She Said | Quand le journalisme donne la parole aux femmes

par Hauntya

Depuis plusieurs années, il est impossible de ne pas avoir entendu parler du mouvement #MeToo, entraîné par l’affaire d’Harvey Weinstein, producteur à Hollywood condamné pour harcèlements sexuels depuis plus de trente ans, et heureusement condamné à 23 ans de prison pour ses crimes. Depuis, le hastag #MeToo est un symbole pour dénoncer tous les harcèlements sexuels dans diverses industries : sportive, médicale, musicale…

Mais beaucoup moins connus sont les événements et surtout l’enquête journalistique qui a permis de déclencher une telle prise de conscience. L’enquête sur Harvey Weinstein et ses agissements est due à deux journalistes du New York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey, dans un article publié le 5 octobre 2017, suivi d’un autre le 10 octobre 2017, où des actrices s’expriment à visage découvert. She Said, sorti en 2022, est le film adapté du documentaire éponyme (paru en 2019), retraçant cette enquête journalistique. Un biopic qui parfois frôle le documentaire tant sa mise en scène et son action sont réalistes et glaçantes.

Les coulisses d’une enquête journalistique

Jodi Kantor et Megan Twohey, photographiées par Katharina Poblotzki ©

Megan Twohey et Jodi  Kantor, photographiées par Katharina Poblotzki ©

 She Said n’est pas le récit de tout ce qui a été déclenché suite à #MeToo. Il est le témoignage des quatre mois d’enquête de deux journalistes : Jodi Kantor (interprétée par Zoe Kazan) et Megan Twohey (incarnée par Carey Mulligan). Toutes deux travaillent au New York Times, épaulées par diverses autres personnes (leur cheffe d’équipe, des avocats et juristes) et se lancent tout d’abord sur une enquête autour du harcèlement sur le lieu de travail en général. Très vite, c’est une rumeur autour d’une accusation à l’encontre de Weinstein, faite par l’actrice Rose McGowan, âgée de 23 ans au moment des faits, qui les fait orienter leur enquête vers le producteur et le milieu hollywoodien. Car si des actrices, respectées, admirées, parfois mondialement reconnues, se font harceler sexuellement sans qu’elles puissent réellement s’exprimer à ce sujet, alors que dire de toutes les autres femmes dans d’autres sphères du monde du travail ?

Durant quatre mois, les deux journalistes vont ainsi frapper de porte en porte pour rencontrer des actrices ayant travaillé pour Weinstein, en appelant au téléphone, rencontrer d’anciennes femmes chargées de direction de production, en Amérique, en Europe… Toujours, ce sont des portes qui leur claquent au nez, des coups de fils brefs et brutalement coupés : tout un silence oppressant entoure les supposés agissements de Weinstein. Personne ne veut ni témoigner ni même en parler.

Ce n’est que petit à petit, quand certaines actrices réfléchissent et finissent par parler, conseiller de se diriger vers un(e) tel(le) qui pourra évoquer quelque chose, que les morceaux du puzzle se forment et que les harcèlements sexuels perpétués par Harvey Weinstein deviennent tangibles, issus de sources fiables. Et là, Jodi Kantor, autant que Megan Twohey, se rendent compte de l’engrenage dans lequel elles viennent d’entrer.

Quand tout un système hollywoodien réduit au silence les victimes

Après tout, pourquoi ces actrices et anciennes employées refusent-elles de parler ? Pourquoi certains collaborateurs restent-ils évasifs et s’expriment à demi-mot, parlant des promotions canapé de jeunes actrices débutantes, prêtes à tout pour obtenir un rôle ? Parce que c’est tout le système hollywoodien qui est corrompu, avec Harvey Weinstein comme seule partie émergée de l’iceberg. Quand il invite des actrices dans sa chambre d’hôtel pour soi-disant leur parler carrière, pour en vérité leur demander des massages et des rapports sexuels allant jusqu’aux viols, tout est couvert. Le personnel d’hôtel est au courant, les managers des actrices font bien passer le message de ces « réunions de travail ». Le seul réseau de sûreté est la solidarité féminine du milieu, quand d’autres artistes disent à des actrices débutantes de ne surtout pas l’approcher en privé.

Dialogue entre l'une des victimes et l'une des journalistes dans She Said

She Said, 2022 © AnnaPurna Pictures et Point B Entertainement

C’est le fait de passer outre, sur des plateaux de tournage ou des réunions, des blagues douteuses de Harvey Weinstein. C’est fermer les yeux sur des dépôts de plainte des actrices, en leur proposant des arrangements à l’amiable, sous la forme de compensation financière. C’est contraindre ces actrices au mutisme sous des clauses de confidentialité en échange de cet argent. C’est laisser croire qu’il est « normal » d’être sollicitée sexuellement ou érotiquement pour faire avancer sa carrière, tout le monde y passe. C’est laisser détruire des archives et refuser de donner le nom des personnes les ayant écrites ou lues. C’est la peur, pour les actrices comme pour les employées, de se faire blacklister pour le reste d’une carrière dont elles ont tant rêvé. C’est se terrer dans le silence de la culpabilité et de la honte, parce qu’on est une victime, parce qu’on a peur d’être accusée de folie.

