Cousin du populaire Dynasty Warriors, Samurai Warriors a peut-être plus de mal à faire son trou face à la référence des musou, ce type de jeu très particulier qui nous met aux prises avec des centaines d’ennemis en même temps dans des missions qui mêlent l’action à la tactique. Pourtant, si Dynasty Warriors brille par sa manière de raconter les héros·ïnes des Trois Royaumes en Chine, Samurai Warriors a beaucoup de choses à dire sur l’ère Sengoku au Japon. Et ce cinquième épisode sorti tout récemment s’intéresse tout particulièrement à l’ascension de Nobunaga Oda, figure importante de l’histoire du Japon. Sorti tout récemment, le titre passe entre nos mains pour voir si la saga tente de nouvelles choses après avoir eu tant de mal à se renouveler.

Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire du jeu par l’éditeur. Jeu parcouru en une trentaine d’heures sur PlayStation 5 (en rétro-compatibilité PlayStation 4).

L’histoire romancée de Nobunaga Oda

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Les amateur·ice·s d’histoire du Japon ne sont pas sans ignorer l’importance de Nobunaga Oda, personnage central pour son rôle dans l’unification de l’archipel. Une quête racontée dans bon nombre d’œuvres, de la littérature aux jeux vidéo, en passant pour le cinéma, sous des angles tout à fait différents. De la fresque historique au fantastique, l’histoire de Nobunaga Oda a toujours provoqué une imagination débordante auprès des personnes qui ont été tentées d’adapter l’œuvre de sa vie. Dans les jeux vidéo, il est souvent associé à des jeux tactiques (Kessen, Nobunaga’s Ambition, Total War : Shogun 2), mais il est ici question d’un tout autre genre : le musou. C’est la proposition de Samurai Warriors 5, mettre les joueur·euse·s dans la peau de l’éminent personnage au 16ème siècle alors qu’il est encore considéré comme « l’imbécile d’Owari ». Impulsif, méconnu et parfois pris pour un fou, on y découvre l’ascension de Nobunaga Oda alors que les guerres de clans font rage. Unificateur d’une région, il décide peu à peu d’y consacrer sa vie, et c’est ce basculement entre « l’idiot du village » et le seigneur de guerre tel qu’il est décrit dans les livres d’histoire qui est au centre du récit.

Ce n’est toutefois pas un cours d’histoire. Samurai Warriors 5 réimagine l’ascension de Nobunaga Oda en y apposant un côté très fantastique, avec des pouvoirs sortis de nulle part, et une narration très libre pour y caler des rebondissements à ne plus savoir quoi en faire. Les amitiés et trahisons se multiplient, y compris même en pleine mission au travers d’incessants dialogues que l’on a bien du mal à suivre tout en tapant sur tout le monde. Mais si l’histoire est parfois légèrement risible, ou au moins confuse et difficile à suivre, la narration brille par son sens de la dramaturgie : c’est très théâtral, plein de discours grandiloquents qui racontent sacrifices et espoirs. On y voit des allié·e·s de longue date qui passent dans l’autre camp pour un détail, des ennemi·e·s qui nous rejoignent pour une question d’honneur, des personnages qui débarquent de nulle part avec une introduction succincte comme si leur rôle était une évidence. Presque folle, la narration ne baisse jamais de rythme et multiplie les idées (bonnes ou mauvaises) à tel point qu’elle en devient terriblement dense. Une sorte de gigantesque pot-pourri dans lequel il faut trier le bon du moins bon, mais à propos duquel il serait bien injuste de nier la générosité. Samurai Warriors 5 veut raconter plein de choses, parfois maladroitement, mais toujours de manière plaisante à suivre. On peut donc bien lui pardonner son manque de maîtrise qui apparaît parfois comme une évidence, afin de profiter pleinement des deux chemins de l’histoire (du côté de Nobunaga Oda, et du côté de son rival) pour y découvrir un récit assez atypique, et globalement mieux raconté, plus dense, que dans les précédents épisodes de la saga.

Paquets d’ennemis et tactique

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Le gameplay des Samurai Warriors (ou des musou en général) est tout à fait particulier. Mélange de beat’em all et de jeu tactique, le titre fait se succéder des missions sur des cartes semi-ouvertes où il faut accomplir plusieurs objectifs pour gagner l’avantage sur le général ennemi. Cet avantage est symbolisé par une simple barre bleue (le camp allié) et rouge (camp ennemi) qui se remplit plus ou moins en faveur d’une des deux couleurs, à mesure que l’on fait le ménage parmi les troupes ennemies ou que l’on subit des pertes. Des objectifs arrivent ici et là au fil de l’exploration de la carte, comme des officiers à éliminer pour baisser le moral adverse, ou encore des espions et escouades de ravitaillement qu’il est de bon ton de mettre hors d’état afin d’éviter que de nouvelles troupes débarquent. Ainsi il y a un vrai sens tactique dans les différentes missions, puisqu’elles peuvent être abordées de plusieurs manières. Il est parfois possible de se frayer le chemin le plus rapide vers l’objectif principal pour éliminer le ou la générale adverse, et ainsi obtenir la victoire, ou parfois il vaut mieux déterminer les zones de la carte à combattre pour faire progresser nos propres troupes et affaiblir les ennemi·e·s avant de s’attaquer à ses leaders. Cela oblige à être très mobile sur le terrain, même si ce n’est pas un très gros problème : les troupes ennemies sont pour la plupart inoffensives, et c’est le cœur des musou.

Les ennemi·e·s ne servent en effet pour la plupart que de punching ball. Pratiquement sans défense, incapables de faire des dégâts, ces soldat·e·s apparaissent par centaines à l’écran et n’attendent que de passer sous notre lame avant d’être remplacé·e·s par d’autres troupes venues en soutien. L’objectif est double : ralentir la progression, mais aussi insister sur le sentiment de puissance ressenti par les joueur·euse·s qui gagnent en confiance avant d’affronter les leaders. Car face aux officier·ère·s et généraux, la question est toute autre : plus résistant·e·s, agiles et capables d’occasionner de gros dégâts, ces antagonistes constituent un challenge assurément plus relevé. Alors il est plutôt malin de défourailler tout ce qui bouge en amont, car notre personnage bénéficie de quelques bonus à mesure qu’on enchaîne les coups. Faire 1000 victimes (oui, ça monte vite) sur un champ de bataille nous octroie en effet un gros bonus de puissance, et cela se renouvelle à chaque millier. De quoi bien préparer les combats contre les leaders, d’autant plus que cela permet aussi de faire le ménage et prendre la main sur la carte en imposant notre camp.

C’est donc une formule classique du musou, que Samurai Warriors 5 ne révolutionne en rien. Mais le titre le fait bien, et en associant ce gameplay à une narration assez forte, comme un certain Hyrule Warriors : L’Ère du fléau récemment, le titre fait partie d’une nouvelle génération de musou qui se reposent sur une formule éculée mais solide du genre, tout en lui apportant une certaine modernité dans ses mécaniques et son emballage afin d’attirer de nouveaux publics. C’est toujours un plaisir de refaire des missions ou de jouer en mode « Citadelle », un mode secondaire comparable à un tower defense où il faut défendre nos bases et avant-postes, pour glaner des ressources tout en améliorant les compétences et niveaux des nombreux personnages jouables. Mais aussi pour obtenir de nouvelles armes, développer forge, écuries, dojo et magasin pour aller un peu plus loin jusqu’à devenir si puissant·e que les ennemi·e·s ne peuvent plus faire grand chose. C’est un titre chronophage, dont l’histoire se termine en une bonne vingtaine d’heures, mais qui peut s’étendre bien au-delà pour peu que l’envie de développer tous les personnages au maximum de leurs capacités se fait ressentir. Notons enfin que le jeu permet de jouer l’ensemble des missions en coopération (en ligne ou en local).

Rébarbatif mais jamais lassant

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Simple d’accès, le genre du musou revêt pourtant des subtilités qui se dévoilent petit à petit. Samurai Warriors 5 est assez malin pour offrir un système de progression intelligible, avec une courbe d’apprentissage bien dosée pour éviter de se retrouver paumé·e après les premières missions. En offrant plusieurs niveaux de difficulté, qui influent essentiellement sur la résistance des chef·fe·s adverses, le jeu s’ouvre à un maximum de monde et c’est probablement ce dont a besoin le genre pour attirer un public plus important après s’être longtemps cantonné à une niche de fans. C’est d’ailleurs en ce sens que le titre profite d’un ravalement de façade bienvenu, avec un design qui profite d’un cel-shading de toute beauté qui offre cet aspect plus « dessin » que ses prédécesseurs. Un moyen aussi de se distinguer visuellement des Dynasty Warriors, et de constituer une sorte de nouveau départ pour la série. Certes on est face à un jeu d’ancienne génération, avec toutes les limitations techniques que cela implique, mais il est plutôt joli grâce à une direction artistique souvent maîtrisée.

La principale inquiétude face aux musou reste toutefois celle de la lassitude. Le genre est, par nature, répétitif : il faut affronter des milliers d’ennemi·e·s à chaque mission, souvent les mêmes, avec un nombre de coups limités et avec des objectifs qui se ressemblent un peu tous. Certes, Samurai Warriors 5 est lui aussi rébarbatif, mais il parvient à ne jamais être lassant. Il y a en effet quelque chose d’hypnotisant à taper en boucle sur des milliers d’ennemi·e·s (pardonnez le sadisme !) qui ne représentent jamais vraiment de danger pour la vaste majorité, mais surtout le titre fait un bon boulot en ce qui concerne la diversité des personnages jouables, des armes à disposition et des palettes de coups et compétences de chacun·e.

Surprenant mais sans révolution, Samurai Warriors 5 va là où on ne l’espérait plus. En s’appuyant sur les excellentes bases de la série, le jeu y ajoute quelques nouveautés comme son design en cel-shading et sa mise en scène plus soignée. La qualité de sa direction artistique lui confère d’ailleurs une vraie personnalité, qui lui manquait peut-être dans les derniers épisodes en date, même si la bande originale reste assez faiblarde. On pourrait se contenter de dire qu’il s’agit d’un bon point d’entrée pour les personnes qui souhaitent découvrir les musou, et ce serait vrai, mais il serait bien dommage de le cantonner à cette simple fonction. Samurai Warriors 5 est, avant tout, un super jeu.

  • Samurai Warriors 5 est disponible depuis le 27 juillet 2021 sur PC, PlayStation 4, Xbox One et Nintendo Switch. 
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En l’an de grâce 2008 débarquait sur nos DS occidentales The World Ends With You. Un ovni, même dans le monde des J-RPG, à l’identité affirmée et à l’ambiance alambiquée. Un jeu du genre qu’on évoque des années après parmi des expériences à part, et dont l’originalité a généré un certain succès d’estime chez les amateurs et amatrices de jeux de niche.

