Bien installée dans la nouvelle continuité de l’ère Infinite, les publications des comics DC chez Urban Comics continuent leur petit bout de chemin avec les fournées mensuelles qu’on a désormais pris l’habitude de chroniquer sur Pod’Culture. Pour le mois de juin, on retournait du côté de la Bat-family avec trois titres : Batman, Harley Quinn et Robin. Et de manière tout à fait surprenante, c’est pas celui que l’on attendait le plus qui a su nous captiver.

Cette chronique a été rédigée suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Batman Infinite – Tome 3

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

Le tome précédent était assez tiède, moins convaincant que le délire horrifique du premier. Néanmoins, Batman Infinite reste évidemment le fer de lance de cette nouvelle ère, avec des événements à Gotham qui conditionnent plusieurs autres récits. Ce qui rend l’impatience d’en lire la suite que plus prégnante, et heureusement ce troisième tome remet le récit sur de bons rails. Très vite, on s’aperçoit d’un vrai bond en avant dans la mise en scène, avec quelques belles doubles pages, dont l’une met en valeur une belle confrontation entre Mahoney, le Peacekeeper, et Batman, alors que les plans de Simon Saint, le milliardaire assoiffé de pouvoir, commencent à tomber à l’eau. Mais il y a aussi la colère de Poison Ivy qui se déchaîne enfin, avec un personnage qui a longtemps été mis à l’écart mais qui révèle à nouveau son immense pouvoir, tandis que l’arc autour de l’attaque de l’Epouvantail et Simon Saint sur Gotham trouve sa conclusion. C’est un tome complet, qui donne lieu à quelques grands moments de batailles, et au-delà de ça, un dernier dialogue entre l’Epouvantail et Batman dans un ultime chapitre qui est une vrai réussite, très bien écrit et très intéressant visuellement. C’est là que James Tynion IV s’en sort le mieux, quand il fait parler les personnages plutôt que leurs poings, offrant une porte de sortie assez intéressante à une grande bataille qui n’a, certes, jamais eu l’ampleur attendue, mais qui a offert de bonnes choses. L’aspect horrifique des débuts, la remise en cause de Batman et de son statut d’unique sauveur de Gotham, et puis cette conclusion, autant de petits choses qui ont rendu dans l’ensemble la lecture tout à fait agréable.

En parallèle, ce troisième tome développe l’histoire esquissée dans Nightwing Infinite avec quelques chapitres de Tom Taylor et Robbi RodriguezBatgirl et Nightwing se mettent à poursuivre Augure, une personne qui prend le contrôle des systèmes d’Oracle (l’identité de Batgirl quand elle n’est pas sur le terrain). C’est, comme le tome de Nightwing dont on a parlé en mars dernier, très réussi. Inclure ces chapitres au milieu des événements de Batman Infinite est un bon choix éditorial de la part de Urban Comics, car cela permet de temporiser l’action de Batman par une histoire parallèle où Nightwing et Batgirl tentent de compenser la quasi-absence du Chevalier Noir, obnubilé son propre combat. De la même manière, ce troisième tome s’agrémente d’un chapitre venu de Batman Secret Files: The Gardener #1 de James Tynion IV et Christian Ward où se racontent les origines de Poison Ivy, sur son lien à la Terre et son désir de changer le monde. Un chapitre très touchant et bien raconté, offrant un visage plus humain à une anti-héroïne qui a souvent été racontée comme un être plein de haine depuis le début de l’ère Infinite. Dans l’ensemble il faut saluer les choix éditoriaux de Urban Comics qui permettent aux personnes qui ne suivent que Batman, car c’est un sacré budget mensuel de suivre l’ère Infinite, d’avoir accès à un panel assez important d’événements ayant de près ou de loin un rapport avec le héros, sans se limiter aux récits où il en est le principal protagoniste.

Harley Quinn Infinite- Tome 2

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

Ces dernières années et au travers de sa réinvention, le personnage de Harley Quinn s’est considérablement rapproché de Poison Ivy. A tel point qu’elles sont tombées amoureuses l’une de l’autre, dans une relation bien plus saine et bienveillante que ce que Harley a connu par le passé. Ce n’est donc pas une surprise si ce deuxième tome publié sous l’ère Infinite s’attarde sur leur relation, en abordant l’époque où Ivy a aidé Harley à s’extirper de l’emprise du Joker, jusqu’au moment où elles se sont éprises d’amour l’une pour l’autre. Elles incarnent alors, subitement, un couple en totale rupture avec leurs images du passé : l’une n’est plus la victime d’un manipulateur, l’autre n’est plus seulement une icône sexy et femme-objet. C’est une relation fusionnelle qui est racontée dans ce comics, où l’une comme l’autre n’espère que le meilleur pour sa partenaire, quitte à ce que cela soit parfois sur des chemins différents. En effet, les deux assument pleinement qui elles sont. Si Ivy reste un personnage attaché à la Terre et la nature, quitte à s’opposer aux héros·ïnes et incarner à son tour une sorte de « Mal », Harley espère quant à elle devenir meilleure, maintenant qu’elle est formellement devenue une alliée de Batman.

Ce tome 2 parle ainsi beaucoup de l’acceptation de sa propre différence, y compris en amour où le sentiment amoureux peut parfaitement se développer sans calquer sa personnalité sur son ou sa partenaire. Mais aussi sur l’acceptation de ses erreurs passées, assumer pour mieux rebondir, notamment avec Harley mais aussi avec Kevin, l’ancien sbire du Joker qu’elle soutient moralement dans sa quête d’un avenir meilleur. Nombreux sont les comics qui parlent de rédemption, mais ce que j’aime tout particulièrement dans Harley Quinn Infinite c’est la faculté de l’autrice, Stephanie Phillips, à traiter la rédemption sous un angle plus joyeux, salutaire, malgré des considérations douce-amères qu’elle raconte souvent avec tendresse. Et cette bienveillance générale est d’autant plus visible que le style visuel très cartoonesque proposé par Riley Rossmo donne au comics une légèreté intéressante face à la maturité du récit. C’est même parfois drôle, avec un humour très visuel, mais aussi quelques dialogues bien ciselés. C’est franchement une oeuvre très agréable, pas forcément indispensable dans la longue liste des comics publiés sur Harley Quinn ces dernières années, mais il est loin d’être anecdotique et ce tome 2 donne très envie d’en lire encore plus.

Robin Infinite – Tome 2

© 2021 DC Comics / 2022 Urban Comics

La plus grande curiosité du mois, c’est la suite de Robin Infinite. Pas entièrement convaincu par un premier tome malgré ses airs d’hommage à Mortal Kombat, le comics de Joshua Williamson s’avère pourtant être celui qui m’a le plus accroché dans cette nouvelle fournée. Hyper dynamique, tant dans le récit avec des dialogues accrocheurs que sur les dessins de Gleb Melnikov, ce deuxième tome met rapidement de côté le tournoi de combat auquel devait participer Damian Wayne pour s’intéresser plutôt aux enjeux sous-jacents, mais aussi les nouvelles relations qu’il se forge à cette occasion. On sait que le personnage est parfois antipathique, et en général très solitaire, mais l’auteur le place dans un contexte qui l’oblige à coopérer avec une bande de fils et filles de, d’autres héros et héroïnes qui ont vécu dans l’ombre d’une autre personnalité. À cette occasion, le personnage laisse entrevoir une certaine humanité qui décale de son habituel comportement, où il laisse sa part humaine cachée derrière un traitement très chirurgical de ses affaires, plus intéressé par le résultat que par les personnes qui l’ont aidé.

Cette humanité passe par une relation naissante avec Flatline, la protégée de Lord Death Man, une femme censée être une « vilaine » mais avec qui Robin forme un duo très dynamique, très intéressant, aux antipodes de ce que l’on peut lire habituellement avec le personnage. Cela donne un peu d’originalité à une histoire qui en manque cruellement à certains égards, notamment sur son fil rouge qui consiste en une quête identitaire et familiale pas bien passionnante pour le moment. Mais là n’est pas encore l’essentiel, pour un deuxième tome assez fun où l’auteur et le dessinateur s’amusent à imaginer Robin/Damian Wayne dans un contexte nouveau pour lui, où il ne peut pas se contenter de lancer sa meilleure mine renfrognée pour éviter les gens qui l’entourent. Il est un peu mis à l’épreuve, et ça permet au comics d’être la bonne surprise du mois, en se dotant même de quelques jolies doubles pages où la mise en scène des quelques combats est d’une fraicheur bienvenue.

