Les mois se suivent mais ne se ressemblent pas, la publication de l’ère DC Infinite en France sous la direction de Urban Comics fait la place à des récits divers, parfois étonnants, à la qualité variable mais pour le moment à l’éditorialisation plutôt solide avec un vrai travail de fond pour à la fois contextualiser les différentes séries (au moyen de textes introductifs souvent réussis) mais aussi en publiant des tomes de différentes séries qui, souvent, trouvent des thèmes communs. C’est le cas des sorties du mois d’avril où, Flash Infinite, Superman Infinite et Superman Infinite : Son of Kal-El ont en commun une certaine ode à la jeunesse, à la relève, celle qui porte l’avenir de cet univers.

Flash Infinite – Tome 1, un sentiment de culpabilité

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

Wally West est, au fil des années, devenu un personnage central de l’univers de Flash. Celui qui était autrefois un gamin des Teen Titans est devenu un super héros majeur de l’univers DC, jusqu’à parfois remplacer l’éternel Barry Allen dans la série principale Flash. Le gamin parfois raconté comme impulsif a fini par se ranger, avec une vie de famille à laquelle il tente de se rattacher après de terribles événements. Pour bien comprendre où nous en sommes, il faut se remémorer les comics Heroes in Crisis de Tom King sortis en 2019. Une histoire bouleversante où de nombreux héros et héroïnes trouvaient la mort au Sanctuaire, sorte de lieu de repos où ils·elles pouvaient confier leurs traumas, suite à une erreur de Wally West. Un événement qui l’a poussé à s’éloigner du costume de Flash, lui qui n’est jamais parvenu à passer outre la culpabilité et la responsabilité d’avoir causé la mort de ses ami·e·s (dont son meilleur pote Roy/Arsenal). Ce premier tome de Flash Infinite revient dessus puisque, alors qu’il a pris sa décision de raccrocher son costume au placard et de se concentrer sur une vie de famille paisible, il est attiré et projeté au sein de la Force Véloce, cette force qui donne leurs pouvoirs à tous les speedsters.

Wally se retrouve alors à empêcher une explosion, un élément prêt à distordre la réalité, en incarnant tour à tour plusieurs « Flash » à travers les âges, donnant à Jeremy Adams l’occasion de s’amuser à l’écriture : entre la poursuite d’un dinosaure (littéralement) survolté, une attaque contre Hitler et un saut dans le futur, le récit ne se pose aucune limite et agit comme une forme de grande quête de rédemption pour Wally West. Parce qu’incarner tous ceux qui l’ont précédé lui fait comprendre aussi l’importance de ce qu’il est, et finit par le faire revenir sur les événements de Heroes in Crisis pour mieux les comprendre. C’est vraiment bien écrit, notamment quand l’auteur aborde le sentiment de culpabilité de Wally et le pousse à faire face à ses actes, comprendre ses torts et ses erreurs mais aussi évacuer certaines idées, notamment sur sa responsabilité réelle et sa capacité à éviter le désastre. Visuellement, c’est un collectif de dessinateurs qui y vont à tour de rôle, offrant au comics une multitude de styles qui symbolisent chaque époque traversée. C’est solide et souvent intéressant, notamment un chapitre plus « kitsch » où il y a un super travail effectué sur l’ambiance et le ton au moyen des couleurs. Plus que jamais ce tome est un bon point d’entrée à l’univers de Flash tant l’écriture, si elle s’appuie largement sur Heroes in Crisis, parvient à expliquer les événements passés sans être lourdingue, et offre une sorte de nouveau départ à son héros.

Superman Infinite – Tome 2, seul contre tous

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

Superman est abandonné par la Ligue de Justice : suite aux événements du premier tome et la crise diplomatique qui touche la Terre (on en parle dans notre chronique DC Infinite #2), Clark Kent est seul pour partir affronter Mongul et éclaircir cette histoire qui a vu faire réapparaître des Kryptonien·ne·s réduit·e·s à l’état d’esclaves par le tyran. Et c’est donc un combat qu’il doit mener sans ses allié·e·s de toujours, le poussant à aller voir ailleurs en refondant The Authority. Un groupe de métahumains qui a souvent donné lieu à des comics éminemment politiques, exprimant une rage contre le système, avec une équipe atypique, irrévérencieuse et amorale, à des années lumières de ce qui fait Superman et ses valeurs. Pourtant ce dernier fait appel à Manchester Black, un télékinépathe qui lorgne habituellement plutôt vers le « mal », avant d’aller chercher quelques autres personnages non moins surprenants.

Et cela donne un récit captivant, qui raconte une rage étonnante venant de Superman, avec un véritable désir de changer les choses en sortant de ses valeurs habituelles. En s’affranchissant de ce qui a longtemps fait son image, lui qui dit clairement que la jeunesse est plus à même de comprendre les valeurs d’aujourd’hui et les combats de société qui doivent être livrés. Le héros, longtemps dépeint comme une sorte de boussole morale, se retrouve en marge de tout ça, partant vers un dernier combat dont il n’est pas sûr de revenir. Parce qu’il est mis en garde par son fils Jon Kent, le nouveau Superman de la Terre, lui qui revient du futur et qui le sait : c’est à cette période que Superman disparaît des livres d’histoire, il ne reviendra pas. Grant Morrison donne tout ce qu’iel a dans un récit présenté comme ses adieux à l’univers DC, l’auteur·ice profitant du moment pour écrire une histoire très intimiste, où se dessine un point de bascule pour le héros qui a toujours porté les valeurs les plus pures et les plus humaines malgré son origine extraterrestre. Un point de bascule qui le pousse à s’allier avec des personnes peu recommandables, sans pour autant perdre de vue qui il est, on n’est pas non plus dans le Superman dictateur tel qu’imaginé dans Injustice. Mais c’est tout de même un renversement assez fabuleux qui est raconté, avec l’espoir que cela ne s’arrête pas là. Mikel Janin au dessin profite d’ailleurs beaucoup de cette ambiance si particulière pour poser souvent des couleurs assez froides et un dessin qui remet Clark Kent à hauteur d’homme, loin de la figure quasi-divine qui lui a longtemps collé à la peau. Cela manque quand même parfois d’impact visuel, bien qu’il y ai quelques moments franchement fun comme lorsque Natasha Irons, l’héroïne Steel, combat des émanations des dudebros d’internet qui lui expliquent qu’une femme ne peut pas être une super-héroïne.

Superman : Son of Kal-El Infinite – Tome 1, coming out d’un nouveau héros

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

Superman : Son of Kal-El était certainement le comics le plus important du DC Infinite à ce jour. D’abord parce qu’il raconte les suites de la passation de pouvoir entre Clark Kent et son fils, Jon, le nouveau Superman, mais aussi parce qu’il a considérablement marqué les esprits lors de sa sortie aux Etats-Unis l’année dernière. La raison est simple : le personnage y fait son coming out homosexuel. Un élément formidablement bien amené et un choix extrêmement important pour la représentation, dans une scène absolument superbe qui fonde l’identité du personnage. Je pense aussi à une autre scène, un peu plus tard, qui décrit une interaction entre Jon et son pote de toujours Damian Wayne, qui lui dit son bonheur de le voir heureux, comprenant très vite ce qu’il se passe sans que Jon n’ait à lui en parler. C’est deux moments vraiment bien écrits qui donnent à ce nouveau Superman un sens à ses actes. Si en son temps Clark Kent incarnait les immigrés aux Etats-Unis, lui qui vient d’une autre planète, Jon représente la communauté LGBTQIA+ qui se découvre là un héros particulièrement attachant. Et ce grâce à un récit intimiste que Tom Taylor mène d’une main de maître en compagnie de John Timms, qui s’interroge sur ce que doit représenter un héros, et sur le Superman que souhaite être Jon. Aussi intéressé par son identité avec et sans le costume, ce premier tome nous fait découvrir un héros plein de fraîcheur, de fougue, et d’envie d’être quelqu’un de bien.

Il a pourtant une lourde tâche : protéger la Terre en l’absence de son père. La difficulté se trouve dans sa jeunesse et son inexpérience, mais aussi les questionnements qui en découlent et notamment sur la position à trouver face à un ancien ennemi de son père. C’est superbement mis en scène, et, au-delà du personnage, c’est une super histoire qui reprend à son compte des événements mondiaux tels que l’aide apportée (ou non) aux réfugié·e·s, profitant ainsi d’une thématique chère à l’Homme d’acier, lui qui vient d’une autre planète. On sent à la fois la volonté de rendre hommage à la longue histoire de Superman, tout en offrant des perspectives nouvelles, des valeurs plus actuelles, à mettre en parallèle avec le tome 2 de Superman Infinite dont je parlais plus haut et qui disait déjà la confiance de Clark Kent en la jeune génération pour porter de nouvelles valeurs. S’il y a bien un comics de ce mois d’avril du côté de DC Infinite que je recommande, c’est celui-ci. Parce qu’il est important pour la représentation des minorités, mais aussi parce qu’il réinvente le mythe de Superman à sa manière, en lui offrant de nouvelles idées et un nouvel élan pour l’avenir. C’est une belle réussite, même s’il faut subir les réactions honteuses des fans réactionnaires.