C’est dire si ce fut à la surprise générale qu’un remake de ce jeu culte est sorti sur Switch le 12 octobre 2018. Un retour de la licence qui s’est confirmé avec l’annonce de ce deuxième épisode en bonne et due forme, sobrement intitulé « NEO ». Après plusieurs dizaines d’heures à évoluer dans l’UG (je vous explique ce que c’est très vite, promis), il ressort que cette nouvelle entrée réussit dans beaucoup de domaines, à commencer, sans surprise, par son ambiance si particulière.

Cet avis a été écrit à partir d’une version Playstation 4 du jeu, fournie par l’éditeur. Les screenshots illustrant cet article présentent des textes en anglais, mais l’intégralité du jeu est traduite en français.

Un concentré de vie dans un jeu de la mort

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Alors qu’il était en train de jouer à FanGo (une version Final Fantasy de PokémonGo) dans les quartiers de Shibuya, Rindo se retrouve catapulté dans un jeu de piste dirigé par les mystérieux Reapers. Désormais doté de pouvoirs psychiques, catalysés via des badges habituellement vendus dans les boutiques de vêtements, et accompagné de Fret, son pote de toujours, il doit arpenter les rues de son quartier et résoudre les énigmes qui lui seront présentées avant les autres équipes. Tout ceci lui faisant courir le risque d’être tout simplement effacé de l’Underground (ou UG), un plan de l’existence parallèle au RG, ou Realground, qui constitue notre monde réel. Les raisons qui expliqueraient la présence de Rindo et Fret dans le jeu sont bien obscures. Certains des Reapers leur disent qu’ils sont morts, et que ce jeu leur offre la possibilité de ressusciter. D’autres mettent en doute cet état de fait, sans pour autant en savoir plus sur les implications du jeu. Autant de mystères qu’il faudra tenter d’élucider, alors qu’une course contre la montre est engagée pour détrôner l’équipe reine du jeu, les Ruinbringers…

Une fois ce contexte posé, on nous lance à l’assaut de ce Shibuya parallèle et grouillant de vie, et l’on découvre par la même occasion une aire de jeu riche et minutieusement construite. Le quartier de Shibuya est divisé en une quinzaine de rues et places, dans lesquelles sont réparties évènements, boutiques et bien entendu, ennemis. Tantôt ce sont les échos, des créatures entre l’animal et le spectral qui flottent dans tout l’underground, tantôt ce seront les membres des autres équipes en place auxquels il faudra se frotter. Mais immédiatement, c’est la direction artistique du jeu qui vient s’imposer à nos yeux et nos oreilles. Ce monde parallèle si coloré, habillé d’un cel-shading tout à fait maîtrisé et d’une bande-son qui mélange rock, électro et hip-hop a un charme fou, et c’est en toute logique que, comme son prédécesseur, Neo : The World Ends With You abat sur la longueur sa carte maîtresse. Cette identité à la fois si japonaise et si branchée, avec ses boutiques de fringues à tous les coins de rue, et ses héros du quotidien qui luttent pour leur survie avec des pouvoirs psychiques m’avait manqué. Et c’est avec un plaisir non-dissimulé que je l’ai retrouvée. D’autant qu’on se plaît à explorer chacune de ces rues, à les traverser encore et encore pour en saisir le moindre recoin. On se fait rapidement notre petit classement des quartiers les plus hypes, entre la ruelle montante de Spain Hill, les immeubles complètement courbés de Tipsy Tose Hall qui donnent le vertige, où l’immense tour du 104, référence appuyée au Shibuya 109, véritable centre commercial tokyoïte. D’autant qu’on y retrouve une foule de vendeurs et de vendeuses de nourriture ou de vêtements, dont le character design force le respect à chaque fois. Ces PNJ qui ne disposent que de quelques lignes de dialogue permettent d’introduire autant de marques et de philosophies de vie à travers un simple écran fixe. Mention spéciale aux changements d’attitude de tous ces personnages à mesure que l’on devient des habitué·es de leur échoppe, le genre de détail qui fait toute la différence dans un jeu en petit monde fermé, où le risque de répétitivité est bien présent.

Un risque que le jeu s’efforce autant que possible de dissiper, en proposant de nombreuses mini-variations de gameplay lors des phases d’exploration. Outre la capacité de lire les pensées des habitants et habitantes du RG, qui permet de débloquer pas mal de situations, nos héros peuvent se servir de plusieurs pouvoirs pour influencer leur environnement. Le rappel permet d’aller raviver des souvenirs dans la mémoire d’autrui afin d’obtenir des informations, la plongée permet d’entrer dans la psyché des résidents et résidentes de Shibuya, pour les aider à surmonter leurs émotions négatives. Enfin le pouvoir majeur de Rindo, le voyage dans le temps, va permettre de changer la donne dans bien des situations désespérées, en plus de donner une dimension supplémentaire au jeu des Reapers, en nous donnant une position de wild card capable de brouiller les pistes et de remettre en cause l’ordre établi.

Hyper efficace et pléthorique

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La répétitivité aurait pu également poindre lors des combats, mais elle est balayée par un système complètement refondu (impossible de retrouver celui du premier épisode qui reposait à la fois sur le tactile et le double écran de la DS), et dont l’accessibilité et le dynamisme n’ont rien à envier à sa profondeur. Des centaines de badges différents sont à notre disposition pour se constituer les combinaisons les plus efficaces, ou les plus adaptées à notre style de jeu. Des attaques rapides, chargées, ascendantes, de zone, de soutien, de soin, qui emportent avec elles les ennemis ou qui les immobilisent, le tout soit en martelant une touche, en la laissant enfoncée, en la chargeant jusqu’à atteindre la puissance souhaitée. Sur une aire de jeu où l’on se déplace librement parmi plusieurs groupes d’ennemis, gérer à la fois son positionnement et le timing de l’utilisation de ses badges demande pas mal de réflexion et de doigté, afin de réaliser de bons combos, et surtout ne pas se retrouver à sec dans un moment délicat. A cela s’ajoute une foule d’affinités élémentaires avec lesquels il faudra jongler si vous souhaitez vous faciliter la vie : feu, eau, glace, électricité vent, terre, poison, mais aussi kinésie, explosion, son ou temps viendront sans cesse vous pousser à reconsidérer vos options, en fonction de la puissance des badges, de leur niveau (car chaque combat amène des points venant faire progresser les badges et augmenter leur force) et de leurs synergies.

Car si le jeu reste très accessible en mode normal, certains combats n’hésiteront pas à vous faire payer un choix de badges approximatif. En mode difficile, il est souvent même particulièrement important d’aller faire un tour dans l’echopedia interne du jeu pour vérifier les faiblesses des ennemis et s’assurer un peu d’air en les exploitant correctement. Cette constante variété n’a cessé de venir dynamiser mon expérience de jeu alors que je n’ai débloqué au final que les deux tiers des badges. Un des rares défauts que j’ai pu ressentir dans le jeu vient toutefois de pics de difficultés particulièrement violents (en tout cas en mode difficile, dans lequel j’ai fait le jeu) au milieu de séquences dans lesquelles on est tout à fait en contrôle. Un équilibrage assez étrange, car contrebalancé par des moments où l’on roule sur tout ce qui passe, particulièrement lors de l’arrivée d’un nouveau personnage dans l’équipe, qui amène d’autant plus de possibilités d’action et de combinaisons. Heureusement le système hyper flexible de variation de la difficulté et du niveau de l’équipe permet de se créer à la volée une expérience sur mesure, si d’un combat à l’autre, on souhaite plutôt gagner du temps, ou se lancer des défis.

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Vient ensuite la trame narrative du jeu, sur laquelle je ne dirai pas grand chose afin de ne pas gâcher le plaisir de la découverte. Celle-ci, à nouveau comme celle de son prédécesseur, est riche est complexe, sans réellement le montrer. Mais il faut être honnête, ce second volet aide beaucoup plus les joueurs et joueuses à cadrer les enjeux et le lore de la saga. Car oui, NEO : TWEWY est bien la suite de TWEWY premier du nom, et ce par bien des aspects. On comprend ainsi mieux pourquoi un remake du premier épisode est sorti avant qu’un nouveau ne soit annoncé, et j’ai trouvé que la manière dont se développe l’histoire amènerait sans problème à des épisodes supplémentaires, qui  permettraient d’approfondir encore l’univers de ces jeux. Le second et dernier reproche que je ferais au titre viendrait cependant du rythme de son scénario. Après son premier tiers, alors que les séquences se rallongent, on sent poindre un ventre mou où l’ennui s’installe sans pression à nos côtés. La faute à pas mal de moments de remplissage qui font tourner en bourrique, alors qu’ils n’amènent pour ainsi dire rien à l’histoire ou aux personnages. Personnages dont j’avais peur à ce moment là qu’il ne soient même pas développés tant ils semblaient jusque là prisonniers de leurs archétypes. Heureusement passés ces quelques chapitres franchement dispensables, tout rentre dans l’ordre. Les cartouches minutieusement économisées par les scénaristes sont bel et bien tirées, les personnages bénéficient de séquences bien senties qui vont les faire évoluer, et tout l’intérêt que l’on a porté au jeu à ses débuts est récompensé par des moments franchement mémorables, qui viennent parachever une aventure dont la durée de vie n’a pas à rougir. Aux dizaines d’heures nécessaires pour boucler le scénario principal viendront s’en ajouter bien d’autres pour obtenir tous les objets et capacités du jeu, à la fois via les collections de livres, de vêtements, de CD audio, de badges et de plats. Sans compter le sociogramme du jeu, dont l’activation progressive nécessite de réussir en un minimum de temps moult challenges disséminés au fil du jeu sous la forme de petites missions annexes. De quoi donner beaucoup de pain sur la planche à qui voudrait faire tomber le 100% du jeu.

The end has no end

Ainsi alors que les crédits du jeu défilent, je me rends compte à quel point ça m’a fait plaisir de retrouver The World Ends With You. De constater à quel point la série a toujours autant de potentiel, et que cette fois, elle semble prête à prendre son envol et de sortir de son statut de jeu un peu confidentiel pour venir secouer le genre du J-RPG. Un flow indéniable, un rythme efficacement dosé, malgré quelques longueurs, et un système de jeu frénétiquement addictif font du jeu un vrai bon moment à vivre pour celles et ceux qui aiment déjà la licence, qui ont envie de renouveler leur expérience avec les J-RPG, ou qui recherchent simplement quelque chose de différent. Car même les néophytes peuvent se laisser tenter grâce à la difficulté très adaptable du jeu. Même si je recommanderais plutôt d’avoir d’abord joué au TWEWY original, on peut sans problème prendre le train en marche avec ce deuxième épisode, qui donnera à coup sur envie de se (re)plonger dans le premier, tant les échos y sont nombreux. Étant absolument fan de sa direction artistique, j’ai peut-être été aveuglé, et n’ai pas vu certains de ses défauts. Il n’empêche que malgré quelques moments un peu en dessous, j’ai pris mon pied, et ça fait un moment que ça ne m’était plus arrivé dans ces proportions.

