les comics viennent réinventer ses personnages. Mais remettre en cause cet état de fait, celui de la jeunesse éternelle des super-héros, revient à renier le côté intemporel de ces héros. Cela change complètement la dynamique de leurs histoires et c’est bien ce qui fascine dans le travail de Zdarsky.

Pour autant, sa manière de montrer que Peter Parker, en tant que Spider-Man, ne cesse jamais de porter les valeurs qui fondent son identité, est incroyablement touchante. “Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités” comme dirait l’oncle de Peter, une sorte de mantra qui ne change jamais. Si ce Peter Parker vieillit comme tout le monde, il incarne jusqu’au bout ces responsabilités envers ses proches, la ville et le monde qu’il aime. Tant de choses que ce comics célèbre, où l’ironie des situations ne sert qu’à raconter le formidable amour que porte son auteur au personnage.

  • Spider-Man : L’histoire d’une vie est un comics en un seul tome disponible en librairie.

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