Memory Card – Life is Strange | Un samedi soir sur la Terre

par Aleksseli

Il est des jeux qui vous bouleversent, faisant remonter en vous des choses que vous pensiez avoir oubliées, ne plus posséder. Life is Strange en fait partie. Il y a cinq ans jour pour jour le cinquième et dernier épisode du titre de Dontnod Entertainment débarquait sur nos plateformes de jeu. Ce premier Memory Card est un modeste mais sincère cadeau d’anniversaire à ce petit bijou vidéoludique.


Un samedi soir sur la Terre. À plus de deux heures du matin, dans une résidence endormie, je suis face à mon écran, les yeux bien ouverts, l’index de la main droite suspendu au-dessus de ma souris. Figé.

Cela doit bien faire dix minutes que je suis ainsi, dans la même position, sans presque pouvoir respirer. En apnée. Je sais pourtant que je dois avancer, cliquer. Choisir. Mais je veux encore retenir le cours du temps, juste pour quelques instants. Si je ne bouge pas, si je ferme les yeux, est-ce que tout disparaîtra ? Un leurre. Tout est toujours en mouvement.

Flashback. On rembobine la semaine qui vient de s’écouler.

Mardi. En revenant du boulot je décide de lancer en soirée le premier épisode de Life is Strange. Un an que je l’ai acheté puis installé sur mon ordinateur, sans jamais y toucher. Je sais que ce jeu va me plaire, je le sens. Mais j’ai attendu et attendu. Peut-être inconsciemment savais-je déjà que l’expérience allait me bouleverser.

Je prévois de jouer un épisode par soir cette semaine-là. Un bon compromis pour avaler le jeu d’une traite tout en digérant chaque journée ses différents segments.

Je suis d’entrée accroché par l’univers, l’ambiance, les personnages. J’y retrouve des thématiques qui me touchent et des références qui me parlent.

Au fil des épisodes je suis de plus en plus happé·e par le jeu. Malgré ma volonté de roleplay, je ne suis pas vraiment Max, l’héroïne timide qui se révèle en même temps que son étrange pouvoir ; mais je l’accompagne. Suis-je saon ange-gardien comme elle l’est pour ses amies Kate et Chloé ? J’aime à le croire. Mais peut-être que je me trompe. Que je suis sur un chemin déjà tracé, en quête d’autre chose qu’une simple expérience vidéoludique. Mais les expériences vidéoludiques sont-elles toutes simples finalement ?

Les scènes et les révélations s’enchaînent. J’ai beau avoir assez rapidement deviné qui était le salaud du jeu, ça n’a aucune importance. Ce n’est pas vraiment le sujet. Derrière la grande histoire, ce sont les petites histoires qui me touchent, résonnent en moi, ravivant mes propres souvenirs, mes propres expériences. Ma façon de percevoir mes amis d’enfance, perdus parce que je ne les cherchais plus, de snober ma ville natale, jurant au monde entier que je n’y mettrais plus les pieds, cette connexion que je ne voulais plus avoir, mon incapacité à pleinement la retrouver quand je suis revenu·e y habiter après avoir décroché un travail à proximité.

Plus je joue à ce jeu, plus tout se reforme. Cela ne donne pas un tableau complet, parfait ; plutôt un kaléidoscope de fragments qui tentent de se retrouver. L’essentiel est dans les détails. C’est ce qui nous forge, c’est ce qui nous forme.

Détails après détails, choix après choix, en jouant avec son pouvoir et le temps, Max avance. Et moi dans ses pas. Des décisions dures à prendre, des chemins de traverses à emprunter. Essayer, tester, rembobiner, essayer de nouveau, échouer, rembobiner, essayer, avancer, se retourner, repartir, avancer, tester, rembobiner, échouer encore, rembobiner, choisir. Avancer.

Tout est toujours en mouvement. On peut ne pas bouger, ne pas décider, rester figé, la Terre, elle, tourne. Le Temps, lui, s’écoule.