  • Batman Infinite T.3, Harley Quinn Infinite T.2 et Robin Infinite T.2 sont disponibles en librairie depuis le mois de juin 2022 aux éditions Urban Comics.
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Dans toute bonne histoire, il y a toujours un moment de transition, de calme avant la tempête, d’entraînement avant le combat final. Butterfly Beast II ne déroge pas à la règle, ce quatrième et pénultième tome nous apporte beaucoup d’informations au sujet du catholicisme pendant l’ère Edo, et surtout comment chacun essaie de s’interposer face à la montée de cette croyance. Mais aussi, l’histoire mène Ochô dans le château d’Edo, à n’en pas douter, le lieu d’un combat final.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Une chrysalide s’ouvrant au monde

© 2012 NAGATE Yuka All rights reserved.

La montée en puissance d’Ochô à travers ce tome est on ne peut plus présente. Que ce soit en terme physique, que psychologique. Elle s’affirme enfin face à l’adversité, et ouvre également son cœur face à ceux qu’elle aime. Cette héroïne est d’une complexité rare et surtout appréciable, car même si on peut ne pas être d’accord avec certains de ces choix pour le moins étonnants, je pense au fait de laisser saufs certains personnages qui lui poseront des problèmes plus tard, ou au contraire, en tuer d’autres, alors qu’ils ne sont pas de véritable dangers pour elle. Elle reste malgré tout ultra intéressante à découvrir. De ce fait, son histoire l’est tout autant, surtout lorsque Yuka Nagate, la mangaka derrière cette œuvre, se pose et propose un tome bien plus intimiste.

À travers ce quatrième tome, Nagate laisse enfin son personnage principal sortir doucement de sa chrysalide. Après tout ce qu’elle a affronté, elle se trouve être enfin prête à affronter son plus grand ennemi, et surtout elle est prête à accomplir sa mission seule. Bien que celle-ci n’ait pas vraiment le choix, elle doit se rendre au château sans l’aide de Raizô, qui a toujours été là pour elle. C’est justement ce tournant scénaristique qui lui permettra de sortir pleinement de son cocon, et proposer alors une évolution de personnage complète et accomplie.

L’emprise prend fin

J’en parlais dans mon article précédent, mais l’emprise psychologique et physique qu’à l’antagoniste de cette histoire, envers l’héroïne, à savoir Kazuma, prend un chemin positif pour Ochô. Celle-ci prend conscience du mal qu’il est capable de lui faire, et surtout qu’elle se trouve être plus forte qu’elle ne le croit face à lui. Elle sait qu’elle doit absolument lui faire face, pour enfin avancer, et se détacher de son bourreau.

À n’en pas douter, beaucoup de choses seront traitées dans le dernier tome de cette saga. À commencer par la vengeance d’Ochô, mais surtout cette bataille qui s’annonce entre le Shogun, et les chrétiens. J’espère qu’à travers un seul et dernier tome tous ces set-up auront leurs payoff et que nous pourrons ainsi être satisfaits de la fin de cette histoire, chose qui est loin d’être facile.

  • Le tome 4 de Butterfly Beast II est disponible en librairie depuis le 6 juillet 2022.
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Depuis ses débuts, Chiruran raconte à sa manière l’ascension de la milice du Miburoshi gumi, avant qu’elle ne devienne le Shinsen gumi, un groupe d’anciens samouraïs qui a laissé son empreinte dans l’histoire du Japon. Parmi eux se trouvait notamment Toshizo Hijikata, un guerrier qui reste encore aujourd’hui la source de tous les fantasmes dans de nombreuses fictions qui s’inspirent de sa vie, qui se trouve évidemment au centre du manga imaginé par Shinya Umemura et Eiji Hashimoto.  Nous voilà déjà au huitième tome de Chiruran, et ça y est : le Shinsen gumi est enfin là.

Le début de la légende

© 2010 by EIJI HASHIMOTO AND SHINYA UMEMURA / COAMIX Approved Number ZCW-08F All rights reserved

Les sept précédents tomes ont passé un long moment à distiller des éléments qui devaient mener à ce moment décisif, le moment où le Miburoshi gumi, milice d’anciens samouraïs au code moral sans concession, devient le Shinsen gumi. Un basculement dans l’identité, mais aussi et surtout dans la fonction. Car si le Miburoshi gumi s’est parfois trouvé à la solde du pouvoir au gré des missions et alliances, le Shinsen gumi lui existe pour une seule raison : assurer la protection du pouvoir en place de Katamori Matsudaira, en patrouillant les rues de Kyoto. Ce changement de fonction donne une nouvelle envergure à une milice autrefois marginale, qui apparaît dès lors dans ce huitième tome comme le dernier rempart du pouvoir, à l’occasion d’une mission où le groupe doit élaborer un stratagème astucieux pour se débarrasser des renégats du Chôshu, ceux avec qui ils étaient temporairement alliés avant d’être trahis par soif de pouvoir. Et comme à son habitude Shinya Umemura manie habilement ce changement de paradigme, lui qui a multiplié les approches dans un manga qui n’a cessé de se renouveler tome après tome. Il raconte d’abord la trahison de Chôshu, en quelques bulles, puis la mise en place de la stratégie visant à attirer le leader et ses hommes, quelques 150 guerriers, sur un lieu où ils seront pris en étau. Mais il y a un problème : face aux 150 hommes, le Shinsen gumi n’est alors composé que de neuf hommes, plus un qui pourrait les aider. Cela donne une bataille presque désespérée, avec l’idée sous-jacente selon laquelle ces guerriers sont prêts à partir en guerre en sachant pertinemment qu’ils vont mourir, sans jamais remettre en doute le bien-fondé de leur mission.

Sur l’ensemble du tome, l’auteur prend plaisir à raconter la stratégie mise en place pour tenter de survivre ou, à défaut, ralentir au maximum les guerriers adverse. Et ce en leur tendant un piège qui semble sorti de la tête d’une personne qui ne tient pas vraiment à la vie tant celui-ci paraît inconcevable. C’est là que le manga se fait rattraper par son genre, celui du shônen, en racontant l’une de ces batailles désespérées auxquelles prennent invariablement part les héros de ce type de manga au nom de l’honneur, de l’amour, ou encore du « bien ». Mais là où Chiruran tire son épingle du jeu, c’est pour sa manière de raconter l’intelligence et la malice de ce groupe d’anciens samouraïs hors norme, des personnes qui devaient se battre jour et nuit pour survivre et qui, à force d’années d’expérience, devenaient pratiquement intouchables. Une force surhumaine qui découle aussi de leur détermination, l’auteur faisant un rapprochement entre leur capacité à se battre face à un ennemi en surnombre et leur loyauté au Shinsen gumi, en opposition aux membres de milices motivées par l’argent et qui fuient à la moindre difficulté.

Stratégie de survie

© 2010 by EIJI HASHIMOTO AND SHINYA UMEMURA / COAMIX Approved Number ZCW-08F All rights reserved

La narration se passe sur deux temporalités, avec le combat lui-même d’un côté entre les neufs hommes contre les 150 de Chôshu, et les moments de discussions quelques heures auparavant où les membres du Shinsen gumi élaboraient la stratégie qui allait leur permettre de vaincre. Le manga ne fait d’ailleurs pas beaucoup de suspense sur l’issue du combat, celle-ci étant acquise dès lors que les héros ont décidé d’affronter la milice opposée, mais le récit est extrêmement bien ficelé sur tout ce qui entoure une telle bataille. La stratégie dont on a parlé plusieurs fois, mais aussi les émotions, les craintes, le dévouement et l’irrationnel qui entoure le choix d’aller se battre au nom du pouvoir. C’est là que Chiruran brille le plus dans ce huitième tome, d’autant plus que l’on redécouvre les personnages que l’on pensait déjà bien connaître. Présentés initialement comme des guerriers un peu bourrins, pas toujours fins pour la plupart, ils sont désormais, avec l’expérience, de terribles tacticiens qui vont inspirer la peur à leurs adversaires, même en étant peu nombreux. Je reste toutefois un peu déçu par le dessin, notamment sur les scènes d’action, où cela manque globalement de mouvement, loin de ce que le manga a pu proposer auparavant. Eiji Hashimoto a peut-être eu un coup de moins bien, même s’il parvient à certains moments, notamment sur les double pages, à offrir quelques jolis plans.

