Parfois le cinéma lâche des pépites sans crier gare. Des moments suspendus où l’on se laisse porter par un film qui offre tout ce dont on a besoin à cet instant. C’est la beauté du cinéma, mais c’est une chose qui est pourtant assez rare. Parce que la production cinématographique a parfois d’autres priorités, ou simplement parce que les émotions ne se contrôlent pas. Quand j’ai été voir Misanthrope de Damián Szifrón, je ne savais pas dans quoi je me lançais, mais une chose est sûre, c’est qu’à la fin de la séance, j’ai réalisé que ce serait difficile d’oublier une telle expérience.

Une soirée sans fin

© METROPOLITAN FILMEXPORT, FILMNATION et RAINMAKER FILMS

Un soir de Nouvel an à Baltimore aux Etats-Unis, la panique surgit. Profitant du bruit des feux d’artifice pour couvrir ses tirs de sniper, un tueur fait une trentaine de victimes. Des personnes qui faisaient la fête chez elles, sur leurs balcons, dans leur appartement. Des personnes qui se pensaient en sécurité, mais qui disparaissent sous le coup d’une balle venue de nulle part. Planqué dans un immeuble, le tireur s’en va rapidement et fait exploser l’appartement duquel il a tiré, empêchant dès lors la police de pouvoir récupérer la moindre preuve, la moindre trace sur les lieux. Mais cela est sans compter sur la persévérance de Eleanor, interprétée par Shailene Woodley, une flic qui patrouille une nuit comme une autre, alertée par un message radio qui demande à tous les flics aux alentours de se réunir sur les lieux du crime. Elle y fait la rencontre de Lammark, joué par Ben Mendelsohn, agent du FBI un peu désabusé par son commandement qui réalise vite que Eleanor est capable d’apporter le coup de fouet dont l’enquête a besoin. Car il décèle en elle une vraie capacité d’analyse qui en ferait une enquêtrice précieuse, alors qu’elle est convaincue de son côté que le tireur va recommencer très rapidement à un autre endroit.

Damián Szifrón imagine un film pesant, qui s’inscrit entièrement dans la mythologie d’un thriller noir où le crime prend le pas sur le quotidien. Un genre qui se fait plutôt rare ces temps-ci au cinéma à ce niveau de qualité, et que le cinéaste argentin maîtrise parfaitement. On ressent vite qu’il n’existe aucun échappatoire, qu’il n’y aura pas de fin heureuse, parce que le monde qu’il raconte n’est fait que de personnes brisées. Le personnage de Ben Mendelsohn est en conflit permanent avec une hiérarchie qui est plus intéressée par la politique et la presse que par le fait de mener l’enquête à bien, en l’incitant à vite trouver un « coupable idéal » quitte à ce que cela ne corresponde pas à la réalité. Cela provoquant évidemment l’ire d’un agent qui tente de bien faire, tandis que le personnage de Shailene Woodley est celui d’une femme brisée, qui ne rejoint la police que par dépit, après une vie faite de violence et d’une difficulté à vivre avec son passé. L’actrice livre d’ailleurs une prestation formidable : je n’ai jamais été un grand fan de celle-ci, la faute peut-être à une filmographie assez peu captivante. Mais elle fait corps avec son personnage, l’emmène là où on ne l’attend pas, et s’offre probablement l’un des meilleurs rôles de sa carrière. L’actrice américaine prouve son talent et confirme les bonnes choses qu’elle montrait dans l’excellent The Mauritanian il y a deux ans.

La maîtrise d’un genre éprouvé

© METROPOLITAN FILMEXPORT, FILMNATION et RAINMAKER FILMS

La mise en scène de Damián Szifrón impressionne, le réalisateur argentin maîtrise son sujet sur le bout des doigts avec un film où la tension ne redescend jamais, fort d’une maîtrise de l’ambiance à chaque instant. Qu’il s’agisse de la nuit d’horreur initiale, l’enquête de plein jour ou la traque qui va inévitablement s’ensuivre, le cinéaste parvient à maintenir l’urgence d’une situation qui devient vite impossible. Car sans véritablement parler de contre la montre, le réalisateur le suggère quand ses personnages sont convaincus que le meurtrier va recommencer, un meurtrier sur lequel on ne sait rien pendant les deux tiers du film mais qui inspire une peur redoutable. Car il apparaît si méthodique, si intouchable, qu’il ressemble plus à un monstre ou un à un fantôme qu’à un humain. A tel point que le film prend parfois des airs de film d’horreur, où la mort peut surgir à chaque instant et où l’on semble traquer un démon qui n’existe pas. Et cela est aussi suggéré par la photographie de Javier Juliá, transformant Baltimore et ses alentours en scène de crime permanente, insistant sur la froideur d’une ville qui ne semble exister que par la violence et le crime, sans limite dans l’horreur.

Il est un peu tôt pour désigner les films de l’année, mais Misanthrope sera sans aucun doute l’un de mes meilleurs souvenirs de l’année. Grand film noir, il est parvenu à capter mon attention sans jamais la relâcher. Fort de son ambiance et de l’intelligence de son écriture, le film nous emmène dans une enquête où le dénouement ne peut être qu’aussi sombre que le crime originel. Mais ce qui donne autant de corps au long métrage, c’est aussi et surtout le destin de son héroïne sur le modèle classique de « l’antihéros ». Un personnage brisé, mais fondamental à la compréhension des motivations d’un meurtrier qui ne semble rien avoir d’humain.

  • Misanthrope est sorti en salles en France le 26 avril 2023.
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On ne va pas se le cacher, si Lee Jung-jae disposait déjà d’une célébrité monumentale en Corée du Sud après avoir été la tête d’affiche de nombreux films à succès (comme New World ou The Housemaid), sa popularité a été décuplée avec Squid Game il y a deux ans. Une célébrité nouvelle pour l’acteur qui a fêté ses 50 ans, et qui en profite pour ajouter une corde à son arc, celui de la réalisation. Passé derrière la caméra, il propose Hunt, son premier film où il incarne également l’un des premiers rôles, où il partage l’affiche avec le non moins populaire Jung Woo-sung. Le film est sorti en France le 7 juin 2023, uniquement en VOD, et le 21 juin en DVD et Blu-ray.

Une guerre fratricide

© 2022 Sanai Pictures. Tous droits réservés.

L’action prend place dans les années 1980, une décennie décisive pour l’avenir de la Corée du Sud. Un moment où des mouvements pour la démocratie ont été violemment réprimés (comme le soulèvement de Gwangju de mai 1980 que le film évoque), tandis que des groupes militaires tentent de garder la main sur le pouvoir politique. Pendant ce temps là et comme le montre le film, la Corée du Nord rêve d’en profiter pour influencer le sud alors que les deux pays se livrent une guerre froide depuis 1953, avec le désir de quelques uns de soit prendre le contrôle du sud, soit pousser vers une réunification. C’est dans ce contexte politique que Hunt nous emmène sur le chemin de deux officiers gradés des services secrets sud-coréens, deux officiers rivaux dont les unités sont mises en concurrence pour tenter de trouver une taupe du nord qui se serait infiltrée dans les services secrets du sud. Se lance alors une guerre interne sans merci pour trouver cette taupe, mais aussi et surtout une intrigue complexe se met en place afin de mettre en lumière les dysfonctionnements de services de renseignement. Car ceux-ci, incarnés par les deux unités gérées par les deux officiers incarnés par Lee Jung-jae et Jung Woo-sung, sont partagés entre un pouvoir politique qui veut des résultats immédiats afin de légitimer son pouvoir, et un complot qui semble se fomenter en arrière plan. Comme souvent avec ces récits d’espionnage, c’est avant tout une lutte de pouvoir qui s’exerce en toile de fond, les officiers n’étant au final que des pions dans une histoire qui les dépasse.

Bien que l’intrigue soit complexe, elle est rendue limpide par une narration très bien maîtrisée, qui n’est jamais confuse malgré le nombre pléthorique de personnages. Les intentions et les rôles sont bien distribués, et on ne perd jamais le fil bien que les situations se multiplient et se complexifient à mesure que le film avance, dans un monde où chacun·e tente de mener son propre petit jeu. Au-delà de ça, c’est un film qui dénonce foncièrement la violence à laquelle s’adonne le sud dans sa quête de vérité : les victimes pleuvent à un tel point que ça en devient grotesque, la torture est quotidienne et la vie n’a plus vraiment de valeur. Tout cela au nom d’une guerre et d’une haine que les personnages peinent à expliquer, entre deux pays qui partagent une culture presque identique mais des gouvernements complètement opposés (si ce n’est un goût commun pour le sang). Et c’est un discours sublimé par un duo d’acteurs formidable : les deux ont un style très différent, entre l’intensité habituelle de Lee Jung-jae qui incarne un personnage au bord de l’implosion, tandis que s’oppose à lui la classe naturelle de Jung Woo-sung, souvent en retenue. Un duo et une opposition naturelle qui émule assez bien la guerre entre le nord et le sud, celle de deux frères qui veulent chacun avoir le dernier mot, même quand leur guerre n’a plus aucun sens. D’ailleurs, en déplaçant son sujet d’une énième histoire de contre-espionnage entre les deux Corée à, plutôt, une histoire de fraternité anéantie par le conflit, le film s’offre quelques airs de The Spy Gone North ou de JSA, sans la virtuosité de ces deux films, mais avec de belles intentions qui le rendent plutôt attachant.

Une première solide et ingénieuse

© 2022 Sanai Pictures. Tous droits réservés.

Être un excellent acteur ne garantie rien au moment de passer derrière la caméra. La prise de risque est bien là, et on s’aperçoit rapidement que Lee Jung-jae maîtrise plutôt bien son projet. Il y a peut-être quelques hésitations de style ici et là, le néo-cinéaste tentant beaucoup de choses comme s’il n’était pas encore complètement fixé sur ses propres intentions, mais il montre déjà quelques éléments qui laissent penser qu’il pourrait s’épanouir et trouver le succès dans ce nouveau rôle. Car il offre une mise en scène solide et efficace, avec une caméra très vivante dans les scènes d’action, qui virevolte, et qui évite l’écueil d’une shaky cam intempestive dans lequel tombent bon nombre de réalisateur·ices de films d’action. Il parvient aussi à donner vie aux dialogues avec une belle intensité, créant une rivalité assez géniale entre son personnage et celui incarné par Jung Woo-sung, une rivalité teintée de fraternité, toujours à la limite entre les soupçons que l’un et l’autre se portent et leurs intérêts divergents. Il saisit finalement plutôt bien l’essence du monde de l’espionnage, avec des moments de trahisons à la mise en scène toujours spéciale, pour donner de l’importance à ces séquences décisives, aux regards et aux gestes qui trahissent parfois les intentions de ses personnages. Sans être parfait, son premier essai derrière la caméra montre que l’acteur-réalisateur a encore beaucoup de choses à offrir malgré une carrière déjà bien remplie.