  • Flash Infinite T.1, Superman Infinite T.2 et Superman : Son of Kal-El Infinite T.1 sont disponibles en librairie aux éditions Urban Comics depuis le mois d’avril 2022.
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L’évolution d’Ochô n’a de cesse de m’impressionner au fil des tomes de cette seconde partie. Nous l’avions retrouvé humaine après avoir été tueuse, et surtout rabaissée plus bas que terre, au point où celle-ci a failli se faire violer. Mais comme tout bon récit initiatique, le protagoniste doit passer des épreuves avant de pouvoir se relever, et devenir peu à peu, le héros (ici l’héroïne) de sa propre histoire. Quoi de mieux que ce passage, pour enfin voir briller le personnage que l’on aime tant ?

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

D’humaine, à chrysalide

© 2012 NAGATE Yuka All rights reserved.

Les enjeux étant établis lors des deux premiers tomes de Butterfly Beast II, cela permet à Yuka Nagate de commencer ce troisième volume directement. Il va falloir sauver Ochô, éviter une mutinerie au cœur de Yoshiwara, le tout évidemment en évitant à Jin’enom de se faire tuer, car sans lui, le quartier des plaisirs tombera.

Si je dois bien accorder du crédit à l’autrice de ce manga, au-delà de tout ce qu’elle fait déjà de merveilleux, c’est bien sur la finesse de l’écriture. Car malgré qu’il était évident que certains personnages jouaient un double jeu, l’explication et surtout l’application du plan sont ultra bien écrites. Rien ne semble forcé et toutes les explications du plan pour réussir à faire tomber Kazuma se tiennent. Seulement, c’est sans compter sur la faiblesse d’Ochô, qui reprend peu à peu de la force afin de provoquer sa nymphose, qui semble être indispensable pour elle, grâce à laquelle, j’en suis convaincu, elle réussira à vaincre sa némésis. Car oui, malgré tous les efforts de Jin’enom et Raizô, l’antagoniste de cette histoire a, une nouvelle fois, réussi à s’échapper.

Une emprise impressionnante

Les scènes les plus marquantes de Butterfly Beast, sont selon moi, toutes celles qui concerne la dualité entre Ochô et Kazuma. On sent une telle emprise aussi bien physique, que psychique à travers les traits de Yuka Nagate, que chaque planche mettant en scène les deux personnages, est aussi bien un délice visuel, qu’une souffrance mentale. La violence de Kazuma se ressent terriblement, aussi bien par ce qu’il dit que par la brutalité des traits de l’autrice envers ce personnage. Ce mélange entre le sublime et l’effrayant a quelque chose d’assez dérangeant à la lecture. On ressent un tel malaise, qu’il est difficile de ne pas être empathique envers Ochô. On souhaite vraiment qu’elle l’abatte, afin de faire taire sa souffrance, seulement, ce n’est pas aussi simple. L’emprise qu’a Kazuma sur elle est si impressionnante qu’elle perd toujours tous ses moyens face à lui.

Malgré tout, l’évolution d’Ochô prend forme petit à petit. Le cocon qu’elle forme autour d’elle, commence à réellement la protéger, à tel point que la prochaine attaque envers son bourreau, pourrait bien être la bonne.

  • Le tome 3 de Butterfly Beast II est disponible en librairie depuis le 4 mai 2022.
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On a déjà beaucoup parlé de Mashle sur Pod’Culture depuis l’année dernière tant le manga de Hajime Komoto a su se forger une place importante dans le cœur des personnes qui aiment l’humour absurde. Mais si nous doutions initialement de la capacité de l’auteur à tenir sa proposition au-delà de quelques tomes, on doit bien avouer qu’après huit tomes, le plaisir reste intact. Mieux encore : je peux dire que le manga a enfin atteint ce statut d’œuvre « doudou », à laquelle on revient tous les deux ou trois mois, à chaque nouvelle sortie, pour reprendre sa dose de situations crétines mais tordantes.

Le grand bouleversement

MASHLE © 2020 by Hajime Komoto/SHUEISHA Inc.

Suite et fin du grand tournoi entamé dans le tome 6, Mash Burnedead va enfin affronter Macaron, le grand favori au titre d’élu divin. Voilà les débuts du tome 7, une situation prolongée jusqu’au 8, pour deux tomes dont on conseille chaudement la lecture l’un après l’autre sans interruption. D’abord parce qu’ils sont intimement liés par la situation, mais aussi parce qu’ils viennent refermer un arc tout en distillant les indices du prochain. On y découvre un combat surprenant, plutôt bien mis en scène malgré les faiblesses de Hajime Komoto sur ce point, avec de belles idées et toujours avec une pointe d’un humour grinçant du plus bel effet. Pas qu’absurde, capable de se renouveler et de manier l’ironie des situations avec un talent qui ne cesse d’étonner. D’autant plus que cet humour sert aussi à amorcer l’arrivée de celui que l’on attend depuis longtemps : l’apparition enfin de Innocent Zero, sorte de Voldemort de l’univers de Mashle. Longtemps annoncé dans les précédents tomes, son apparition quasi-horrifique est racontée avec un sarcasme franchement malin pour mieux rappeler l’auto-dérision dont sait faire preuve le manga, jouant avec les codes de l’œuvre dont il s’inspire (Harry Potter, si la référence à Voldemort avait échappé à quiconque). Ce qui aurait pu être une apparition épique se transforme en absurdité, où le grand méchant apparaît dans une scène qui en fait des caisses tandis que le héros reste très terre à terre, atterré par le spectacle qui se déroule sous ses yeux.

Et c’est bien là toute la force de Mashle, que je m’efforce de mettre en avant mois après mois. Formidable œuvre absurde qui dépasse très largement le simple cadre du shonen manga, le récit imaginé par Hajime Komoto se renouvelle sans cesse sur sa manière d’aborder l’absurdité d’un monde magique où rien ne tient debout. Un monde où l’on promeut la violence sous couvert d’éducation, où les grands méchants le sont sans véritable raison, et où le héros n’est finalement qu’un gamin qui tente de faire sa vie. Plus encore, l’œuvre atteint enfin ce moment où elle devient familière, parfaitement inscrite dans le paysage de son industrie, et où l’on y revient comme on va faire un câlin à un doudou qui nous rassure et qui nous réconforte après avoir subi plein d’autres lectures moins inspirées. Une œuvre qui nous redonne notre dose d’idioties et d’humour un peu potache capable de renouveler ses situations pour ne jamais décevoir. Pourtant, la comédie tourne souvent autour de running gag, mais la répétition ne se heurte jamais à la lassitude car les situations où se déclament les mêmes vannes sont constamment renouvelées.

Une créativité fascinante

On se demande jusqu’où Hajime Komoto va réussir à renouveler ses vannes et ses situations. Si l’essentiel tourne autour des gros muscles de Mash Burnedead, on observe que l’auteur multiplie les situations et parvient à se renouveler constamment sur son humour. Notamment dans le tome 7 où de manière absolument fabuleuse, Mash créé lui-même une raquette de tennis et s’amuse à renvoyer les sorts de son adversaire : c’est complètement con, mais moi, ça me fait écrouler de rire de voir les codes de la magie être déconstruits et ridiculisés de la sorte. Malheureusement le tome 8, moins intéressant, se focalise essentiellement ce qui fonctionne le moins bien dans le manga, c’est-à-dire les combats. Moins réussi mais sûrement indispensable pour mettre un terme à l’arc en cours, ce tome se perd un peu dans un sérieux qui sied moins bien à l’univers de Mashle.

Fort d’une créativité sans limite, Mashle assume pleinement son ambiance atypique et sa manière de tourner en dérision son univers, capable de construire puis déconstruire des concepts en deux ou trois pages pour mieux servir ses intentions humoristiques. Malgré des vannes omniprésentes et alors que le manga pourrait s’en tenir à ça, l’auteur parvient à développer son histoire en toile de fond en montrant déjà ce sur quoi il espère un jour conclure. Alors qu’on vient d’apprendre que le tome 12 (qui paraîtra bientôt au Japon) lancera l’arc final du manga, il serait dommage de ne pas profiter de ces huit tomes déjà sortis pour apprécier tout le génie de l’œuvre : c’est drôle, intense et parfois même attendrissant, grâce à des personnages auxquels on s’accroche sans mal, et ça ne perd décidément jamais en qualité.

  • Le tome 7 de Mashle est sorti le 16 février 2022 et le tome 8 le 20 avril. Les deux sont disponibles en librairie aux éditions Kaze Manga. 
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Salut tout le monde ! Bienvenue dans ce nouvel épisode de la Rébliothèque.

Lors du premier numéro de « L’infusion« , émission diffusée chaque mois sur la chaîne Twitch de Pod’Culture, Hauntya nous avait présenté un roman dont le synopsis, entre l’uchronie et l’importance des choix qui définissent toute une vie, m’avait immédiatement accroché. Il ne m’en fallait pas plus pour acquérir « Mes Vrais Enfants » de Jo Walton, et comme j’ai eu raison de faire confiance à Hauntya ! C’est un magnifique roman. Aussi riche que beau, et je suis très heureux de vous en parler à mon tour.

J’espère que cet épisode vous plaira, et vous donnera envie de lire !

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A sa sortie fin 2020 sur PlayStation 4, 13 Sentinels: Aegis Rim a conquis la plupart des personnes qui s’y sont essayées. Jeu de l’année pour beaucoup, expérience marquante pour tout le monde, le dernier titre en date de Vanillaware a surpris son monde avec un mélange de visual novel et de combat tactique. Deux ans plus tard, c’est le portage du titre sur Switch qui nous donne une bonne raison d’en parler, pour un titre que certain·e·s espéraient voir débarquer sur la portable de Nintendo tant le genre semble s’y prêter.