  • NEO : The World Ends With You est disponible sur PS4 et Switch depuis le 27 juillet 2021. Il est également prévu sur PC d’ici la fin de l’année 2021
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En 2017 sortait le jeu vidéo Observer (stylisé >observer_), créé par le studio Bloober Team. Il s’agit alors du deuxième grand jeu qui fera connaître le studio polonais, après Layers of Fear l’année précédente. Les projets se sont enchaînés pour eux depuis : Layers of fear 2, Blair Witch et dernièrement The Medium… ce qui ne les a pas empêchés de travailler sur une version augmentée de Observer sortie à l’occasion de la nouvelle génération de consoles. Partons donc découvrir Observer : System Redux et ses nouveautés !

Le jeu a été testé sur Xbox Series S avec une clé envoyée par l’éditeur.

Bienvenue en 2084

© Bloober Team, Observer System Redux, 2021

Observer mélange plusieurs genres : le polar, le cyberpunk et la dystopie. A l’image d’un Blade Runner auxquelles les références se font évidentes, le jeu met en scène un policier du nom de Daniel Lazarski, doublé par Rutger Hauer, le réplicant du film homonyme (et auquel cette version du jeu est dédiée). Lazarski est un Observateur, un enquêteur qui utilise une technologie surnommée le Mange-Rêves pour pénétrer la psyché des gens et trouver les réponses aux affaires qu’il doit résoudre. Bien sûr, à cause de cette technologie revenant à lire les pensées, il est extrêmement méprisé et redouté par le reste de la population. Quand le policier reçoit un étrange appel venant de son fils, perdu de vue depuis des années, il se dirige vers un immeuble de classe C, destinée à une population pauvre. Mais un tueur rôde dans les lieux et a peut-être d’ailleurs assassiné son fils Adam. Un état d’urgence est déclaré, forçant l’Observateur à fouiller le bâtiment placé en quarantaine.

Lazarski vit également dans un monde futuriste qui est loin d’être le nôtre, mais qui pourrait le devenir, illustrant à merveille le genre du cyberpunk. En 2084, la technologie est omniprésente dans la société : les gens ont des implants augmentant leurs capacités physiques, transformant leurs corps ; ce ne sont plus les États qui gouvernent mais des compagnies multinationales (ici Chiron), qui ont les fonds nécessaires pour se permettre un tel pouvoir et de régir la société. Un fossé terrible s’établit entre les classes sociales, laissant les plus pauvres au bas de l’échelle et devant recourir à des implants risqués au marché noir pour vivre – tandis que les autres pourront travailler à des postes mieux payés et s’offrir les drogues permettant de supporter les implants. Les écrans publicitaires vantent la bienveillance de Chiron sont partout ; pour redonner de la lumière à des immeubles et ruelles délabrés, on installe des décorations et lumières holographiques pour faire illusion au milieu de la noirceur ambiante. La nature elle-même a quasiment disparu, les fleurs devenant des espèces presque éteintes.

Observer n’essaye pas d’embellir un futur cyberpunk et dystopique comme le fait Cyberpunk 2077 à une certaine échelle, un avenir en ruines dû à une société capitaliste d’hyper-consommation. La Cracovie futuriste dans laquelle prend place l’intrigue est écœurante de saleté, sombre, décrépie, subissant un régime autoritaire (couvre-feu, surveillance par caméra, entretiens d’embauche chez Chiron dans lesquels toutes les réponses sont déjà tracées…). Notre personnage, absorbant des pilules pour supporter l’utilisation du Mange-Rêves, propose une vision parfois parsemée de glitchs et de parasites, dérangeante par la technologie qui perturbe sa vue naturelle. Mais les endroits qu’il explore proposent également une cohabitation entre la réalité et la technologie, où l’habillage virtuel essaye d’envelopper une vérité lugubre. Et pour couronner cet univers, une grande Guerre a opposé les pays d’Est et d’Ouest, laissant les multinationales prendre le contrôle ; sans oublier la nanophage, une maladie dévastatrice liée aux implants cybernétiques et que tout le monde redoute. Alors non, personne n’a envie de vivre dans un tel futur, malgré les promesses technologiques qu’il propose.

Une enquête en huis-clos immersive

© Bloober Team, Observer System Redux, 2021

L’histoire joue donc sur plusieurs tableaux à la fois. Avec son univers cyberpunk, Observer propose aussi un aspect policier par l’enquête de Lazarski, avec une vue à la première personne et un côté walking simulator. N’attendez donc pas de l’action effrénée avec ce jeu. Notre héros progresse dans l’immeuble où il est enfermé, fouille les lieux, enquête avec plusieurs niveaux de perception grâce à sa technologie (vision thermique, vision électromagnétique, vision de nuit) afin de trouver des éléments-clés sur les scènes de crime. Mais il peut surtout pénétrer dans la tête des personnes qu’il croise, mortes ou vivantes, afin d’accéder à leurs derniers souvenirs. Cela entraîne le joueur dans des visions psychédéliques, où la mémoire des personnages interrogés est déformée, distendue par leurs préoccupations, leurs obsessions, leurs peurs… Ces visions sont éprouvantes, mais aussi terriblement immersives, se rapprochant d’une conscience à l’état brut, permettant de comprendre le quotidien de ces gens dans une société qui les oppresse. Telle personne aura en tête les bureaux open-spaces de Chiron, avec une multitude de travailleurs ; une autre aura en boucle des souvenirs liés au décès de sa femme ; une autre donnera accès à une flore paradisiaque artificielle où elle se réfugie pour échapper à la réalité… Ces plongées irréalistes se font aussi cauchemardesques, menant facilement le jeu dans le survival horror, perturbant à terme la vision de Lazarski.

Le plus passionnant dans Observer, outre l’enquête principale, ce sont ces habitants de l’immeuble à qui on parle par l’interphone sur leur porte – nous ne croisons physiquement que le gardien de l’immeuble ou presque : un ancien soldat qui ne survit que grâce à des implants offerts par l’armée. Tous ces gens, par des bribes de conversations, nous dévoilent leurs peurs, leurs préoccupations, leur vie dans ce futur dystopique où la technologie les submerge alors qu’ils ne peuvent survivre sans. Ils parlent de leur terreur d’une autre nanophage ; du fait de devoir rendre des implants devenus nécessaires à leur survie par manque d’argent ; du refus pour certains de se laisser contaminer par la technologie… À leur manière, ils abordent nombre de sujets, depuis les violences domestiques jusqu’à l’intelligence artificielle, la guerre passée, la difficulté à se reconnecter avec le réel, leur méfiance envers Chiron qui voudrait contrôler leur vie, etc. Toute la richesse du jeu est là : si l’on prend la peine de fouiller chaque étage, de frapper à chaque porte, de lire les données sur chaque ordinateur, on trouve un lore immense et finement travaillé, rendant l’univers d’Observer crédible en tous points, aussi captivant que poignant, en passant par le microcosme d’un immeuble pour décrire toute la diversité d’une société.

La quête principale, évidemment, enrichit cet aspect. L’enquête menée par Lazarski est surprenante et emplie de rebondissements, amenant à découvrir un tueur en série, mais également à dévoiler l’histoire familiale tragique et touchante de Lazarski, avec une belle réflexion sur la relation père-fils. Les quêtes secondaires ne sont pas en reste. Toutes sont intéressantes et variées, et permettent de dévoiler d’autres aspects de l’univers. Un appartement où se cache une petite fille avec une amie imaginaire recèle une histoire touchante ; un étrange signal révèle un étrange trafic et interroge sur la conscience de l’intelligence artificielle ; fournir des drogues sous le manteau peut parfois se faire pour de bonnes raisons… Toutes ces histoires entremêlées, ces détails à découvrir, amènent nombre d’interrogations liées au cyberpunk : sur notre relation avec la technologie, sur l’éveil de l’intelligence artificielle, sur la cohabitation de l’homme et de la machine, le trafic génétique et encore d’autres questions éthiques. Observer est une sacrée enquête qui amène à réfléchir, témoignant d’un scénario travaillé aux multiples messages, et qui n’est pas pour les âmes les plus sensibles.

Une version augmentée quasi-parfaite

© Bloober Team, Observer System Redux, 2021

Ayant joué à Observer dans sa première copie sur PS4, il n’est pas difficile d’affirmer que le jeu trouve sa meilleure version avec System Redux. Les graphismes ont été retravaillés, permettant un bien plus grand niveau de détails dans l’ambiance et les décors. Là où la première version était souvent sombre, le jeu fait preuve de davantage de contrastes et de luminosité, rendant l’expérience plus agréable à jouer sans pour autant nuire à son atmosphère oppressive et agressive. La nouvelle génération de consoles permet également de profiter de chargements plus rapides, d’une meilleure fluidité de l’image et du ray-tracing, rendant le jeu plus immersif.

Par ailleurs, le jeu se révélait souvent labyrinthique dans sa première version : une chose voulue par cet immeuble décrépi où des pans entiers de murs étaient abattus et permettaient de multiples passages. Mais l’amélioration des graphismes et des contrastes empêche de tourner en rond inutilement. De la même manière, les rares scènes de danger, où il faut se cacher et éviter un ennemi sont ainsi clarifiées. Il est bien plus facile de voir où et comment se diriger, même si ces scènes ne sont pas dans les meilleures du jeu. Un autre ajout mémorable est celui d’une scène d’introduction avant le menu du jeu, mettant en scène le personnage principal durant l’une de ses enquêtes grâce au Mange-Rêves, permettant de mieux découvrir l’apparence de Lazarski et toute l’ambiance du jeu.

Observer : System Redux se voit aussi enrichi de trois quêtes supplémentaires annexes : « Signal errant », « Son affreuse symétrie », et « C’est de famille ». Comme pour les autres quêtes, quelques énigmes et codes seront nécessaires pour en venir à bout et découvrir d’autres moments du quotidien de la vie des habitants de Cracovie. Si l’on peut regretter que Son affreuse symétrie propose à un moment un côté labyrinthique lassant, elle permet de mettre en avant l’un des talents récurrents de Bloober Team : jouer sur les changements de décors et de couleurs, en créant des espaces impossibles, qui changent dès que l’on détourne le regard, et une histoire complètement barrée. Signal errant est court, mais percutant, jouant sur l’horreur et l’intelligence artificielle. C’est de famille peut être malheureusement loupée, comme cela a été mon cas, en oubliant de ramasser une clef à un endroit précis, alors que son histoire est sûrement l’une des plus touchantes et intimistes du jeu, illustrant un drame familial et la peur de la peste digitale. L’occasion de vous recommander, en jouant au jeu, de véritablement fouiller partout, d’être curieux et de parcourir chaque recoin, car passer près d’un lieu menant à une intrigue active normalement la quête dans le carnet numérique de Lazarski. Explorez donc tout afin d’être certain de ne passer à côté d’aucune quête annexe.