C’est une excellente surprise. Un film que j’aurais aimé découvrir sur grand écran tant son histoire est haletante, sa mise en scène efficace et ses personnages captivants. La narration est féroce, elle ne laisse aucun moment de répit à des antihéros éprouvés par un contexte politique et militaire insoutenable, avec une écriture qui ne manque pas de moments d’éclat. Certes, l’originalité n’est pas le fort du film, son sujet est éculé et Hunt ne cherche pas à le révolutionner, même s’il déporte la guerre entre les deux Corée vers, plutôt, une guerre interne aux services secrets sud-coréens. Mais c’est efficace, et visuellement, c’est plutôt impressionnant pour un premier film. On sent que Lee Jung-jae est aussi passionné par la mise en scène que par l’acting, et il prouve dès son premier film qu’il a de belles idées et ambitions.

  • Hunt est disponible depuis le 7 juin 2023 en VOD, et le 21 juin en DVD et Blu-ray.
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L’été est chaud, mais les nouveautés de l’ère Infinite de DC sont toujours au rendez-vous. Pour cette chronique mensuelle, il est temps de s’intéresser aux sorties de juillet 2023 chez Urban Comics, avec deux œuvres qui rejoignent cette nouvelle ère de DC Comics qui a débarqué au catalogue Urban il y a maintenant un an et demi. Et pour ce mois, c’est deux œuvres du même auteur, Ram V, qui n’a cessé de gagner en importance chez DC ces dernières années. Au programme donc, son interprétation du Chevalier Noir avec Batman Nocturne, et une histoire complète sur la Justice League Dark.

Cette chronique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Batman Nocturne T.1, un enfer inévitable

© 2023 DC Comics / Urban Comics

Derrière ce nom mystérieux de Batman Nocturne se cache en réalité une compilation des Detective Comics de Ram V, qui a pris la suite de Mariko Tamaki (dont le run était publié sous le titre Batman Detective Infinite). Nouvel auteur oblige, aucune nécessité d’avoir lu les précédents et il est tout à fait possible d’aborder Batman Nocturne comme un nouvel univers. Même si je conseille de jeter un œil aux Batman Detective Infinite, Mariko Tamaki a fait un super travail sur la série. Pour l’occasion, Ram V renvoie vers un univers plus gothique, aux origines de Gotham dans un ton qui sied si bien à cette ville faite d’ombres, où la nuit semble éternelle. Il imagine ainsi une famille qui serait propriétaire des terres de l’asile d’Arkham depuis des siècles, une famille qui tente de revenir sur le devant de la scène avec une pointe de surnaturel. Car rien n’a vraiment de sens à Gotham, la ville semblant liée depuis toujours à de nombreuses malédictions. Il faut bien avouer qu’à certains égards, cette histoire imaginée par Ram V rappelle Curse of the White Knight de Sean Murphy, avec son histoire déjà de famille millénaire fondatrice de Gotham. Derrière cela se cache évidemment une mythologie à la limite du mysticisme, sujet préféré de Ram V qui y raccroche la plupart de ses histoires. C’est ainsi qu’on découvre un Bruce Wayne/Batman hanté par des cauchemars avec Barbatos, sorte de dieu chauve souris qui tente de le mener vers l’enfer, tandis que la ville de Gotham sombre toujours plus dans les griffes de cette étonnante famille sortie de nulle part.

Visuellement très réussi grâce au travail de Rafael Albuquerque, le comics profite surtout de son originalité (malgré les proximités avec l’œuvre de Sean Murphy), notamment dans son approche d’un Batman qui perd prise face à des démons auxquels il ne comprend pas grand chose. Le récit a peut-être tendance à partir dans tous les sens, mais c’est habituel pour l’auteur qui s’illustre habituellement pour son goût des récits-puzzle, où il jette des idées un peu partout avant de rassembler le tout et leur donner un sens dans les derniers moments du récit. Comme il a pu le faire avec Swamp Thing Infinite par exemple, que j’avais chroniqué il y a plusieurs mois dans un autre article mensuel sur les sorties DC Infinite. Il est ainsi assez compliqué de se placer face à l’œuvre : elle est intrigante, forte d’une proposition qui fleure bon le goût de l’inexplicable de Ram V, mais c’est un comics incomplet, auquel il manque sa suite pour faire complètement sens. Cela n’en reste pas moins une lecture agréable, car l’auteur indien a un véritable goût des mots, des suggestions, une écriture fine qui est immédiatement reconnaissable et que la traduction française de Thomas Davier sublime à sa manière.

Justice League Dark Infinite – Le retour de Merlin, un monde en péril

© 2023 DC Comics / Urban Comics

Deuxième récit signé Ram V ce mois-ci, décidément très en vue chez DC. L’auteur qui ne cesse d’aligner les critiques élogieuses de la part de ses pairs s’attaque à un univers qui semble fait pour lui, celui de la Justice League Dark. Pour les personnes qui ne connaîtraient pas encore, cette équipe apparue il y a une dizaine d’années dans l’univers DC n’a pas grand chose à voir avec Superman, Wonder Woman et compagnie et leur Justice League. Ici, on parle de magicien·nes, des personnes qui interviennent quand les choses ne font plus trop sens pour le commun des mortel·les et des super-héros·ines. C’est John Constantine, Zatanna, Madame Xanadu ou encore, dans cette nouvelle itération, des personnages comme Jason Blood qui est à moitié possédé par un démon, ou encore le Détective Simien, un chimpanzé attiré par la magie. Ce petit monde, dont la loyauté au camp du bien n’est pas toujours une évidence, se trouve confronté à Merlin. Oui, on parle de celui des mythes et des contes, mais la version de DC n’est pas très fréquentable. Celui-ci réapparaît sur terre après avoir disparu et se lance dans une quête infâme, celle d’accaparer toute la magie de l’univers. Ce récit complet en un tome offre quelques moments intéressants, et interroge notamment ses personnages sur une idée évidente mais qui mérite d’être posée : pourquoi, dans l’infinité des mondes de cet univers, c’est toujours vers la Terre peuplée par tous ces super-héros et super-héroïnes que convergent tous les drames ?

Plus intéressé par la notion de Bien et de Mal, mais aussi les raisons pour lesquelles les choses doivent toujours mal tourner, Ram V manque toutefois peut-être du phénomène de « nouveauté » dont il peut se targuer dans d’autres récits. Car son univers à lui est tel qu’il était évidemment attendu sur Justice League Dark, où le mysticisme et les questions existentielles sont toujours au centre du récit. Il le fait bien, attention, loin de moi l’idée de dire trop de mal d’un comics qui est somme toute bien mené et qui offre d’excellents moments. Néanmoins, il n’y a pas vraiment de surprise, ni la curiosité de voir un monde réinventé, car l’auteur débarque dans un univers qui lui correspond à tous les niveaux. Heureusement cela ne l’empêche pas d’écrire un récit bien rythmé, qui permet à Zatanna de s’illustrer après les quelques malheurs qui lui sont arrivés récemment (et que le comics rappelle), et où Merlin est un vrai méchant à l’ancienne : foncièrement mauvais, et terrifiant. Avec sa multitude de personnages, le comics fait presque un sans faute. Presque, car la fin est abrupte et bizarrement amenée, comme s’il allait y avoir une suite alors que l’on est face à un récit complet. Et je ne parle pas d’une fin ouverte, non, on a plutôt l’impression qu’il en manque un bout. Enfin, malgré cet écart sur la fin, je suis resté admiratif du travail de Xermánico sur les premiers chapitres, puis Sumit Kumar (qui a déjà travaillé avec Ram V sur l’excellent These Savage Shores), au niveau des dessins. Les deux mettent en image un univers fait de magie, très inventif, comme une bibliothèque qui se modifie visuellement à mesure que l’histoire se raconte, une mise en scène de quelques pages en sens inverse ou encore une belle diversité de couleurs et de tons. Il y a une vraie volonté de raconter les pouvoirs des personnages par les couleurs, tout comme le fait que l’histoire se joue sur plusieurs pans de réalité, et ça donne à Justice League Dark quelque chose d’assez génial visuellement bien que les personnages sont un peu plus en retrait.

  • Batman Nocturne T.1 et Justice League Dark Infinite sont disponibles en librairie aux éditions Urban Comics depuis le 7 juillet 2023.
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L’arrivée à maturité du jeu vidéo indépendant s’est accompagnée de l’éclosion de toutes sortes d’expériences narratives, qui ont ravi joueurs et joueuses de toutes les sensibilités. Qu’elles se rapprochent du visual novel, du walking simulator ou du walk and talk, les studios, et les auteurs et autrices qui les composent, ont rivalisé de talent et de travail pour nous offrir des histoires qui n’ont rien a envier à celles racontées par des formes d’expressions plus anciennes, en prenant pleinement conscience des spécificités de leur medium. Mais malgré ce foisonnement de réussites, Night School Studio tient une place tout à fait à part dans l’univers des jeux narratifs. Il est arrivé dans le game en 2016 avec Oxenfree, auréolé d’un succès critique et populaire aussi franc que mérité, avant d’enchainer en 2019 avec Afterparty, qui a relevé pleinement le pari de changer complètement d’univers, mais ne semble pas avoir acquis le même statut « culte » que son prédécesseur. 4 ans plus tard le studio revient avec une suite à Oxenfree, que je viens de terminer une première fois, et qui se hisse sans soucis à la hauteur de son auguste lignage.