Cette critique a été écrite après avoir terminé le jeu sur Nintendo Switch, grâce à un exemplaire envoyé par l’éditeur.

Destins croisés

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Tout commence le 27 mai 1985, une curieuse bataille oppose des mecha à des kaiju, dans la plus pure tradition de la science-fiction japonaise. Le Japon, attaqué, réplique en effet en utilisant des Sentinelles, des mechas en avance sur leur temps et contrôlés par ce qui semble être une bande de lycéen·ne·s, dans une sorte de guerre sans fin où les vagues d’ennemis semblent interminables. Difficile d’en dire beaucoup plus sur l’histoire de 13 Sentinels: Aegis Rim, car ce qui commence comme un jeu de guerre tactique se transforme vite en visual novel où ces lycéen·ne·s se dévoilent doucement, avec de multiples références à des œuvres de science-fiction bien connues, dans un récit qui touche autant au drame qu’à la romance. Si ces quelques treize personnages sont particuliers, c’est parce qu’ils et elles ont tout·e·s un lien unique avec les mechas qui leur permet de les contrôler, toutefois le jeu semble au départ se passer en deux univers distincts : l’un où la guerre fait rage, l’autre où les protagonistes ne connaissent de cette guerre que d’étranges rêves. C’est le point de départ d’une histoire où se croisent de nombreux destins, où l’auteur George Kamitani s’amuse terriblement à brouiller les pistes dans un récit non-linéaire, où chaque avancée est récompensée par des indices qui viennent tantôt éclaircir certains points, tantôt rendre le tout encore plus complexe. Pourtant il serait dommage de limiter la narration de 13 Sentinels à cette apparente complexité. Car s’il est indéniable qu’il vaut mieux être bien concentré·e en lançant une partie pour ne pas se paumer dans les dialogues, c’est aussi un titre à l’écriture ciselée, qui retombe toujours sur ses pattes, et où le puzzle prend doucement forme jusqu’à donner un sentiment de plaisir assez fou quand on commence à comprendre l’intérêt de tous les petits bouts de narration distillées les heures précédent chaque révélation.

C’est aussi une histoire qui référence beaucoup d’œuvres : la Guerre des Mondes avant tout, le roman de H. G. Wells étant maintes fois (et explicitement) référencé, notamment pour son imaginaire visuel avec l’allure des kaiju. De manière plus surprenante on pourrait même y voir un peu de E.T., ou encore du Terminator, mais ce qui m’a frappé et particulièrement plu c’est sa proximité avec Evangelion. Si les thématiques abordées ne sont pas toutes les mêmes, on retrouve le même concept de lien profond et intense entre pilote et mecha, ainsi que des questions parfois philosophiques qui se posent à ses personnages, dans une histoire qui laisse une place énorme à la réflexion. Tant sur notre époque que sur la science-fiction, en remettant en cause ses concepts pour mieux les aborder, en s’interrogeant constamment sur le sens des actions des personnages et leurs rôles dans une guerre qui les dépasse souvent. D’autres références sont plus obscures ou plus succinctes, comme un dialogue qui fait un clin d’œil à Doraemon (ce qui m’a, personnellement, beaucoup fait rire), mais dans l’ensemble 13 Sentinels sent bon l’amour de son auteur à tous les récits de science-fiction qui ont marqué l’imaginaire populaire. C’est une histoire qui emprunte beaucoup aux autres et qui sait à la fois les honorer et les sublimer. Ces références ne sont toutefois pas tout 13 Sentinels : si son histoire captive autant, c’est parce que ses arcs narratifs imbriqués et inter-dépendants parviennent à maintenir jusqu’au bout l’illusion de faire le jeu à notre manière, à notre rythme, en dévoilant ce que l’on veut et quand on le souhaite. S’il y a bien un fil rouge qu’il est indispensable de suivre pour pouvoir arriver au bout du jeu, le titre offre suffisamment de liberté dans la manière d’aborder son récit que l’expérience n’en devient que plus personnelle. Il est par exemple possible d’avancer plus vite dans l’histoire d’un des treize personnages plutôt qu’un autre, de revenir sur des choix passés et découvrir plusieurs fois la même scène sous un angle et dénouement différent afin de découvrir toutes les éventualités posées, tous les embranchements qui existent dans les destins de chacun et chacune des héro·ïne·s. Il y a certes quelques barrières posées afin de ne pas « spoiler » la suite de l’histoire d’un autre personnage lié au premier (poussant à faire progresser les deux en parallèle), toutefois 13 Sentinels est l’un des rare visual novel à proposer un tel niveau de liberté dans sa progression, rendant son histoire plus attachante encore, parce qu’elle s’adapte assez bien à nos désirs et volontés selon notre affection pour l’un ou l’autre personnage. Il faut bien dire qu’avec treize protagonistes, il y a de quoi trouver son ou sa chouchou ou sa tête de turc. Même si le jeu est suffisamment bien écrit pour offrir à chacun de ses personnages une histoire passionnante, suffisamment touchante et révélatrice du monde dans lequel ils·elles évoluent que l’on a toujours envie d’en savoir plus.

Et malgré son apparente complexité, la narration de 13 Sentinels reste très accessible. Certes, les arcs narratifs imbriqués et le récit non-linéaire oblige à passer par quelques dialogues que l’on ne comprend pas immédiatement (avant de pouvoir y revenir plus tard), rendant le tout début du jeu parfois imbuvable. Mais cette première impression assez compliquée est vite balayée par l’intelligence d’un récit qui fait la part belle à l’exploration narrative. C’est ainsi que le jeu nous incite à revenir plusieurs fois sur la même scène pour en découvrir chaque embranchement possible, grâce à un arbre des choix accessible à tout moment, ce qui permet d’explorer à 100%¨des possibilités afin d’avoir une vue d’ensemble des enjeux. On se laisse vite prendre au jeu, d’autant plus que ces scènes restent assez courtes et sont toujours très rémunératrices en détails sur le lore. Il y a un véritable intérêt à découvrir tous les possibilités offertes par l’histoire du jeu, d’abord pour progresser sur le fil rouge, mais surtout pour mieux comprendre les enjeux auxquels sont confrontés nos héros et héroïnes. Si le système est rendu aussi accessible c’est bien grâce à son arbre de choix qui permet de vite comprendre quelles sont les modalités d’accession à tel ou tel élément d’histoire, sans avoir à tourner en rond et à tenter tout et n’importe quoi en comptant sur la chance pour découvrir une scène inédite.

Mecha, Kaiju et futur

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13 Sentinels a deux faces, d’abord celle d’un visual novel qui apprend à se réinventer sans cesse avec une forte mise en scène, et ensuite un jeu de combat tactique, où les missions se succèdent pour tenter de sauver la ville de l’invasion de kaiju. Là encore la liberté prime, puisqu’une fois passé le prologue, le jeu permet de choisir d’avancer dans l’un ou l’autre mode, malgré encore une fois quelques barrières ponctuelles pour éviter de se spoiler. Il m’est arrivé par exemple lors de ma partie de terminer l’ensemble des missions disponibles afin de pouvoir ensuite me concentrer sur l’histoire, tandis que d’autres pourraient préférer épuiser les séquences narratives disponibles jusqu’à ce que faire quelques combats soit nécessaire. Des combats où la perspective change complètement : exit la vue de côté, en 2D, des séquences d’histoire, place à une vue isométrique où la ville est représentée par une map grise, tandis que les kaiju fourmillent en points rouges pour représenter l’invasion. La mise en scène visuelle fonctionne sacrément bien et s’inscrit parfaitement dans l’esprit futuriste, quasi post-apocalyptique, dans lequel s’inscrivent ces séquences. On pourrait, toutefois, lui reprocher quelques soucis de visibilité : le choix de laisser un écran vierge de tous artifices en représentant les choses de manière très minimaliste se heurte en réalité à de nombreux effets de particule, à des ennemis qui arrivent parfois en nombre, et à une difficulté croissante à distinguer nos troupes au milieu des grandes batailles.

L’aspect tactique est toutefois assez sommaire. Avec des combats en temps réel et une poignée de compétences qui peuvent être équipées par sentinelle, on tourne assez rapidement en rond car les possibilités de contournement tactique ne sont pas énormes. La plupart du temps, on fait le dos rond et on multiplie les attaques de zone pour déblayer les plus grosses vagues de kaiju, même si dans les difficultés les plus élevées, il peut être nécessaire d’être très vigilant·e sur les troupes que l’on emmène. Parce que chaque mission a son lot de kaiju aux spécificités différentes, et il peut ainsi être plus malin parfois d’emmener des sentinelles qui tapent fort au corps à corps quand on doit affronter simplement quelques ennemis, tandis que d’autres fois les attaques de zones sont primordiales pour éviter d’être submergé·e. Dans l’ensemble, j’ai tendance toutefois à conseiller à faire le jeu en facile ou normal. Car le système de combat n’est pas suffisamment profond et précis pour que l’on prenne du plaisir à rechercher les tactiques les plus pertinentes pour s’en sortir, risquant de ne prendre aucun plaisir dans la difficulté la plus élevée. Ce n’est, d’ailleurs, pas l’élément le plus réussi du jeu, mais cela permet au moins de couper entre deux séquences narratives et d’apporter un peu de diversité d’action.