Comme à son habitude Chiruran est capable d’étonner, de se renouveler et d’aller sur de nouveaux terrains, toujours grâce à la subtilité de la plume de Shinya Umemura qui ne se repose jamais sur ses acquis. J’ai le sentiment qu’on ne parle pas assez de cette œuvre, un peu noyée au milieu des très nombreuses sorties de mangas shônen, mais qui maintient sans cesse un très haut niveau de qualité malgré les risques pris sur sa narration. Après huit tomes, Chiruran a déjà exploré de nombreuses thématiques, a amené ses personnages sur bien des choses sans jamais les ménager, et c’est un plaisir de voir qu’après tout ce temps le manga continue de se réinventer à mesure qu’il avance dans l’histoire de Toshizo Hijikata. Vivement la suite !

  • Le tome 8 de Chiruran est disponible en librairie depuis le 1er juin 2022 aux éditions Mangetsu.
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Parmi les « stars » qui ont émergées dans le monde des comics ces dix dernières années, on compte Tom King. Très attaché à l’univers DC malgré une pige pour Marvel qui lui a valu un énorme succès avec le fantastique La Vision (2016), il a aussi séduit son monde avec Mister Miracle (2018) et un run sur la série principale Batman (2018). De quoi le placer parmi les auteurs de comics les plus influents aujourd’hui, à tel point qu’on lui a mis entre les mains le personnage d’Adam Strange pour un Strange Adventures dont il est question aujourd’hui, où il se réapproprie le personnage et y greffe de nombreuses thématiques qui lui sont chères.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

L’imperfection héroïque

© 2021 DC Comics / Urban Comics

Adam Strange est un héros : en racontant ses exploits sur la planète Rann dans un livre, l’archéologue devenu justicier est un véritable super héros aux yeux du public Terrien. Célébré pour son courage et ses valeurs, il se retrouve à dédicacer son autobiographie dans diverses boutiques. Jusqu’à ce qu’en pleine séance, un homme mystérieux vient lui cracher à la figure, lui disant qu’il est coupable en réalité de crimes de guerre sur Rann. En une planche, Tom King fait basculer son personnage dans une quête d’innocence, mais aussi une forme d’introspection sur ce qu’il a réellement fait dans cette contrée lointaine qu’il pensait avoir sauvée. Sa réputation tombe en disgrâce et, pour tenter de la sauver, il fait appel à Batman, plus grand détective du monde, pour enquêter sur lui, confiant qu’il prouverait son innocence. Mais Batman refuse, trop proche de Adam Strange et ainsi trop partial dans cette affaire, il missionne alors Mister Terrific, chargé d’aller au bout de l’affaire et de faire la lumière sur la culpabilité, ou non, de Strange. On sent vite que Tom King veut écrire un récit dans l’intimité des super-héro·ïne·s, avec un héros qui tente de faire face aux accusations en cherchant le soutien d’Alanna Strange, sa femme et héroïne de Rann elle aussi. Elle apparaît comme plus stable, plus forte même que son mari, prête à tout pour laver son honneur et pour lui offrir une grandeur qu’elle considère méritée. Indissociables du succès et du courage, le couple ne pourrait pas exister sans avoir ces rôles de figures héroïques.

Tom King y aborde la perfection ou non des héros et héroïnes, leur capacité à passer outre les critiques et à exister en dehors de leurs fonctions. Mais il parle aussi d’autres thématiques autour des moyens utilisés pour faire le « bien » : la violence, la guerre, le droit à la vengeance ou encore les méthodes employées pour arriver à ses fins. Adam Strange se voit opposé à la Ligue de Justice, lui incarnant la défense d’un peuple à tout prix, quitte à déroger à ses propres valeurs, tandis que la Ligue incarne un idéal de justice qui semble parfois démodé. A tel point que le récit raconte une certaine opposition médiatique, parfois, à la Ligue de Justice de Batman et Superman, par des gens qui affirment s’opposer à la « bien-pensance » et au « politiquement correct », vantant au contraire les méfaits supposés de Strange sur Rann en affirmant que la fin justifie les moyens. Strange Adventures est extrêmement dense et généreux, s’intéressant de près à l’intimité d’un couple pour mieux interroger la figure héroïque et ses conséquences dans un monde où ces personnes pleines de pouvoirs font la pluie et le beau temps. Il y a eu énormément de récits sur ce thème, mais Tom King a pour lui une finesse d’écriture sans égal avec des éléments très personnels qu’il parvient à incorporer dans l’histoire de Strange.

Un récit très personnel

© 2021 DC Comics / Urban Comics

C’est en effet très finement écrit, très référencé du côté littéraire, il y a une véritable réflexion sur le sens du statut de héros, sur le droit ou non à combattre, sur les droits qu’ils et elles s’arrogent parfois au nom de la justice. Mais aussi une superbe réflexion sur les crimes de guerre et sur leur traitement judiciaire et médiatique. Des idées extrêmement importantes pour Tom King, lui qui a fait la guerre en Irak (comme il le racontait très justement dans le superbe Sheriff of Babylon en 2015) et qui ne cesse de remettre en cause les actes et violences commises au nom d’une idéologie très américaine. Une sorte de croyance que la guerre justifie certains actes, avec comme point de mire une liberté hypothétique, qu’il dénonce habilement dans Strange Adventures en mettant Adam Strange dans la peau de celui qui, face à l’horreur des crimes commis en temps de guerre, a peut-être fini par abandonner sa propre humanité en se réfugiant derrière l’idée que cela servait une cause juste. Et à cela s’ajoutent des dessins incroyables de Mitch Gerads, qui a déjà travaillé avec Tom King sur Sheriff of Babylon justement, ainsi que Mister Miracle. L’artiste, qui est certainement l’un des plus talentueux de la génération, multiplie les styles selon les époques : qu’il s’agisse de l’intimité du couple Adam-Alanna au présent, la guerre sur Rann au passé ou les missions d’Adam au sein de la Ligue de Justice, le dessinateur offre de multiples facettes à son dessin pour bien marquer les ambiances et les images très différentes que renvoie Adam au public selon les époques. La figure héroïque sur Rann laisse par exemple place à un trait plus marqué, plus humain, plus imparfait dans les séquences au présent où il est aux prises avec un public qui l’accuse de tous les maux.

Je suis client chaque fois que Tom King est à l’écriture, un peu plus encore quand il s’associe à l’excellent Mitch Gerads, et ce Strange Adventures ne déroge pas à la règle établie (par moi-même) selon laquelle Tom King équivaut nécessairement à un grand moment de lecture. Captivant chaque fois qu’il aborde la guerre, touchant et prenant dans l’intimité et les doutes du couple formé par Adam et Alanna Strange, jusqu’à franchement surprendre et passionner dans un final incroyablement maîtrisé, Strange Adventures est l’un des très grands comics de l’année qu’il serait bien dommage de rater.

  • Strange Adventures est disponible en librairie aux éditions Urban Comics depuis le 29 avril 2022.
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Depuis plusieurs mois je vous parle de Tatsuki Fujimoto, et je sais que cette introduction semble se répéter avec le dernier article qui était dédié à ce bonhomme. Mais il est difficile de se renouveler autant que ce mangaka qui a su le faire pour son œuvre, maintes et maintes fois. Évidemment, comme je le mentionnais dans l’article Anthologie 17-21 | La naissance d’un auteur, Fujimoto avait déjà des motifs qui se répétaient.

Pour cette nouvelle anthologie, au-delà de l’aspect barré que l’on a habituellement dans ses récits, il y a une certaine maturité qui se fait ressentir. J’avoue avoir été agréablement surpris de ces quatre nouvelles histoires courtes. Là ou la dépression avait une place centrale dans les histories précédentes, ici Fujimoto propose des thèmes bien différents, plus joyeux et surtout plus intimistes, là ou je trouve qu’il excelle le plus, c’est d’ailleurs ce que je disais sur mon avis de Look Back, mais on reviendra un peu plus tard sur ce dernier dans cet article.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par son éditeur.

Les années forgent le caractère

Comme je le mentionnais dans l’intro, à travers ces quatre nouvelles histoires courtes, Fujimoto a véritablement gagné en sagesse. Alors que la fougue de la jeunesse lui a fait écrire des histoires déprimantes, malgré les divers messages d’espoirs qui étaient distillés ici et là, les différents récits qu’il a écrit entre ses 22 et 26 ans sont bien plus belles, et profondes. À commencer déjà par le thème principal de ces histoires ; l’amour.

Que ce soit un amour entre deux personnes, ou simplement l’amour fraternel, il est clair qu’à travers ces nouvelles Fujimoto a connu des moments de quiétudes, qui lui ont permis d’apposer ce calme dans ses écrits. Évidemment, on garde l’esprit loufoque des histoires, on est toujours à se demander ce que l’on est en train de lire, mais la force de ce mangaka étant de nous emmener au cœur de chacune de ses histoires. Nous montrer les codes et règles qui régissent les univers qu’il crée, ce qui derrière permet aux lecteurs·rices de se plonger très rapidement dans le récit.