Mardi, mercredi, jeudi, vendredi. Samedi. Cinquième épisode, la fin. Un rollercoaster de twists et d’émotions. Jusqu’à cette dernière scène, ce dernier choix. LE choix. Je l’ai senti venir, mais j’ai repoussé le moment, pensant que, peut-être, mais si, surement, obligé ça va aller, car iels ne peuvent tout de même pas nous demander ça les créateur·ice·s du jeu ? Si, iels le peuvent, iels en ont le droit et quelque part presque l’obligation même si ça ne nous plaît pas.

Je suis face à mon écran, une image et deux phrases figées devant moi, deux choix clignotants, et mon index de la main droite suspendu au-dessus de ma souris. Si la fin du monde arrive mais que je ferme les yeux, est-ce que tout va bien se passer ?

J’ai le cœur qui bat la chamade. Boum boum boum. Plus de dix minutes que je suis ainsi, que je sais ce que je dois faire, je l’ai sans doute toujours su, mais je ne veux pas. Pas tout de suite, pas maintenant. Je demande quelques instants de plus à un dieu inconnu. Comme si j’avais besoin d’un autre avis, de partager avec quelqu’un le fardeau que je m’apprête à porter, la décision qu’en mon fort intérieur je sais juste. Choisir c’est forcément renoncer à des choses, à des gens. Mais c’est aussi avancer, en embrasser d’autres. L’essentiel est d’être en accord avec ce que l’on ressent, ce que l’on est.

Ce choix que je m’apprête à faire est le bon pour moi, je le sais. D’autres joueurs et joueuses prendront des chemins différents. Ce seront également de bons choix pour elleux. Et c’est toute la beauté de la chose. Mais ce sont là leurs choix et leurs histoires. Leurs expériences.

Mon cœur bat toujours la chamade au moment où je me décide enfin à bouger mon doigt. Boum boum boum. Clic. Voilà, c’est fait. Je ne peux plus retenir le sable qui s’écoule dans le sablier. Je n’ai jamais pu le retenir d’ailleurs. Un leurre, encore une fois. Le jeu reprend et file vers sa fin. Tout est toujours en mouvement.

Une cinématique se déclenche. Mon regard est rivé à l’écran, hypnotisé par la séquence qui défile. Mon cœur palpite toujours autant, pompe à émotions prête à céder sous la pression. J’ai l’index engourdi, surpris lui-même par ce que je viens de lui faire faire, comme si en cliquant j’avais moi-même appuyé sur la détente du pistolet qui met fin à la vie de Chloé.

Max s’effondre dans les toilettes de la Blackwell Academy. Je l’ai faite pleurer. Ses larmes de pixels tombent sur le carrelage mal lavé. De l’eau salée dégouline le long de mes joues. Une chanson du groupe Foals accompagne la cinématique finale. L’émotion monte et monte, mes larmes coulent et coulent. Je suis secoué·e de sanglots, comme si le tsunami que j’ai empêché de s’abattre sur Arcadia Bay venait dans mon corps tout emporter.

Je ne sais pas d’où il vient, mais il remonte de loin. Il était profondément enfoui en moi. Et il charrie tellement de choses. Il en laisse d’autres en route aussi, car le chemin est long. Je ne le sais pas encore, mais tout un travail sur moi m’attend, des expériences à revivre, à ressasser ; à dépasser. Essayer, tester, échouer, essayer de nouveau. Avancer. Ce tsunami en appelle d’autres. Il m’attriste et me purifie à la fois, salvateur. Une sensation étrange.

Dernière scène, un papillon bleu se pose dans un léger battement d’ailes, comme pour sécher délicatement mes dernières larmes. Le calme après la tempête.

Choisir c’est renoncer à des choses, des gens, mais c’est aussi en embrasser d’autres. Choisir c’est grandir. Avancer. Avec le monde, avec soi-même. Tout est toujours en mouvement.

Face à mon écran, les yeux bien ouverts bien rougis, je prends une profonde inspiration puis me lève enfin.

Il est plus de deux heures et demie du matin, dans une résidence endormie. Un samedi soir sur la Terre.

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