Cette chronique a été écrite à partir d’une copie du jeu fournie par l’éditeur

Échos du passé

© Netflix, Night School Studio

Avant de rentrer dans le vif du sujet, il me semble important de prendre un moment pour expliquer en quoi les jeux Night School Studio sont si importants dans le vaste paysage des jeux narratifs. Oxenfree comme Afterparty ont pour personnages principaux des jeunes gens (adolescents dans Oxenfree, jeunes adultes dans Afterparty), qui seront mis aux prises avec des évènements clairement paranormaux et des situations qui les amèneront à révéler ce qu’ils ont au plus profond d’eux. Les jeux Night School prennent la forme d’un voyage de quelques heures (4 à 5 environ pour les jeux Oxenfree, 7 à 8 pour Afterparty) adoptant la technique narrative du « Walk and Talk ». C’est à dire que la majorité du gameplay va consister à choisir des réponses parmi plusieurs proposées, en temps réel, lors des dialogues qui peupleront les actions et déplacements des personnages. Oxenfree et Afterparty ont été assez largement reconnus parmi les expériences narratives maitrisant le mieux le rythme si particulier de cette technique, en l’assortissant d’une replay value vertigineuse lorsqu’on se rend compte que beaucoup de choix dans les différentes répliques ont des répercussions sur des points clé de l’intrigue, les relations entre les personnages, et surtout les différentes fins possibles. Les jeux Night School font partie de ces aventures qui ne se dérouleront clairement pas de la même manière pour chaque joueur ou joueuse. Le genre d’expérience qui donnerait naissance à des discussions du type « QUOI ? Truc a fait ça dans ta partie ?? Mais comment t’as fait ??? » et autres réjouissances qui laissent seulement entrevoir l’entreprise pharaonique menée à bien à chaque jeu par Adam Hines, pour que chaque détail s’intègre dans une cohérence globale sans même qu’on s’en rende compte.

Cette technique narrative, signature du studio, laisse une grande place au « roleplay » dans la manière dont on choisit de mener l’intrigue. La plupart du temps, on n’a pas vraiment l’impression de jouer un personnage lorsqu’on joue à un jeu Night School, mais plutôt de le découvrir alors qu’on en écrit nous-même l’histoire, à l’aide des réponses prédéfinies parmi lesquelles on nous laisse le choix. Ce petit décalage par rapport à l’incarnation habituelle du personnage fait qu’on est plutôt en train de le diriger comme un acteur ou une actrice, au lieu d’en faire notre avatar. Ce faisant, l’identification aux personnages joue tout de même, mais le studio reste libre de développer des thématiques qui toucheront bien souvent à l’intime et aux obstacles que tout un chacun doit surmonter au cours de sa vie. Et cela semble très important pour Night School. Amener joueurs et joueuses là où ils l’ont décidé, en leur proposant une histoire aux implications profondes, souvent subtilement distillées sous un vernis de banalité ou de légèreté, de laquelle il ne sera pas possible de s’extirper sans avoir été confronté à ce sur quoi ces gens veulent que nous nous interrogions. Un peu comme si c’était leur seconde signature. Peu importe la personnalité qu’on choisira de donner aux personnages que l’on va accompagner, on en sortira rarement indemne.

Retour en terrain connu ?

© Netflix, Night School Studio

Riley Poverly vient d’accepter un travail à Camena, Oregon. Elle retourne ainsi dans sa ville natale, bon gré mal gré. Accompagnée de Jacob, qui n’a lui jamais quitté Camena, elle va devoir aller installer des antennes sur les hauteurs du parc naturel se trouvant autour du hameau. Bien entendu, rien ne va se passer comme prévu, et très vite Riley et Jacob seront rattrapés par leur passé, à travers d’incompréhensibles sauts spatio-temporels…

Dès ses premiers instants Oxenfree 2 ne laisse aucun doute sur le fait qu’on a affaire à une suite. Non seulement car tout dans la direction artistique vient nous rappeler l’univers parcouru dans le premier Oxenfree, mais aussi car on apprend très vite que Edwards Island, théâtre des évènements du premier jeu, se trouve à quelques encâblures de l’endroit où l’on démarre notre aventure. Cette ambiance délicieusement mystérieuse, faite de brouillard verdâtre, de sons radiophoniques et de technologie rétropunk nous replonge immédiatement dans les sensations ressenties en jouant au premier épisode de la série. Pas de surprise non plus concernant le ton et le rythme de l’aventure, lui aussi très proche de ce que pouvait proposer le premier Oxenfree : des personnages arrachés à leur quotidien, jetés dans des environnements naturels pas vraiment hospitaliers, mis face à des responsabilités qui les dépassent, le tout enrobé dans une ambiance synthwave à la Stranger Things et des fulgurances paranormales loin d’être innocentes. Tout fonctionne admirablement bien, peut-être même encore mieux que dans le premier opus. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de ressentir un certain manque de nouveauté en jouant à ce second épisode. Un sentiment paradoxal, provoqué par le fait que, alors que les personnages d‘Oxenfree sont projetés loin de leur zone de confort, le Night School Studio semble être resté dans la sienne. En nous proposant une seconde aventure dans la continuité de la première, loin des libertés que j’ai ressenties en jouant à Afterparty et son ambiance à la fois cartoon et démonique.

Ma propre sensibilité me laisse un peu songeur vis à vis de ce choix. Avec le sentiment que la prise de risque opérée avec Afterparty n’a pas vraiment payé, et que le Night School Studio s’est trouvé obligé de revenir sur les bases du succès d’Oxenfree pour s’assurer le retour d’une plus grande partie de leur public, et avec lui une certaine pérennité financière et un avenir créatif plus dégagé. Cette trajectoire ne m’étonnerait pas, en ce qu’elle me rappellerait beaucoup celle vécue par le studio Cellar Door Games, qui après avoir connu un succès colossal avec Rogue Legacy, a flopé avec leur jeu suivant, Full Metal Furies, et a du revenir à leur première licence avec Rogue Legacy 2, pour pouvoir survivre. Cela dit, peut-être qu’Adam Hines avait tout simplement encore des choses à raconter dans l’univers d’Oxenfree, et que ce jeu était une étape logique et souhaitée par le studio. C’est ce que je leur souhaite de tout mon cœur. D’autant que, même si la surprise n’est pas forcément au rendez vous avec cet Oxenfree 2, on a tout de même l’occasion d’y trouver une qualité d’écriture au sommet, sans doute dans la forme la plus aboutie jamais proposée par le studio.

L’Universel dans le singulier

© Netflix, Night School Studio

En effet il faut tout de même souligner que les personnages principaux de cet Oxenfree 2 sont quasiment deux fois plus âgés que ceux du premier jeu, et cela change pas mal de choses dans la manière dont les différentes thématiques sont traitées au sein de son déroulement. Ce changement de perspective permet par exemple de donner une tonalité très différente aux thèmes de la parentalité et de l’acceptation de soi. Déjà présents dans le premier Oxenfree, ils n’ont pas du tout le même impact lorsqu’ils sont exprimés par une adolescente ou un adulte de plus de trente ans. Ainsi le personnage de Jacob exprime les difficultés de toute une frange des trentenaires actuels, perdus entre les attentes qui reposent sur eux et leur rapport aux autres et à leurs propres aspirations. Tandis que Riley, à travers par exemple la relation à ses parents, nous montre que des liens peuvent définitivement se briser lors qu’ils se distendent pendant trop longtemps, et qu’aucune des deux parties ne trouvent comment les réparer. Sous les conversations que Riley et Jacob vont entretenir, on découvre une multitude de détails qui rendent ces personnages particulièrement humains. C’est une des forces évidentes de l’écriture des jeux Night School depuis les débuts, et on la retrouve à nouveau dans Oxenfree 2.

Mais au-delà de la force individuelle de chaque protagoniste, le jeu n’hésite pas à ajouter une petite galerie de personnages secondaires franchement intéressante. Certains seront rencontrés en face à face, d’autres interviendront via le talkie-walkie dont on sera doté.e dés le début de l’aventure. Il ne sera pas rare d’entretenir de longues discussions à distance avec des personnages dont on ne connaît que la voix, ce qui n’est pas sans rappeler un autre monument du jeu narratif sorti la même année que le premier Oxenfree : Firewatch. Cela ne remplacera pas le pandémonium haut en couleur d’Afterparty ou la dynamique de groupe à l’œuvre dans le premier Oxenfree, mais ces dialogues via talkie contribuent à donner un autre sens au fait de prendre un peu d’âge. Le fait que le nombre de relations a tendance à progressivement se réduire, teintant l’âge adulte d’une couleur solitaire qui n’existait pas de cette manière dans les premiers jeux du studio.

Enfin je garde quelques mots pour le scenario proprement dit du jeu, qui, sans trop en dire pour ne rien révéler, permet d’aller encore un peu plus loin dans les thématiques touchant à l’intime que le studio affectionne tant. Les évènements paranormaux à l’œuvre dans les jeux Oxenfree se trouvent être les catalyseurs parfaits pour les émotions et le développement de ses personnages. Tous vont prendre conscience de leurs failles. Tous vont devoir s’y confronter, et nous avec eux. Pour voir ce qui fait écho en eux, ou avec nous. Oxenfree 2 comporte son lot de moments forts, venant nous présenter toute la complexité des relations entre les personnes, ce à quoi elles tiennent parfois (souvent pas grand chose), et ce qu’on peut faire pour les préserver. Et on en sort, comme pour ses prédécesseurs, un peu sonné.es, mais impressionné.es.

Oxenfree 2 n’est pas la petite révolution qu’à été le premier jeu de la série. Sept années ont passé, l’effet de surprise apporté par son système de dialogues à choix multiples n’est plus, quand bien même il est toujours aussi intelligent, toujours aussi maîtrisé, et même poussé dans de nouveaux retranchements. Le cadre, le rythme et le ton du jeu ne viendront pas surprendre celles et ceux qui ont déjà joué au premier Oxenfree et à Afterparty. Il s’agit simplement d’une nouvelle histoire. D’un nouveau cadeau que nous fait le Night School studio, avec un nouveau petit bijou d’écriture, de maitrise narrative et artistique. Peut-être un peu plus contemplatif et froid, comme pour donner une dimension supplémentaire au fait de vieillir, Oxenfree 2 s’adresse à tout le monde, mais sans doute un peu plus aux fans du genre, ou du talent de l’équipe de Sean Krankel et Adam Hines. A celles et ceux qui n’ont jamais touché à un jeu du studio, je dirais que ça vaut quand même le coup de commencer par le premier Oxenfree. Il est tout à fait possible de jouer au 2 en standalone, mais ce serait dommage de passer à côté de toutes les passerelles qui existent entre les deux opus. Oxenfree 2 est une continuité, et en cela, ni vraiment un début, ni vraiment une fin.

