Memory Card – Hellblade | Senua aux Enfers

par Hauntya

On est à un peu près en avril 2019. Dans mon éternelle quête des jeux d’horreur (Silent Hill 2, Blair Witch, Observer…) je tombe par hasard en ligne sur le jeu Hellblade : Senua’s Sacrifice, créé par Ninja Theory. Je n’ai pas souvenir d’avoir lu des critiques sur le jeu à l’époque. Je parcours le résumé, les termes de vikings, horreur, folie et héroïne m’attirent, tout comme l’évocation de la mythologique nordique que je connais fort peu. Mais surtout, c’est le visage de l’héroïne sur la jaquette qui achève de me convaincre. Ce regard perçant, d’une limpidité pure, empreint d’une détermination absolue, et en même temps… clairvoyant, comme s’il voyait bien au-delà des choses.

Finalement, croiser cette jaquette, croiser Senua, c’était ressentir cette drôle d’impression qui vous arrive peut-être de temps en temps : savoir, inconsciemment, que vous avez là une œuvre qui va vous plaire, vous marquer, qui est faite pour vous et qui vous attendait. Et franchir le pas. Aujourd’hui, alors que sort Hellblade II : Senua’s Saga, le 21 mai 2024, Hellblade est le jeu que j’ai fait le plus de fois, plus d’une demi-douzaine. Je n’ai jamais cessé d’être fascinée et d’y retourner, en dépit de sa dureté et de ses thèmes sombres, ou du fait qu’il ne soit pas foncièrement une expérience « ludique ». Alors, allons-y. Je vais vous raconter mon histoire avec Senua.

L’introduction du jeu fait toujours son effet sur moi. Cette longue séquence presque silencieuse, avec le sons de la rame plongeant dans l’eau, des voix murmurant et s’élevant peu à peu, cette voix narratrice qui commence à nous raconter la quête de Senua, et qui elle est. Une jeune femme guerrière, silencieuse et seule dans sa barque, dans l’immensité d’une eau grise, bientôt entourée de cadavres et de scènes de sacrifices. Une femme au regard limpide, presque transparent, qui exprime tout à la fois une puissante détermination et une vulnérabilité profonde. En dépit des voix menaçantes et moqueuses qui résonnent dans sa tête – dans les écouteurs de mon casque, tournoyant autour de moi – elle ne retourne pas sur ses pas, elle continue à avancer. Quand elle pose pied sur la terre ferme, on sait qu’elle est là pour une mission bien précise : descendre aux enfers nordiques, Helheim, pour sauver l’âme de son bien-aimé Dillion, sacrifié par des vikings en trophée de guerre. L’ampleur de la tâche paraît colossale, tant Senua paraît minuscule et fragile. Pourtant, elle renvoie la barque d’un coup de pied, s’interdisant tout retour en arrière, intensément résolue dans le regard qu’elle nous adresse.

© Hellblade : Senua’s Sacrifice, Ninja Theory, 2017

Une telle introduction, aussi longue soit-elle, permet de poser entièrement le décor. D’établir les paysages désolés de Helheim, le royaume des morts, où on peut distinguer au loin monts enneigés et fouler une mer déserte. Dans un tel endroit, les ruines des villages et des maisons traversées ne peuvent être que décrépies, abandonnées, hantées seulement par des hommes monstrueux, des vikings muets aux masques de ronces et d’os. Dans le ciel d’une pureté éclatante, on n’entend ni ne voit d’oiseau. Senua aussi s’offre aux yeux du joueur et de la joueuse, dévoilant déjà en partie son tempérament. Il est si peu commun de croiser dans le jeu vidéo un personnage atteint de psychose, une maladie mentale reflétée à ce point dans le gameplay, par des illusions, des énigmes, des déformations de l’image, l’obscurité des sens, la narration non linéaire, les bribes de souvenirs qui complètent peu à peu le puzzle de sa vie tourmentée. La jeune femme ne manque pas de courage, mais elle a ses propres démons ; contrairement à d’autres, ils sont visibles, à ses yeux du moins. Matérialisés par des hallucinations, par les voix entendues tout au long du jeu, parfois aidant notre progression et nos combats, parfois méprisant et humiliant l’héroïne.