TATSUKI FUJIMOTO TANPENSHU 22-26 © 2021 by Tatsuki Fujimoto/SHUEISHA Inc.

Parmi ces quatre histoires courtes, deux d’entre-elles vont vraiment retenir l’intérêt du lectorat. Deux histoires qui ont sans aucun doute forgé des personnages ou même des idées de scénarii, à savoir : La Prophétie de Nayuta & La grande sœur de la petite sœur.

Pour la première histoire, il est clair que le personnage de Nayuta a énormément marqué Fujimoto, au point même où il est plus qu’évident de retrouver tous les prémices à la création de Power dans Chainsaw Man. À commencer par le chara-design, les deux personnages partagent beaucoup de similarités, les yeux avec des iris très marquées, ou encore les cornes sur la tête, mais c’est surtout dans la construction sociale de cette dernière, qui est dans l’incapacité à avoir des interactions avec le monde extérieur, tant celle-ci est effrayante malgré elle. Je dois bien l’avouer, avoir retrouvé Power sous cette forme, comme un croquis que l’on commence, qui deviendra par la suite une œuvre d’art, était un plaisir immense, tant on ressent l’évolution de l’auteur au travers de ces deux personnages.

Pour le deuxième récit, on ressent déjà une histoire beaucoup plus intimiste. Exactement ce que j’avais pu ressentir lors de la lecture de Look Back. Par ailleurs, il est mentionné directement dans le manga que La grande soeur de la petite soeur a servi de socle pour la création de l’œuvre précédemment citée. Et encore une fois, tout comme Look Back, c’est en écrivant ce genre d’histoire que je trouve que Fujimoto excelle. C’est touchant, beau, on ressent beaucoup d’émotion à la lecture de ces quelques pages, sans pour autant tomber dans le pathos, et tout ça en gardant le style très particulier et loufoque de l’auteur.

J’ai ainsi donc pu découvrir toutes les œuvres de Tatsuki Fujimoto, que ce soit les plus anciennes, comme les plus récentes. Et au travers de ma lecture de ces différents récits, il est vraiment intéressant de voir et ressentir l’évolution de l’auteur. Entre la maturité qu’il a gagné et dont il se sert pour écrire des histoires touchantes, comme l’appropriation de son style, et l’application de plus en plus carrée et sans faille qu’il a su en faire avec Fire Punch et Chainsaw Man.

Tatsuki Fujimoto est un auteur, un artiste, mais avant tout un mangaka d’exception, qui a déjà su, et qui saura marquer son temps au travers de ses œuvres, avec son style si particulier, et surtout grâce à ce renouveau du shonen classique.

  • Anthologie 22 – 26 est disponible en librairie depuis le 8 juin 2022.
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Curieuse saga qu’est Disgaea. Sans jamais avoir fédéré largement le public, les jeux créés par les esprits de Nippon Ichi Software ont toutefois su trouver leur public grâce à un système de combat tactical, et des dialogues à l’humour noir où le quatrième mur n’a pas tenu bien longtemps. Je dois l’avouer d’emblée, c’est un titre sur lequel je ne me suis jamais attardé, mais j’ai eu envie de découvrir son univers avec l’arrivée du sixième épisode canonique (la série en comptant plus d’une vingtaine, avec les spin-off) sur PlayStation 5 et PC fin juin après une sortie sur Switch et PS4 l’année dernière. Attention, la critique peut contenir des spoilers mineurs relatifs à l’intrigue.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un code du jeu par l’éditeur. L’histoire principale a été terminée sur PlayStation 5 en une vingtaine d’heures, avant que le jeu me fasse comprendre qu’il voulait m’emprisonner quelques dizaines d’heures de plus.

Réincarnations pour se sauver

©2021 Nippon Ichi Software, Inc. ©2021 NIS America, Inc. All rights reserved.

Disgaea 6 nous conte les aventures de Zed, un mort-vivant qui a déjà vécu plusieurs « vies » dans une quête qui lui apparaît sans fin : la chasse au Death-tructor divin. Cette entité mystique qui détruit des mondes à la chaîne est responsable de la disparition de sa sœur, poussant le zombie à le pourchasser à travers les mondes et les incarnations. Car la particularité de Zed est qu’il ne peut lui-même pas être détruit, lui qui a déjà affronté le Death-tructor divin à de nombreuses occasions, réincarné chaque fois qu’il était terrassé. On prend donc le fil en route (et il n’y a aucun besoin d’avoir joué aux précédents titres pour comprendre l’histoire), à l’occasion d’une nouvelle chasse à l’ennemi avec l’unique but de l’affronter, le battre, mais finir par être terrassé avant d’être réincarné sur un autre monde et à une autre époque. Cette répétition de l’histoire n’apparaît que comme une excuse pour que Zed puisse traverser les âges et faire la rencontre de nombreuses personnes aux caractères bien trempés, dans des mondes allant de l’heroic fantasy la plus classique à un futur où les super-héro·ïne·s n’existent que pour tourner des films et faire des vues sur internet, l’écriture se moquant gentiment de la vague de films inspirés de comics qui ont déferlé sur notre monde ces quinze dernières années. L’occasion, aussi, pour les artistes du jeu de proposer des environnements très variés et colorés, dans des mondes qui n’ont pas grand chose à voir les uns avec les autres. Si la direction artistique elle-même est toujours très similaire aux précédents titres de la saga, notamment sur le style de ses personnages qui est caractéristique des Disgaea, on sent quand même que les artistes ont pris un sacré plaisir à imaginer des mondes radicalement différents où la mise en scène très théâtrale est sublimée par des couleurs chatoyantes.

Et ce toujours avec l’inévitable humour qui a fait la renommée de la série. Sans avoir passé trop de temps sur les précédents épisodes, je savais bien dans quoi je m’embarquais et ce sixième épisode canonique n’a pas déçu sur ce point. Chaque dialogue, chaque découverte d’un nouveau monde, chaque confrontation face à un nouvel antagoniste est une bonne excuse pour sortir des piques savoureuses au sein de dialogues à l’écriture qui recherche toujours du côté de l’humour. C’est souvent délirant, très second degré, avec un quatrième mur souvent brisé et des personnages qui s’en mettent plein la poire. Parfois drôle, le jeu peut aussi sombrer de temps à autre vers une certaine lourdeur, d’autant plus que ses personnages très stéréotypés n’arrivent pas à sortir de ce carcan imposé par leur personnalité. Il y a pourtant quelques bonnes idées qui montrent que le titre se moque parfois des stéréotypes des J-RPG, comme la princesse qui est ici autoritaire et n’est pas là pour être sauvée, le roi qui est un lâche et n’existe qu’au travers de son argent, un des grands méchants qui n’est pas très inquiétant (au contraire)… Disgaea 6 s’amuse d’un monde dans lequel le jeu a été bercé, avec quelques belles réussites qui n’effacent pas toujours une certaine longueur et un manque d’intérêt sur le long terme. On dit que les meilleures blagues sont les plus courtes, mais le titre semble être incapable de s’arrêter. Si l’intrigue principale est relativement courte pour ce type de jeu (une vingtaine d’heures), elle ressasse encore et encore les mêmes vannes avec un effet de surprise qui s’estompe rapidement.

Désir de puissance

©2021 Nippon Ichi Software, Inc. ©2021 NIS America, Inc. All rights reserved.

Plus que pour leur écriture, les Disgaea ont su fédérer une base de fans grâce à leur gameplay qui rappelle que les J-RPG ont, avant tout, su séduire par des systèmes bien à eux. Ici rien de bien nouveau pour la saga, puisqu’on retrouve des combats tactiques au tour par tour, avec un déplacement par case qui est habituel. La particularité étant que l’on contrôle jusqu’à dix héro·ïne·s avec la possibilité d’assembler ces personnages sur des cases adjacentes afin de multiplier leurs forces et taper plus fort. Le titre trouve aussi une originalité dans la verticalité de ses zones de bataille, jouant énormément dessus en proposant des personnages qui ont parfois plus de facilité à gravir certains obstacles, tandis que d’autres vont avoir besoin que l’on bouge des caisses les unes sur les autres afin de pouvoir atteindre les hauteurs. Cette prise de l’espace et de la hauteur n’a toutefois qu’une incidence très relative sur les dégâts faits aux ennemis, contrairement à d’autres tacticals où cela peut jouer. Ici, la verticalité sert essentiellement à contraindre les joueur·euse·s à déplacer leurs troupes avec parcimonie et intelligence, afin d’éviter qu’un personnage soit bloqué au début de la carte parce qu’on a cassé les caisses qui servent à progresser ou parce qu’on n’a pas profité de la présence d’un personnage pour en lancer (littéralement) un autre. Le système fonctionne assez bien, même si cela peut allonger certains combats où l’on passe beaucoup plus de temps à se déplacer qu’à attaquer véritablement une IA qui, de son côté, prend rarement de risques en s’exposant assez peu. Les déplacements sur la carte sont d’autant plus décisifs lors des combats que l’on trouve régulièrement des cases colorées qui, si on marche dessus, provoquent certains bonus (plus de vie, de force…) ou des malus (baisse de points de vie, d’expérience…) dont on peut tirer partie soit en attirant l’ennemi dessus, soit en détruisant les cristaux qui contrôlent ces cases. Plus que d’autres tacticals, Disgaea 6 profite à fond de ses environnements, avec des combats qui se décident souvent par notre capacité à comprendre comment fonctionnent les différentes cartes de batailles.