D’autant plus que c’est là que l’on dépense les métacrédits durement acquis dans l’histoire principale en accomplissant le maximum d’embranchements des scénarios de chaque personnage. Et ceci afin de faire progresser nos sentinelles, à la recherche d’une toute puissance qui se ressent plutôt bien : certaines attaques sont dévastatrices, et la possibilité de les améliorer décuple considérablement leur efficacité. Ce sentiment de progression permet au moins de donner envie d’aller un peu plus loin, en plus des récompenses de ces batailles qui permettent aussi de débloquer des éléments d’histoire dans le « Codex », grande encyclopédie où l’on peut étendre le lore par des écrits qui éclairent parfois sur le monde dans lequel on évolue. Je donne peut-être le sentiment d’être dur avec les combats de 13 Sentinels, pourtant ceux-ci ne gâchent pas le jeu et permettent même au jeu de ne jamais tomber dans la monotonie d’un visual novel plus classique. Mais il faut bien comprendre que c’est des séquences très secondaires, que l’on peut passer assez vite, et que l’essentiel du jeu est ailleurs.

Le portage n’enlève rien de sa beauté

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Vanillaware s’est fait connaître pour la beauté de ses jeux et ses univers artistiques si reconnaissables (Odin Sphere, Muramasa, Dragon’s Crown…), avec des styles visuels qui ressemblent le plus souvent à des illustrations et artworks qu’à de la 2D plus classique. Et 13 Sentinels va encore plus loin que les précédents jeux du studio. Plus beau, plus varié, plus distingué, plus séduisant encore, ce titre est une marche au-dessus et montre que Vanillaware ne se repose jamais sur ses lauriers. Impressionnant pour son character design, le jeu l’est tout autant pour la qualité de ses animations qui donnent parfois l’impression de regarder un (excellent) anime, ou l’utilisation assez formidable de ses effets de lumière en jouant sur plusieurs plans, dépassant la simple 2D. Même dans ses phases de combat et malgré les problèmes de lisibilité évoqués précédemment, il y a une vraie ambiance qui s’en dégage, plus futuriste, qui tranche avec les différentes époques que l’on traverse dans les phases narratives. C’est absolument somptueux, l’un des plus beaux jeux que l’on ai pu voir, et cette beauté n’est que sublimée par sa bande-originale signée Hitoshi Sakimoto (Vagrant Story, Odin Sphere…), qui apporte une ambiance musicale assez exceptionnelle à un jeu aux qualités artistiques pour lesquelles on pourrait aligner les superlatifs pendant des heures.

Et c’est là que, à titre personnel, j’attendais tout particulièrement le portage Switch du jeu. Initialement développé pour PlayStation 4 et PS Vita, le jeu n’était finalement pas sorti sur la (regrettée) console portable de Sony. Pourtant, en découvrant le jeu sur console de salon, j’y voyais tous les éléments que l’on aurait encore plus apprécié sur une console portable avec un écran de qualité. La taille de l’écran permettant, en outre, de gommer quelques désagréments de ce style visuel transposé sur grand écran (à commencer par quelques arrières plans plus flous ou quelques textures pas assez détaillées). Et il faut bien le dire, l’arrivée du titre sur Switch montre ce que l’on a manqué à l’époque avec l’annulation de la version PS Vita. Parce que sur un plus petit écran, 13 Sentinels rayonne de mille feux, avec une direction artistique qui sied parfaitement à un plus petit écran, à tel point que le jeu m’a donné l’idée d’investir dans un Switch OLED pour en dévoiler encore plus les beautés de ses couleurs (mais soyons sérieux et empêchez moi de faire cette bêtise). Techniquement, le titre ne manque pas de panache et malgré quelques ralentissements (souvent faiblement perceptibles) quand il se passe beaucoup de choses à l’écran, notamment sur certains combats, le jeu reste stable et rien n’entrave le plaisir de jeu.

13 Sentinels: Aegis Rim est d’autant mieux adapté à la console portable de Nintendo que le titre se joue parfaitement sur de courtes sessions de jeu, comme il en est l’usage traditionnellement sur les consoles portables, puisqu’il permet sans mal de faire un bout d’histoire sur quelques minutes et de sauvegarder à tout moment pour y revenir plus tard. Et ce mode de jeu n’enlève rien à l’implication émotionnelle, parce que le jeu parvient sans mal à nous capter, nous retenir pendant une trentaine d’heures pour nous retourner le cerveau et nous relâcher complètement lessivé après l’avoir vu remettre en cause toutes les certitudes des premières heures. 13 Sentinels est un jeu malin, intelligent, capable de se créer sa propre mythologie, avec un monde incroyable qui prend le meilleur de ses références et les sublime un peu plus. C’est grand.

  • Le portage Nintendo Switch de 13 Sentinels: Aegis Rim est sorti le 12 avril 2022. 
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J’ai toujours aimé le cinéma. Très tôt, je fus émue par les histoires qui se voulaient le témoignage des laissés-pour-compte, ou – comme dirait l’autre – des « infirmes, bâtards et autres choses brisées ». Certains de ces récits se produisent dans un cirque, qui, loin d’édulcorer les souffrances des personnages en question, ne font que les exacerber, en les plaçant sous les feux des projecteurs. Alors que la Fête des Fous devient la scène de torture du Bossu de Notre-Dame (1996), les phénomènes de Freaks (1932) découvrent la supercherie sous le strass qui les poussent à se faire justice eux-mêmes. Dans 8 ½ (1963), un metteur en scène plonge dans ses fantasmes et souvenirs d’enfance, au rythme d’une musique de cirque, afin de chercher vainement l’inspiration. En Europe, plus au nord, un malheureux essaie désespérément de faire valoir ses droits, dans Elephant Man (1980). La plupart de ces âmes en peine se posent une question fondamentale : qui, entre eux et leurs nombreux persécuteurs, sont les véritables monstres ? Si vous n’avez pas vu ces classiques, je vous conjure de le faire, certes ; mais ils pourraient aussi ne pas être inutiles dans votre (re)découverte de l’œuvre dont je m’apprête à vous parler.

Freak Show est la quatrième saison de la série anthologique American Horror Story. Vous n’avez, a priori, pas besoin d’avoir visionné les saisons précédentes pour l’aborder ; (encore que, nous reviendrons sur cette affirmation plus tard). Depuis sa sortie en 2014-2015, je retourne régulièrement vers ce chef-d’œuvre, issu de l’imaginaire de Ryan Murphy. A l’instar des œuvres que l’on aime et qui nous accompagnent longtemps, j’y trouve toujours un sens de lecture inédit ou une nouvelle manière de m’émouvoir. L’action de Freak Show se déroule en Floride, au début des années 50. On y découvre le décor tantôt fascinant, tantôt abject des dernières foires aux phénomènes du pays. Dans American Horror Story – et plus sûrement dans Freak Show – l’horreur ne se manifeste guère comme on l’attend. Cet hommage vibrant aux histoires macabres fait la narration de récits enchâssés étroitement liés les uns aux autres, au point de dépeindre une grande et saisissante fresque. Par-dessus tout, l’horreur, aussi cruelle soit-elle, reste un outil de dénonciation et de militantisme au cœur d’une saison qui se veut la porte-parole de celles et ceux dont la voix n’est jamais entendue. Et maintenant, si vous le voulez bien, que le spectacle commence.

Acte I : Hymne aux histoires macabres

Sarah Paulson incarne les jumelles Tattler, AHS Freak Show © 2014-2015

American Horror Story est une série populaire qui, depuis 2011, comptabilise dix saisons. Si les trois premières saisons sont exceptionnelles, Freak Show atteint un pic émotionnel qui restera, à mon sens, inégalé. Dès la cinquième saison, la série commence à s’essouffler, peut-être à cause d’un renouvellement du casting qui ne m’a jamais convaincue. Passons. Outre les saisons principales, on note la présence de séries dérivées, comme American Crime Story ou plus récemment American Horror Stories. Aussi populaire soit-elle, j’ai tendance à considérer American Horror Story comme une série de niche, qui n’attirera et ne séduira pas tous les téléspectateurs et téléspectatrices. Si aucune saison ne fait véritablement peur, l’horreur omniprésente se traduit par des scènes parfois crues ou dérangeantes.

Dans Freak Show, Elsa Mars (Jessica Lange) essaie, tant bien que mal, de garder son cirque ouvert, et d’en faire une attraction à succès, en dépit du couvre-feu instauré en ville. Pour cause, la région est le terrain de chasse d’un tueur en série arborant une tenue de clown. Il ne s’agit – hélas – pas de la seule menace tangible. Le cirque est aussi le point de jonction – ou la cible – d’escrocs cupides, de ventriloques fous, d’amateurs de snuff movie, de tueurs de masse et même de spectres sinistres. Il s’agit d’un fatras de tout ce que l’être humain est capable de commettre de pire et qui n’épargnera aucune de vos phobies les plus enfouies.

