Tick, tick… boom ! Une horloge et des aiguilles qui tournent sans cesse, des minutes qui filent et un coup d’éclat. Si vous êtes familier ou familière du monde musical anglo-saxon, le nom de Lin-Manuel Miranda vous parlera : il a créé la comédie musicale à succès Hamilton, compose des chansons pour Disney, tout en faisant carrière au cinéma et sur petit écran (His Dark Materials, Le retour de Mary Poppins). Et le nom de Jonathan Larson vous parlera aussi : il était le créateur d’un musical rock multi-récomposé, Rent, mis en scène en 1996. Tick,tick…boom! est l’adaptation cinématographique de la comédie musicale homonyme créée par Larson en 1990, sous la direction de Lin-Manuel Miranda. Ce dernier a puisé dans de nombreuses archives léguées par Larson, ou discuté avec ses connaissances, pour construire le film. Et qui de mieux qu’un chanteur lui-même compositeur pour porter à l’écran le musical de Larson ?
Une comédie musicale rock semi-autobiographique
De Jonathan Larson, je ne connaissais que la comédie musicale Rent (par son adaptation en film par Chris Colombus en 2005) et le fait qu’il soit malheureusement décédé à 35 ans, la veille de la première représentation de ce musical, qui allait lui ouvrir une gloire posthume phénoménale en restant 12 ans sur scène.
Et Tick Tick… Boom ! annonce tout de suite la couleur. Le musical parle de vie et de mort, du temps qui passe, de la créativité frénétique de Jonathan Larson, qui va bientôt avoir 30 ans et s’interroge sur ce qu’il va laisser derrière lui. Avec ce récit semi-autobiographique et partiellement romancé, il retrace sa vie de compositeur, huit ans de galère à alterner son écriture musicale et son boulot de serveur. Il est refusé un peu partout quand il présente ses projets, peine à payer son loyer dans un appartement où il voit défiler de multiples locataires, tout en travaillant depuis plus de cinq ans sur Superbia, un musical futuriste. Le film présente ses déboires, ses nuits d’écriture, ses amitiés et son amour, son obstination surtout à percer dans le milieu de la comédie musicale, cruel et difficile. Au-delà de sa vie personnelle, il parle de ce domaine où chaque projet amène à un autre, qui sera peut-être accepté. Il évoque aussi les années où règne le sida, et où plusieurs de ses amis trouvent la mort.
Dans le film, le réalisateur Lin-Manuel Miranda substitue la scène et les spectateurs au récit intérieur de Jonathan Larson. Le long-métrage alterne ainsi de magnifiques moments de comédie musicale, des visions imaginaires de Larson, des scènes de son quotidien ou encore une représentation du spectacle Tick Tick… Boom ! avec un rythme et une frénésie dynamiques qui illustrent à merveille la personnalité débordante de vie et d’énergie du compositeur. Le film ne souffre d’aucun temps mort ni de longueur, entraînant le spectateur dans son sillage sans effort durant deux heures.
Une créativité pour lutter contre la fuite du temps
Tick, tick…boom! est contaminé par la créativité frénétique du compositeur : par le choix des plans, par le montage, par le casting qui se révèle excellent, que ce soit Andrew Garfield dans le rôle de Jonathan Larson, Alexandra Shipp dans le rôle de sa petite amie Susan, ou encore son meilleur ami Michael (Robin de Jesus). Les deux derniers incarnent des personnages brillants, sincères, chacun porté par des désirs différents : le choix d’une meilleure carrière, décider de se laisser porter par la peur ou l’amour dans son existence, quitte à renier parfois ses rêves d’antan… Larson a bien besoin de ces deux piliers de sa vie, lui qui est sans cesse porté par l’envie dévorante d’aller de l’avant, de créer, créer avant qu’il ne soit trop tard, alors même qu’il vit dans des conditions précaires. Sa vie difficile, dans un contexte historique où le sida fait défiler le chagrin et le deuil au quotidien, n’est pas édulcorée, montrant les racines qui inspireront notamment Rent, où les héros seront des artistes vivant dans la pauvreté et sous la menace de la maladie.