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Et il y a intérêt à trouver son compte dans les combats, car c’est le cœur du jeu. Les cutscenes où l’humour se déploie ne sont que de courtes étapes entre deux combats, où il va falloir être malin·e pour l’emporter face à des ennemis qui, selon les multiplicateurs de difficulté choisis, peuvent être pénibles. Car oui, le jeu ne parle pas en difficulté à proprement parler mais en multiplicateur puisque de base, le titre est assez facile et les ennemis offrent peu de résistance. Toutefois pour augmenter considérablement l’expérience acquise à chaque combat on peut accéder au « comptoir de triche » au sein du hub principal (où l’on trouve aussi marchands et autres joyeusetés) afin de jouer avec différents paramètres qui permettent d’augmenter, entre autre, le niveau des ennemis afin d’obtenir plus d’expérience. Mais aussi pour gagner plus de karma, ou encore d’argent, et ce afin de pouvoir corrompre « l’Assemblée infernale » où des députés votent les idées qu’on leur soumet (se réincarner, débloquer des pouvoirs, créer des allié·e·s…) selon nos infinités et l’argent qu’on veut bien y mettre quand ça coince. Cette Assemblée est d’ailleurs indispensable puisqu’elle permet de « s’ultra-réincarner », une mécanique qui consiste à retourner au niveau 1, tout en investissant dans des statistiques de base inhérentes au personnage (qui ne bougeront pas aux prochaines réincarnations), ce qui fait qu’à chaque ultra-réincarnation on recommence en étant plus fort·e qu’auparavant.

Mais pour obtenir toutes ces choses, il faut passer beaucoup, beaucoup de temps en combat. Si les Disgaea sont réputés pour l’enfer du farming qu’ils représentent, ce sixième épisode canonique tente d’alléger la charge en permettant littéralement de laisser le jeu se jouer seul. Et ce en introduisant un système de « démonicides » qui est pratiquement calqué sur l’excellent système des Gambits de Final Fantasy XII. Celui-ci permet de donner des actions à réaliser à chaque personnage selon les situations et selon trois questions : « quoi », « qui » et « quand ». C’est-à-dire choisir quelle action faire (quoi), en visant quel objectif (qui) et à quelle occasion (quand). Un exemple : on peut demander à un personnage de se déplacer vers l’ennemi pour déclencher une compétence d’attaque quand un ennemi apparaît. Ou à un autre d’utiliser une compétence de soin quand la vie d’un allié passe sous les 50%, ou encore à d’autres de se déplacer vers un coffre pour l’ouvrir quand il y en a un sur la carte, à défaut d’attaquer, etc. Il s’agit donc d’ordres en cascade que l’on s’amuse à mettre en place afin de couvrir toutes les situations possibles, et ce afin de déclencher des combats automatiques où l’on finit par poser la manette et regarder faire. Si ce système ne conviendra pas à tout le monde, il permet de s’éviter de longues sessions de farming pour gagner de l’expérience, du karma (qui sert essentiellement à débloquer des compétences) ou de l’argent. Cela permet, aussi, de rechercher l’optimisation parfaite de notre groupe en profitant de la complémentarité des compétences de chaque personnage. Et c’est indispensable, notamment en post-game. On parle en effet d’un jeu où le niveau maximal de base est 9 999, mais qui peut être débloqué jusqu’à 99 999 999 dans les quêtes qui arrivent une fois l’histoire principale bouclée. Cela donne lieu à des feuilles de statistiques ahurissantes pour les personnages, mais aussi de longues heures à manipuler les multiplicateurs de difficulté pour maximiser les revenus et finir par gagner des trillions d’expérience par combat. C’est absolument démesuré et débile au sens où les statistiques des personnages finissent par ne plus rien vouloir dire, mais c’est ça l’esprit Disgaea, n’imposer aucune limite. Cela fonctionne parfois, mais il faut bien avouer que Disgaea 6 a un côté épuisant, où ce désir d’en mettre toujours plus finit par décourager. Si j’ai terminé la quête principale, je n’ai pas été au bout du contenu post-game dès lors que je me suis rendu compte que le jeu allait me faire affronter des ennemis à plusieurs centaines de milliers de niveaux supérieurs à mes personnages (qui étaient tous 9 999 à la fin de l’histoire). Repartir pour du farming et d’interminables ultra-réincarnations a quelque chose d’assez lassant à la longue.

Un charme surprenant

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Plutôt joli et propre dans l’ensemble, le jeu profite de ce passage sur PlayStation 5 pour s’affiner et proposer des personnages un peu plus lisses que dans ses versions Switch et PlayStation 4 l’année dernière. Les cartes des combats quant à elles sont super bien réalisées, c’est vraiment la plus grosse réussite du titre, et les personnages ont tous un design très unique, souvent réussi. On regrette quand même que la série semble toujours peiner à évoluer sur sa représentation des personnages féminins, puisque l’on reste dans la caricature visuel des J-RPG avec ses héroïnes à la poitrine improbable. Et c’est d’autant plus dommage que le titre, comme je le disais plus tôt, a parfaitement conscience de ces caricatures et s’en amuse même parfois. Heureusement c’est un titre dans l’ensemble qui maîtrise plutôt bien son aspect visuel, avec un vrai plaisir à chaque fois de découvrir de nouvelles zones et de nouvelles ambiances, même s’il se répète deux fois dans la première partie en recyclant quelques zones. Mauvais point toutefois pour les ennemis qui sont plus répétitifs, et le fait que le jeu ne comporte pratiquement qu’un seul boss (le fameux Death-tructor divin). Certes, c’est l’histoire qui veut qu’on l’affronte un grand nombre de fois, mais ça aurait été bien que le jeu propose quelques boss différents en parallèle. Enfin et toujours sur la direction artistique, la bande originale peine à convaincre malgré quelques rares bons moments.

Les sentiments sont mitigés à la fin de ce Disgaea 6. Si je suis bien content d’avoir enfin pu aller au bout de l’histoire d’un titre de cette fameuse saga, et malgré quelques bons dialogues et un système de combat plutôt réussi, la lassitude s’est trop vite installée face à un humour qui peine à se renouveler. Les dialogues sont le plus souvent assez lourds, tandis que le plaisir de la découverte d’ambiances très différentes ne suffit pas à combler les lacunes d’un univers sans queue ni tête, et ce malgré la drôle d’alchimie bien trouvée dans le petit groupe que l’on forme. Plus encore, c’est le sentiment de trop plein qui prédomine dans un jeu qui ne sait jamais vraiment s’arrêter, à l’image de son contenu post-game où l’expérience à obtenir sur chaque personnage pour espérer tout compléter atteignent des niveaux délirants qui, certes, sont justifiés par l’ambiance improbable de la saga, mais qui finissent par lasser et pousser à mettre le jeu de côté. Alors ça peut être un bon titre pour l’été si l’on a envie de légèreté, mais il ne faut pas avoir peur d’être submergé d’informations et de contenu dans un jeu qui ne fait pas grand chose pour être accueillant aux nouveaux et nouvelles venues.

  • Disgaea 6 : Defiance of Destiny est disponible depuis le 28 juin 2022 sur PlayStation 4, PlayStation 5, Nintendo Switch et PC.
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The Cape n’est pas la première nouvelle adaptée en comics de Joe Hill, connu pour Locke & Key et A basketful of heads, entre autres comics et romans. Cette fois, The Cape ne voit cependant pas la participation directe de l’auteur, puisque le scénario revient à Jason Ciaramella. Côté dessin, on trouve Zach Howard, et à la coloration, Nelson Daniel. Le postulat de The Cape tient en quelques lignes : et si un homme ordinaire, mais brisé par la vie, trouvait une cape lui permettant de voler ? Et si, plutôt que de faire le bien, il se servait de cet objet pour sa propre vengeance personnelle ?