Il s’agit aussi et surtout d’un bel hommage aux histoires macabres. A travers ses thèmes musicaux et ses choix narratifs, la saison ne cache pas son inspiration de classiques déjà mentionnés comme Freaks (1932) ou Elephant Man (1980). Les meurtres de Twisty le Clown ne sont probablement que les réminiscences d’un tueur joyeux ayant traumatisé les enfants des années 80 et 90 : Ça. La saison propose de nombreuses autres références, à commencer par Gabo le Ventriloque (1929), Halloween (1978) ou encore American Psycho (2000). Ces allusions culturelles s’accompagnent de l’adaptation de superstitions, (comme celle d’Edward Mordrake, l’homme aux deux visages), ou de faits historiques. Mécontentes de célébrer le cinéma et les histoires d’épouvante, ces nombreuses références rendent le folklore de Freak Show d’autant plus crédible et poignant.

Acte II : Récits subtilement enchâssés

Jessica Lange incarne Elsa, AHS Freak Show © 2014-2015

Il serait réducteur de qualifier Freak Show de seule célébration du genre horrifique. Il s’agit aussi d’une ode aux spectacles vivants, à une époque où la télévision commence à monopoliser l’attention du public. Dans Freak Show, les phénomènes de foire ne sont pas simplement exhibés sur scène mais produisent des performances artistiques. En ce sens, la saison propose diverses reprises de chansons aussi anachroniques qu’appropriées, à l’instar de Come as you are (Nirvana) ou Life on Mars (David Bowie). Ici, le blason des foires aux monstres est – à tort ou à raison – redoré. Loin d’être le seul moyen de satisfaire le voyeurisme du public, elles sont le dernier refuge des personnes différentes ou en situation de handicap, alors incomprises et rejetées par la société. Le scénario évite les écueils du manichéisme en présentant Elsa comme une femme certes attachée à ses « monstres », mais cherchant surtout une occasion de se représenter sur scène et de devenir célèbre, au point de rapidement jalouser celles et ceux qui pourraient lui faire ombrage.

Elsa, puisqu’elle est interprétée par Jessica Lange, incarne le pilier de cette saison. Depuis les débuts de la série, la comédienne (alors sexagénaire) crève l’écran et incarne la véritable matriarche de la troupe. (Oui, le rôle principal de la série est occupé par une femme d’âge mûr, le fait est malheureusement assez rare pour être souligné). Quand d’autres comédiens peuvent être qualifiés de caméléons, à l’instar d’Evan Peters ; Jessica Lange propose toujours un rôle similaire. Pour cause, une continuité relie ses différentes incarnations. Au fil des saisons, Jessica Lange prête ses traits à des femmes charismatiques, éloquentes mais aussi cruelles et manipulatrices. Au reste, chacune d’entre elles est hantée par la solitude ou plutôt l’angoisse de vieillir seule, oubliée de tous. Chacune d’entre elles rêvait de devenir une artiste célèbre et respectée, avant que la vie ne se charge de les désillusionner. Elles redoutent aussi de perdre leur pouvoir, c’est pourquoi elles sont prêtes à tout pour parvenir à leurs fins.

Chaque saison d’American Horror Story peut être visionnée sereinement, sans avoir vu les précédentes. Elles appartiennent pourtant au même microcosme, dans lequel les personnages et les relations se font écho et où certains récits finissent parfois même pas se croiser. Si les rôles de Denis O’Hare (toujours magistral) sont radicalement différents, ils se rejoignent au niveau de la relation entretenue avec Jessica Lange. Dans les saisons 1 et 3, le comédien incarnait un être éperdument – et vainement – amoureux de la matriarche, au point d’en devenir le vassal. Fait assez ironique pour être souligné, ce rapport de force est inversé dans Freak Show, où Denis O’Hare incarne Stanley, un escroc cupide se faisant passer pour un agent artistique auprès d’Elsa. A ce titre, je pourrais mentionner le retour d’un autre des amants habituels de Jessica Lange : Danny Huston. Après avoir incarné le terrible Homme à la hache, (dans la saison 3), il interprète Massimo Dolcefino, un prothésiste-menuisier virtuose venant en aide aux démunis. Le Geppetto des temps modernes peut-être. Loin d’être un simple clin-d’œil, ce choix de casting rend le rôle de Massimo d’autant plus emblématique et poignant, comme si, en passant de L’homme à la hache au discret bienfaiteur, Danny Huston accédait à la rédemption.

D’autres personnages apparaissent carrément dans plusieurs saisons, à commencer par Pepper, la femme microcéphale interprétée par Naomi Grossman. Avant de se retrouver dans l’asile religieux et psychiatrique de Briarcliff, (saison 2), Pepper était bel et bien l’un des « monstres » du Freak Show. Cette quatrième saison d’American Horror Story est d’autant plus habile qu’elle se nourrit des saisons précédentes, tout en se suffisant merveilleusement à elle-même.

Acte III : Avènement des minorités

Denis O’Hare incarne Stanley, AHS Freak Show © 2014-2015

Lorsqu’on me raconte une histoire, je suis avant tout intriguée par les personnages qui se doivent d’être assez humains et travaillés, à mes yeux, pour rendre l’intrigue passionnante. C’est le cas dans Freak Show.

La plupart des protagonistes sont des « monstres » et apparaissent comme tels au début. J’ai beau ne pas porter Sarah Paulson dans mon cœur, elle propose une – ou devrais-je dire deux – prestations de qualité en prêtant ses traits aux jumelles siamoises bicéphales Bette et Dot Tattler. Celles-ci sont d’abord présentées comme les meurtrières de leur mère avant de trouver un refuge puis une rédemption au sein du cirque. Si la première sœur est gentille et naïve, la deuxième est aussi froide que calculatrice. Elle rêve secrètement de subir une opération chirurgicale afin d’être séparée de sa sœur, quitte à la tuer. Les jumelles siamoises ne sont pourtant que la métaphore d’une personne marginale, prête à renier une part d’elle-même pour accéder à une vie prétendue normale. Au fil des épisodes, elles finiront par s’apprivoiser et s’accepter mutuellement, afin d’être en accord avec elles-mêmes. La foire aux phénomènes n’est, dans Freak Show, qu’un prétexte pour représenter les minorités faisant face à des injustices et parvenant à s’affirmer peu à peu, voire à se faire justice elles-mêmes, lorsque la société fait preuve de cruauté. Comme je le disais plus haut, les monstres sont rarement ceux que l’on croit.

Tandis que l’on se prend d’affection pour la plupart des artistes du cirque, les véritables antagonistes ont le point commun d’être des hommes blancs en pleine santé, acceptés par la société, voire privilégiés. Dell, le colosse de la troupe, incarné par Michael Chiklis, ne tarde pas à se montrer toxique en tentant de prendre le contrôle du cirque. L’ironie veut qu’il soit à la fois un homosexuel refoulé mais aussi un « monstre » invisible, dans la mesure où toute sa famille était réputée pour avoir des « pinces de crabes ». Si Dell essaie d’évoluer, ce n’est pas le cas de Stanley (Denis O’Hare), un escroc qui infiltre le cirque afin de tuer les artistes et de vendre les parties les plus singulières de leur anatomie à un musée peu scrupuleux. Les « monstres » sont parfaitement déshumanisés face à cet homme qui ne reculera devant rien pour commettre l’innommable. Et pourtant, Stanley est lui-même atypique puisqu’il est plusieurs fois sous-entendu qu’il possède un attribut masculin dont les mensurations défient l’entendement. Si on peut y voir une simple plaisanterie, j’y cerne aussi une nouvelle façon de dénoncer la masculinité toxique et le patriarcat. Ce n’est pas illogique dans la mesure où l’antagoniste le plus dangereux de tous est Dandy (Finn Wittrock), un jeune homme aussi séduisant que dénué d’empathie. Capricieux, égoïste et assoiffé de sang, Dandy est capable des pires atrocités. Il est d’autant plus menaçant qu’il a bien conscience que sa bonne naissance et sa fortune le maintiennent au-dessus des lois.

Angela Bassett incarne Desiree, AHS Freak Show © 2014-2015

Heureusement, de nombreux artistes du cirque sont prêts à leur tenir tête, à commencer par Desiree (Angela Bassett). Celle-ci ne se cache pas de posséder un troisième sein ainsi qu’un attribut masculin, en plus de son appareil féminin. Je vous laisse mesurer l’ampleur de son émotion lorsqu’elle rencontre enfin un médecin bienveillant, qui ne la considère pas comme un « monstre », ni une « hermaphrodite », mais simplement comme une femme possédant un trop fort taux de testostérone. Desiree réalise qu’elle ne possède qu’un clitoris plus grand que la moyenne et qu’elle a la possibilité d’avoir des enfants. Hélas, cette méconnaissance vis-à-vis des personnes intersexes ne s’est guère améliorée depuis les années 50, rendant l’histoire de Desiree encore plus poignante. La saison a beau se dérouler après la seconde guerre mondiale, les discours et messages véhiculés sont tristement d’actualité.

