L’Iran traverse l’une de ses plus grandes révoltes depuis bien longtemps, avec un peuple courageux, une jeunesse émancipée qui tente d’imposer ses termes à un pouvoir rétrograde et autoritaire. Au-delà des manifestations, la révolte passe aussi par son cinéma, qui a toujours été très actif grâce à quelques cinéastes de renom, mais aussi avec de jeunes talents qui font un commentaire social sur leur monde. Et Saeed Roustaee en fait partie, séduisant la Mostra de Venise en 2019 avec La loi de Téhéran, dont il est question dans cet article. Depuis, il a aussi convaincu le Festival de Cannes avec Leila et ses frères en 2022, provoquant l’ire des autorités.
L’expression de la colère
Saeed Roustaee nous conte une ville de Téhéran poisseuse, en proie à la violence sur fond de trafics de stupéfiants. En tête d’affiche, Samad (joué par Payman Maadi), un flic qui se rêve en commissaire, qui a besoin d’une grande affaire pour prouver sa valeur. Face à lui, Naser Khakzad (incarné par Navid Mohammadzade), sorte de baron de la drogue local qui est toujours parvenu à échapper aux autorités. Symboles d’une police impuissante, les deux vont vite se forger une relation inattendue. Alors que le premier arrête le second et le balance en cellule, le film bouleverse sa narration et le point de vue dévie peu à peu vers le « méchant », le trafiquant. Soudainement, le film n’est plus qu’un simple thriller, ce n’est plus qu’une chasse à la souris, et ça devient ce qui tient à coeur à son réalisateur : une critique sociale. Le film nous emmène vers un grand pamphlet contre la politique iranienne, tenue pour responsable d’une jeunesse en déliquescence, dont les rêves sont brisés très tôt, les poussant parfois vers l’illégalité pour survivre mais aussi pour « réussir » leur vie. Sans avenir autrement qu’en trafiquant, Khakzad en est la parfaite incarnation. Un homme à la morale certes remise en cause par un film qui n’est pas tendre pour autant avec lui, mais qui est le pur produit d’une société qui a laissé sa jeunesse à l’abandon. Et ce n’est pas le système policier qui peut échapper au regard acerbe de Saeed Roustaee, mettant son « héros » Samad dans le rôle de celui qui se doit d’obéir aux directives d’un système répressif, où l’on peut être condamné à mort que l’on possède 60 grammes de drogue pour sa consommation personnelle ou que l’on en trafique 6 kilos, où la bureaucratie ne s’embarrasse même plus des preuves pour envoyer quelqu’un à l’échafaud, et où la corruption est légion.
En réunissant ces deux visages, ces deux faces d’une même pièce, le cinéaste offre à son film une dimension plus personnelle. Avec un trafiquant qui s’ouvre peu à peu sur sa vie, sur sa famille, sur leur destin et sur les difficultés d’ados devenus responsables financièrement de leurs frères, de leurs soeurs, de leurs parents, alors que le chômage et la pauvreté touche toutes les catégories d’âge. Le flic, de son côté, commence à s’interroger sur le sens d’une action policière qui n’existe que pour satisfaire un idéal de répression, sur son impact réel sur le cours de la vie de ses concitoyens, mais aussi sur un système qu’il pensait fait pour lui mais qui s’est vite mué en une parodie policière. Les deux personnages forment un duo inattendu, avec une tendresse que l’on ne voit pas venir, deux hommes victimes d’un même système, où il faut nécessairement être soit le chasseur, soit le chassé, sans considération pour les autres.
Les dessous de Téhéran
Les performances de Payman Maadi et Navid Mohammadzade, dans ce petit jeu de chat et de la souris qui se mue doucement vers une relation presque complice, entre le trafiquant de drogue et le flic, sont vraiment exceptionnelles. Les deux acteurs tiennent le film à bout de bras et leurs confrontations sont à chaque fois mémorables, jusqu’à une ultime scène poignante qui incarne avec finesse toute la force morale et politique du film. Et pour en tirer le meilleur, le cinéaste fait preuve d’une véritable maîtrise dans la mise en scène des échanges entre ses deux personnages, mais aussi et surtout dans sa façon de filmer Téhéran, de jour comme de nuit, dans la tradition des meilleurs films policiers sans manquer d’y ajouter quelques spécificités locales. Qu’il s’agisse des rues, des cellules crades au sous-sol d’un commissariat où s’empilent les gardés à vue, ou encore des bureaux où se joue une absurdité administrative qui semble avoir droit de vie ou de mort sur chacun·e, Saeed Roustaee ne s’écarte jamais du chemin qu’il a lui-même déterminé, celui d’un film revendicatif, fort d’une mise en scène qui ne se refuse rien.
La loi de Téhéran est un film à la hauteur de la colère qui pousse la jeunesse iranienne à sortir dans la rue. C’est une critique sociale qui réinvente à sa manière le genre du film policier en mettant sur un pied d’égalité le criminel et le flic, tous deux exaspérés par une société sans espoir, où la jeunesse n’est qu’une variable d’ajustement d’un pouvoir politique qui ne rêve que de gamins malléables à volonté. Un film fort, réalisé avec beaucoup d’intelligence, entre une mise en scène soignée et des interprétations qui laissent la part belle à une étonnante tendresse. Un cri du coeur, dans un film sorti une petite année avant le Leila et ses frères qui a valu à Saeed Roustaee une condamnation à six mois de prison et cinq ans d’interdiction de travailler en Iran.
- La loi de Téhéran est sorti au cinéma en France en 2021 et est depuis disponible en vidéo.