Et parce que cette possibilité de parler, elle aurait dû être là 25 ans plus tôt. Et puis pourquoi s’arrêter aux années 80-90, puisque Weinstein a continué ses agissements, toujours impuni ? Parce que ces événements ont détruit une santé mentale, une carrière, des famille et des vies, tout simplement. Et malheureusement, des années après, la puissance et l’influence de Weinstein sont encore telles, qu’il peut toujours leur nuire.

Tant de mécanismes qui ont contribué à faire un système hollywoodien de rapport de force entre producteurs et actrices (« Moi c’est 0, Weinstein c’est 10 »), et qui, heureusement, a commencé à être dévoilé, mais ne nous leurrons pas, il en reste toujours des traces et des crimes. A l’époque, personne ne voulait témoigner, ou en tout cas pas le faire seule, ni la première. Là aussi était le travail des deux journalistes : réussir à convaincre que l’union faisait la force, pour avoir le droit de citer des noms officiels, et non des sources anonymes. Ne sombrons pas dans le manichéisme et la lâcheté non plus : le film montre bien que ce silence et cette peur sont la conséquence d’un mélange de nombreux mécanismes insidieux qui rendent la prise de parole difficile.

Les faits, rien que les faits, pour redonner la parole aux femmes effacées

Les deux heures du film relatent une enquête hors normes et qui prend presque l’apparence d’un thriller. Les deux journalistes vont-elles réussir à convaincre des victimes et des témoins ? Toujours se prendre des murs ? Quand décider que l’article sera publié et que Weinstein y réagira ? Et les pièces du puzzle journalistique s’emboîtent, jusqu’à prendre une tournure vertigineuse dans les faits découverts.

Réunion de l'équipe des journalistes dans le film She said sur l'affaire Weinstein

She Said, 2022 © AnnaPurna Pictures et Point B Entertainement

Zoe Kazan et Carey Mulligan brillent dans leur interprétation, tout comme le reste du casting. Elles sont d’une justesse et d’un professionnalisme teinté d’humanité qui obligent l’admiration. On ressent pleinement un soulagement salvateur, quand, enfin, les professionnelles du cinéma acceptent de parler. Jamais on ne verse dans le pathétisme ni le sordide, et pourtant, quand enfin, des victimes parlent et relatent ce qui est arrivé il y a 20 ou 30 ans, on est saisi par l’émotion, la compassion, la colère. She Said redonne visage et parole à ces victimes, quand bien même seulement deux actrices réellement concernées par l’enquête ont choisi de participer au film dans leur propre rôle : Ashley Judd, qui apparaît à l’écran, et Gwyneth Paltrow, dont on entend seulement la voix au téléphone.

Comment convaincre de faire parler ces femmes ? Par minutie, en retraçant des faits, des documents, par des témoignages indirects, par des échos, des miettes qui mènent à des pistes. Un travail de fourmi, qui peu à peu, fait ouvrir des portes, des conseils de se tourner vers telle ou telle personne qui peut témoigner ou donner accès à des mémos. Des cheminements et des preuves qui permettent de convaincre les actrices de parler, pour elles-mêmes, pour les autres victimes à venir. She Said relate avec brio tout ce travail journaliste qui a donné lieu à un article factuel, sourcé, fiable et irréprochable. Il ne verse pas dans l’émotionnel, mais demeure dans les faits, pour rester implacable et irréfutable lors de sa publication, quand Harvey Weinstein et ses avocats accuseront le New York Times de diffamation.

Plus que tout, la phrase qui permet enfin aux victimes de parler, c’est celle-ci :

« Je ne vais pas changer ce qui vous est arrivé, mais ensemble, on peut peut-être faire en sorte que d’autres personnes soient protégées. La vérité, c’est tout. »

She Said est un film poignant, douloureux, éclairant et exceptionnel. Il retrace cette enquête journalistique et rend compte des moyens qu’elle exige des journalistes (y compris jusqu’à les faire, malheureusement, délaisser leur vie privée ou se faire aussi menacer de mort), et des conditions de ce milieu de travail. C’est une enquête exceptionnelle qui est relatée, et qui a permis de rendre compte des quatre mois difficiles d’enquête pour arriver à cet article publié le 5 octobre 2017, laissant une trace indélébile dans le système hollywoodien et notre société. She Said redonne la parole et le visage de toutes ces actrices et professionnelles du monde du cinéma, qui ont été trop longtemps réduites au silence et à l’intimidation.

Lors de la publication de l’article du 5 octobre 2017, seules certaines femmes avaient accepté d’être citées, aussi bien actrices qu’employées : Ashley Judd, Emily Nestor, Ms O’Connor, Laura Madden, Rose McGowan, Ambra Battilana et au moins huit femmes anonymes qui avaient accepté une compensation financière sous clauses de confidentialité. Le second article du 10 octobre 2017 apporte les témoignages de Gwyneth Paltrow, Angelina Jolie, Rosanna Arquette, Judith Godrèche… et quelques jours plus tard, plus de 80 femnmes ont enfin élevé la voix, dévoilant le véritable nombre de victimes de Harvey Weinstein.

  • Le film She said, réalisé par Maria Schrader et produit par AnnaPurna Pictures et Plan B Entertainement, est disponible en DVD et Blu-Ray depuis le 29 mars 2023, en location et achat VOD.

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