La série aurait d’ailleurs commis un affreux impair si elle n’avait pas profité d’un tel sujet pour proposer des rôles marquants à des comédiens et comédiennes appartenant eux-mêmes aux minorités. Si plusieurs acteurs et actrices appartiennent à la communauté LGBT+, comme par exemple Sarah Paulson, Denis O’Hare ou Neil Patrick Harris ; beaucoup possèdent une particularité physique ou sont réellement en situation de handicap. Ainsi, Amazon Eve est effectivement interprétée par l’une des plus grandes femmes au monde : Erika Ervin, qui mesure 2m08. De même, Ma Petite est incarnée par Jyoti Amge, une jeune femme mesurant 62,8cm. Je pourrais aussi mentionner Legless Suzy, jouée par Rose Siggins, Paul interprété par Mat Fraser, (atteint de phocomélie aux deux bras), ou encore l’actrice Jamie Brewer, dont le personnage n’est même pas caractérisé par le fait qu’elle soit atteinte du syndrome de Down. Même si certains phénomènes prennent vie grâce aux effets spéciaux, beaucoup sont joués par des artistes réellement concernés et qui méritent largement d’être mis en avant. Par ailleurs, même les personnages les plus incroyables sont inspirés de personnes ayant vraiment existé, afin de les rendre d’autant plus crédibles et humains. C’est notamment le cas des jumelles siamoises, qui ressemblent à s’y méprendre à Abigail et Brittany Hensel. Sœurs siamoises bicéphales, Abigail et Brittany sont nées en 1990 et sont actuellement professeures des écoles, aux États-Unis.

De tout temps, des personnes naissent avec des différences ou vivent sans se plier aux codes de la société. Ce qui peut changer, c’est notre façon de les aborder et de les considérer. Des jumelles siamoises sont considérées comme des monstres de foire dans les années 50, quand d’autres deviennent institutrices en 2017. Bien sûr, il reste encore beaucoup à accomplir. Les personnes intersexes luttent encore, chaque jour, pour obtenir plus de visibilité et faire valoir leurs droits. C’est seulement depuis quelques années que l’Europe s’aperçoit qu’il est temps de revoir les classifications médicales, afin de ne plus faire subir des opérations chirurgicales aux bébés intersexes, dans un but purement esthétique. Je reste convaincue que des séries comme Freak Show peuvent contribuer à rendre les regards plus bienveillants. Cela est possible en dénonçant les injustices et les crimes dont les minorités ont été victimes ; mais aussi en croissant leur visibilité et en montrant qu’elles sont capables de se défendre, ou de mener une vie épanouie sans nécessairement se plier aux codes de la société.

Épilogue

D’une certaine façon, American Horror Story : Freak Show réunit tout ce qui me passionne lorsque j’aborde une œuvre d’art. La série propose des scènes dérangeantes mais significatives, sans pour autant devenir angoissante. Il s’agit là d’un hommage aux histoires de « monstres » qui ont marqué les États-Unis. Il s’agit plus encore d’une célébration de l’art. Le scénario est si bien ficelé qu’il propose des liens intertextuels entre les différentes saisons, sans pour autant les rendre dépendantes les unes des autres. Cela ne rend les personnages que plus emblématiques. Et quels personnages… Quels comédiens et comédiennes. Et encore ! Je suis loin d’avoir pu tous et toutes les mentionner. (Il serait notamment criminel de ne pas avoir une pensée pour Ethel, la femme à barbe incarnée par Kathie Bates, avant de clôturer cet article). Freak Show est une série que j’aime car je considère ses personnages comme de vieux amis, ou ennemis, qui me sont terriblement familiers. Leurs histoires tragiques, étirées sur plusieurs années, ne nous sont pas données en spectacle gratuitement mais dénoncent les atrocités subies par les phénomènes de foire, ou devrais-je dire les minorités, à cause de véritables monstres. Le récit a beau se passer dans les années 50, il est parfois tristement d’actualité. Devant Freak Show, j’ai souri, j’ai pleuré (beaucoup) mais j’ai ressenti de l’espoir. Je reste convaincue que de tels films ou séries apportent beaucoup de bienfaits à la société. Je n’aurais jamais cru que je remercierais un jour une série horrifique, prenant place dans un cirque de « monstres », d’exister. Comme quoi, quel que soit le chemin que l’on emprunte, nous ne sommes jamais à l’abri de tomber – de manière inopinée – sur un chef-d’œuvre.

  • American Horror Story : Freak Show est actuellement disponible en DVD, Blu-Ray et achat digital.
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Au fil des années, les pérégrinations de Geralt de Riv, sorceleur de son état, ont conquis une audience de plus en plus vaste et diversifiée. Saga littéraire de dark fantasy que l’ont doit à l’auteur polonais Andrzej Sapkowski, l’œuvre a été adaptée en séries tv, jeux vidéo (lesquels se sont appuyés sur l’univers et les personnages pour en prolonger l’histoire) mais aussi comics. C’est de l’un de ces derniers dont nous allons parler aujourd’hui. Alors aiguisons bien nos lames d’argent et d’acier, enfourchons notre fidèle Ablette et chevauchons vers cette aventure illustrée.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par son éditeur.

Geralt de Riv est un homme inquiétant, un mutant devenu le parfait assassin grâce à la magie et à un long entraînement. En ces temps obscurs, ogres, goules et vampires pullulent, et les magiciens sont des manipulateurs experts. Contre ces menaces, il faut un tueur à gages à la hauteur, et Geralt est plus qu’un guerrier ou un mage. C’est un sorceleur…
Dans ce premier tome, une rencontre macabre au détour d’une forêt mène Geralt à un château abandonné et à son curieux hôte : Nivellen, une créature à l’apparence monstrueuse mais aux manières des plus civilisées. Le temps d’un repas, Nivellen se livre sur son passé, sa famille, et sur le maléfice qui l’accable. Si le poids de ses fautes l’a condamné à cette apparence de bête – un châtiment cher aux contes de fée – pourrait-il aussi y avoir un grain de vérité dans ces légendes, un grain de vérité qui l’aiderait à conjurer le sort ?

© 2022 The Witcher – Jacek Rembis & Jonas Scharf / Dark Horse – Hi Comics

Contrairement aux précédents comics parus jusqu’alors, lesquels narraient des aventures inédites du célèbre Loup Blanc, nous avons droit ici à une adaptation d’un texte d’Andrzej Sapkowski. Faisant partie du recueil Le Dernier Vœu, Un grain de vérité jouit d’une grande popularité auprès des fans de la saga littéraire. Relecture habile de La Belle et la Bête, la nouvelle met en lumière tout le talent de l’auteur polonais pour se réapproprier les contes classiques et les diluer dans son univers si particulier où la beauté danse avec le macabre et l’humour froid avec la fatalité.

Signer cette adaptation en comics n’était donc pas tâche si aisée à réaliser pour le duo Jacek RembisJonas Scharf (Avengers, Power Rangers), lesquels n’ont pourtant pas reculé devant le challenge. Avec un refus de l’exposition statique et didactique, les auteurs nous font entrer dans l’univers du Sorceleur de manière directe et organique. Restant au plus près de l’œuvre d’origine, ils ont su conférer un dynamisme au récit, que ce soit dans le texte ou dans les dessins, avec une mise en scène qui ne se fige jamais plus que de raison. Chose que l’on appréciera notamment lors des nombreuses scènes dialoguées. Ils ont su aussi parfaitement retranscrire les caractéristiques des personnages. Que ce soit évidemment Geralt, sorceleur rompu à l’aventure, aux mystères et au small talk avec sa jument, mais aussi, et surtout, Nivellen, cet homme-bête intriguant sur lequel repose l’essentiel du récit.

Peut-être pourrait-on reprocher aux auteurs de trancher un peu trop, de-ci de-là, dans le texte initial, et qu’en voulant coûte que coûte garder ce dynamisme ils en oublient parfois de se ménager des plages de respirations. Le comics dépasse à peine la cinquantaine de pages et aurait sans doute gagné à prendre un peu plus son temps sur deux ou trois scènes, notamment lorsque cela concerne le troisième personnage de l’histoire (dont nous n’en dirons pas plus, au risque de gâcher un peu le plaisir de lecture et découverte). Un petit regret quand on voit comment le dessin de Jonas Scharf se marie bien au texte de Jacek Rembis. Le travail esthétique colle parfaitement à l’univers et rappelle par moments certaines illustrations qui faisaient office de cinématiques dans les jeux vidéo The Witcher 2 et The Witcher 3.

© 2022 The Witcher – Jacek Rembis & Jonas Scharf / Dark Horse – Hi Comics

Il faut aussi noter l’excellent travail sur les couleurs réalisé par José Villarrubia. Les planches sont agréables à l’œil, engageantes et, pour la plupart, réussies. Tout juste mettra-t-on un petit bémol pour celles dédiées aux scènes de combat sur lesquelles Scharf semble moins à son aise (mais elles représentent une portion très congrue de l’œuvre). Et s’il fallait vraiment chipoter on pourrait également relever que Geralt ne fait pas assez « mutant » et que son design s’écarte un peu de la description faite dans les livres (où il n’apparaît jamais comme un bel éphèbe). Au final, rien qui ne gâche le plaisir de lecture ; un plaisir renforcé par la très bonne édition signée Hi Comics.

Un grain de vérité est donc dans l’ensemble une adaptation fidèle et réussie, sans doute pas indispensable pour celleux qui connaissent le texte d’origine mais disposant néanmoins de beaux atouts pour ravir les fans de la saga qui n’auraient pas lu les livres et happer des novices en quête d’une petite aventure dark fantasy de qualité.