D’autres ajouts plus discrets sont présents avec cette version : de nouvelles cartes d’identités à collecter ici et là apparaissent (plus de 60 dans tout le jeu) et des niveaux supplémentaires sont rajoutés au mini-jeu rétro Tout feu tout flamme, disponible sur les PC consultables par Lazarski. Car le cyberpunk puise aussi dans une nostalgie des années 80, comme le prouvent le mobilier des divers appartements ou l’apparence des outils informatiques, ancrés dans le style de cette époque.

Conclusion

Il y en aurait encore beaucoup à dire sur Observer : System Redux. Sa musique et sa bande-son, composés par Arkadiusz Reikowski, artiste récurrent du studio, qui permettent une immersion totale dans l’univers technologique et horrifique du jeu. Les easter eggs dissimulés ici et là, références à Blade Runner, The Medium, P.T., ou Layers of fear. La manière dont le jeu fait côtoyer la technologie avec un style années 80 au contraste dérangeant et effrayant, ou dont les plongées psychiques de Lazarski piochent dans des idées aussi barrées que perturbantes, jouant avec nos perceptions et notre tension. Toutes ces interrogations et ces réflexions que le jeu soulève sans pour autant oublier son intrigue et son gameplay. Observer : System Redux propose ici sa meilleure version, débarrassé de presque tous les défauts présents à sa sortie initiale en 2017. Il serait vraiment dommage de passer à côté de cette petite perle mêlant polar horrifique et cyberpunk.

  • Observer : System Redux est disponible sur PC, PS4, PS5, Xbox One, et Xbox Series X/S, en version physique et numérique. La première version du jeu est aussi téléchargeable sur Switch.
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Sortie le 19 mars dernier sur Disney+ et diffusée à raison d’un épisode par semaine, Falcon et le Soldat de l’Hiver est la deuxième série estampillée univers cinématographique Marvel. Portée par Anthony Mackie et Sebastian Stan, elle apporte un regard intéressant sur la notion de héros, sur le rapport des États-Unis à ses icônes et sur la portée des symboles. Forte en émotions, parfois osée dans son propos, la série est une excellente surprise que l’on vous invite à découvrir ici.

Six mois après Avengers Endgame, Bucky Barnes (le Soldat de l’Hiver, incarné par Sebastian Stan) et Samuel « Sam » Wilson (Falcon, incarné par Anthony Mackie) font équipe. Ce dernier a hérité du bouclier de Captain America, Steve Rogers le lui ayant légué pour incarner à son tour les valeurs qu’il portait autrefois. Mais c’est un héritage lourd à porter, qui plus est à un moment où ils sont confrontés à une mystérieuse organisation terroriste dont les intentions ne sont pas encore claires.

La recherche d’un nouveau pouvoir

Photo by Chuck Zlotnick. ©️ Marvel Studios 2020. All Rights Reserved.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’entre WandaVision et Loki, la série Falcon et le Soldat de l’Hiver n’est pas celle qui a suscité le plus d’attente de la part du public. La faute probablement à des films Marvel qui ont laissé assez peu de place à ces deux personnages pour qu’ils puissent gagner en épaisseur, chose que la série tente de venir gommer. Et c’est une jolie réussite, à la manière de l’histoire de Wanda, celles de Falcon et de Bucky prennent une nouvelle mesure, entre le rapport de Falcon aux responsabilités induites par le rôle de Captain America sur lequel il s’interroge sans cesse, et les traumatismes que Bucky essaie de surmonter. L’occasion donc de s’intéresser de plus près à des personnages que l’on sait intéressants dans leurs histoires en comics, mais que le cinéma a souvent réduit à des simples fonctions de soutien pour les héros les plus populaires. Anthony Mackie et Sebastian Stan, les deux stars de la série, jouent avec justesse leur partition et incarnent véritablement ces deux héros tourmentés, avec plus de latitude dans leurs jeux respectifs. S’ils n’ont jamais captivé l’audience pour leur jeu dans les films Marvel, ils montrent tous les deux qu’ils peuvent offrir plus de sensibilité et de variété, des subtilités qui donnent de la consistance à leurs personnages.

Et c’est d’autant plus important que Falcon et le Soldat de l’Hiver tourne autour de questions très actuelles mais aussi difficiles, qui remettent en cause l’ordre établi de l’univers cinématographique Marvel. Héritier du rôle de Captain America, Sam (Falcon) s’interroge directement sur le symbole incarné par ce héros, et plus précisément sur son incarnation par un homme noir. C’est là que l’on fait la rencontre de Isaiah Bradley, l’un des premiers hommes à s’être vu injecté le produit qui a fait de Captain America un « super soldat », mais que l’histoire a oublié. Figure apparue au début des années 2000 dans les comics, Isaiah Bradley incarne une histoire cachée, celle d’un pays et d’un gouvernement foncièrement racistes qui n’ont jamais su rendre honneur à des héros·ines noir·e·s. Osé, cet arc scénaristique apporte à la série une profondeur importante tout en l’inscrivant dans l’actualité. D’autant plus que Bucky, de son côté, est sur un arc rédempteur, souhaitant devenir le héros dont il n’a jamais vraiment eu le statut, tout en cherchant à surmonter les traumatismes de guerre qu’il partage avec beaucoup de soldats. Là aussi, une question importante de l’autre côté de l’Atlantique, où le syndrome de stress post-traumatique intéresse plus souvent le cinéma que le gouvernement. Tout cela a un but bien précis : envisager l’avenir de cet univers Marvel, le rapport de ses héros·ines au pouvoir, pour peut-être mieux les éloigner d’un rôle de bras armé de gouvernements qui peinent à incarner les valeurs que ces héros·ines sont censé·e·s défendre, comme on le verra un peu plus bas dans cet article.

Il y a un vrai côté buddy movie dans la dynamique qui unit les deux personnages, directement inspirée de quelques comics où le Soldat de l’hiver et Falcon sont partenaires. Une réussite sur ce point-là pour une série à la réalisation variable, solide sur ses scènes dramatiques, plus anecdotique -et souvent franchement ratée- dès lors qu’il y a un peu d’action. On a quand même du mal à lui pardonner l’utilisation du filtre jaune lors d’une scène au Maroc en ouverture de la série. Si la question n’est pas si répandue de notre côté de l’Atlantique, elle interroge depuis plusieurs années aux Etats-Unis tant Hollywood l’utilise à foison pour apporter un côté chaud, sale, poisseux à l’image dès lors qu’une scène se déroule dans un pays jugé pauvre. Procédé paresseux techniquement, lourd de sens sur la vision au mieux étriquée, au pire franchement raciste, qu’ont ses utilisateurs sur les pays visés, ce filtre jaune est en plus parfaitement disgracieux et offre une image tronquée d’un Maroc qui mérite bien mieux. Bref, l’univers cinématographique Marvel a encore beaucoup de chemin à faire pour être aussi prompt à célébrer la diversité et l’ouverture sur le monde que ses responsables aiment le prétendre.

L’ombre des États-Unis

Photo by Chuck Zlotnick. ©️ Marvel Studios 2020. All Rights Reserved.

Si une partie de l’intrigue se déroule à la Nouvelle Orléans, ce n’est pas innocent : il y a une forte composante sociale, proche du peuple, qui motive Falcon et ce qu’ils représentera désormais au sein de l’univers Marvel. La Nouvelle Orléans accapare depuis longtemps, et plus particulièrement depuis le désastre de l’ouragan Katrina, une place importante dans le combat et le militantisme nord-américain en faveur des populations défavorisées qui ont été laissées à l’abandon par le gouvernement. Une population défavorisée incarnée par la sœur de Falcon, qui rappelle à juste titre que le gouvernement s’en fiche de ce qu’elle dit, et qu’elle n’a donc aucune raison d’adhérer à leur mascotte, Captain America. Le fait que Falcon, en tant que super-héros noir, soit placé à un tel endroit est lourd de sens. Pourtant parler de politique au sein d’un univers cinématographique qui fait tout pour paraître apolitique (mais si, vous savez, ce synonyme de « droite ») n’est pas mince affaire et pourtant, c’est un élément fondamental pour comprendre l’importance inattendue de la série. Il y a d’abord un rapport au terrorisme qui est extrêmement intéressant mais aussi rare, un point de vue inaudible dans le débat public. Lors des quelques épisodes qui composent la série, Falcon et Bucky sont en effet aux prises avec deux factions : d’un côté un groupement qui commet des attentats terroristes, et de l’autre un Captain America fantoche servi par l’administration américaine pour tenter de capitaliser sur le symbole. Les terroristes ont des revendications qui concernent des thèmes consécutifs aux événements de Avengers Endgame, puisque le retour de personnes disparues provoque des mouvements de population, des gens à recaser, qui doivent retrouver une vie. Faisant écho aux migrations que le monde tente bien d’ignorer, ces « terroristes » tentent de s’opposer à des leaders mondiaux qui abordent une crise humanitaire sous l’angle des chiffres, déshumanisant les réfugiés (quitte à bafouer les droits humains, comme le fait actuellement l’Europe, la France en tête). La série tente donc d’expliquer, d’analyser, et d’aller plus loin pour comprendre d’où vient la colère. Une idée incarnée par Falcon et Bucky qui vont peu à peu s’interroger sur les implications de ces affrontements, et découvrir que si les méthodes sont choquantes, les idées permettent de comprendre ce qui déconne dans les gouvernances pour mieux aborder le futur. Cela donne à Falcon, incarné par Anthony Mackie, une stature différente. Il devient une autre incarnation de Captain America, plus proche du peuple, opposé parfois au pouvoir, qui remet en cause une idéologie néolibérale et impérialiste mortifère que les super-héro·ïne·s incarnent souvent malgré eux·elles. Plus qu’une incarnation de l’idéal américain, ce nouveau Captain America incarne l’humanité.

Plus encore, ce Captain America échappe aux Etats-Unis. Il n’incarne plus les US, pays qui aujourd’hui ne représente plus les valeurs de liberté qu’il prétend promouvoir partout dans le monde. C’est un énorme tacle à la politique américaine, entre l’intrigue autour des réfugiés, mais aussi l’existence d’un « faux » Captain America incarné par John Walker, soldat bon-chien chien du gouvernement. Incarnant quant à lui ce qu’il y a de plus toxique dans son gouvernement (impérialiste, obéissance complète et complaisante aux ordres, œil pour œil, dent pour dent…), le personnage a un rôle-fonction : il n’existe que pour permettre à Falcon de grandir et de se détacher de son prédécesseur, jusqu’à un discours rondement bien mené par Anthony Mackie lors du dernier épisode où, si l’on peut critiquer la naïveté des mots choisis, il y a une force et un courage certain dans le ton d’un discours qui prend à contrepied tout ce que cet univers tend à incarner depuis près de quinze ans, en ce qui concerne son incapacité à remettre en cause les gouvernants. 