Il illustre la difficulté d’être artiste à New York, avec des projets sans cesse refusés, la difficulté de grandir et de mûrir, de former une famille stable, obsédé par ce passage à ses trente ans, là où d’autres compositeurs ont déjà créé des chefs d’œuvre à 27 ans, comme Stephen Sondheim. Ce dernier apparaît d’ailleurs dans le film (incarné par Bradley Whiteford) et se révèle être l’un des seuls à encourager la créativité et la musique de Larson. Celui-ci n’idéalise pas Broadway ni le milieu du musical, il en montre au contraire la cruauté, la préférence à des shows sans inventivité plutôt que de prendre des risques : sa musique mêlait en effet le lyrique et le rock, tout en parlant de sujets plus marginaux et quotidiens que dans d’autres comédies musicales. Il est même l’un des premiers compositeurs à mettre en scène, à l’époque, des personnages ouvertement queer.
Andrew Garfield inspire à son personnage une ironie désespérée, une envie de rire même quand il tombe au plus bas, une drôlerie acerbe qui se reflète dans ses paroles et sa vision du monde. Et la beauté de Tick, Tick… Boom! C’est qu’il arrive à nous faire partager pleinement la manière de voir de Larson, il nous plonge dans sa tête, ses espoirs et ses déceptions, ses hauts et ses bas, avec toujours, en fond, cette envie d’aller de l’avant, de consumer la vie avant d’être consumé, déçu, aigri, avant de rempiler pour une vie ordinaire où il travaillerait dans un bureau, avec certes une assurance maladie et une bonne paye, mais dépossédé de sa passion de la musique et des comédies musicales. Le film parvient à toucher de nombreuses manières, alternant des réflexions sur le couple (la chanson « Therapy » ) et la création artistique, portant sur la peur du sida, de la mort, du temps qui passe (« Real life »), sans pour autant jamais sombrer dans la complaisance ou la mélancolie, à l’image de la musique de Larson. Le film est indéniablement musical, mais aussi dramatique, drôle, et surtout profondément intimiste, plus qu’on ne pourrait le croire, donnant l’occasion à chacun et à chacune de se retrouver dans l’un des sujets ou l’une des chansons de l’histoire.
Le compositeur était aussi un grand admirateur de Stephen Sondheim, créateur célèbre de comédies musicales (Sweeney Todd, Into the Woods). Le film ne manque pas de lui rendre un hommage en gardant la chanson « Sunday », elle-même une référence de Larson au musical Sunday in the Park de celui qui l’inspirait tant et l’a soutenu. Une ode on ne peut plus émouvante, sachant que Stephen Sondheim s’est éteint il y a quelques jours, le 26 novembre 2021.
Tick, Tick… Boom ! mélange allégrement les genres et les thèmes : adaptation d’une comédie musicale rock solo (prévue initialement pour Jonathan Larson et seulement un orchestre sur scène), biopic sur la vie du compositeur, désillusions des coulisses de Broadway, récit d’une vie de galère mais parsemée d’éclats brillants grâce à la musique, l’amitié et l’amour… Tick, Tick… Boom ! C’est aussi les minutes qui passent, l’envie insatiable de vivre, le souhait que le temps qui reste soit à l’image de ce que l’on désire vraiment, de qui l’on veut véritablement être, en se laissant guider par l’amour ou la peur, la passion ou la sécurité. Il nous fait sourire mais nous interroge aussi sur le sens que nous donnons à la vie, sachant que l’échéance arrivera pour tous et toutes.
Que vous soyez fan de comédies musicales, néophyte du genre, adepte des biopics ou simplement curieux/curieuse, le film vaut largement le coup d’œil. Il aurait seulement mérité de sortir au cinéma pour savourer davantage encore son dynamisme, ses moments déchirants et drôles, pour ressentir la grandeur d’un spectacle sur grand écran à défaut de la scène.
- Tick, Tick… Boom ! est disponible sur Netflix depuis le 19 novembre 2021.