  • Oxenfree II – Lost Signals est sorti le 12 juillet 2023, sur Android, iOS, Nintendo Switch, PlayStation 4, PlayStation 5 et Windows
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Le nom de Debora Cahn n’évoque pas forcément grand chose au public, pourtant elle est l’une des scénaristes et productrices les plus remarquées dans le genre de la série politique. Entre Homeland mais aussi et surtout À la maison blanche (The West Wing), qui reste l’une des plus grandes séries du genre, elle a contribué à quelques uns des plus grands succès de ces vingt dernières années. A tel point que Netflix a débarqué pour lui proposer de créer leur nouvelle série politique, et c’est ainsi qu’est née The Diplomat, avec Keri Russell (The Americans) en tête d’affiche.

Un occident nourri par la guerre

ALEX BAILEY/NETFLIX – © 2023 Netflix, Inc.

The Diplomat raconte l’urgence. Celle subie par une diplomate américaine qui se retrouve propulsée malgré elle à la tête de la mission diplomatique au Royaume-Uni. L’ambassadrice incarnée par Keri Russell n’aurait jamais dû se trouver là : diplomate de carrière, elle s’est faite un nom au sein de la diplomatie américaine en intervenant sur des dossiers compliqués au Moyen-Orient, entre la guerre en Irak et en Afghanistan. Femme de terrain, elle se trouve pourtant nommée du jour au lendemain dans un poste qu’elle n’estime que peu, pensant que celui-ci se limite à des réunions politiques et à sourire sur des photos, alors qu’elle était sur le point de partir en mission à Kaboul pour quelque chose qui la motive autrement plus. Cette nomination surprise, qu’elle ne veut pas mais pour laquelle on lui fait vite comprendre qu’elle ne peut pas refuser, cache autre chose : en réalité, un scandale est sur le point d’éclater autour de la vice-présidente des Etats-Unis qui va alors être débarquée. Désireux de s’acheter une image positive auprès des électeurs, le président jette son dévolu sur la nouvelle ambassadrice qui pourrait cocher toutes les cases de la vice-présidente populaire, pour son expérience et son intelligence, et sans danger pour lui car elle n’a aucune ambition politique. La nomination en tant qu’ambassadrice apparaît ainsi comme un moyen pour juger de son comportement politique. Mais évidemment, la série laisse la diplomate dans le flou, alors que se dessine en toile de fond une autre urgence.

Cette autre urgence est celle d’une guerre qui se dessine, un navire britannique ayant été coulé dans le Golfe persique par une torpille qui est rapidement attribuée à l’Iran, créant une immense crise diplomatique entre le Royaume-Uni et l’Iran, mais surtout les Etats-Unis et la Russie, alliés historiques de l’un et l’autre protagoniste de l’affaire. La série manie avec beaucoup d’intelligence tout le discours diplomatique et la prise de décision, elle s’avère en effet plutôt bien documentée et conforme à ce que nombre de diplomates ont pu raconter par le passé sur ces situations de crise où des conflits majeurs se sont parfois évités grâce à quelques discussions et coups de bluff bien placés. Il y a quelque chose d’extrêmement savoureux à voir Keri Russell, absolument formidable dans son rôle, jongler entre un président américain va-t-en guerre, un premier ministre britannique qui veut balancer une bombe nucléaire sur tout le monde pour paraître fort et son mari, ancien ambassadeur qui ne supporte pas d’être dans l’ombre. Ce récit de guerres intestines au sein de gouvernements où personne ne s’entend, de politiques qui rêvent de guerre pour s’attirer des faveurs électorales et cette histoire d’ennemi désigné qui arrange tout le monde s’inspire évidemment du passé politique récent des Etats-Unis. Difficile de ne pas voir les prémices de la guerre en Irak en 2003 dans cette recherche d’un coupable que l’on désigne sans trop de preuves, avec une série qui est d’une sévérité assez formidable contre un bloc américano-britannique qui s’est nourri de la guerre pour satisfaire ses intérêts politiques, mais aussi économiques, au mépris de la stabilité de régions entières. Notons d’ailleurs que la série cherche à s’inscrire dans l’actualité, en mentionnant par exemple la guerre en Ukraine.

Intelligence diplomatique

ALEX BAILEY/NETFLIX – © 2023 Netflix, Inc.

C’est l’intelligence du récit qui m’a frappé. En mêlant des personnages aux passés et aux fonctions différentes (agent de la CIA, attaché diplomatique, conseiller politique…) la série de Debora Cahn aborde toute l’étendue des intérêts qui se heurtent et les influences diverses autour de la prise de décisions qui ont parfois un impact considérable sur la géopolitique. Beaucoup de ces intérêts s’entremêlent pour influencer l’ambassadrice, et la série le fait admirablement bien avec une écriture ciselée qui ne manque pas d’aborder toutes les nuances de dialogues entre personnes influentes. C’est assez similaire finalement à la finesse de l’écriture la série The West Wing avec des similarités dans le traitement, notamment, de l’humanité des personnes qui se trouvent derrière des rôles bien définis et décisifs pour l’action étatique. Comme avec le couple formé par Ali Ahn, qui incarne une agente de la CIA attachée à l’ambassade, et Ato Essandoh, le chef de mission de l’ambassade, qui forment un couple terriblement attachant derrière leurs carapaces de personnes qui doivent apparaître de marbre dans des boulots qui ne tolèrent aucune forme de « faiblesse » apparente. Quant au rôle de Keri Russell, il est presque cathartique : c’est une ambassadrice qui n’a que faire des jeux politiques, qui confronte sa réalité (celle du terrain) à celles de personnes qui ne sont jamais sorties de leurs bureaux, qui est si immergée dans son rôle diplomatique qu’elle en explose émotionnellement aux moments clés dans une catharsis parfaitement mise en scène. J’ai également noté la performance de David Gyasi dans le rôle du secrétaire d’état aux affaires étrangères britanniques, absolument impeccable et intelligent dans sa manière d’aborder le rôle, avec la retenue et le style très british que l’on attend évidemment, sans tomber dans la caricature, formant un superbe duo avec le personnage de Keri Russell.

J’ai été très impressionné par cette première saison de The Diplomat. C’est un genre télévisuel que j’apprécie particulièrement mais qui a souvent eu tendance à tomber dans la surenchère, là où la série de Debora Cahn raconte une crise diplomatique sous un angle finalement assez sobre, malgré l’extravagance de certains de ses personnages (comme le mari de l’ambassadrice). La réalisation sait se poser sans manquer d’insister sur une tension permanente où le destin d’une partie du monde peut basculer d’un instant à l’autre. C’est une série qui cherche à s’ancrer dans le réel et qui le fait plutôt bien, rendant compte de la dureté, mais aussi la folie, qui peut entourer certaines discussions où l’on discute de la possibilité de déclencher une guerre avec la même légèreté que celle où l’on discute de la liste des courses à faire. C’est une vue sur un domaine finalement assez mal connu en dehors des fantasmes qu’il inspire, mais très passionnant, avec en prime une forte interprétation de Keri Russell qui incarne avec talent un personnage qui met en exergue tout ce qui ne va pas dans l’histoire diplomatique américaine récente.

  • La saison 1 de The Diplomat est disponible intégralement sur Netflix depuis le 20 avril 2023.
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Le racisme et le rejet des autres comme moteur de l’horreur est un procédé efficace, comme l’a prouvé Get Out en 2017. Mais cela n’est pas limité au cinéma : les comics, eux aussi, savent manier l’horreur et s’emparer de sujets de société, chose que fait admirablement bien Infidel de Pornsak Pichetshote, avec des dessins de Aaron Campbell. Un récit glaçant où l’islamophobie est incarnée par un bâtiment hanté.

Le djinn se cache dans les détails

© 2021 Urban Comics

Infidel raconte Aisha, une américaine d’origine pakistanaise, de confession musulmane, qui emménage avec son fiancé blanc dans un vieil immeuble qui a subi un drame quelques mois plus tôt. Une explosion, que la presse s’est empressée de qualifier d’attaque terroriste compte tenu du fait qu’un locataire d’origine arabe serait responsable, sans pourtant n’avoir pu recueillir de preuves tangibles en ce sens. Si Aisha, son fiancé et la fille de celui-ci décident d’emménager là, c’est pour rejoindre la mère du fiancé, qui a décidé de rester là malgré le drame survenu, et lui apporter un certain soutien moral. Pourtant la relation entre Aisha et sa belle-mère a mal débuté, celle-ci ayant montré une hostilité certaine à l’encontre de sa religion, mais Aisha est convaincue que celle-ci a changé avec le temps. Le récit prend alors immédiatement une tournure horrifique. D’abord dans le comportement du voisinage, qui rejette immédiatement Aisha en lui jetant des regards au mieux désapprobateurs, au pire franchement haineux, mais aussi avec une belle-mère qui apparaît parfois méfiante derrière une façade bienveillante, tandis que le fiancé ne cesse de rappeler à Aisha qu’elle doit se méfier d’elle, la qualifiant de manipulatrice. Pire encore, l’héroïne se trouve vite en manque de sommeil, victime de cauchemars absolument insupportables, où des créatures plus vraies que nature semblent vouloir la dévorer.

Et cette horreur n’est rapidement plus cantonnée aux cauchemars : dès le premier chapitre, on s’aperçoit que les cauchemars s’accompagnent d’hallucinations pendant la journée, jusqu’à pourrir la vie de Aisha qui perd pied peu à peu, jusqu’à ce qu’un nouveau drame survienne. L’auteur utilise ces créatures comme métaphore d’une hystérie qui entoure « l’attentat » commis précédemment, la recherche absolue d’un coupable idéal menant tout le monde à désigner l’arabe de l’immeuble comme l’évident responsable. Une histoire qui se répète alors avec Aisha qui, après la survenance d’un drame, se voit pointée du doigt, tandis que le piège des créatures semble se refermer sur un immeuble devenu maison hantée, où chaque recoin peut abriter une créature prête à dévorer ses locataires. Dans l’esprit d’un film d’horreur fondé sur les esprits et les croyances religieuses, l’auteur utilise une certaine dimension mystique pour justifier l’apparition de ces monstres, sans nécessairement chercher à leur apporter d’explication matérielle. Ces créatures sont en effet simplement les incarnations d’un rejet, d’une islamophobie latente qui dévorent peu à peu les personnages de confession musulmane, mais aussi celles et ceux qui se laissent consumer par cette haine.

