Il est des jeux qui vous bouleversent, faisant remonter en vous des choses que vous pensiez avoir oubliées, ne plus posséder. Life is Strange en fait partie. Il y a cinq ans jour pour jour le cinquième et dernier épisode du titre de Dontnod Entertainment débarquait sur nos plateformes de jeu. Ce premier Memory Card est un modeste mais sincère cadeau d’anniversaire à ce petit bijou vidéoludique.
Un samedi soir sur la Terre. À plus de deux heures du matin, dans une résidence endormie, je suis face à mon écran, les yeux bien ouverts, l’index de la main droite suspendu au-dessus de ma souris. Figé.
Cela doit bien faire dix minutes que je suis ainsi, dans la même position, sans presque pouvoir respirer. En apnée. Je sais pourtant que je dois avancer, cliquer. Choisir. Mais je veux encore retenir le cours du temps, juste pour quelques instants. Si je ne bouge pas, si je ferme les yeux, est-ce que tout disparaîtra ? Un leurre. Tout est toujours en mouvement.
Flashback. On rembobine la semaine qui vient de s’écouler.
Mardi. En revenant du boulot je décide de lancer en soirée le premier épisode de Life is Strange. Un an que je l’ai acheté puis installé sur mon ordinateur, sans jamais y toucher. Je sais que ce jeu va me plaire, je le sens. Mais j’ai attendu et attendu. Peut-être inconsciemment savais-je déjà que l’expérience allait me bouleverser.
Je prévois de jouer un épisode par soir cette semaine-là. Un bon compromis pour avaler le jeu d’une traite tout en digérant chaque journée ses différents segments.
Je suis d’entrée accroché par l’univers, l’ambiance, les personnages. J’y retrouve des thématiques qui me touchent et des références qui me parlent.
Au fil des épisodes je suis de plus en plus happé·e par le jeu. Malgré ma volonté de roleplay, je ne suis pas vraiment Max, l’héroïne timide qui se révèle en même temps que son étrange pouvoir ; mais je l’accompagne. Suis-je saon ange-gardien comme elle l’est pour ses amies Kate et Chloé ? J’aime à le croire. Mais peut-être que je me trompe. Que je suis sur un chemin déjà tracé, en quête d’autre chose qu’une simple expérience vidéoludique. Mais les expériences vidéoludiques sont-elles toutes simples finalement ?
Les scènes et les révélations s’enchaînent. J’ai beau avoir assez rapidement deviné qui était le salaud du jeu, ça n’a aucune importance. Ce n’est pas vraiment le sujet. Derrière la grande histoire, ce sont les petites histoires qui me touchent, résonnent en moi, ravivant mes propres souvenirs, mes propres expériences. Ma façon de percevoir mes amis d’enfance, perdus parce que je ne les cherchais plus, de snober ma ville natale, jurant au monde entier que je n’y mettrais plus les pieds, cette connexion que je ne voulais plus avoir, mon incapacité à pleinement la retrouver quand je suis revenu·e y habiter après avoir décroché un travail à proximité.
Plus je joue à ce jeu, plus tout se reforme. Cela ne donne pas un tableau complet, parfait ; plutôt un kaléidoscope de fragments qui tentent de se retrouver. L’essentiel est dans les détails. C’est ce qui nous forge, c’est ce qui nous forme.
Détails après détails, choix après choix, en jouant avec son pouvoir et le temps, Max avance. Et moi dans ses pas. Des décisions dures à prendre, des chemins de traverses à emprunter. Essayer, tester, rembobiner, essayer de nouveau, échouer, rembobiner, essayer, avancer, se retourner, repartir, avancer, tester, rembobiner, échouer encore, rembobiner, choisir. Avancer.
Tout est toujours en mouvement. On peut ne pas bouger, ne pas décider, rester figé, la Terre, elle, tourne. Le Temps, lui, s’écoule.
Mardi, mercredi, jeudi, vendredi. Samedi. Cinquième épisode, la fin. Un rollercoaster de twists et d’émotions. Jusqu’à cette dernière scène, ce dernier choix. LE choix. Je l’ai senti venir, mais j’ai repoussé le moment, pensant que, peut-être, mais si, surement, obligé ça va aller, car iels ne peuvent tout de même pas nous demander ça les créateur·ice·s du jeu ? Si, iels le peuvent, iels en ont le droit et quelque part presque l’obligation même si ça ne nous plaît pas.