Au cours de la petite dizaine d’heures nécessaires pour terminer le jeu, Senua traverse différents paysages, différentes épreuves. Elle affronte des dieux nordiques : Surt, divinité guerrière enflammée, et Valravn, maître des illusions. Elle croise Garmr, gardien sinistre de Helheim, remporte les épreuves d’Odin qui la plongent face à des souvenirs et des traumatismes : une mer de peste, une obscurité de monstres aveugles, une demeure faussement idyllique ou un labyrinthe d’illusions. Elle subit la traversée littérale d’un enfer de cadavres et de sang, lui rappelant à quel point elle a longtemps été rejetée et considérée comme coupable des malédictions s’abattant sur son village : maladie, raid viking, mort de ses proches…

Jusqu’à, au bout de tant d’épreuves, se retrouver face à Hel, la déesse des morts. Et là, pouvoir enfin accomplir sa quête, sa mission : marchander l’âme de Dillion pour le sauver, peu importe le prix à payer. Senua aux Enfers.

In this waking nightmare where all dreams come true, you searched for control. A way to pull through. When you were in love you left him in tears. To smother your furies and banish your fears. But in darkness they came, through stormy black seas they raided these shores. Do you still hear his screams? And now that you’re home he’s so far away. They’ve taken his soul. To these gods you cannot pray. They can break you, but not your promise. Even death wont keep you apart. Through this darkness you will find him. In your sword still beats a heart. You fought for love unspoiled. By your darkness within. You fought for your dreams, now there is no way to win. In the head of his corpse lies the seat of his soul. So you must carry his vessel and bring him back home.

Lorsque j’ai terminé le jeu pour la première fois, sans doute la fin m’a-t-elle arrachée une larme. Hellblade est un de ces jeux qui vous fait vivre intensément son histoire, au fil d’une direction artistique soignée jusque dans ses moindres détails, évoquant l’horreur, le folklore nordique, la rugosité de l’existence de Senua. Il est éprouvant dans ses combats et dans sa peur impétueuse d’une mort permanente, qui nous pousserait à recommencer le jeu. Il est profondément immersif, non seulement par le soin apporté au son binaural du jeu, mais surtout parce qu’il nous met dans l’esprit de Senua comme jamais aucun autre jeu ne l’a fait auparavant.

Les voix des Furies qu’elle entend, symptômes de sa psychose, c’est aussi à nous, joueurs et joueuses, qu’elles s’adressent, se répètent, formant un chaos pesant. Parfois, quand Senua nous offre un regard caméra, nous nous demandons si nous ne sommes pas une autre de ses hallucinations, et pourtant, nous avons l’impression de pouvoir l’aider, la guider. Guerrière et hardie, la jeune femme n’est pourtant pas avare en moments vulnérables. Nous la comprenons au fur et à mesure que sont découverts ses souvenirs : une enfance isolée, stigmatisée à cause de sa maladie, une enfance et une adolescence où son père, Zynbel, n’a cessé de la voir comme maudite, insinuant que les démons parlaient à travers elle, tout comme sa mère autrefois. Quand la peste se répand dans son village, c’est elle qu’on accuse, qu’on exile en forêt, une Gelt, une personne chargée d’expier ses péchés à l’écart des autres. Seul son fiancé, Dilion, la comprenait et acceptait sa vision du monde, sensible et clairvoyante à sa manière, au milieu des hallucinations et des moments de dépression traversés par Senua.

© Hellblade : Senua’s Sacrifice, Ninja Theory, 2017

Ninja Theory, le studio d’Hellblade, a créé le jeu avec un parti pris : celui de faire comprendre et ressentir l’esprit et le monde d’une personne atteinte de psychose. Le titre a entièrement réussi son pari, s’appuyant sur des témoignages de personnes concernées et de spécialistes des maladies mentales, rendant cette immersion aussi impressionnante que sombre. Senua, à son époque, est stigmatisée, aussi incomprise que peuvent l’être aujourd’hui d’autres personnes atteintes de maladie mentale, faute de représentation, faute de pouvoir démontrer à quoi cela peut ressembler, en toute subjectivité. En cela, le jeu délivre un message et une intention puissants, loin des stéréotypes et préjugés, donnant à vivre et éprouver un état mental et émotionnel, nous rendant empathiques de ce que ces personnes traversent.

Et on aurait tort de croire que le message du jeu s’arrête là. L’actrice de Senua, Melina Juergens, n’était pas spécialement destinée à incarner l’héroïne, servant au départ de simple modèle pour des essais de modélisation. Mais c’est elle, finalement, qui a interprété le personnage de bout en bout, s’appuyant sur ses propres ressentis et son anxiété pour donner la force viscérale du personnage. Car si tout le jeu est une métaphore de la maladie mentale, de la psychose de Senua – puisqu’on plonge totalement dans le fantastique, ne sachant jamais si l’enfer du jeu est réel ou transformé par l’esprit de l’héroïne – il touche au-delà. Qui n’a jamais éprouvé la solitude, qui ne s’est jamais senti plonger dans la noirceur d’une dépression, dans un gouffre où personne ne semble pouvoir vous atteindre ? Qui n’a jamais souffert d’angoisse, n’a jamais été rejeté(e) pour une différence ? Qui n’a jamais été soudainement compris(e) par quelqu’un qui acceptait et encourageait votre vision du monde ? Qui n’a jamais dû lutter pour avancer après un deuil, ou simplement pour évoluer, se pardonner à soi-même, à accepter la fin d’une période de sa vie et le début d’une autre ?