Photo by Chuck Zlotnick. ©️ Marvel Studios 2020. All Rights Reserved.

Enfin, le dernier point abordé par la série passe grâce à l’excellent Baron Zemo, incarné par un super Daniel Brühl. Si le refus de la série d’associer au nazisme ce personnage, le rendant même plutôt « cool » (alors que, soyons sérieux : Zemo est un sale nazi dans les comics) m’a un peu chagriné au départ, il y a un moment où le personnage provoque un déclic pour la série. C’est là encore un discours, un moment où Zemo explique avec un ton presque ironique que le concept de super soldat·e, si cher aux super-héro·ïne·s, est toujours proche de celui de suprémaciste. C’est une remise en cause du statut de « super », rappelant ses dérives et son caractère foncièrement suprémaciste, impérialiste : les héros et héroïnes américain·e·s se sont toujours battu·e·s pour les intérêts de leur pays, leur gouvernement et leurs corporations. C’est d’ailleurs un point qui a été très justement abordé dans un article du Hollywood Reporter que je conseille fortement aux anglophones.

La réincarnation de Captain America

Cette manière de raconter Falcon, Captain America et plus largement les super-héro·ïne·s de Marvel rappelle terriblement l’analyse de Ta-Nehisi Coates, qui avait profité de l’occasion de pouvoir écrire les comics Captain America pendant un certain temps pour raconter la dimension extrêmement politique et problématique d’un tel personnage, mais aussi le décalage important entre les valeurs promues et la réalité des États-Unis. Publié en édition Deluxe depuis le 1er avril par Panini Comics, le run de Ta-Nehisi Coates vous est d’ailleurs chaudement recommandé. Car un Captain America noir pose énormément de questions, c’est la remise en cause d’un symbole qui est soudainement incarné par un homme dont la couleur de peau suffit à être la cible de la police sans aucune raison. Une couleur qui souffre d’un racisme institutionnel, jusqu’à ce qu’une question se pose : peut-il et veut-il porter le symbole d’un pays qui oppresse sa communauté depuis toujours ? Si la série ne répond pas frontalement à cette question, préférant citer l’espoir, elle utilise tout de même habilement ces questions jusqu’à devenir extrêmement politisée, quitte à laisser définitivement sur le bord de la route des fans de l’univers Marvel qui ont déjà tapé des crises sur les films Black Panther et Captain Marvel. Et plus que Falcon, le Soldat de l’hiver est lui aussi au centre de ces questions sociales, puisqu’il incarne le destin de tous ces soldats abandonnés par le système, brisés, malgré les grands discours de dirigeants qui vantent sans cesse leur armée. Un soutien qui ne compte que tant qu’elle est en opération pour ses propres intérêts. 

Alors tout n’est pas parfait dans Falcon et le Soldat de l’hiver, j’ai intentionnellement insisté sur sa dimension politique tant elle donne une force inattendue à la série, bien qu’elle se rate souvent sur des questions plus techniques : les scènes d’action sont le plus souvent misérables, la mise en scène inégale et le final n’est pas des plus réussis, mais il y a un cœur, une volonté et des ambitions qui dépassent largement le simple cadre d’une série de super-héro·ïne·s. Il y a peut-être, là-dedans, une meilleure compréhension de ce que peuvent faire, raconter et provoquer les comics, que dans la plupart des œuvres de l’univers cinématographique Marvel. Et en ce sens, cela devient un indispensable, quitte à lui pardonner ses écarts et ses ratés.

  • Falcon et le Soldat de l’hiver est disponible sur Disney+ depuis le 19 mars 2021.
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Publié de 1987 à 2000 au Japon, traduit en France pour la première fois en 1997, Tomie est la première œuvre du mangaka Junji Ito. Ce sont les éditions Mangetsu qui permettent de redécouvrir ce manga avec une nouvelle traduction et édition, et de faire la connaissance d’une héroïne cauchemardesque.

Cette critique est rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire de Tomie par Mangetsu.

Les débuts de l’horreur

Tomie a sans doute une place à part dans le manga d’horreur japonais. Junji Ito n’a que 23 ans quand il crée la première histoire mettant en scène Tomie et l’envoie au magazine Gekkan Halloween, alors qu’il travaille dans un cabinet dentaire. Quelques mois plus tard, il reçoit le prix Umezu pour ce premier manga. Tomie sonne alors le début de sa carrière dans le manga d’horreur, un genre qu’il n’a jamais quitté depuis, donnant naissance à bien d’autres œuvres (Spirale, Gyo, Frankenstein…tous seront réédités ou publiés pour la première fois en France chez Mangetsu).

Et si ses œuvres suivantes, par expérience, ont ensuite acquis plus de maturité au niveau du dessin et de l’histoire, Tomie a un rôle tout particulier dans la carrière de l’auteur. En dix ans et 22 arcs narratifs consacrés à ce personnage ambivalent, c’est aussi toute une progression du style du mangaka que l’on observe, passant des premiers graphismes au style parfois brouillon et encore imprécis, à des dessins gagnant en véritable finesse, en détails et dans une horreur de plus en plus maîtrisée, mise en scène pour surprendre, fasciner et effrayer le lecteur. Tomie est donc aussi un véritable marqueur du temps, un témoin du talent de Junji Ito sur dix ans, annonçant les thèmes et le style de ses mangas à venir, tout en s’inspirant de figures horrifiques japonaises connues.

Entre fascination et effroi

© 2011 Ji Inc./Asashi Shimbun Publications Inc. All rights reserved – © Tomie, Junji Ito, Mangetsu, 2021

Le premier arc narratif de Tomie permet en effet de mettre en place l’héroïne principale, lien récurrent de chaque histoire : toutes les intrigues sont organisées autour d’elle. Tomie est une jeune lycéenne, assassinée et démembrée dans des circonstances effroyables. Mais la jeune femme revient dès le lendemain dans son lycée, en vie, comme si de rien n’était. Ou presque : car elle est là pour faire payer ses bourreaux, tels les célèbres fantômes japonais vengeurs Sadako (The Ring) et Kayako (The Grudge), et va entraîner tous ceux qu’elle croise dans la folie et la mort.

Car Tomie se rapproche en premier lieu des onryō, ces esprits japonais morts dans des souffrances physiques ou émotionnelles, et qui reviennent se venger des vivants jusqu’à trouver l’apaisement : une sensation que ne connaîtra jamais Tomie, qui a beau mourir à chaque arc narratif, mais qui réapparaît toujours aussi belle, jeune et presque angélique.

Même si on en apprend davantage sur l’héroïne et ses différentes facettes au long de chaque histoire de ce recueil, il n’y a pas d’intrigue réellement globale à proprement parler. Tomie naît dans la première histoire homonyme, dévoilant sa malédiction ou ses pouvoirs, selon le point de vue : demeurer une jeune femme belle, reconnaissable à ses longs cheveux bruns et au grain de beauté sous son œil gauche, et toujours ressusciter… qu’on l’ait démembrée en plusieurs morceaux, qu’on la tue, qu’on l’étouffe, peu importe. Elle renaîtra pour tourmenter les hommes, les fasciner par sa beauté, jusqu’à leur insuffler l’envie de l’assassiner, mêlant Eros et Thanatos sur une frontière trouble. Elle hypnotise parfois les femmes en les poussant à se greffer ses cheveux, les transformant en sosies (Les cheveux), rend fous même les enfants en insufflant une aura maternelle (Le petit garçon) ou bien au contraire, des gens qui n’ont jamais pu devenir parents, en prenant la place d’une enfant (La fille adoptive).

Toutes les personnes qui croisent Tomie – parfois sur plusieurs arcs narratifs – finissent mal. Est-ce la vengeance de la jeune lycéenne tuée autrefois ? Est-ce le jeu d’une femme fatale et manipulatrice, qui joue de sa beauté ? Tomie est-elle simplement un démon né pour torturer les âmes qu’elle croise ? C’est un peu tout cela à la fois, dans un mystère parfois frustrant et dont on aurait peut-être aimé avoir quelques clés supplémentaires pour vraiment aimer le manga. Un mélange né tout d’abord de son meurtre tragique initial, jusqu’à ces réapparitions d’un personnage condamné à ne jamais mourir, qui tente de comprendre qui elle est au travers de diverses expériences, puis qui semble choisir de mener ce destin fatal. Elle profite de ce que sa beauté lui apporte (fascination des hommes, aisance matérielle, caprices satisfaits par ceux envoûtés par elles, etc) jusqu’à une issue tragique inéluctable : la mort. Tomie fascine, envoûte, pousse à l’amour et au désir, puis à la folie et à sa propre mort… et puis celle des autres au passage. Qu’ils se suicident, qu’ils se tuent, se battent pour elle, tous deviennent fous face à la jeune femme. D’intrigue en intrigue, on suit ses aventures, fasciné, curieux d’une certaine façon de voir la prochaine abomination qu’elle nous réserve, la prochaine mort, la prochaine histoire torturée, même si elle suit le même schéma que la précédente, avec toujours de terribles conséquences.

Macabre viscéral

© 2011 Ji Inc./Asashi Shimbun Publications Inc. All rights reserved – © Tomie, Junji Ito, Mangetsu, 2021

Le personnage de Tomie ne meurt jamais. Mais l’horreur du manga ne tient pas seulement à la dévastation à chacune de ses apparitions : mais aussi par la manière dont elle revient. Tomie s’inscrit dans le body horror, exposant nombre de planches aux dessins terribles, organiques, et qui peuvent heurter les âmes sensibles. Elle est démembrée? Qu’à cela ne tienne, Tomie va repousser sur ses « morceaux » comme un parasite infernal. Greffée dans le corps de quelqu’un ? La malheureuse victime aura Tomie qui poussera à l’intérieur d’elle (La clinique Morita). Son sang se répand sur une moquette ? Un écho d’elle apparaît à travers le matériau. Et ce ne sont que les premiers exemples dans la créativité macabre de l’auteur, entre déformations des corps, multiples parasites sur une même chair et monstruosités en tout genre. D’horreur en horreur, on voit donc Tomie renaître de n’importe quel morceau de son cadavre, quitte à créer de multiples sosies d’elle-même, tous aussi souriants, angéliques, morbides et malfaisants que les autres. Un contraste saisissant entre son air innocent et la perfidie dont elle est capable.