Je suis face à mon écran, une image et deux phrases figées devant moi, deux choix clignotants, et mon index de la main droite suspendu au-dessus de ma souris. Si la fin du monde arrive mais que je ferme les yeux, est-ce que tout va bien se passer ?
J’ai le cœur qui bat la chamade. Boum boum boum. Plus de dix minutes que je suis ainsi, que je sais ce que je dois faire, je l’ai sans doute toujours su, mais je ne veux pas. Pas tout de suite, pas maintenant. Je demande quelques instants de plus à un dieu inconnu. Comme si j’avais besoin d’un autre avis, de partager avec quelqu’un le fardeau que je m’apprête à porter, la décision qu’en mon fort intérieur je sais juste. Choisir c’est forcément renoncer à des choses, à des gens. Mais c’est aussi avancer, en embrasser d’autres. L’essentiel est d’être en accord avec ce que l’on ressent, ce que l’on est.
Ce choix que je m’apprête à faire est le bon pour moi, je le sais. D’autres joueurs et joueuses prendront des chemins différents. Ce seront également de bons choix pour elleux. Et c’est toute la beauté de la chose. Mais ce sont là leurs choix et leurs histoires. Leurs expériences.
Mon cœur bat toujours la chamade au moment où je me décide enfin à bouger mon doigt. Boum boum boum. Clic. Voilà, c’est fait. Je ne peux plus retenir le sable qui s’écoule dans le sablier. Je n’ai jamais pu le retenir d’ailleurs. Un leurre, encore une fois. Le jeu reprend et file vers sa fin. Tout est toujours en mouvement.
Une cinématique se déclenche. Mon regard est rivé à l’écran, hypnotisé par la séquence qui défile. Mon cœur palpite toujours autant, pompe à émotions prête à céder sous la pression. J’ai l’index engourdi, surpris lui-même par ce que je viens de lui faire faire, comme si en cliquant j’avais moi-même appuyé sur la détente du pistolet qui met fin à la vie de Chloé.
Max s’effondre dans les toilettes de la Blackwell Academy. Je l’ai faite pleurer. Ses larmes de pixels tombent sur le carrelage mal lavé. De l’eau salée dégouline le long de mes joues. Une chanson du groupe Foals accompagne la cinématique finale. L’émotion monte et monte, mes larmes coulent et coulent. Je suis secoué·e de sanglots, comme si le tsunami que j’ai empêché de s’abattre sur Arcadia Bay venait dans mon corps tout emporter.
Je ne sais pas d’où il vient, mais il remonte de loin. Il était profondément enfoui en moi. Et il charrie tellement de choses. Il en laisse d’autres en route aussi, car le chemin est long. Je ne le sais pas encore, mais tout un travail sur moi m’attend, des expériences à revivre, à ressasser ; à dépasser. Essayer, tester, échouer, essayer de nouveau. Avancer. Ce tsunami en appelle d’autres. Il m’attriste et me purifie à la fois, salvateur. Une sensation étrange.
Dernière scène, un papillon bleu se pose dans un léger battement d’ailes, comme pour sécher délicatement mes dernières larmes. Le calme après la tempête.
Choisir c’est renoncer à des choses, des gens, mais c’est aussi en embrasser d’autres. Choisir c’est grandir. Avancer. Avec le monde, avec soi-même. Tout est toujours en mouvement.
Face à mon écran, les yeux bien ouverts bien rougis, je prends une profonde inspiration puis me lève enfin.
Il est plus de deux heures et demie du matin, dans une résidence endormie. Un samedi soir sur la Terre.
10 commentaires
Olala, merci pour ce « format » et ce texte très poignant, Donnie. Certains jeux vidéo nous marquent parce qu’ils nous renvoient à nous-même, et parce qu’on réalise, encore des années après, qu’il y a un « après » cette partie qui a nous a tant remué. Un joyeux anniversaire à Max et Chloé.
C’est tout à fait ça. Et puis Chloe, c’est my Arcadia Bae (oui, je pouvais pas la placer dans l’article, j’en profite en commentaire ^^).
Sacré texte, pour un sacré jeu. Rien à rajouter, je préfère laisser intacte l’atmopshère de ces lignes 🙂
Merci à toi. Et c’est clair que c’est un sacré jeu (à chaque fois les LiS me laissent en larmes ; je ne remercie pas Dontnod – et Deck Nine Games – mais je les remercie quand même).