Cette critique a été rédigée après l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Renverser l’idéal du super-héros

The Cape © Joe Hill, Jason Ciaramella, Zach Howard, HiComics, 2022

Le comics commence avec l’enfance de Eric, le personnage principal de l’histoire. Lors d’un jeu avec son frère, il grimpe à un arbre, vêtu d’une cape grise « héroïque » cousue par sa mère. Un faux pas, et en tombant, il se retrouve volant dans les airs, grâce à sa cape… jusqu’à ce qu’elle se déchire et le laisse retomber plus bas, l’épaule perforée par une branche morte. Des années et des multiples opérations pas toujours efficaces plus tard, Eric vit une existence de looser, soutenu par une petite amie fidèle, par son frère Nicky, vivotant plus qu’autre chose, obsédé par ce souvenir de cape volante. Le jeune homme est aigri et n’a rien fait de particulier de sa vie, abandonnant tout rêve ou toute ambition à cause de son accident d’enfance.

Mais une rupture plus tard, le voilà de retour dans sa maison familiale, où il retrouve la cape du jour tragique. Une cape qui, malheureusement pour la suite de l’histoire, lui permet toujours de voler, et dont il va se servir pour se venger de tous ceux et celles qu’il juge responsable de son existence pourrie.

The Cape a une intrigue simple, directe et efficace. Le récit ne s’encombre d’aucune longueur et d’aucun temps mort pendant 140 pages, se focalisant sur l’action de l’intrigue. Il nous présente ses quelques personnages centraux : Eric, son frère Nicky, sa petite amie Angie, ainsi que sa mère. Il n’y a pas besoin de davantage de protagonistes dans un récit aussi resserré, chacun étant caractérisé juste assez pour bien rendre compte de leur caractère, et pour développer les motivations du personnage principal.

Comme souvent dans l’univers de Joe Hill, l’histoire est aussi sombre que sanglante. Au vu de l’intrigue, il n’est pas étonnant de trouver quelques cases assez violentes, dans un côté « crasseux » reflété par le style du dessin de Zach Howard. Par les couleurs, par la façon de dessiner son héros (vêtements sales ou usés, cheveux et barbe peu soignés), par les quelques images de beauté entourées de violence et d’objets du quotidien, le dessinateur fait parfaitement ressortir ce côté looser qui imprègne Eric mais aussi toute sa vie, la façon médiocre dont le héros voit son quotidien et son entourage, entre dépression et rancune perfide. Un dessin qui sert incontestablement le propos du comics : montrer ce qui arriverait à un homme doté d’un objet magique, qui l’utiliserait pour être monstrueux et cruel plutôt que super-héros. Et cela fonctionne, dans cette quête de vengeance forcément emplie de sa folie furieuse, nourrie de rancunes envers la compassion de ses proches et d’un rêve d’enfance brisée.

Une noirceur antipathique

The Cape © Joe Hill, Jason Ciaramella, Zach Howard, HiComics, 2022

L’intrigue du comics fonctionne si bien qu’il est d’ailleurs difficile d’éprouver de l’empathie ou de la sympathie pour le héros de The Cape. Bien sûr, on pourrait éprouver de la compassion pour lui, qui a vu sa vie brisée dès l’enfance ; on pourrait comprendre que l’amertume d’une vie gâchée le rende aussi amer et revanchard. Mais quand Eric bascule dans la vengeance – et on est aidé par l’absence d’humanité ou de conscience sur son visage au fil de l’intrigue – on a bien du mal à éprouver quoique ce soit pour lui. Plutôt qu’un récit de super-héros pris à l’envers, cela devient l’histoire d’un loser, d’un type tellement amer, persuadé que chacun nuit à sa vie (sa petite amie, son frère, etc), et empli d’un égoïsme destructeur, incapable de se regarder en face ou de se remettre en question. Du genre à préférer tout casser chez les autres plutôt que de considérer avoir quelque chose qui ne tourne clairement pas rond, agissant par caprice enfantin et paranoïa sans réfléchir, car ce sont forcément les autres qui sont responsables.

De fait, il a été délicat de savoir exactement ce que voulait faire passer le comics avec ce personnage, car il aurait suffi de quelques pages supplémentaires et d’un peu plus de psychologie ou de scènes intérieures pour Eric (comme celle qui conclut presque le comics) pour rendre son parcours compréhensible. Pour lui donner plus de matière et ainsi amener le lecteur à le considérer différemment que comme un type pathétique déversant sa haine (de lui-même) sur les autres. Il y avait là une nuance qui manque à l’ensemble du récit et qui l’affaiblit, le transformant en histoire de vengeance sans sens et sans réelle conviction. Cela n’empêche pas le comics de se lire facilement et de passer un moment agréable de lecture, mais il manque clairement de matière et de profondeur pour rendre son concept marquant et moins oubliable.

« Ne soyez pas peiné d’apprendre qu’il y a un peu du diable en vous. Il y a un peu du diable en chacun de nous. » Arthur Byron Cover

  • The Cape est disponible depuis le 15 juin 2022 en librairie, chez l’éditeur HiComics.
    HiComics republie intégralement la série The Cape – composé d’encore deux autres tomes qui n’avaient pas été traduits précédemment.
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Les mangas de sport se multiplient et ne se ressemblent pas vraiment : si les sports collectifs ont la cote, d’autres s’essaient plus rarement à des disciplines individuelles. Parmi ces curiosités, All Free, première série de manga pour l’auteur Terubo Aono qui s’intéresse au judo. Un art martial qui est évidemment extrêmement populaire au Japon, mais aussi en France, où de nombreuses générations de judoka ont popularisé un sport qui est devenu une discipline, comptant un paquet de pratiquant·e·s dans nos contrées. Et ces liens entre France et Japon vont encore un peu plus loin, puisque le manga lui-même les aborde dans un récit où une jeune judoka tente de se perfectionner pour redonner une certaine gloire au Japon sur les compétitions internationales.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Une vie rythmée par le perfectionnement

© 2020 Aono Terubo (FUTABASHA)

Le manga fait en effet référence à l’état du judo japonais actuel : si l’art martial lui-même est né là-bas, le Japon peine à retrouver sa place de dominant en matière de compétition sportive sur un circuit mondial où les judoka occidentaux·ales mènent la danse. Et pas n’importe qui, puisque c’est les judoka français·e·s qui s’en sortent à merveilles, on pense notamment à Teddy Riner chez les hommes, mais aussi à Clarisse Agbégnénou qui s’est baladée aux derniers Jeux Olympiques. Et le manga parle même à demi-mots de Teddy Riner, en faisant un clin d’oeil appuyé au gigantesque champion qu’il est en racontant le principal rival des judoka japonais, un certain « David Ours » qui ressemble à s’y méprendre au judoka français. C’est dans cette ambiance un peu morose pour le judo japonais que se place l’histoire, qui lorgne vers une esthétique très réaliste dans sa représentation du sport, en abordant le judo plutôt sous l’angle du sport que de l’art martial. On y découvre une héroïne, Jun Mifune, déterminée et prête à tout pour convaincre son oncle Hayaki Mifune, ancien champion mais désormais désabusé, pour qu’il devienne son coach en vue d’un jour dominer le circuit mondial. A certains égards, cela rappelle un peu le Yawara! de Naoki Urasawa, où l’héroïne entretient elle aussi un lien presque surnaturel avec le judo : c’est une prodige qui est sans cesse renvoyée à ce statut. La différence ici étant que Jun Mifune aime fondamentalement ce sport, contrairement à Yawara où l’héroïne, au début, le déteste.

Le manga se révèle didactique, toutefois j’ai eu du mal à entrer dedans, à pleinement me passionner pour une histoire qui s’adresse quand même beaucoup plus aux amoureux·euses du judo qu’aux néophytes dont je fais partie. Les deux premiers tomes se focalisent tellement sur l’entraînement et les combats qu’on a du mal à s’attacher à des personnages qui ne semblent pas exister en dehors de leur sport (contrairement à un Ao Ashi en matière de manga de sport chez le même éditeur, par exemple). On sent toutefois dans la deuxième moitié du tome 2 qu’il y a une volonté d’aller un peu plus loin, notamment autour du passé de Hayaki Mifune, l’oncle et mentor de l’héroïne, ainsi que la recherche d’un point faible à David Ours, le judoka français qui incarne une sorte d’homme imbattable : vitesse, technique et force, tout est à son avantage. Cet antagoniste incarne tout ce qu’il manque au judo japonais pour retrouver sa place de maître perdue il y a bien longtemps face aux athlètes venu·e·s de France, qui ont su appliquer les techniques inhérentes au judo en y ajoutant un avantage physique certain. Alors il pourrait y avoir de belles choses à l’avenir, mais pour le moment, je reste dubitatif face à une histoire bien menée mais qui ne parvient pas encore à impliquer émotionnellement.