La voix narratrice du début du jeu nous raconte l’histoire de Senua, nous dit-elle. L’histoire d’une vie humaine, profondément marquée par la maladie mentale et ses symptômes, par la manière dont cela a pu la bannir de son village, d’une existence normale. Mais nous sommes plongé(e)s dans un monde mythologique, dès le début ; oui, nous sommes dans une histoire. L’épopée de Senua est semblable à une tragédie, aussi personnelle qu’universelle, elle s’inscrit dans le mythe et la légende. Les multiples niveaux de lecture nous permettent de faire notre propre interprétation selon notre sensibilité et notre vécu. Les épreuves de Senua sont initiatiques, les monstres qu’elle combat, autant de personnifications de ses démons, autant d’adversaires sur sa route, comme dans tout récit épique.

© Hellblade : Senua’s Sacrifice, Ninja Theory, 2017

Des alliés, elle en a aussi : Druth, un homme lui aussi blâmé pour sa clairvoyance, le souvenir de Dillion, roc dans l’esprit de son héroïne aux moments les plus sombres, ou encore les mots de sa mère, touchée elle aussi par la psychose. Au-delà de la maladie mentale, l’histoire de Senua s’inscrit dans l’universel et le sacrifice, mue par un des moteurs les plus puissants en fiction : l’amour de son bien-aimé, cet espoir de le sauver, quoiqu’il en coûte. Mais Hellblade enseigne aussi l’acceptation, le fait de dire au revoir, le deuil. Jamais cri de colère n’a été plus viscéral et plus déterminé que celui de Senua face au boss Garmr, quand elle l’affronte et lui reprend le crâne de son bien-aimé, vaisseau de l’âme de Dillion. Et jamais « Goodbye, my love » n’a eu de résonance aussi mélancolique que douce, que quand Senua dit au revoir à son amour, à la toute fin du jeu.

Hellblade : Senua’s Sacrifice a été une sacrée claque, la première fois que je l’ai terminé. Rarement un jeu aura été aussi engagé dans le sujet tabou de la maladie mentale, aura montré un protagoniste aussi humain, vulnérable, dans toute sa complexité, alternant les phases guerrières avec ces souvenirs plus mélancoliques et froids, empreints de l’émotion bouleversante de son interprète. J’y suis revenue, plusieurs fois. Parfois, pour le plaisir de retrouver le jeu, de le comprendre et de l’analyser davantage, pour admirer la beauté de ses graphismes et replonger dans la mythologie de son aventure. Parfois, parce que moi-même je ne me sentais pas bien, même si je ne souffrais pas des mêmes maux que Senua. La retrouver, revoir son parcours, sa lutte, avait quelque chose de réconfortant, d’apaisant et d’encourageant. Refaire le jeu à ces moments-là faisait écho à ma vie, à la détermination que je voulais avoir, aux tristesses qui nous font ressortir plus serein(e)s, à ce sentiment d’être compris(e) et légitime, de considérer que certains sentiments difficiles doivent exister pour ensuite être traversés. Je sais que Senua est là, dans cette œuvre, et que son histoire pourra toujours me suivre et m’inspirer, à certaines périodes de ma vie. N’est-ce pas le but cathartique de la fiction ?

Les batailles les plus importantes sont celles de l’esprit.

Évidemment, j’ai relancé le jeu encore une fois, cette année. Parce qu’Hellblade II : Senua’s Saga sort enfin, après des années d’attente. Mais avec ce run, j’ai ressenti non pas une lassitude (même si je commence à connaître ce jeu par cœur), mais une envie d’avancer. J’ai hâte de savoir la prochaine étape de vie de Senua, hâte de voir comment sa vie aura évolué après les événements du premier opus, après cette fin ouverte emplie d’espoir, tout en évitant le happy end facile et la guérison miraculeuse d’une maladie avec laquelle Senua est obligée de composer. J’ai hâte de voir à quoi elle sera confrontée, après avoir vécu une épopée aussi intime que tragique, qui l’a fait grandir, accepter sa maladie et son identité. Une nouvelle odyssée. Une nouvelle histoire.

Si vous avez envie d’en découvrir un peu plus sur Hellblade : Senua’s Sacrifice…

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