Ce ne sont pas les seules particularités de la jeune femme. Face à ses sosies, elle voudra les tuer, comme le fera une certaine autre protagoniste dans Les meurtres de Molly Southbourne (Tade Thompson), des années plus tard. Tomie est belle, vaniteuse, obsédée par sa beauté, par son originalité unique : elle ne supporte donc pas les clones, ni qu’on la défigure. Quand un peintre ou une jeune fille essayent de la représenter en photo ou en peinture, un double visage apparaît : celui de la créature horrifique qu’elle est véritablement (Les photographies, Le peintre). Parfois, elle va jusqu’à s’entourer d’une secte d’admirateurs, tout en sachant qu’ils seront sa perte (Une réunion). Y a-t-il seulement un moyen de tuer Tomie, de saisir l’essence de son être ou de comprendre ses véritables intentions ? Ou ne doit-on la voir que comme une entité de vengeance, un symbole de la peur des hommes envers l’autre sexe ? Le dernier arc narratif tente de répondre à ces questions, laissant un personnage nimbé de mystère et empreint de l’obsession monstrueuse qu’elle fait naître chez les plus innocents.

Conclusion

Tomie est loin d’être une héroïne : de victime tragique, elle devient une entité surnaturelle épouvantable, tour à tour légende urbaine ou quasi-divinité orgueilleuse, obsédant tous ceux autour d’elle sans espoir, revenant encore et toujours, un spectre qui serait là pour hanter et tourmenter, parfois sans plus de raison que nécessaire. C’est une figure maléfique, mais aussi, pour son époque, un personnage féminin atypique, assuré de sa beauté et de son charme, une femme qui se laisse mener par ses propres désirs sans se soumettre à qui que ce soit.

C’est par une magnifique intégrale que Mangetsu nous invite donc à faire la connaissance de Tomie, elle qui a même eu le droit à neuf adaptations au cinéma. Cette nouvelle édition compte tous les arcs narratifs mettant en scène le personnage, illustrant la beauté vénéneuse de l’héroïne par une couverture sublime, illustrée et cartonnée, et un objet-livre particulièrement agréable à prendre en main. On lit également avec grand intérêt la préface d’Alexandre Aja sur la fascination provoquée par Tomie, le réalisateur travaillant actuellement sur une adaptation ; et l’analyse en postface de Morolian, spécialiste francophone de l’auteur. Comme toute première œuvre, il est sans doute idéal de commencer par Tomie pour comprendre et apprécier l’évolution de l’œuvre de Junji Ito, même si cela ne mène pas forcément au coup de cœur. A condition de supporter l’imagerie malsaine et glauque de son univers, bien entendu !

  • Tomie est disponible aux éditions Mangetsu depuis le 7 juillet 2021.
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Qui est le fou ? Celui qui voit le monde tel qu’il est, ou celui qui le voit tel qu’il devrait être ? C’est le dilemme posé par l’existence même de Don Quichotte, le chevalier à la triste figure ayant marqué l’histoire de la littérature mais aussi l’ensemble du paysage culturel. Rédigé par Miguel de Cervantes au XVIIe siècle, Don Quichotte est une parodie de l’idéal chevaleresque, porteuse d’une satire sociale. Le roman conte les mésaventures d’Alonso Quichano, un passionné de livres de chevalerie, lesquels vont troubler son jugement, au point que l’homme idéaliste devienne un véritable redresseur de torts. Accompagné de son fidèle écuyer Sancho Panza, le chevalier à la triste figure va prendre des moulins à vent pour des géants, et se battre sans répit au nom d’une Dame qu’il n’a jamais vue : Dulcinée.

Le chevalier aux multiples figures

Jacques Brel dans le rôle de Don Quichotte © Théâtre des Champs-Élysées, 1968

Sans surprise, les adaptations de Don Quichotte ont foisonné, au fil des années. Parmi elles, on peut compter le film de Terry Gilliam, à la figure aussi triste que le chevalier dont il s’inspire : L’homme qui tua Don Quichotte. Le long-métrage inachevé en 2000 et à l’origine de plusieurs documentaires ou projets, a la réputation d’être maudit. Il arrive que la réalité imite étrangement l’art. Pourtant, Terry Gilliam est venu à bout de l’impossible rêve, en projetant une version finale du film, lors du Festival de Cannes de 2018.

Il est heureux que la comédie musicale L’homme de la Mancha ait eu plus de fortune. Man of la Mancha est une pièce initialement écrite par Dale Wasserman ; elle a remporté de nombreux Tony Awards, lors de sa sortie, en 1965. Dans les pays francophones, elle est devenue célèbre grâce à l’adaptation réalisée par Jacques Brel, en 1968. Le chanteur – ou devrait-on dire poète ? – belge eut un véritable coup de cœur tant pour la comédie musicale que pour le personnage, auquel il décida de prêter ses traits. Et sa voix.

La chanson La Quête ou le titre assez burlesque L’homme de la Mancha ont marqué le paysage musical francophone.

Très friande du personnage de Don Quichotte, et surtout grande amatrice de comédies musicales, j’ai eu l’occasion de découvrir L’homme de la Mancha, au théâtre du Châtelet, à Paris. Cette adaptation, dont la mise en scène est assurée par Michael de Cock et Junior Mthombeni, a été représentée sur scène entre le 29 mai et le 6 juin 2021. Oscillant entre un chant traditionnel et des passages lyriques, Ana Naque incarne Dulcinea. Le fidèle Sancho Panza est interprété par Junior Akwety. Enfin, c’est le chanteur belge Filip Jordens qui prête ses traits à Don Quichotte. On sent combien l’interprétation de Jacques Brel a pu l’influencer, comme en témoigne cette version de La Quête.

La quête de l’impossible rêve

L’intrigue de la comédie musicale se situe à Séville, au XVIe siècle. Elle met en scène Cervantes lui-même, tandis qu’il est mené dans une pièce commune de la prison de l’Inquisition. Son tort ? Être un homme de lettres. On note le destin commun avec un poète nommé Gringoire, dans Notre-Dame de Paris (Victor Hugo). D’ailleurs, cette prison a tout d’une Cour des Miracles, où Miguel de Cervantes risque d’être jugé coupable par les autres détenus, avant même le véritable procès. L’auteur n’a aucune arme sur lui, si ce n’est un mystérieux manuscrit inachevé. Il va alors faire appel à son imagination, et à celle de ses menaçants compagnons de cellule, pour plaider sa cause. Tout à coup, le personnage d’Alonso Quijana, puis de Don Quichotte, prend vie sous les regards ébahis :

« Je vais tenter de personnifier un homme. Venez ! Suivez le cheminement de mon imagination et vous le verrez. Son nom ? Alonso Quijana  ! Il conçoit le plus étrange projet jamais imaginé : devenir chevalier errant et jaillir dans le monde pour en redresser tous les torts. Ne plus être le simple Alonso Quijana, mais un preux chevalier connu sous le nom de Don Quichotte de la Mancha ! »

Filip Jordens dans le rôle de Don Quichotte © Théâtre du Châtelet, 2021

Filip Jordens prête sa voix à Miguel de Cervantes, qui donne vie à Alonso Quijana, lequel devient lui-même Don Quichotte. La mise en abyme est totale et promet de nombreuses pistes de lecture, à l’issue du spectacle.

Au cours de sa quête pour affronter un certain chevalier aux Miroirs, Don Quichotte croise la route d’une jeune femme qui pourrait être l’héritière de Carmen : Aldonza. Le chevalier errant la prend immédiatement pour sa Dulcinea, au point de faire tout ce qui est en son pouvoir pour devenir digne de sa Dame. Si les différents quiproquos prêtent à sourire, la pièce n’est pas non plus avare en émotions. Don Quichotte exaspère ses acolytes, à cause de sa témérité et de son obstination exubérantes. A l’exception de Sancho Panza, nombreux sont ceux à vouloir lui faire ouvrir les yeux sur le monde. C’est pourtant quand il perdra ses convictions, que le chevalier arborera la plus triste figure.

En revanche, les amateurs des comédies musicales de Broadway ou même de Londres pourraient rester sur leur faim. La mise en scène de L’homme de la Mancha est très minimaliste. Ici, on aperçoit un château de sable pourvu d’un petit moulin à vent. Là-bas, un projecteur diffuse quelques vidéos, servant le propos de la pièce, de manière plus ou moins explicite. Les décors et costumes demeurent, quant à eux, très limités ; même si l’on pourrait rétorquer que Miguel de Cervantes nous avait prévenus, en nous demandant de faire appel à notre imagination…

Conclusion

Pour être tout à fait honnête, L’homme de la Mancha n’est pas la meilleure comédie musicale que j’ai eu l’occasion de voir sur scène. Certains passages sont inégaux et la mise en scène souffre de son caractère minimaliste. Bien qu’elle ait mal vieilli, la pièce mérite d’être connue, car elle cerne les enjeux autour de l’existence de Don Quichotte, au cours d’un hommage tantôt léger, tantôt vibrant. Certaines chansons sont tout simplement magnifiques, et le portrait de Don Quichotte est si touchant qu’il parvient à ébranler nos convictions les plus solides. Je gage qu’en 2021, le chevalier idéaliste serait encore plus incompris et traité de fou. Et pourtant, nous avons plus besoin de lui que jamais.

  • L’homme de la Mancha est une comédie musicale qui a été représentée au théâtre du Châtelet, entre le 29 mai et le 6 juin 2021.
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Bonjour à toutes et à tous, et bienvenue dans ce quatrième épisode de la Rébliothèque !

Cette fois, j’ai voulu partager avec vous un véritable choc comme on rencontre parfois en littérature. Sous son vernis romanesque de thriller, « Immortel », de José Rodrigues Dos Santos, est un véritable traité de vulgarisation scientifique sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme. Un livre puissant qui m’a amené à reconsidérer ma vision du monde, et de l’avenir.

J’espère que cet épisode vous plaira, et vous donnera envie de lire !

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En mai dernier, les éditions Mangetsu se lançaient avec un manga étonnant : Ao Ashi. Nous avions été directement séduits par l’histoire de ce jeune garçon qui rêve de devenir footballeur, grâce à sa manière d’aborder l’envers du décor d’un tel monde sans tomber dans les clichés du genre portés par d’autres mangas de sport. A tel point que le titre s’adressait à tout le monde, pas seulement aux fans de foot. Aujourd’hui, le manga revient avec un troisième tome que l’on décortique à cette occasion.

Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire en service presse par son éditeur. Note : Mangetsu est le nouveau label manga de Bragelonne, maison d’édition dont le directeur Stéphane Marsan a été mis en cause dans de nombreux témoignages d’anciennes collaboratrices l’accusant de harcèlement sexuel, suivi d’un silence assourdissant de l’éditeur. Suite à cette affaire, nous avions pris la décision de continuer à couvrir les œuvres publiées par la maison d’édition tout en inscrivant, à chaque fois, une note en début de critique pour informer sur la situation et rappeler notre soutien indéfectible aux victimes. Nous avons appris avec joie la mise à l’écart de Stéphane Marsan, la lutte interne des salarié·e·s pour réclamer un environnement de travail plus sain et surtout, que les victimes aient enfin pu être entendues. Pour en savoir plus : thread de Samantha Bailly et Mediapart

Le football comme fait social

Ao Ashi © 2015 Yugo KOBAYASHI, Naohiko UENO by SHOGAKUKAN

Pour ce troisième tome, Ao Ashi parle assez peu de football, en ne mettant en scène d’ailleurs aucun match. Il s’intéresse à d’autres questions, sur ce qu’il se passe en coulisses, mais surtout sur l’entourage de son héros et sur ce que la réussite dans le football implique pour lui. Des questions très actuelles tant le football apparaît comme un fait social, et un élément émancipateur pour beaucoup de jeunes. Nous sortons en effet à peine d’un Euro de football qui a échauffé les esprits : polémiques, déceptions, mais en définitive beaucoup de bonheur et d’émotions pour les passionné·e·s malgré des conditions difficiles (peu de public, compétition dans toute l’Europe plutôt qu’un ou deux pays, annihilant l’engouement d’un tel événement). Mais surtout, cela a permis de voir l’impact de certains joueurs de football auprès de leurs fans. Manuel Neuer a tenté de porter des valeurs positives face à une UEFA récalcitrante en portant un brassard arc-en-ciel en faveur, les joueurs de l’équipe de France ont affolé les médias de droite en suggérant l’idée de poser un genou à terre contre le racisme, et les joueurs Anglais ont quant à eux tenu bon en mettant un genou à terre à chaque match avec beaucoup de courage, avant de voir trois joueurs souffrir de nombreuses attaques racistes après une séance de tirs aux buts ratée. Mais ce que cela montre, au-delà des faits, c’est l’engouement populaire mais aussi l’amour trouvé par une partie de la population dans ces gamins qui portent de nouvelles valeurs, comme on le voit avec le torrent d’amour reçu par le très engagé (à gauche) Marcus Rashford après les vagues de haine qu’il a reçu suite à la finale du 11 juillet. Car c’est un gamin du coin, une personne qui a surmonté les obstacles pour s’en sortir. Si je vous parle autant de cela, c’est parce que le tome 3 de Ao Ashi aborde lui aussi, à sa manière, des questions sociales. 

Il est en effet question d’ascension sociale : le football masculin, qui est celui qui brasse actuellement tout l’argent, est un échappatoire pour les milieux populaires, pour des jeunes garçons à qui l’on répète qu’ils n’ont aucun avenir. Le héros du manga est impulsif, n’est probablement pas un des meilleurs de sa classe de collège, mais il avoue son objectif : devenir professionnel pour offrir une nouvelle vie, la belle vie, à sa mère. Le football est un milieu où transitent bien trop de sous, même si le Japon est loin des sommes folles (et toujours indécentes) du football Européen. Néanmoins comme il l’avoue, devenir professionnel en J-League (la ligue de football professionnelle du Japon) est l’assurance d’avoir une vie confortable. Car le football est l’un des rares domaines où une grosse partie de l’argent passe entre les mains de ceux qui viennent de milieux les moins privilégiés, en opposition à d’autres sports au coût d’entrée beaucoup plus élevé, ou au secteur privé qui fait la part belle à la reproduction sociale. Et il y a quelque chose de fort là-dedans, quelque chose qui fait de Ao Ashi un manga si unique, si particulier. Car derrière son aspect shônen avec ses rivaux, ses bons potes et sa quête initiatique, l’auteur s’intéresse véritablement à ce que représente la réussite dans le football professionnel pour un gamin venu de la campagne. Des questions qui n’étaient pas abordées dans d’autres mangas de foot, comme Captain Tsubasa, et qui trouvent là une résonance toute particulière dans notre monde actuel. Ao Ashi se révèle extrêmement malin, bien plus qu’on ne l’imaginait au départ, en plaçant ses vues sur un gamin qui tente la seule chose qui puisse changer son destin. Sans pour autant être aussi cynique que la réalité, le manga a bien conscience de cette idée en évitant à tout prix de tourner en dérision les aspirations de celui qui a le monde entier contre lui.

Courage et liberté

Ao Ashi © 2015 Yugo KOBAYASHI, Naohiko UENO by SHOGAKUKAN

Cela provoque des scènes très émouvantes, notamment celle de son départ et sa relation bouleversante avec sa mère. Une mère qui comprend les aspirations de son fils mais qui a bien du mal à le voir partir, avant de comprendre pourquoi il fait tout cela. C’est aussi un moyen d’aborder une chose rarement vue dans les mangas de sport, cette « cassure » ressentie par les garçons qui partent en centre de formation, parfois à des centaines ou des milliers de kilomètres de chez eux, à un âge où l’excitation de rejoindre un club de foot professionnel ne permet que de mettre de côté temporairement la peine de quitter leur famille. Un départ soudain, violent émotionnellement, que le manga raconte avec beaucoup de justesse sans jamais tomber dans le larmoyant, en s’appuyant plutôt sur la force émotionnelle d’un gamin qui fait, évidemment, tout pour éviter ces pensées qui le font pleurer. Pourtant ce troisième tome de Ao Ashi n’est pas particulièrement triste, c’est plutôt un moment émouvant, plein d’espoirs, un moment de bouleversements qui fait entrer le manga dans la cour des grands. Des très grands.

Car raconter ce déracinement avec autant de maîtrise, sans être larmoyant, toujours juste et parfois même très drôle est un équilibre difficile à trouver. Le mangaka Yugo Kobayashi s’en sort à merveille et utilise à cet effet plusieurs artifices, comme la découverte de nouveaux amis, d’un potentiel amour, et de nouveaux objectifs qui motiveront certainement le héros dans les prochains tomes. Enfin, un mot une nouvelle fois sur l’aspect visuel avec des dessins d’une beauté absolue, là où les premiers tomes impressionnaient sur la mise en scène des matchs de football, c’est cette fois-ci avec talent que Yugo Kobayashi arrive à nous mettre dans la peau d’un gamin qui découvre chaque case avec des yeux ébahis. À l’image de son héros qui découvre un autre monde.

Émouvant, ce troisième tome de Ao Ashi lui permet d’affirmer et d’aller un peu plus loin de certaines thématiques abordées à ses débuts et cela donne quelque chose d’impressionnant. Plus fort encore qu’attendu, le manga parvient à raconter l’envers du décor du football professionnel sans démagogie, avec un œil bienveillant et une forte volonté de raconter le football comme ascenseur social, comme échappatoire pour un gamin qui a les moyens de changer sa vie et celle de sa famille. Devenir un grand joueur peut-être, mais surtout appartenir à un monde auquel il n’aurait pas accès autrement. En tout cas, en attendant on peut le dire : Ao Ashi est un grand manga. 

  • Le tome 3 de Ao Ashi est sorti le 7 juillet aux éditions Mangetsu.
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Décidement, rien n’arrête les éditions Mangetsu. On les a connues avec du shônen via Ao Ashi et Chiruran, et dans leur version seinen avec Le Mandala de Feu, mais il leur restait une dernière collection à inaugurer, Mangetsu Life, dédiée à la tranche de vie. La première licence à voir le jour sous cette étiquette est un manga de Pump Sawae, auteur jusque là inconnu en France : Panda Detective Agency. A la lecture de ce tome, on se fait une bonne idée à la fois du style du mangaka, mais aussi du pari éditorial de Mangetsu, qui nous propose ici une œuvre à part, d’un genre bien représenté au pays du soleil levant, que je qualifierais de « réalisme fantastique ».

Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire en service presse par son éditeur. Note : Mangetsu est le nouveau label manga de Bragelonne, maison d’édition dont le directeur Stéphane Marsan a été mis en cause dans de nombreux témoignages d’anciennes collaboratrices l’accusant de harcèlement sexuel, suivi d’un silence assourdissant de l’éditeur. Suite à cette affaire, nous avions pris la décision de continuer à couvrir les œuvres publiées par la maison d’édition tout en inscrivant, à chaque fois, une note en début de critique pour informer sur la situation et rappeler notre soutien indéfectible aux victimes. Nous avons appris avec joie la mise à l’écart de Stéphane Marsan, la lutte interne des salarié·e·s pour réclamer un environnement de travail plus sain et surtout, que les victimes aient enfin pu être entendues. Pour en savoir plus : thread de Samantha Bailly et Mediapart

Un Tokyo parallèle s’ensauvage lentement

© 2018 Pump Sawae & LEED Publishing co.

La maladie de métamorphie s’est abattue sans prévenir sur le monde. A Tokyo, le nombre de personnes contaminées augmente sans cesse. On ne sait rien de la maladie, si ce n’est qu’elle transforme progressivement les humains en animal, ou en végétal…et qu’elle est incurable. Alors les mutations se multiplient, des évènements en tout genre se lient à ces malades d’un genre nouveau. Handa, lui même contaminé, enquête sur ces affaires avec Takebayashi, son patron et ancien camarade de fac.

Panda Detective Agency prend la forme d’un recueil de cinq histoires, chacune nous racontant le déroulement d’une « affaire » et ses suites. Si je mets affaire entre guillemets, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’affaires criminelles, mais plutôt de situations où l’on a d’ordinaire recours à un détective privé : retrouver une personne ou obtenir des informations à son sujet par exemple. Mais l’auteur ne s’aventure pas vraiment sur ce chemin, préférant nous prendre à contre-pied. Plutôt que de raconter des investigations sur le ton du thriller, chaque récit constitue une véritable tranche de vie, durant laquelle on fait connaissance avec plusieurs personnages reliés entre eux, mais aussi, et surtout, à la métamorphie.

C’est là l’élément central du monde qui nous est présenté. Les personnes atteintes de métamorphie disparaîtront une fois leur transformation achevée. Elles deviendront complètement l’animal dont elles prennent peu à peu la forme, sans garder souvenir de leur vie humaine. Sachant que leur temps est compté, sans aucune possibilité de retour en arrière, les malades de métamorphie sont confrontés à des questionnements philosophiques que pourrait vivre, dans notre monde réel, une personne en fin de vie, avec ici la subtilité que personne ne sait combien de temps il lui reste. La durée de chaque métamorphose est différente selon l’individu, pouvant se réaliser en quelques mois ou courir sur des dizaines d’années. A travers cette maladie, qui peut toucher n’importe qui, Pump Sawae nous rappelle à quel point la vie est fragile, et que la saisir à chaque instant, sans jamais la prendre pour acquise, est d’une absolue nécessité. En témoigne un chapitre particulièrement touchant durant lequel une jeune pianiste accélère sa transformation à chaque fois qu’elle fait corps avec sa musique, pourtant sa seule raison de vivre. Le fait que Handa soit également sur le chemin de la transformation permet des échanges particulièrement forts entre ces personnes, en quelque sorte condamnées à faire le deuil programmé de leur existence humaine.