L’élégance du sport

© 2020 Aono Terubo (FUTABASHA)

All Free a toutefois l’avantage d’être tout particulièrement surprenant visuellement, les lignes sont élégantes, le mangaka magnifie le sport. Il y a une telle maîtrise du mouvement, une belle élégance dans les gestes, que les prises de judo sont rendues avec un rythme tout à fait appréciable qui fait ressentir toute la technicité du judo. D’autant plus qu’il est abordé là plus sous l’angle de la compétition que de l’art martial, avec tout ce que ça implique de traitement du combat où l’on cherche les points et la victoire plus que la confrontation épique et violente. S’il y a un élément à reprocher côté dessin, ce serait peut-être des visages qui manquent parfois de spécificités, notamment dans le premier tome où quelques personnages se ressemblent et se confondent, à tel point qu’il est parfois difficile de les distinguer. Mais on remarque vite, dès le second tome, que le mangaka insiste plus sur certains traits, certains éléments qui offrent à ses personnages des allures plus marquées. Cette progression offre d’ailleurs de superbes moments dans le second tome, comme une scène où le mangaka parvient à représenter un corps meurtri par un affrontement terriblement long, une manière de montrer l’effort et les sacrifices qu’impliquent la recherche de l’excellence dans le sport. Une très belle scène qui laisse espérer de jolies planches pour la suite.

Pas entièrement convaincu par la narration de All Free, la faute à des personnages à la caractérisation pour le moment assez limitée, je reste toutefois curieux de voir où Terubo Aono souhaite aller avec son histoire qui emprunte au monde réel. On sent sa passion pour le judo et les questions qui se posent aujourd’hui aux judoka japonais·e·s qui tentent de redorer leur blason, et on peut lui accorder un vrai sens de la mise en scène et du mouvement qui permet au manga d’afficher quelques très beaux moments.

  • Les tomes 1 et 2 de All Free sont disponibles en librairie depuis le 6 avril 2022.
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Silt est le tout premier jeu du petit studio indépendant Spiral Circus, situé à Bristol. Le studio est composé de quatre personnes : les deux fondateurs, Tom Mead et Dom Clarke, ensuite rejoints par Antonenko Anto et Nick Dymond. Et dès le lancement du titre, Silt (limon en anglais) nous fait plonger dans les profondeurs abyssales de l’océan, nous laissant incarner un plongeur vulnérable face à des créatures surréalistes. L’aventure sous-marine vaut-elle le détour ?

Ce test a été rédigé suite à l’envoi d’une clef Xbox Series S par l’éditeur.

Un jeu dans la lignée de Limbo et Inside

© Silt, Spiral Circus Games, 2022

En débutant le jeu, il est difficile de ne pas penser aux jeux indépendants Limbo et Inside. Silt possède la même tonalité monochrome, toute en nuances de noir, gris et blanc, conférant à l’univers une ambiance inquiétante et mystérieuse. D’ailleurs, le gameplay du jeu en est très proche : notre plongeur passe de tableau en tableau, devant résoudre des énigmes ou échapper aux créatures sous-marines l’attaquant. Plusieurs passages nécessitent un certain doigté, et aussi de mourir plusieurs fois avant de comprendre où on doit en venir pour atteindre le tableau suivant.

Silt, à l’instar d’autres jeux ayant inspiré ses créateurs (de Little Nightmares à Limbo, sans oublier David Lynch ou Junji Ito), se révèle également cryptique, laissant le·la joueur·se déchiffrer l’histoire du jeu par son environnement et ses phases de gameplay. Le seul indice narratif est donné au tout début : le personnage doit traquer et éliminer les Goliaths, afin de pouvoir ensuite réveiller la Grande Machine, puissance de vie dans ces eaux sombres. Le scénario du jeu tient donc en une phrase et ne nous explicitera pas plus son univers, nous laissant naviguer dans ses eaux sépulcrales. Notre personnage est solitaire, attaché par une chaîne. Un rai lumineux sortant de lui, lui permet de posséder un piranha dont les mâchoires brisent la chaîne. Alors, le plongeur débute son chemin, sortant de la gueule d’un monstre marin… et s’engouffrant dans un labyrinthe aquatique peuplé de merveilles et de créatures étranges. Car la surface est bien trop loin pour l’instant.

Ici une ville enfouie, là de nombreuses statues d’animaux anthropomorphes et intimidantes, comme des divinités oubliés, et puis là-bas les silhouettes fantomatiques d’autres plongeurs comme nous. Des collectibles, certes, mais qui font se demander si d’autres plongeurs ont perdu la vie dans la même quête que nous…

Une exploration silencieuse et lugubre

© Silt, Spiral Circus Games, 2022

Ainsi, les quelques heures du jeu se résument à une nage aux sons étouffés, où la quasi-absence de bande-son évoque l’assourdissement des sons sous l’océan. De quoi rendre la surface encore plus lointaine qu’elle ne l’est déjà, d’autant que notre plongeur ne dispose que d’une lampe frontale pour éclairer son chemin. C’est par cette même lumière que nous pouvons admirer le soin apporté à la direction artistique du jeu. Les décors, créatures marines, rouages sombres peuplant Silt sortent tout droit de l’imagination de Tom Mead, dont les illustrations évoquent à la fois le surréalisme, les dessins de Tim Burton ou encore l’art de H.R. Giger (Alien). Son site personnel démontre toute l’imagination sombre et ahurissante dont il est capable. De quoi donner quelques cauchemars mais en même temps… c’est simplement fascinant.

La direction artistique de Silt est à la fois lugubre et belle, détaillée avec une profusion de soin (il fallait même empêcher l’artiste de rajouter trop de tentacules ici et là), hantée par un clair-obscur organique qui met inévitablement mal à l’aise. L’ambiance est vraiment réussie, nous plongeant dans les profondeurs de l’océan avec toute la splendeur qu’il peut révéler, mais aussi en évoquant la thalassophobie héritée de son dessinateur.

Mais Silt ne se hasarde pas à être une copie de Limbo version sous-marine. Le jeu dote le plongeur d’une mécanique qui va lui permettre d’agir indirectement sur son environnement : la possession. Tout au long de l’aventure, il peut être amené à posséder des anguilles extrêmement rapides et électriques, des piranhas pouvant croquer des lianes, des raies se téléportant de quelques mètres, des méduses explosives… Et la possession peut se faire d’une créature à l’autre ! Si notre plongeur est en lui-même très vulnérable, car lent et sans moyen de se défendre, c’est en possédant ces divers animaux qu’il peut résoudre les puzzles sur son chemin, créer de nouveaux passages et surtout vaincre les Goliaths.

Quatre boss croiseront en effet notre chemin et offriront des combats incitant à utiliser l’environnement ou les créatures présentes pour les vaincre. Il faudra donc un peu de jugeote et de logique, quitte à piétiner parfois sur certaines énigmes pas évidentes, ou surtout mourir sur certaines phases délicates au niveau des mouvements du personnage. La patience est de mise dans cette aventure. Heureusement, en cas de mort, le jeu nous ramène automatiquement au début du tableau.

L’originalité d’une atmosphère surréaliste

© Silt, Spiral Circus Games, 2022

Silt a sans doute des défauts de premier jeu et quelques bugs mineurs, quoique le gameplay en soit bien maîtrisé et le cheminement assez logique. Par sa proximité avec Limbo, il ne marque sans doute pas autant la mémoire que s’il avait été le premier jeu de ce type dans le monde du jeu vidéo. Il a de quoi faire passer un bon moment, tout en manquant d’un je ne sais quoi qui le rendrait véritablement mémorable. L’histoire est après tout cryptique et (trop?) courte, peut-être manquant d’un sous-texte de lecture surtout ; certains mécanismes peuvent se révéler répétitifs, mais l’ensemble est loin d’être désagréable.

Là où il dénote le plus, c’est bien par la beauté de son univers, aussi obscur soit-il. L’aspect dessin à la main des décors confère un aspect unique, organique et donc assez dérangeant lors de l’exploration : on se sent mal à l’aise, oppressé, et il n’est pas étonnant que le jeu ait été une catharsis pour Tom Mead de sa peur des espaces marins. Qui ne serait pas angoissé par des profondeurs aussi abyssales, où la lumière disparaît ? Et pourtant, quand enfin la lumière se fait sur certains passages, illumine les décors, on ne peut s’empêcher de trouver une beauté macabre à l’ensemble.