Vieux démons

© 2021 Urban Comics

Plus encore qu’une simple métaphore, l’auteur l’agrémente d’une quête de vérité assez captivante, où Aisha, puis sa meilleure amie Medina, tentent de trouver une explication aux phénomènes surnaturelles qui surviennent dans cet immeuble. En enquêtant sur ce qui a provoqué le drame initial, mais aussi en s’intéressant à certaines personnes qui ont vécu là et qui ont parfois été intéressées par un certain occultisme. Infidel mélange les idées autour du mysticisme et le fait plutôt bien, sans se perdre. Et ce en apportant plusieurs niveaux de lectures à un récit qui parle autant d’islamophobie que d’occultisme, dans une mise en scène passionnante où le dessinateur Aaron Campbell parvient à saisir l’horreur de créatures torturées, la violence de regards emplis de haine et plus généralement, une certaine tension où un monstre semble se cacher dans chaque ombre. Avec ses dessins, mais aussi l’écriture de Pornsak Pichetshote, ces créatures finissent par inspirer plus de tristesse que d’horreur, tant l’aspect tragique de l’histoire finit par prendre le dessus sur l’horreur.

Raconté avec finesse, Infidel parle d’islamophobie avec beaucoup d’intelligence, en mêlant l’horreur réelle à celle qui n’a sa place que dans des cauchemars, entre occultisme et religion, violence fantasmée et agression subie. Infidel est autant le récit d’une haine qui consume ses hôtes que celui d’un désir de vengeance irrationnel. Pas nécessairement original dans son approche, c’est-à-dire celle d’utiliser la haine comme excuse à l’horreur, le comics n’en reste pas moins osé et important, abordant une thématique, celle de l’islamophobie, frontalement et sans concession à une époque où nombre de personnes voudraient pourtant faire croire que le concept même d’islamophobie n’existe pas. C’est un comics aussi réussi narrativement, en tant que récit horrifique, que pertinent pour ce qu’il dit de notre génération et notre rapport à des formes de haine qui ont fini par devenir acceptables aux yeux de beaucoup.

  • Infidel est disponible en librairie aux éditions Urban Comics.
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Bien qu’Apple pense déjà à un éventuel spin-off compte tenu du succès de la série Ted Lasso, menée par un Jason Sudeikis showrunner et acteur principal, celle-ci a pris fin cette année avec sa troisième saison. Pendant trois ans, la série a pris en excuse le milieu du football pour raconter autre chose, avec beaucoup de finesse et de bienveillance, un humour gentillet et un cœur énorme. Profondément touché par sa proposition et cette bande de joyeux lurons que la série raconte, j’ai eu envie d’en parler, comme pour remercier ce bout de bonheur que la série m’a procuré. Rassurez vous toutefois, cet article ne comportera pas de spoiler sur l’intrigue.

L’incompétence n’empêche pas le bonheur

© Apple TV+

Pour Ted Lasso, la série mais aussi le personnage, tout commence en 2020. Alors que la firme à la pomme tente de promouvoir son service Apple TV+, elle donne carte blanche à Bill Lawrence, Brendan Hunt, Joe Kelly et enfin Jason Sudeikis pour adapter en série un personnage que ce dernier a créé il y a neuf ans pour une vidéo promotionnelle pour la diffusion du championnat de foot anglais aux Etats-Unis. Un personnage de coach de foot américain qui se retrouve propulsé du jour au lendemain coach de football en Angleterre, un sport qui est donc complètement différent, auquel il ne comprend rien, mais qu’il exerce avec l’aplomb et la confiance en soi d’un bon américain. Afin de raccrocher les wagons d’une série et dépasser la simple vanne, Ted Lasso imagine un petit club londonien qui végète dans une division inférieure, un club devenu la proie d’un divorce qui se passe mal. Son propriétaire et sa femme s’écharpent en effet, et cette dernière, Rebecca, incarnée par Hannah Waddingham, récupère la pleine propriété du club. Son objectif : le couler par tous les moyens possibles afin d’emmerder son ex. Un fabuleux projet qui la pousse à aller chercher Ted Lasso, un coach de football américain universitaire qui a fait le buzz sur internet suite à des vidéos de vestiaire où il sort ses meilleurs pas de danse. Elle y voit là l’occasion d’une vie : un homme plutôt loufoque, facilement malléable, et complètement incompétent pour le poste. Mais dès son arrivée la série prend une tournure différente, au-delà d’un humour tout particulièrement réussi qui joue sur les différences entre américains et britanniques. Effectivement, Ted se révèle vite être un allié de poids pour Rebecca, qui se laisse séduire par la bienveillance d’un homme pas si bête que ça, et qui est prêt à tout pour filer un coup de main à la fois à sa patronne alors qu’elle traverse une période compliquée, mais aussi à ses joueurs. Parce que Ted n’envisage son boulot que sous un angle : celui de l’humain.

Et c’est ce qui fait de la série quelque chose d’absolument formidable. Le personnage de Ted, incarné avec un talent formidable par Jason Sudeikis qui appuie l’accent du midwest américain comme jamais, est l’incarnation même d’une bienveillance désintéressée. Pourtant lui-même victime de nombreux maux et d’une vie compliquée, il ne cherche qu’à aider un club où il décèle une humanité qui lui plaît. Certes, au départ, il ne comprend rien au football, mais rapidement, il comprend que la dimension humaine joue un rôle extrêmement important pour que ses joueurs puissent performer tous les week-ends. Et c’est probablement ce qu’il y a de plus vrai dans le sport de haut niveau, on le voit chaque année, avec des clubs aux moyens limités et des joueurs qui, normalement ne devraient pas atteindre un tel niveau, qui parviennent à accomplir des miracles grâce à un esprit de groupe et une émulation positive au sein de celui-ci. Sans pour autant tomber dans un optimisme béat, Ted Lasso fait un bien fou. C’est une série qui aborde pourtant des thématiques extrêmement difficiles, mais qui le fait avec une ouverture d’esprit nécessaire pour comprendre, écouter, et accompagner des personnes qui n’ont parfois besoin que d’une main tendue pour trouver une certaine paix intérieure.

Une main tendue

© Apple TV+

Ce désir de bien faire passe essentiellement par une écriture franchement maline, souvent très touchante, de nombreux personnages qui n’auraient pu être initialement que des caricatures. On rigole évidemment dès le départ de Jamie Tartt (joué par un Phil Dunster génial) joueur star qui est plus intéressé par ses coupes de cheveux que par le travail, on peut se moquer de Keeley Jones (interprétée par une non moins géniale Juno Temple), une modèle devenue communicatrice pour le club qui incarne le cliché de la « bimbo » qui sort avec un joueur de foot pas très cultivé. Et puis souvent, c’est Roy Kent, incarné par Brett Goldstein, qui fait marrer les fans de football en incarnant ce joueur taciturne qui rappelle Roy Keane, footballeur qui a terrorisé les terrains dans la réalité. Mais ces rires s’accompagnent d’une tendresse sans limite de la série pour ces quelques personnages. Et également pour tous les autres joueurs du club, pour sa patronne Rebecca, pour son coach Ted et son duo qui est parfois à mourir de rire avec son assistant coach Beard (Brendan Hunt, excellent). La série ne cesse jamais de porter un regard plein d’amour sur cette petite bande, qui évolue au fil des trois saisons pour toujours devenir de meilleures personnes, jusqu’à former un groupe très soudé qui parvient à passer outre des situations compliquées.

Car Ted Lasso c’est des thématiques lourdes, comme la dépression, le manque de confiance en soi, le racisme et l’homophobie qui gangrènent le football. Mais toutes ces thématiques trouvent sans cesse un soutien, une confiance que les personnages s’expriment les un·es envers les autres. Autant de moyens de surmonter les moments les plus difficiles, sans jamais prétendre trouver des solutions irréalistes. Par exemple très tôt la série montre que Ted est victime de crises d’angoisses, mais jamais son entourage vient prétendre avoir des solutions miracles. Au contraire, c’est plutôt un soutien plein de tendresse qui lui est apporté, comme un moyen de dire que l’on a conscience du mal, qu’il est là, mais qu’il ne sera pas seul pour le combattre. Et c’est une approche que j’ai trouvé terriblement touchante, c’est certainement le meilleur moyen d’aborder ce type de question sans tomber dans une naïveté malvenue. La série prend conscience de nombreux problèmes, en parle et les dénonce, mais préfère se concentrer sur le soutien que ces différents personnages s’apportent, et c’est ce qui leur permet de grandir et de dire que d’une certaine manière, même quand on n’a pas de solution, on peut toujours essayer de tendre la main. Et c’est d’autant plus marquant dans la saison 3, peut-être pas la meilleure, mais celle qui insiste le plus sur les émotions, les peurs, les craintes et la recherche du bonheur de ses personnages.

Il serait toutefois terriblement dommage de limiter Ted Lasso au football. Pire encore, de se dire que la série n’est pas pour nous car l’on n’a pas d’attrait pour ce sport. Car c’est d’abord une série qui parle de sport sous un angle qui peut toucher beaucoup de monde, mais c’est aussi une série qui ne se sert du football que comme d’une excuse pour raconter une bande de personnes que rien n’aurait dû rapprocher, mais qui finissent par se souder pour affronter les nombreux obstacles qui se dressent sur leur chemin. Plus que tout, c’est une série qui est véritablement bienveillante. Qui ne galvaude pas le terme et qui ne le prend pas avec légèreté. Le personnage imaginé et incarné par Jason Sudeikis est d’une gentillesse que l’on pense initialement un peu naïve, mais qui se révèle vite être au fondement d’un état d’esprit qui fait un bien fou. Et cela donne une série en trois saisons qui a énormément de choses à raconter, qui fait beaucoup de bien, et qui mérite qu’on lui accorde notre temps.

  • Les trois saisons de Ted Lasso sont disponibles sur Apple TV+.
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Après une légère accalmie ces derniers temps avec un rythme de publication revu à la baisse, Urban Comics remet un coup de fouet à sa collection DC Infinite en apportant ce mois-ci pas moins de quatre comics qui viennent étoffer la mythologie de l’ère qu’a lancé DC Comics en 2021. Au programme ce mois-ci il y a d’abord la suite et fin de Superman Infinite avec un cinquième tome, en attendant probablement la suite des numéros de Action Comics sous une autre forme. Ensuite, Planète Lazarus, prévu en deux tomes, dont le premier reprend la série Batman vs Robin sortie il y a quelques mois aux Etats-Unis et qui lance enfin les hostilités entre Damian Wayne et son père justicier. Enfin, on voit apparaître le récit complet en un tome Red Hood : Souriez de Chip Zdarsky et enfin, le deuxième tome de Batman/Superman : World’s Finest, série dont je vantais les mérites à la sortie du premier numéro.