  • The Witcher tome 1 : Un grain de vérité, sorti le 20 avril 2022, est disponible en librairie.
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Alors que l’anime Ao Ashi vient tout juste de débuter sa diffusion (sur Crunchyroll et la chaîne Mangas en France), on ne perd pas de vue le manga qui poursuit sa route, avec les 7ème et 8ème tomes sortis ces dernières semaines. Passé par de nombreuses péripéties, le héros en arrive à un moment décisif de sa jeune carrière : son entraîneur décide de le replacer en défense, après avoir longtemps cru qu’il serait buteur. Un choix difficile pour le personnage, mais cela se révèle très malin pour la narration.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Changement de paradigme

AO ASHI © 2015 Yugo KOBAYASHI / SHOGAKUKAN

C’est un nouveau départ pour Ashito. Le gamin un peu virulent et sûr de lui se retrouve face à une triste réalité : son entraîneur, ce visionnaire qui a cru en lui quand tout le monde disait qu’il n’avait pas le niveau, lui révèle qu’il avait l’intention dès le départ d’en faire un défenseur. C’est un coup de massue pour un personnage qui se caractérisait jusqu’alors par sa capacité à marquer des buts, et on va pas se leurrer, c’est le rêve de la plupart des gamins qui commencent le football car c’est les buts qui attirent la gloire et la lumière. Ashito se met ainsi à jouer contre nature, loin du but, alors qu’il ne pensait auparavant qu’à marquer, en ne comprenant pas le choix de son entraîneur. S’il accepte de le faire, c’est avec l’idée qu’en se comportant bien et en jouant sérieusement, il parviendrait à changer l’avis de son coach pour le remettre devant. Mais côté narratif, c’est surtout un super moyen pour raconter l’immense détermination dont fait preuve Ashito, ce jeune joueur qui a eu un parcours atypique, et qui ne lâchera jamais rien. Si le choc initial le pousse à s’éloigner du foot et même craindre la fin d’une carrière qui n’a pas encore vraiment commencé, c’est une étape qui lui permet de gagner en maturité et de s’éloigner peu à peu de l’image de joueur imprévisible et impulsif. En dehors du terrain, il reste le gamin attachant que l’on a découvert au tout début du manga, mais en portant son maillot, il devient plus malin, plus calculateur, plus sûr de ses forces et plus intelligent.

Les tomes 7 et 8 montrent aussi une vraie maturité dans leur écriture, Yugo Kobayashi ne cessant d’explorer tous les à-côtés d’un club de football et ici, les blessures psychiques dont peuvent souffrir les joueurs. Notamment au travers du personnage de Tachibana, qui, à l’aube d’un match contre son ancienne équipe, montre une peur inattendue et un véritable traumatisme à l’idée de retourner dans le quartier où traîne ses anciens coéquipiers, comme si avoir quitté son ancien club était une trahison qui dépasse le simple cadre du football. Le personnage est aussi affaibli par un doute qui s’installe après des mauvaises performances, et cela permet à l’auteur d’offrir quelques chapitres terriblement forts. Des chapitres très beaux visuellement, où le jeune joueur doit apprendre à gérer la pression qui lui tombe dessus, avant d’espérer pouvoir « performer » dans un monde impitoyable où des adolescents sont déjà soumis à de fortes exigences de performance. Plus proche du réel que jamais, Ao Ashi est une œuvre complète qui n’hésite jamais à taper là où ça fait mal, à montrer les difficultés, sans jamais tomber dans l’optimisme naïf de ses prédécesseurs en matière de manga de football. Et c’est toujours fait avec pertinence.

Un choix narratif audacieux

C’est aussi une nouvelle dynamique et un choix audacieux pour le manga, car habituellement les mangas de football mettent en avant un héros qui joue buteur : rien de plus spectaculaire au foot que celui qui marque des buts. Tant pour la narration que pour la mise en scène, raconter le quotidien ou les actions en match d’un défenseur n’a pas grand chose d’évident. Pas de frappe incroyable, pas d’enchaînement technique à faire pâlir de jalousie Mbappé, rien que de la concentration et des duels. Et Yugo Kobayashi arrive tout de même à montrer toute l’intensité d’un tel rôle, et prouve une fois de plus que ce qui l’intéresse c’est le football dans sa globalité, sur et en dehors du terrain, plus que le « spectacle » que peut constituer des actions d’un attaquant. Cela lui permet aussi de varier les scènes en match et d’insister sur l’importance de l’entraide et de la compréhension entre les coéquipiers. Ao Ashi est un manga malin qui ne cesse d’étonner pour la hauteur qu’il prend sur le monde du sport, sur le football en général, mais aussi sur les machines à créer des « pépites » que sont les centres de formation. C’est intelligent, tout simplement.

Je me répète peut-être, mais pour le moment je n’ai pas encore pu prendre à défaut Ao Ashi. Yugo Kobayashi parvient une nouvelle fois à se renouveler et à amener son manga sur un nouveau terrain, sans perdre de sa pertinence ni de sa fine analyse du monde du football. Plus que jamais, il montre que son manga ne s’adresse pas qu’aux fans de sport, avec une dimension tranche de vie très appréciable et la pertinence d’un propos qui ne cesse d’écorcher les idées reçues. Ao Ashi est grand.

  • Le tome 7 de Ao Ashi est sorti le 2 mars 2022, le tome 8 est sorti le 6 avril 2022. Les deux sont disponibles en librairie.
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Nous nous étions quittés il y a plusieurs mois de cela, sur une fin douce-amère avec les deux tomes de Butterfly Beast. Ayant beaucoup apprécié ce personnage qui nous était présenté, Ochô, je souhaitais en connaître davantage sur celle-ci, son passé et surtout la suite et fin de son aventure. C’est donc avec ce Butterfly Beast II, toujours écrit et dessiné par Yuka Nagate, que tout se joue. Là où nous avions laissé Ochô, en femme forte, indépendante, froide et surtout méthodique, on ressent très vite un changement dans le personnage, et cela est dû à la dernière confrontation de cette tueuse lors des dernières pages de la première partie de cette histoire.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

De tueuse, à humaine

© 2012 NAGATE Yuka All rights reserved.

Le contraste entre la première et ce début de seconde partie est assez fort. La rencontre à la fin du deuxième tome de Butterfly Beast, avec celui qu’Ochô traquait depuis si longtemps, Kazuma, l’a profondément marqué. Elle fait beaucoup plus d’erreurs, elle est moins méthodique, et en vient même à se laisser charmer par un homme, alors qu’elle était froide, calculatrice et parvenait toujours à ses fins. On sent que cet homme a un impact important sur la vie d’Ochô, au point même qu’elle devient l’ombre d’elle-même, prête à se laisser surprendre, même par les ennemies les plus faibles.

Elle devient un personnage complètement affaibli, et là ou je tenais une comparaison avec des personnages psychotiques que j’apprécie énormément dans divers œuvres de fiction, ces fameux personnages gris, Ochô en devient beaucoup plus humaine, plus tempérée et surtout elle en vient à faire des erreurs. Non pas que ce soit un défaut, car cela apporte énormément de profondeur au personnage principal, qui en contrepartie la pousse à devenir aussi plus faible, plus à même de perdre des batailles, et se faire blesser, voir même se faire humilier par ses supérieurs.

Un profond changement de ton, alors que la première partie de l’histoire présentait une figure féminine forte, voir limite déifier le personnage. Le début de cette seconde partie elle, déconstruit complètement Ochô et va même la pousser plus bas que terre. Mais ce changement de ton n’était-il pas nécessaire ? Afin de montrer qu’après la chute, on se relève plus fort et l’on arrive à vaincre ses démons… Nous le saurons très vite dans la suite de l’histoire, mais c’est en essayant de comprendre le pourquoi de cette évolution de personnage, que j’en viens à croire cela.

Didactique et passionnant

Il est vraiment intéressant de voir la façon dont est décrite l’ère Édo. Très didactique, et ce en très peu de pages, Yuka Nagate arrive à retranscrire tous les tenants et aboutissants de cette époque, qui nous est forcément inconnue pour nous Européens. Entre temps de paix, et fomentation d’une guerre naissante, absolument tout est très bien expliqué. De même, les quartiers des plaisirs sont des endroits reconnus dans l’histoire japonaise, et je trouve intéressant de voir la façon dont nous est présenté ce quartier, sans tomber dans le cliché et dans vulgarité. L’autrice nous montre avant tout à quel point cet endroit est stratégique pour les efforts de guerre et notamment pour le gouvernement en place. Mais pas seulement, il est aussi le talon d’Achille de ce même gouvernement, où les shinobis peuvent venir attaquer afin de faire tomber ce château. Surtout, dans le cas de cette histoire, quand tout repose sur une seule et même personne, à savoir Ochô .

Qui plus est, son point faible, celui qui la rend la humaine, lui fait perdre tous ces moyens, vient semer les graines du chaos naissant à Yoshiwara (nom du quartier). C’est pour cela que j’ai trouvé ces deux tomes complètement exaltants, là où la première histoire montrait une Ochô, forte avec quelques faiblesses malgré tout, cette suite nous montre à quel point elle n’est « qu’humaine », au point même où un nouveau pivot dramatique vient la déstabiliser et la plonger complètement dans les tourmentes de l’abandon de soi.

Je l’ai déjà dis lors de ma première chronique et je le redis ici, je n’ai jamais vraiment été attiré par ce genre d’histoire, mais Butterfly Beast a ce « je ne sais quoi » de plus. Un côté terriblement envoûtant, au point même de sentir les parfums du quartier de Yoshiwara et de se laisser happer par cette histoire, rempli de rebondissements rudement bien écrits et développés.