Les fois où nous sommes à l’intérieur de la Machine, le décor a beau être un peu familier, il n’est pas moins effrayant non plus. Les bibliothèques et escaliers, abandonnés et déserts, se dressent au milieu des statues animales anthropomorphes, qui là encore déstabilisent et dérangent. Pourquoi sont-ils là ? Que représentent-ils ? L’extérieur, avec ses créatures aquatiques étranges, ses boss hybrides entre serpent, fleurs, tentacules, anguilles, ou encore certains tableaux (l’arbre où il faut donner aux « hommes-oiseaux » à manger pour qu’ils s’envolent et le déracinent) ont vraiment un côté surréaliste perturbant, entre familiarité et détournement de celle-ci. On se demande même si l’on n’est pas tombé dans un des cauchemars de Lovecraft, lui dont l’œuvre est peuplée d’étranges divinités et entités souterraines, qu’il vaut mieux ne pas réveiller…

Conclusion

Silt se base sur les mêmes mécaniques qu’un Limbo, alternant combats, puzzles et découverte d’un environnement monochrome. Il faudra un peu de patience pour réussir les passages les plus délicats, et accepter de réfléchir, tenter des choses, mourir et recommencer plusieurs fois. On peut regretter qu’il manque le « quelque chose » qui en aurait fait un jeu marquant, mais qui se trouvera sûrement dans les prochaines productions mûrissantes du studio. Mais là où le jeu brille, c’est par sa direction artistique : l’originalité du décor, cette impression de plonger tout au fond des profondeurs océaniques, éloigné de la lumière et de toute vie, d’arpenter des abysses peuplées d’étranges créatures et coraux. Silt réussit à nous happer dans cet étouffement sous-marin avec une atmosphère presque silencieuse, envoûtante, avec un clair-obscur aussi miroitant qu’inquiétant. Comme une plongée dans un cauchemar surréaliste qui, heureusement, finira par se dissiper, et dont le héros se réveille peut-être…

  • Silt est disponible sur PC, Xbox Series X/S, PS4/PS5 et Switch, depuis le 1er juin 2022.
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Avec sa première œuvre, Le Bateau de Thésée (série terminée en 10 tomes chez Vega-Dupuis), Toshiya Higashimoto s’est fait une place en France parmi les amateurs et amatrices de seinen manga. Palpitant thriller temporel, la série laissait augurer le meilleur pour son auteur. Mais plutôt que de rempiler sur une nouvelle enquête dans le même genre, celui-ci s’est plutôt tourné vers la tranche de vie, en inscrivant sa deuxième série dans l’univers de la médecine, et plus précisément celui de la pédiatrie. En choisissant de raconter les aventures du jeune médecin Maco Suzukake, Toshiya Higashimoto nous prend à revers…pour mieux nous montrer une nouvelle facette de son talent. Car dès ses deux premiers tomes, « Les Enfants d’Hippocrate » relève le pari du changement de registre, en réussissant à peu près tout ce qu’il entreprend.

Cette critique a été écrite à partir de l’envoi des deux premiers tomes du manga par l’éditeur, Mangetsu.

Good Doctor ou Doctor House ?

PLATANUS NO MI © 2020 Toshiya HIGASHIMOTO/SHOGAKUKAN / ©2022 Mangetsu

Le personnage de Maco Suzukake est sans doute la force première du manga, celle qui nous accroche dès les premières pages. Le monde de la médecine, que l’on imagine (à raison) très sérieux, nous est ici présenté à travers les yeux d’un excentrique adulescent, au look androgyne et au ton décomplexé, qui tente de faire décoller sa chaîne Youtube, sans vraiment maîtriser les codes la plateforme. Son attitude détonne au sein de la clinique où il exerce, mais très vite sa manière iconoclaste d’aborder la médecine laisse entrevoir le potentiel du jeune praticien. A travers un effet de mise en scène un peu éculé, mais toujours efficace, on comprend que Maco Suzukake est doué, et dispose de la capacité de tracer très rapidement des liens entre les différentes informations dont il dispose pour poser un diagnostic affuté et pertinent. Les premiers chapitres du manga nous permettent de dresser efficacement le portrait de son protagoniste, à travers sa façon d’être, sa compétence, mais aussi son contact avec les enfants et les familles. Là aussi, le médecin junior se démarque de ses confrères et consœurs grâce à ses dons en matière de communication. Que ce soit pour briser la glace avec un enfant malade, ou percer les défenses d’un parent sous tension, Maco Suzukake, par son naturel et sa sincérité, sait trouver les mots justes. En quelques chapitres, on sait à qui on a affaire, mais surtout à quel point le ton du manga va se révéler chaleureux et bienveillant.

Aux enfants et aux parents

Et ce, y compris lorsqu’en observant ce qui se passe autour de Maco et de sa pratique, on découvre la foule de thématiques secondaires qui sont évoquées dans le manga. La plus importante d’entre elles serait sans doute la parentalité, et ce thème se dote un niveau de lecture supplémentaire lorsque on replace l’œuvre dans le contexte de la société japonaise. Ainsi ce chapitre où une jeune mère très prise par son travail, peine à être attentive à la santé de sa fille malgré tout son amour pour elle, semble mettre en lumière les failles d’un pays où concilier carrière et vie de famille est toujours particulièrement difficile pour les femmes. Mais le sujet de la parentalité prend également un autre sens avec l’introduction du père de Maco. Lui aussi travaille dans le monde médical, en tant que chirurgien, mais également en tant que directeur d’établissement de santé. Lorsque celui-ci annonce qu’il a ouvert une clinique pédiatrique dans la région d’Hokkaido, et qu’il nourrit le rêve de travailler avec ses fils (ce qui nous révèle au passage l’existence d’un grand frère dans cette histoire), c’est toute l’histoire de la famille Suzukake qui nous est racontée, avec une justesse rare. La figure paternelle, déjà très présente dans « Le Bateau de Thésée », fait son retour dans « Les Enfants d’Hippocrate », sous un prisme similaire, celui de la quête de rédemption d’un père, qui recherche et espère le pardon de ses enfants. Dans le deuxième volume, plusieurs chapitres s’attardent sur le quotidien d’un couple de jeunes parents, dont le quotidien a été bien chamboulé par l’arrivée de leur premier-né, mettant en lumière toute la difficulté de recomposer le quotidien avec l’arrivée d’un nouveau membre dans la famille. Toutes ces histoires sont d’autant plus touchantes qu’elles se déroulent dans un pays dans lequel la natalité est au plus bas. Chaque enfant en devient d’autant le trésor de leurs parents, et la mission de Maco en est rendue d’autant plus importante.

Renouvellement du traitement conseillé tous les deux mois !

PLATANUS NO MI © 2020 Toshiya HIGASHIMOTO/SHOGAKUKAN / ©2022 Mangetsu

Émouvant autant que palpitant, « Les Enfants d’Hippocrate » confirme également le talent narratif de Toshiya Higashimoto. Déjà à l’œuvre dans Le Bateau de Thésée, il a ce don d’offrir une mise en scène particulièrement aérée, mais dont chaque case recèle plusieurs niveaux de lecture facilement accessibles. A travers des situations toutes simples, des pans de vie entiers sont visibles, palpables. L’écriture surprend de réalisme et de sensibilité, en particulier lorsqu’un jeune personnage, introduit dans le deuxième volume, voit sa vie basculer avec l’annonce d’une maladie pour laquelle les chances de survie ne sont pas certaines. Le manga sait habilement mêler légèreté et gravité, rires et larmes, et cherche toujours à montrer la beauté de la vie. En conséquence, il s’agit de ce genre de manga qu’on parcourt d’une traite, grâce à un rythme léger et fluide, qui rend la lecture aisée, mais qui nous en donne beaucoup sans même qu’on s’en rende compte. Les éditions Mangetsu ont fait le bon choix en publiant en même temps les deux premiers volumes de cette série, car on se demande bien, après les avoir dévorés l’un après l’autre, comment il aurait pu en être autrement ! « Les Enfants d’Hippocrate » fait du bien, et en garde encore beaucoup sous le pied pour développer ses personnages et renouveler le plaisir de lecture. Tous les ingrédients sont là, et le prochain tome est prévu pour la mi-août. On a jamais attendu avec autant d’impatience la prochain rendez-vous avec un docteur !

  • Les tomes 1 et 2 des Enfants d’Hippocrate sont disponibles depuis le 1er juin 2022 en librairie.
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