Cette chronique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Superman Infinite – Tome 5, retour à la maison

© 2023 DC Comics / Urban Comics

Le mois que l’on puisse dire, c’est que Superman Infinite a eu toutes les peines du monde à nous convaincre depuis ses débuts. Parfois un peu longuet, pas toujours très solide narrativement, la série de comics a envoyé Superman dans une longue quête sur le Warworld, un monde fait de désespoir et d’une guerre perpétuelle, pour y affronter l’un de ses ennemis les plus forts. Cet exil a de fait coupé le héros de son quotidien sur la Terre, mais aussi de la dynamique que l’on aime habituellement retrouver avec ses proches. Ainsi, Lois Lane est rarement apparue, comme Jimmy Olsen, ou encore Jon Kent, son fils, qui disposait de sa propre série de comics. Certes, les départs de Superman vers d’autres planètes sont communs et font partie de son identité, mais entre cette série et les évènements de Dark Crisis on Infinite Earths, ça commençait à faire longtemps que l’on n’avait pas vu Clark Kent dans son environnement habituel. Et c’est ce que tente de raconter cet ultime tome, de manière parfois un peu maladroite mais avec beaucoup de coeur. C’est le récit d’un retour à la maison pour celui qui vient d’ailleurs, un retour qui est accueilli avec choix par certain·es, et avec haine par d’autres. Par une partie de la population d’abord, car il débarque avec une planète du Warworld qui s’est rapprochée de la Terre et qui contient un paquet de réfugié·es à relocaliser dans leurs pays et mondes d’origine (avec ce que cela contient de métaphore sur la xénophobie ambiante de nos sociétés vis-à-vis des réfugié·es). Et puis la haine de Lex Luthor, son ennemi de toujours, qui était bien content quand celui qu’il considère comme un simple extraterrestre qui n’a pas sa place sur Terre, était, justement, bien loin de la Terre. Et ce retour est abordé sous un angle intéressant, celui qui montre un Superman qui s’interroge sur son intérêt pour la Terre alors qu’il constate, pour la première fois, que celle-ci a réussi à survivre sans lui, alors que son fils a endossé son rôle protecteur de manière très naturelle et dans un style différent.

Mais parce qu’il faut de l’action, s’enclenche alors une nouvelle confrontation en toile de fond, avec un Lex Luthor qui fait une offre qu’on ne peut refuser à Metallo, dans un nouveau plan machiavélique pour se défaire de Superman. Cependant, contrairement à la précédente intrigue, celle-ci prend vite fin, parce que là n’est pas l’essentiel dans un cinquième et dernier tome où le monde de Superman revient à une sorte de statut quo. Alors certes, il y a eu une évolution : Jon s’est affirmé, il a prouvé qu’il pouvait remplacer son père (et bien plus), mais il y a une sorte de retour à la normalité dans un chapitre où l’on voit Clark Kent retrouver son vieux pote Jimmy Olsen, un autre où il retrouve ses parents, et d’autres encore où il rêve d’une vie plus paisible aux côtés de Lois. Mais la meilleure partie du récit est certainement à chercher du côté des quelques numéros de Superman Son of Kal-El signés Tom Taylor. Parce que oui, Urban Comics a fait le choix éditorial de ne pas continuer la série en question avec un troisième tome, mais plutôt d’inclure la suite dans la série Superman Infinite. Un choix douteux pour les personnes qui préféraient juste suivre les aventures du fils de Superman, mais qui se justifie plutôt bien tant ces quelques numéros sont pleinement intégrés à ce long récit du retour de l’homme d’acier sur Terre. Ces chapitres sont dotés d’une belle sensibilité, de bonnes intentions et de sacrés émotions au moment de raconter la difficulté pour Jon Kent de vivre avec l’héritage de son père. Jusqu’à ce qu’une forme de paix soit retrouvée, après une belle scène de dialogue entre les deux.

En bref, cet ultime tome de Superman Infinite est probablement l’un des meilleurs du lot, même s’il est un peu facile dans ses intentions avec un retour à ce que le héros fait de mieux, mais ça fait du bien après l’interminable guerre du Warworld.

Planète Lazarus – Tome 1, une tempête d’enfer

© 2023 DC Comics / Urban Comics

Sous le nom Planète Lazarus se cache un petit évènement du cru DC signé l’excellent Mark Waid, qui capitalise sur quelques évènements survenus dans des comics sortis ces derniers mois. Il s’agit de Robin Infinite ainsi que du premier tome de Batman/Superman World’s Finest, pratiquement indispensables à la compréhension (et à l’intérêt en général) de ce Planète Lazarus. En deux tomes, dont le premier sort donc ce mois-ci, on découvre d’abord la rancoeur éternelle de l’actuel Robin (Damian Wayne) pour son père Batman. Mais il y a un petit twist : il est possédé par un démon que son père avait emprisonné quelques dizaines d’années plus tôt, des évènements racontés dans World’s Finest. Ce démon, Nezha, a le même objectif qu’à peu près tous·tes les méchant·es de l’univers DC : contrôler le monde. Pour ce faire, il commence par tourmenter celui qui l’avait mis au frais, faisant plonger la Terre dans un mélange de réel et de magie, où la confusion est de mise et où l’on ne peut faire confiance à personne. Tout commence d’ailleurs par le retour d’entre les morts d’Alfred, le majordome de Batman qui avait perdu la vie aux prémices de l’ère Infinite. Alors évidemment, ce retour n’en est pas vraiment un, mais le retour de ce vrai-faux Alfred est surtout une excuse pour emmener le récit dans la psyché de Bruce Wayne et son fils, tourmentés par des sentiments qu’ils n’osent pas s’avouer, alors que l’un est le pire père du monde (sérieusement, il faut le dire) et l’autre le fils le plus insupportable possible. Un duo parfait donc, que Planète Lazarus emmène dans le surnaturel sur l’île de Lazare, où l’on trouve les fameux puits qui permettaient à Ra’s al Ghul de défier la mort et de rester immortel. Pas forcément subtil, cet évènement n’en reste pas moins sympathique chaque fois qu’il aborde les regrets de Batman, confronté à une réalité où il n’a fait que transformer des enfants en arme, chaque fois qu’il a recueilli un orphelin pour en faire son « Robin », jusqu’à ce que son fils biologique endosse le rôle et ne se laisse plus faire comme les autres.

Malheureusement, ça ne va pas bien plus loin sur ce sujet, puisque l’on sait que le personnage de Batman ne sera jamais complètement remis en cause, la critique n’étant que passagère et ne servant que momentanément l’intrigue. On retombe vite sur un récit blockbuster où l’opposition initiale entre Batman et un Robin possédé laisse place à une catastrophe générale, où l’ensemble des personnages doués de magie sont pourchassés par le démon. Si le récit perd en qualité à mesure que l’on avance dans les chapitres et malgré une excellente première partie, c’est la mise en scène qui rattrape le coup avec des planches très dynamiques qui mènent l’action avec brio. Le comics se lit bien, avec des dessins de Mahmud Asrar sur les premiers chapitres qui ont un côté très dessin animé qui fonctionne bien. Ensuite, sur les autres chapitres qui racontent les conséquences du combat contre le Robin possédé et le démon Nezha, la qualité visuelle est plus variable selon les artistes, mais l’ensemble garde toujours une grande exigence sur son rythme et la dynamique de l’intrigue. J’en sors donc plutôt partagé, d’abord complètement séduit par la première moitié, j’ai été plutôt déçu par le reste avec de nombreux chapitres qui tirent en longueur la situation, en racontant sans cesse la même chose sous des angles et dans les yeux de personnages différents aux quatre coins du monde. Et c’est une critique que je pourrais faire à la plupart des évènements DC de ce genre, qui ne trouvent jamais la bonne limite et qui finissent toujours par s’étendre au-delà de l’entendement, comme si on en avait vraiment quelque chose à faire de savoir en détail ce que chaque évènement a comme conséquence sur la vie de chacun des personnages de son univers.

Red Hood : Souriez, en quête de paix

© 2023 DC Comics / Urban Comics

Ce one shot consacré à Red Hood aborde le personnage sous un angle très personnel. C’est attendu parce que cet antihéros, alter ego de Jason Todd (le deuxième Robin), a fondé son identité autour d’une rage acquise très jeune, à une époque où il n’a pas su subir l’autorité de Batman sans la remettre en cause. Red Hood c’est probablement, sous ses airs de personnage impulsif et violent, l’un des Robin les plus rationnels : comme il le dit dans cet excellent comics de Chip Zdarsky, Batman n’a cessé de recueillir des orphelins dans un but militariste, les transformant en armes, sans leur donner la possibilité d’être des enfants. Sa position est évidemment radicale, elle ne tient pas compte du destin morbide qui l’attendait quand Batman l’a recueilli, gamin, alors que sa mère venait de mourir d’une overdose. Mais elle interroge les intentions du héros de Gotham, sa position de milliardaire qui a grandi orphelin certes, mais orphelin plein d’argent, avec l’amour d’Alfred et le soutien d’autres proches. Jason Todd le met face à ses contradictions et lui fait comprendre que oui, il a bien été privilégié tout au long de sa vie, malgré ce qu’il pense. Chip Zdarsky s’appuie sur ce discours pour livrer un récit intimiste qui sonne comme une rédemption où, derrière une enquête sur une nouvelle drogue (qui touche évidemment personnellement Red Hood compte tenu de la mort de sa mère quand il était petit), c’est bien la relation avec Batman qui est au centre des intérêts, qui bouscule les idées pré-reçues sur ses intentions et qui dénonce à sa manière toutes les erreurs commises par un héros qui, de réputation, n’en commet aucune. Un peu comme Planète Lazarus dont je parlais plus tôt, Chip Zdarsky égratigne la réputation du Chevalier noir, et s’inscrit dans un mouvement bien décidé à prendre du recul sur les actes d’un personnage tant aimé.