Indescriptible mélodrame flottant

© 2018 Pump Sawae & LEED Publishing co.

Car Handa, récent infecté, est encore perdu vis-à-vis de sa situation. Il ne sait pas comment il est sensé gérer le temps qui lui reste, s’il doit poursuivre ou non sa vie normalement. Chaque rencontre avec les différents métamorphes est également pour lui l’occasion de se confronter à différentes visions du monde, à différents destins, quitte à être lourdement affecté lorsqu’il constate de ses propres yeux les effets d’une métamorphose achevée. Il est ainsi tiraillé entre l’animal qui grandit en lui, et la présence de Takebayashi, qui le ramène régulièrement à la réalité. Le personnage de Takebayashi est d’ailleurs loin d’être dénué d’intérêt. Assez distant, même froid par certains abords, on n’en apprend sur lui qu’au compte-gouttes. Néanmoins, au vu de la fin de ce premier volume, il ne fait aucun doute qu’il deviendra un personnage central, et cela ajoute aux attentes que je nourris désormais vis-à-vis de cette série !

En effet je ressors de ce tome avec la sensation d’avoir été transporté dans un monde à la fois très différent mais également très proche du notre. Les lieux, les personnages et les évènements contés sont extrêmement réalistes. En témoigne par exemple le désemparement de la médecine face à la métamorphie, qui ne peut proposer aux malades qu’un suivi psychologique. Et pourtant malgré ce bouleversement, la vie continue. Les gens continuent parfois à vivre avec leurs proches une fois transformés, d’autres doivent laisser leur ami, ou leur enfant quitter la société pour rejoindre le règne animal. Tandis que ceux dont le corps change un peu plus chaque jour acceptent leur destin avec philosophie. Cette part d’irrationnel est pleinement intégrée dans le récit, et c’est pour cela que je parlais plus haut de « réalisme fantastique ». Cela donne à l’œuvre un ton de fable, qui produit à la lecture une sensation de flotter dans un monde parallèle, mais voisin. Ce sentiment est renforcé par le trait et le découpage de Pump Sawae, très aérés, aériens même. Des dessins fins et assez peu détaillés cohabitent à travers des pages souvent peu remplies, ou les arrière plans et les encrages se font généralement discrets. Ces ingrédients permettent d’une part de renforcer les dialogues et l’attitude des personnages, par lesquels passent à mon avis l’essentiel des messages de l’œuvre, mais également d’autre part de donner une consistance très particulière aux thématiques, pourtant graves, qui y sont abordées. Face à un mal que personne ne comprend, qui ne cesse de progresser, et qui finira sans doute par emporter notre espèce toute entière, Pump Sawae choisit de nous montrer l’essence de ce qui fait notre humanité : La famille, les amis, l’amour de l’art, de la nature, et le lien que nous avons perdu avec celle-ci. Un lien qui, à travers la progression de la métamorphie, nous est à nouveau imposé.

En attendant le tome deux…

Encore une fois Mangetsu frappe fort, et continue d’étoffer son catalogue avec une entrée qui sied à merveille à un label nommé « Life ». Car Panda Detective Agency nous parle effectivement de la vie, sous toutes ses formes, le tout à travers un style qui nous emmène dans un monde à part, où le temps s’écoule lentement et d’où je suis ressorti apaisé. Ces cinq histoires, d’une grande variété, sont autant de terrains de jeu pour l’auteur que d’occasions de nous raconter des moments de vie aussi doux qu’amers, aussi justes que touchants.

Pour toutes ces raisons je vous recommande chaudement Panda Detective Agency, en particulier si vous avez envie de ressentir une certaine poésie du quotidien à travers des personnages qui font de leur mieux pour vivre pleinement dans un monde qui se délite. Une suite à ces histoires est prévue, mais la date de sortie du deuxième tome est à ce jour inconnue au Japon. En attendant, je guette la sortie, le 18 août prochain, d’un autre volume écrit et dessiné par Pump Sawae : Tout au bout du quartier (également chez Mangetsu) !

  • Panda Detective Agency est disponible depuis le 7 juillet en librairie.
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Petit dernier du monde de l’édition de manga en France, Mangetsu a déjà fait fort. On vous a en effet parlé récemment de Ao Ashi et Le Mandala de Feu, deux œuvres convaincantes qui ont permises à l’éditeur de se faire, déjà, une belle réputation. Mais il n’en reste pas là puisque débarque maintenant les deux premiers tomes de Chiruran, un shōnen qui s’inspire de personnages ayant réellement existé pour retracer une autre époque au Japon, celle où les Samouraïs étaient sur le point de disparaître. C’est un manga de Shinya Umemura (à qui l’on doit Valkyrie Apocalypse, dispo chez Ki-oon) à l’écriture et Eiji Hashimoto au dessin.

Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’un exemplaire en service presse par son éditeur. Note : Mangetsu est le nouveau label manga de Bragelonne, maison d’édition dont le directeur Stéphane Marsan a été mis en cause dans de nombreux témoignages d’anciennes collaboratrices l’accusant de harcèlement sexuel, suivi d’un silence assourdissant de l’éditeur. Suite à cette affaire, nous avions pris la décision de continuer à couvrir les œuvres publiées par la maison d’édition tout en inscrivant, à chaque fois, une note en début de critique pour informer sur la situation et rappeler notre soutien indéfectible aux victimes. Nous avons appris avec joie la mise à l’écart de Stéphane Marsan, la lutte interne des salarié·e·s pour réclamer un environnement de travail plus sain et surtout, que les victimes aient enfin pu être entendues. Pour en savoir plus : thread de Samantha Bailly et Mediapart

1858, le Shogunat Tokugawa est sur la fin. Une époque faite de révolutions dans un Japon qui se transforme, où les Samouraïs perdent peu à peu la place qu’ils occupaient autrefois. Parmi eux, Toshizo Hijikata, un homme qui ne vit que pour une chose : démontrer qu’il est le plus fort. C’est ainsi qu’il rejoint une bande qui deviendra le Shinsen gumi, une milice composée de Samouraïs devenus légendaires.

La famille avant l’honneur

© 2010 By Eiji Hashimoto and Shinya Umemura

Le manga ne débute pas sous le Shogunat Tokugawa, mais plus tard. Une jeune femme part à la rencontre de Shinpachi Nagakura, un vieil homme pour lequel elle a plein de questions. Dernier survivant de cette époque, ancien membre du Shinsen gumi, il lui raconte l’histoire de ses compagnons et tout particulièrement celle de Toshizo Hijikata, présenté comme une tête brûlée, un homme impulsif qui a pourtant vite bouleversé la vie de ses compagnons. Ces personnages ont réellement existé : si le manga romance et réimagine l’histoire du Shinsen gumi, c’est une milice de samouraïs légendaire qui a façonné une partie de l’histoire du Japon. Menée, entre autre, par Toshizo Hijikata et Isami Kondo, la bande chassait les ennemis du Shogunat. Mais le manga n’en est pas encore-là, il raconte ses débuts, à une époque où ce n’est qu’une petite bande qui a bien du mal à se faire respecter, dont l’esprit de groupe et les valeurs sont vite mises à l’épreuve. Confrontés à une terrible menace, c’est là qu’ils se révèlent dans deux premiers tomes d’un manga fort en émotions, en racontant une histoire d’amitié, presque de famille, pour une bande qui réunit des hommes aux intérêts et aux ambitions très diverses. Le mangaka prend d’ailleurs de la hauteur sur son histoire en la racontant au travers du personnage de Shinpachi Nagakura, un vieux monsieur pas vraiment accueillant qui finit rapidement par prendre goût à l’idée de raconter l’histoire de ses compagnons de route. Un choix malin qui fait énormément de bien à la narration du manga, plutôt éloigné des shōnen plus classiques en abordant son récit comme une fresque historique, quand bien même de nombreuses scènes plus humoristiques nous renvoient aux codes du genre.

Ces deux premiers tomes s’attachent en effet à raconter avec retenue la manière dont s’est formée le groupe, autour d’un événement commun qui l’a fondé, comme un électrochoc pour des hommes pour la plupart désœuvrés, en quête d’un sens à leurs actes. Juste de quoi retrouver les bases du shōnen entre pouvoir de l’amitié et dépassement de soi, sans tomber dans des clichés qui auraient pu faire du mal aux prétentions d’une œuvre qui parvient à allier avec talent sa dimension historique et la fiction. S’il ne remplacera pas un livre d’histoire pour se renseigner sur la période tant on sent la volonté de s’écarter du chemin de l’Histoire pour la romancer, Chiruran n’en reste pas moins une belle fresque de ce qu’étaient ces personnes et leur époque, à un moment où l’existence des Samouraïs et du Shogunat allait être remise en cause. Un peu à la manière du Mandala de Feu, toujours chez Mangetsu, Chiruran est un témoin d’une période où des personnalités ont marqué l’histoire de leur pays en incarnant des traditions, des coutumes, des valeurs qui ont ensuite été largement reprises dans de nombreuses œuvres de fiction. Trouver cet équilibre entre l’imaginaire et la réalité n’était pas évident, mais Shinya Umemura propose un manga captivant et fort en émotions.

Aura et charisme

© 2010 By Eiji Hashimoto and Shinya Umemura

Des émotions que l’on doit en bonne partie à la place qu’offre l’auteur à ses personnages. Tous ses apprentis-samouraïs sont inspirés de personnages réels, ce qui leur confère évidemment une stature imposante. Mais c’est sa manière de les caractériser avec une force, une volonté et un passé souvent douloureux qui leur donne un certain charisme. Il y a d’ailleurs une volonté dans la mise en scène, proche de l’action, de toujours rechercher le moment qui offrira une image très « classe » des différents personnages. Un choix bien aidé par les superbes dessins de Eiji Hashimoto, notamment en ce qui concerne l’allure des personnages, mais aussi tout le travail abattu sur les environnements qui permettent d’inscrire le manga dans les deux époques qu’il raconte : l’avant et l’après chute du Shogunat.

Chiruran était un des titres que l’on attendait le moins dans le catalogue Mangetsu, il se révèle pourtant l’un des plus forts. Malin chaque fois qu’il aborde l’histoire du Japon et celle du Shinsen gumi, il offre une superbe fresque sur cette époque sans manquer d’y apporter une superbe tension dramatique avec des personnages charismatiques. Fort chaque fois qu’il raconte son époque, Chiruran est aussi une belle histoire de fraternité entre des samouraïs qui n’ont plus rien à perdre. Vivement la suite.

  • Les tomes 1 et 2 de Chiruran sont disponibles depuis le 16 juin en librairie.
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