Je n’aurais jamais cru que lire un article réussirait à me faire monter les larmes. Que les souvenirs passés en Guadeloupe où j’étais seul à decouvrir ce jeu après une nuit compliquée au travail me feraient pleurer devant des lettres alignées les unes à côtés des autres. La seule fois où cela m’était arrivé c’était à la fin d’une série de roman de Chattam. Je n’ai pas beaucoup de choses à dire. Si ce n’est merci. Merci mon Donnie pour ce travail colossal, que tu as produits mais également pour le travail que, je suppose, tu as dû faire sur toi même pour l’écrire. Life Is Strange, The Last Of Us, Kingdom Hearts, entre autre. Les jeux vidéos nous remémorent des souvenirs parfois joyeux parfois douloureux faisant ressortir des émotions vécues lors de notre enfance ou autre. Il m’aura fait autant de mal que de bien ce jeu, c’est une merveille. J’espère qu’on aura l’occasion d’en parler. L’accident et ce qui arrive par la suite à Chloé m’ont simplement flingué. J’ai fondu en larmes devant ces scènes marquantes et innatendues. (D’ailleurs je n’aurais jamais cru que le tueur était ce personnage, jamais)
Du bon tafs mon Donnie. Du très très bon tafs.
Merci Ju’. Effectivement il y a des œuvres qui nous cognent mais c’est parfois pour le meilleur. Pleurer, ça permet aussi de se nettoyer l’âme. Et pour parler du jeu, sans soucis, le discord de Pod’Culture est en partie là pour ça.
C’est fou comme on a parfois ce pressentiment sur certaines oeuvres. On les a, ou on en voit des mentions ici et là, mais on repousse le moment de les découvrir, parce que quelque chose nous dit qu’elles vont vraiment nous bouleverser. L’instinct ne se trompe pas ^^ Les Life is strange ont un sacré potentiel niveau bouleversement. J’ai fini chaque jeu avec vingt minutes à ne pas savoir quoi décider, déchirée par les décisions et leurs conséquences, par le fait de renoncer aussi. Ils sont tellement bien écrits, avec tant de thèmes, qu’ils nous touchent forcément. Et ton texte rappelle toute l’humanité et la finesse qu’on trouve, cette manière de nous rappeler des bouts de notre vie, des décisions prises…Un très beau choix de mots, un superbe texte hommage à un jeu tout aussi génial. Merci Donnie !
Ils ont vraiment su créer un univers et une touche LiS, c’est indéniable. Que ce soit sur la forme et le fond, si on y est réceptif, alors à chaque fois on part pour un sacré voyage (et j’ai pas trop parlé des ost mais que ce soit le choix des morceaux sous licence ou encore les compositions originales de Jonathan Morali et par la suite du groupe Daughter, à chaque fois ça se marrie superbement).
Un des rares jeux à avoir réussi à me faire pleurer, ce qui est ennuyeux vu que je dois après expliquer pourquoi j’ai les yeux rouges. Cet article résume bien le ressenti que j’ai pu avoir sur les 5 épisodes de cette belle aventure riche en émotions. Au final ce jeu nous donne beaucoup à réfléchir sur la notion de responsabilité : la responsabilité d’une situation dont nous sommes à l’origine, la responsabilité face à un pouvoir aussi puissant que terrifiant, la responsabilité face à des choix dont on ne sait pas quelles seront les répercussions et enfin la responsabilité face à un choix déchirant.
Pour ma part, j’ai décidé d’assumer cette responsabilité jusqu’au bout face à ce choix final. Peut être étais-ce par défi envers le temps lui même ? Peut être étais-ce par pur égoïsme ? Dans tous les cas, j’ai pris cette responsabilité et ce moment restera un des moments qui marquera ma vie de joueur de jv.
Au final, ce jeu m’aura également inspiré une pensée : quand tu crois jouer avec le temps, c’est le temps qui se joue de toi.
C’est effectivement ce qui est super avec ce jeu : tu choisis et tu assumes ce choix, peu importe lequel. Y a pas de jugement. Et le Temps se joue effectivement de nous… ou peut-être n’a-t-il tout simplement que peu de considération à notre encontre. Il vit sa vie, sans se soucier de nous.