L’histoire se déroule sur deux temporalités, le présent où Red Hood et Batman enquêtent chacun de leur côté sur une nouvelle drogue et dans le passé, alors que Jason Todd était un enfant dans le costume de Robin, un rôle qu’il avait du mal à tenir. Car son père adoptif était terriblement exigeant, et qu’il ne lui montrait pas suffisamment qu’il lui faisait confiance malgré tout. Comme souvent avec Chip Zdarsky, c’est piquant, bien écrit et haletant. C’est une histoire en un tome qui ne manque pas de punch et qui capte en quelques pages tout l’intérêt de la relation entre ces deux personnages. En plus de ça, il exploite super bien l’univers de Gotham avec l’apparition de quelques personnages que l’on aime forcément, tandis que les dessins d’Eddy Barrows et les couleurs d’Adriano Lucas sont superbes. L’utilisation du rouge, parfois presque bordeaux, de Red Hood est subtile et se fond complètement dans la nuit de Gotham. Il y a une vraie identité visuelle qui se dégage du comics et qui achève d’en faire un excellent comics. S’il y en a un à ne pas louper ce mois-ci, encore plus pour les personnes qui veulent une histoire auto-contenue qui ne nécessite pas de suivre le reste des comics DC, c’est celui-ci.

Batman/Superman : World’s Finest – Tome 2, l’histoire se répète

© 2023 DC Comics / Urban Comics

Cette série de comics n’est pas comme les autres. Imaginée par un duo formé par Mark Waid à l’écriture et Dan Mora aux dessins, elle renvoie les deux héros les plus populaires de DC dans un passé réinventé. Sans définir de période temporelle, le comics suggère que les deux viennent de se rencontrer et continuent de s’apprivoiser, tout en exploitant un univers et des codes qui rappellent l’âge d’argent des comics (1950 à 1970). Cela implique des dessins plutôt colorés grâce au travail de Tamra Bonvillain, des véhicules et machines d’antan utilisés par Batman, un Dick Grayson qui est encore Robin (le premier, alors qu’il est depuis longtemps devenu Nightwing), des costumes plutôt kitsch… Ce deuxième tome reste évidemment sur le même esprit, toujours aussi sympathique, avec une histoire originale où une personne sort de nulle part et s’échoue sur Terre à l’aide d’une nacelle de survie. Le parallèle est évidemment fait avec l’histoire de Superman, lui-même venu d’un autre monde, dans une nacelle de survie tombée de l’espace. Mais c’est aussi un moyen d’introduire l’idée du multivers dans le comics, alors que ces héros d’antan n’en ont encore aucune idée (le concept ayant été introduit bien plus tard dans l’univers DC). Toujours très bien raconté avec un aspect très léger, avec des dialogues dynamiques et positifs comme les comics pouvaient le faire à l’époque, c’est une bonne bouffée d’air frais dans un univers qui a eu tendance à considérablement s’assombrir depuis quelques décennies. Atypique dans son approche, ce deuxième tome recherche la bonté et la positivité qui se trouve au plus profond de ses personnages, comme Batman, qui n’est pas dépeint d’une manière aussi violente que dans les autres séries en cours.

Cela a toutefois une conséquence attendue, celle de se retrouver avec un récit qui est somme-toute dispensable. Inconséquent, il colle à la manière de penser les comics il y a cinquante ou soixante ans, où l’on racontait des petites histoires sans véritablement chercher à alimenter une grande histoire en toile de fond. Cela me va évidemment, car certains comics peuvent être épuisants aujourd’hui, comme je l’évoquais précédemment dans cet article en parlant de Planète Lazarus et de son besoin irrépressible de tout raconter, tout expliquer, et d’inventer des conséquences partout et tout le temps dans l’ensemble de l’univers DC. D’autant plus que son côté kitsch fonctionne du tonnerre, avec des dessins de Dan Mora toujours aussi solides, et une écriture qui ne manque pas de piquant malgré sa légèreté. C’est une belle prise de recul sur ces quelques personnages et leurs destins, et c’est probablement sa véritable force.

  • Superman Infinite T5, Planète Lazarus T1, Red Hood : Souriez et Batman/Superman : World’s Finest T2 sont disponibles en librairie aux éditions Urban Comics.
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Si vous aimez les jeux indépendants, les jeux d’horreur et si vous éprouvez un certain intérêt pour le folklore nordique, vous êtes sur le point de découvrir ce qui pourrait devenir l’un de vos coups de cœur de l’année. Dimfrost Studio est un développeur suédois particulièrement récent, à qui l’on doit la pépite Bramble : The Mountain King, sorti durant le mois d’avril dernier.

L’héritage de Little Nightmares

Olle essaie d’échapper à Näcken © Bramble : The Mountain King, 2023

Tout débute dans la chambre d’Olle, un petit garçon suédois qui réalise que sa grande sœur Lillemor a disparu. Il va alors partir à sa recherche, à travers l’étrange forêt de Bramble, où il fera des rencontres plus ou moins accueillantes. Pour résister à l’obscurité, Olle est armé d’une pierre brillante nommée « Etincelle de courage ». Mais cela sera-t-il suffisant ?

Dès que nous avons la manette en mains – et ce, bien que le jeu soit en 3D –, il est difficile de ne pas établir la comparaison avec la très appréciée saga Little Nightmares. Olle ressemble, à s’y méprendre, à un garçon en porcelaine, amené à explorer des environnements gigantesques, par rapport à lui. Entre deux phases de plate-formes, l’enfant croise la route de créatures titanesques, dont les intentions sont particulièrement hostiles. La mise en scène utilise beaucoup le hors-champ ou les bruitages pour annoncer les boss, sans trop les dévoiler et, de ce fait, alimenter la peur. Les boss en question finissent par vouloir en découdre, ce qui se traduit par des affrontements dangereux où il est essentiel de mémoriser le pattern de l’ennemi, pour survivre. Beaucoup d’éléments du gameplay ou de l’atmosphère rappellent Little Nigthmares ; comme Six, Olle est amené à trop se familiariser avec l’obscurité, à force de la côtoyer…

Un conte macabre inventif

Olle fait une nouvelle rencontre, dans le marais © Bramble : The Mountain King, 2023

Il est toutefois réducteur de simplement comparer Bramble à la saga de Tarsier Studio. Le jeu suédois à son identité propre et excelle tout autant dans les aspects où il innove. Pour commencer, Bramble utilise efficacement la caméra fixe, comme c’était le cas dans les pionniers du survival horror, comme Resident Evil. C’est d’ailleurs l’occasion de délivrer, à chaque plan ou presque, un tableau somptueux tant la direction artistique et la mise en scène sont renversantes de beauté. Cette caméra fixe ne gêne pas la progression ; on peut même dire que le jeu souffre moins de caprices techniques que le premier Little Nightmares. Olle est capable d’accomplir plus d’actions différentes que Six, et les énigmes ou mécaniques se réinventent, sans être pour autant trop nombreuses. En terme de gameplay, Bramble ne révolutionne rien mais il est efficace et parvient à ne se répéter que très rarement. Enfin, son rythme est assez différent de certains jeux d’horreur, qui, tels des entonnoirs, engouffrent les joueurs dans une atmosphère de plus en plus anxiogène. Le rythme de Bramble est plus en dents de scie, car toutes les créatures du folklore nordique ne veulent pas la mort d’Olle. Certaines sont même bienveillantes, comme les gnomes rencontrés au début du jeu. Il ne faut pas trop endormir sa méfiance, cependant. Si la première moitié du jeu peut sembler étrangement simple, certains boss finissent par opposer une résistance légèrement plus ardue, sans être insurmontable. A ce propos, l’un des trophées exige de terminer le jeu sans mourir, afin de décrocher le Platine.

Un folklore nordique méconnu

Certaines visions sont dérangeantes © Bramble : The Mountain King, 2023

Là où Bramble tire son épingle du jeu, c’est en explorant le folklore suédois et nordique. Or, il n’est pas question de divinités ayant le vent en poupe dans la pop culture, depuis quelques années. Ne vous attendez pas à croiser la route de Thor ni Odin. Il est plus question du folklore traditionnel que de la mythologie. En ce sens, chaque créature et chaque boss (sans oublier certains collectibles) permettent de découvrir des légendes méconnues en France, qui valent pourtant le détour. Bramble revisite plusieurs contes, à sa manière, quitte à rendre certaines créatures plus malveillantes. On peut mentionner Näcken, l’équivalent de Neptune ou de Poséidon. Sa silhouette dénudée et décharnée hante les lacs, armée d’un violon dont la musique est aussi attirante que dangereuse. Dans le Skogsrået vit l’esprit de la forêt, une femme cachant ses cornes et sa queue de vache, pour duper les hommes. On peut aussi mentionner Pesta, une vieille sorcière qui arpente les villages pour transmettre l’épidémie. Si la vieille dame porte un râteau, c’est gage de survie. Mais si elle tient un balai, tout le monde mourra. Ces connaissances certes sommaires sur les légendes originales permettent d’apprécier certains détails, que l’on rencontre notamment lors des combats de boss. En effet, l’une des armes de Pesta est un râteau, mais celui-ci est loin d’être un présage d’espoir.

Il est difficile d’en dire davantage sans spoiler toutes les horreurs et merveilles réservées par Bramble. Le jeu fait référence à beaucoup d’autres contes ou récits historiques, et ce, de façon parfois très mature et sombre. Il n’est assurément pas à placer devant les yeux les plus sensibles. Bien que l’histoire d’Olle ait plusieurs sens de lecture possibles, il ne faut pas s’attendre à quelque chose d’aussi cryptique et transcendant que Little Nightmares, mais il est clair que le boss final est diablement marquant, ne serait-ce que grâce à son thème musical. Si la bande originale de Bramble est très bonne, de manière générale, la reprise de « In the hall of the Mountain King », de Grieg, est absolument grisante.

Conclusion

Que dire de plus ? Bramble : The Mountain King est – pour l’instant – mon coup de cœur vidéoludique de l’année 2023. Il s’agit d’un jeu indépendant macabre qui dissimule à peine son admiration pour Little Nigthmares, en terme d’ambiance, de gameplay et de direction artistique. Bramble est pourtant différent, à bien des égards. Le rythme est moins soutenu, permettant davantage de s’aérer l’esprit lors de moments contemplatifs. La mise en scène est absolument renversante, ce qui redouble la beauté des moments poétiques, tout en rendant la semi-présence des monstres plus angoissante. Ce qui rend Bramble si unique, c’est son exploration d’un folklore nordique méconnu mais fascinant. Sans être révolutionnaire, Bramble est efficace dans tout ce qu’il entreprend, et plus d’une scène, à commencer par la fin, sont marquantes. On peut regretter un scénario moins cryptique et ouvert aux différentes théories, mais Bramble est assurément un bon jeu, qui ne peut que nous inciter à surveiller ce que produira Dimfrost Studio, par la suite. Neuf, en format numérique ou physique, le titre ne coûte qu’une trentaine d’euros. Même si sa durée de vie est de moins de dix heures, il n’y a donc guère matière à hésiter.