  • Les tome 1 & 2 de Butterfly Beast II sont disponibles en librairie.
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Le rendez-vous mensuel se poursuit avec ce troisième numéro de la chronique dédiée aux publications de l’ère DC Infinite depuis leur arrivée en France aux éditions Urban Comics. Et après trois mois, on a déjà pu voir un bel éventail de ce que cette nouvelle ère peut proposer, avec comme série majeure évidemment la continuité Batman qui se dote de son deuxième tome. Mais l’évènement de ce troisième numéro se trouve plutôt du côté de Batman Detective Infinite, un premier tome qui fait figure d’événement historique dans l’univers DC. En effet, les élites de la « distinguée concurrence » ont enfin découvert que les femmes peuvent aussi écrire des comics.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Batman Infinite – Tome 2, la loi du plus fort

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

A sa sortie en janvier, le tome 1 de Batman Infinite écrit par James Tynion IV et dessiné par Jorge Jimenez avait pour lui son ambiance horrifique, au lendemain d’une terrible attaque sur l’asile d’Arkham qui rebattait les cartes à Gotham, entre vilains assassinés et nouveaux rapports de domination. C’est ainsi que Simon Saint, industriel milliardaire, se faisait une place au pouvoir en proposant au maire fraîchement élu, l’ancien officier de police Nakano (qui a les super-héro·ïne·s en horreur), de mettre en place le programme Magistrat. Celui-ci consiste à offrir à quelques personnes, dont un ancien gardien d’Arkham érigé en héros, une sorte d’armure et diverses augmentations physiques pour pouvoir lutter à la fois contre les super-vilain·e·s ainsi que Batman et ses semblables. La chauve-souris a en effet été déchue, avec une réputation mise à mal tandis que Bruce Wayne a perdu toute sa fortune. Ce deuxième tome continue l’arc et s’écarte un peu de l’aspect horrifique, avec l’Épouvantail, qui donnait au premier tome son ambiance si particulière. On retombe sur une mise en scène moins inspirée, moins inventive. Toutefois le duo James Tynion IV-Jorge Jimenez a suffisamment d’expérience pour offrir quelques chapitres très solides, qui s’accompagnent dans ce tome d’un chapitre de Nightwing écrit par l’excellent Tom Taylor.

Là où l’écriture fonctionne bien, c’est sur son questionnement de la figure du héros au travers de Sean, qui se rêvait en policier et qui a fini en gardien de prison raté. Pseudo-héros propulsé par Simon Saint pour s’attirer les faveurs du peuple de Gotham sous couvert d’un populisme dégoulinant, Sean est l’incarnation de ce désir, pour beaucoup de policier·e·s d’incarner l’ordre et la justice. Un désir de toute puissance et d’autorité qui mène aux dérives et aux violences que l’on connaît, un élément politique que James Tynion IV s’approprie très bien en s’intéressant à ce besoin de trouver des héros au milieu des plus grandes catastrophes. C’est aussi une manière d’écorcher le mythe du super-héros, qui apparaît imparfait et faible, qui n’est pas un remède au mal rampant qui gangrène la ville et ses institutions. À Gotham, le mal vient de partout, mais surtout d’en haut, incarné par Simon Saint et Christopher Nakano, deux hommes prêts à tout pour satisfaire leur besoin de pouvoir. L’un a fomenté la chute de Gotham pour mieux se l’approprier, l’autre est prêt à passer un pacte avec le diable pour écarter Batman. Face à ces deux hommes, on voit émerger une solution au travers d’un collectif populaire, Unsanity, en opposition à un système politique qui se nourrit de la peur des citoyen·ne·s pour justifier des décisions autoritaires au lendemain d’événements traumatisants (en l’occurrence, un attentat). Moins inventif sur sa mise en scène, ce deuxième tome va toutefois plus loin sur sa vision politique des nombreux conflits qui empoisonnent Gotham, et c’est une réussite.

Batman Detective Infinite – Tome 1, l’homme est un prédateur

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

Il est enfin là. Detective Comics (intitulé Batman Detective Infinite chez nous) était l’un des titres que j’attendais le plus dans l’ère Infinite. Parce que c’est une série que j’affectionne tout particulièrement pour sa capacité à rester plus terre à terre, plus proche de la facette détective de Batman, celui qui combat la pègre et les luttes internes des institutions plutôt que les super-vilain·e·s. Et dans le monde d’Infinite où tous les rapports de force ont été chamboulés à Gotham, il était évident que Detective Comics pouvait faire quelque chose d’intéressant. Et je n’ai pas été déçu : écrit par l’excellente Mariko Tamaki, le comics nous montre un duo formé par Huntress et Batman à l’heure où de nombreux assassinats ont lieu en ville. Si le crime est le quotidien à Gotham, ces assassinats sont particuliers : les victimes font parties de l’élite de la ville. Une élite que l’on nous présente comme complètement ignorante de la criminalité, qui voit le crime comme quelque chose de lointain, qui arrive dans les quartiers pauvres de Gotham, et qui n’atteindraient jamais leur porte. Pourtant, une voisine de Bruce Wayne (qui n’est plus milliardaire, mais qui vit quand même dans un beau quartier) est cruellement assassinée, tandis que d’autres disparitions sont signalées. S’enclenche une enquête où Huntress et Batman se muent en détectives, affrontant l’horreur la plus pure aux tréfonds d’un pouvoir aveuglé, croyant que « l’élite » ne risquerait rien. Le comics bénéficie en outre du super travail du dessinateur costaricien Dan Mora, dont la mise en scène sublime l’histoire de Mariko Tamaki.

Car c’est très bien raconté, d’autant plus que l’autrice en profite pour aborder les questions d’agressions sur des femmes, de la violence des hommes et de leur responsabilité dans un système oppressif où la violence vise essentiellement les femmes. C’est un titre engagé, notamment au travers de la relation entre Huntress et une inconnue, dont le destin a un impact conséquent sur l’héroïne et conditionne ses choix. Le titre est d’autant plus important que le choix de mettre Mariko Tamaki à l’écriture de Detective Comics est historique. Si c’est une évidence pour son talent et ses succès récents, cela n’a pourtant rien d’évident pour la série. Née en 1937, la série Detective Comics est un pilier de l’univers Batman et a vu se succéder de nombreux auteurs talentueux. Mais jusqu’à son numéro 1034 (qui constitue le premier chapitre de ce tome), Detective Comics n’avait… jamais connu d’autrice. Mariko Tamaki est la première femme à écrire sur la série, et seulement la deuxième après Devin Grayson (Gotham Knights) à écrire pour une des séries principales de l’univers Batman.  Alors DC Comics s’attend évidemment à être récompensé d’un cookie et d’être célébré pour avoir honoré Mariko Tamaki de cette prestigieuse place de lead writer, mais… Vraiment ? Il fallait vraiment plus de 80 ans d’existence pour enfin en arriver là ?

Robin Infinite – Tome 1, origines d’un combat mortel

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

Damian Wayne, fils de Bruce, s’est éloigné de son père après une énième prise de bec et les événements du Joker War, il part alors dans une quête très personnelle : un retour vers ses origines. Ce premier tome de Robin Infinite s’ouvre donc sur une discussion entre lui et sa mère Talia al Ghul, avant qu’il se mette à rechercher des réponses du côté de son grand père Ra’s al Ghul. Le personnage de Damian Wayne a toujours été à part parmi les Robin, parce qu’il est le fils biologique de Batman, mais aussi parce qu’il possède en lui le « sang du démon » qui vient de Ra’s al Ghul. Faisant de lui, certes, un super-héros, mais aussi un gamin plutôt violent, insatiable et exigeant. On se souvient par exemple de l’excellent comics Super Sons où son mauvais caractère s’opposait à celui de Jon Kent, le fils de l’optimiste Superman. Et pour lancer ce Robin Infinite, sa quête l’emmène sur l’île de Lazare, là où les morts reviennent à la vie et où s’organise un tournoi à mort entre quelques combattant·e·s à qui l’on promet l’immortalité. Sorte d’hommage à Mortal Kombat, on sent que Joshua Williamson et Gleb Melnikov se sont éclatés à mettre en scène le comics.

Parce que cette évidente référence à Mortal Kombat provoque des combats absurdes où chacun·e peut mourir jusqu’à deux fois en revenant à la vie, la violence devient ainsi le quotidien et permet à Damian Wayne d’assouvir ses rêves de justice expéditive sans trop souffrir de culpabilité. On y trouve même presque une ambiance proche des Teen Titans, où des gamin·e·s fils et filles de personnages plus connus font équipe, ou s’affrontent, au gré d’alliances fragiles pour tenter de comprendre le plan machiavélique qui se prépare sous couvert d’un tournoi. Plutôt joli visuellement, le comics manque quand même d’une narration plus solide, qui parvient rarement à dépasser le cadre de l’hommage rigolo, tandis que le personnage de Damian Wayne est une vraie tête de con et ne semble toujours pas grandir. Souvent frustrant, il est unidimensionnel et finalement assez peu intéressant pour le moment. On espère quand même que cette nouvelle série permettra de mener le personnage sur une nouvelle voie et de lui apporter plus de matière afin qu’il dépasse enfin cette colère capricieuse qui le caractérise.

  • Batman Infinite T.2, Batman Detective Infinite T.1 et Robin Infinite T.1 sont disponibles en librairie depuis mars 2022.
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