  • Bramble : The Mountain King est disponible sur toutes les plateformes, depuis le 23 avril 2023.
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Depuis plusieurs années, il est impossible de ne pas avoir entendu parler du mouvement #MeToo, entraîné par l’affaire d’Harvey Weinstein, producteur à Hollywood condamné pour harcèlements sexuels depuis plus de trente ans, et heureusement condamné à 23 ans de prison pour ses crimes. Depuis, le hastag #MeToo est un symbole pour dénoncer tous les harcèlements sexuels dans diverses industries : sportive, médicale, musicale…

Mais beaucoup moins connus sont les événements et surtout l’enquête journalistique qui a permis de déclencher une telle prise de conscience. L’enquête sur Harvey Weinstein et ses agissements est due à deux journalistes du New York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey, dans un article publié le 5 octobre 2017, suivi d’un autre le 10 octobre 2017, où des actrices s’expriment à visage découvert. She Said, sorti en 2022, est le film adapté du documentaire éponyme (paru en 2019), retraçant cette enquête journalistique. Un biopic qui parfois frôle le documentaire tant sa mise en scène et son action sont réalistes et glaçantes.

Les coulisses d’une enquête journalistique

Jodi Kantor et Megan Twohey, photographiées par Katharina Poblotzki ©

Megan Twohey et Jodi  Kantor, photographiées par Katharina Poblotzki ©

 She Said n’est pas le récit de tout ce qui a été déclenché suite à #MeToo. Il est le témoignage des quatre mois d’enquête de deux journalistes : Jodi Kantor (interprétée par Zoe Kazan) et Megan Twohey (incarnée par Carey Mulligan). Toutes deux travaillent au New York Times, épaulées par diverses autres personnes (leur cheffe d’équipe, des avocats et juristes) et se lancent tout d’abord sur une enquête autour du harcèlement sur le lieu de travail en général. Très vite, c’est une rumeur autour d’une accusation à l’encontre de Weinstein, faite par l’actrice Rose McGowan, âgée de 23 ans au moment des faits, qui les fait orienter leur enquête vers le producteur et le milieu hollywoodien. Car si des actrices, respectées, admirées, parfois mondialement reconnues, se font harceler sexuellement sans qu’elles puissent réellement s’exprimer à ce sujet, alors que dire de toutes les autres femmes dans d’autres sphères du monde du travail ?

Durant quatre mois, les deux journalistes vont ainsi frapper de porte en porte pour rencontrer des actrices ayant travaillé pour Weinstein, en appelant au téléphone, rencontrer d’anciennes femmes chargées de direction de production, en Amérique, en Europe… Toujours, ce sont des portes qui leur claquent au nez, des coups de fils brefs et brutalement coupés : tout un silence oppressant entoure les supposés agissements de Weinstein. Personne ne veut ni témoigner ni même en parler.

Ce n’est que petit à petit, quand certaines actrices réfléchissent et finissent par parler, conseiller de se diriger vers un(e) tel(le) qui pourra évoquer quelque chose, que les morceaux du puzzle se forment et que les harcèlements sexuels perpétués par Harvey Weinstein deviennent tangibles, issus de sources fiables. Et là, Jodi Kantor, autant que Megan Twohey, se rendent compte de l’engrenage dans lequel elles viennent d’entrer.

Quand tout un système hollywoodien réduit au silence les victimes

Après tout, pourquoi ces actrices et anciennes employées refusent-elles de parler ? Pourquoi certains collaborateurs restent-ils évasifs et s’expriment à demi-mot, parlant des promotions canapé de jeunes actrices débutantes, prêtes à tout pour obtenir un rôle ? Parce que c’est tout le système hollywoodien qui est corrompu, avec Harvey Weinstein comme seule partie émergée de l’iceberg. Quand il invite des actrices dans sa chambre d’hôtel pour soi-disant leur parler carrière, pour en vérité leur demander des massages et des rapports sexuels allant jusqu’aux viols, tout est couvert. Le personnel d’hôtel est au courant, les managers des actrices font bien passer le message de ces « réunions de travail ». Le seul réseau de sûreté est la solidarité féminine du milieu, quand d’autres artistes disent à des actrices débutantes de ne surtout pas l’approcher en privé.

Dialogue entre l'une des victimes et l'une des journalistes dans She Said

She Said, 2022 © AnnaPurna Pictures et Point B Entertainement

C’est le fait de passer outre, sur des plateaux de tournage ou des réunions, des blagues douteuses de Harvey Weinstein. C’est fermer les yeux sur des dépôts de plainte des actrices, en leur proposant des arrangements à l’amiable, sous la forme de compensation financière. C’est contraindre ces actrices au mutisme sous des clauses de confidentialité en échange de cet argent. C’est laisser croire qu’il est « normal » d’être sollicitée sexuellement ou érotiquement pour faire avancer sa carrière, tout le monde y passe. C’est laisser détruire des archives et refuser de donner le nom des personnes les ayant écrites ou lues. C’est la peur, pour les actrices comme pour les employées, de se faire blacklister pour le reste d’une carrière dont elles ont tant rêvé. C’est se terrer dans le silence de la culpabilité et de la honte, parce qu’on est une victime, parce qu’on a peur d’être accusée de folie.

Et parce que cette possibilité de parler, elle aurait dû être là 25 ans plus tôt. Et puis pourquoi s’arrêter aux années 80-90, puisque Weinstein a continué ses agissements, toujours impuni ? Parce que ces événements ont détruit une santé mentale, une carrière, des famille et des vies, tout simplement. Et malheureusement, des années après, la puissance et l’influence de Weinstein sont encore telles, qu’il peut toujours leur nuire.

Tant de mécanismes qui ont contribué à faire un système hollywoodien de rapport de force entre producteurs et actrices (« Moi c’est 0, Weinstein c’est 10 »), et qui, heureusement, a commencé à être dévoilé, mais ne nous leurrons pas, il en reste toujours des traces et des crimes. A l’époque, personne ne voulait témoigner, ou en tout cas pas le faire seule, ni la première. Là aussi était le travail des deux journalistes : réussir à convaincre que l’union faisait la force, pour avoir le droit de citer des noms officiels, et non des sources anonymes. Ne sombrons pas dans le manichéisme et la lâcheté non plus : le film montre bien que ce silence et cette peur sont la conséquence d’un mélange de nombreux mécanismes insidieux qui rendent la prise de parole difficile.

Les faits, rien que les faits, pour redonner la parole aux femmes effacées

Les deux heures du film relatent une enquête hors normes et qui prend presque l’apparence d’un thriller. Les deux journalistes vont-elles réussir à convaincre des victimes et des témoins ? Toujours se prendre des murs ? Quand décider que l’article sera publié et que Weinstein y réagira ? Et les pièces du puzzle journalistique s’emboîtent, jusqu’à prendre une tournure vertigineuse dans les faits découverts.

Réunion de l'équipe des journalistes dans le film She said sur l'affaire Weinstein

She Said, 2022 © AnnaPurna Pictures et Point B Entertainement

Zoe Kazan et Carey Mulligan brillent dans leur interprétation, tout comme le reste du casting. Elles sont d’une justesse et d’un professionnalisme teinté d’humanité qui obligent l’admiration. On ressent pleinement un soulagement salvateur, quand, enfin, les professionnelles du cinéma acceptent de parler. Jamais on ne verse dans le pathétisme ni le sordide, et pourtant, quand enfin, des victimes parlent et relatent ce qui est arrivé il y a 20 ou 30 ans, on est saisi par l’émotion, la compassion, la colère. She Said redonne visage et parole à ces victimes, quand bien même seulement deux actrices réellement concernées par l’enquête ont choisi de participer au film dans leur propre rôle : Ashley Judd, qui apparaît à l’écran, et Gwyneth Paltrow, dont on entend seulement la voix au téléphone.

Comment convaincre de faire parler ces femmes ? Par minutie, en retraçant des faits, des documents, par des témoignages indirects, par des échos, des miettes qui mènent à des pistes. Un travail de fourmi, qui peu à peu, fait ouvrir des portes, des conseils de se tourner vers telle ou telle personne qui peut témoigner ou donner accès à des mémos. Des cheminements et des preuves qui permettent de convaincre les actrices de parler, pour elles-mêmes, pour les autres victimes à venir. She Said relate avec brio tout ce travail journaliste qui a donné lieu à un article factuel, sourcé, fiable et irréprochable. Il ne verse pas dans l’émotionnel, mais demeure dans les faits, pour rester implacable et irréfutable lors de sa publication, quand Harvey Weinstein et ses avocats accuseront le New York Times de diffamation.

Plus que tout, la phrase qui permet enfin aux victimes de parler, c’est celle-ci :

« Je ne vais pas changer ce qui vous est arrivé, mais ensemble, on peut peut-être faire en sorte que d’autres personnes soient protégées. La vérité, c’est tout. »

She Said est un film poignant, douloureux, éclairant et exceptionnel. Il retrace cette enquête journalistique et rend compte des moyens qu’elle exige des journalistes (y compris jusqu’à les faire, malheureusement, délaisser leur vie privée ou se faire aussi menacer de mort), et des conditions de ce milieu de travail. C’est une enquête exceptionnelle qui est relatée, et qui a permis de rendre compte des quatre mois difficiles d’enquête pour arriver à cet article publié le 5 octobre 2017, laissant une trace indélébile dans le système hollywoodien et notre société. She Said redonne la parole et le visage de toutes ces actrices et professionnelles du monde du cinéma, qui ont été trop longtemps réduites au silence et à l’intimidation.

Lors de la publication de l’article du 5 octobre 2017, seules certaines femmes avaient accepté d’être citées, aussi bien actrices qu’employées : Ashley Judd, Emily Nestor, Ms O’Connor, Laura Madden, Rose McGowan, Ambra Battilana et au moins huit femmes anonymes qui avaient accepté une compensation financière sous clauses de confidentialité. Le second article du 10 octobre 2017 apporte les témoignages de Gwyneth Paltrow, Angelina Jolie, Rosanna Arquette, Judith Godrèche… et quelques jours plus tard, plus de 80 femnmes ont enfin élevé la voix, dévoilant le véritable nombre de victimes de Harvey Weinstein.

  • Le film She said, réalisé par Maria Schrader et produit par AnnaPurna Pictures et Plan B Entertainement, est disponible en DVD et Blu-Ray depuis le 29 mars 2023, en location et achat VOD.
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