France | Comme une bulle qui éclate

par Reblys

Difficile d’ouvrir cette chronique, alors que je l’écris au lendemain de ma séance afin de garder en tête le maximum d’informations. Incontestablement, le film dont je voudrais parler aujourd’hui m’a ébranlé. Il a résonné en moi comme rarement, m’a mis face à moi-même. J’y ai vu un reflet de ma propre vision du monde, et ça ne m’a pas vraiment fait plaisir.
A ce sentiment délicat à décrire s’ajoute une certaine tristesse. Car en passant en revue beaucoup de commentaires sur France, j’ai pu constater que beaucoup avaient tout simplement détesté le film d’une part, mais que d’autre part, celles et ceux qui semblent l’avoir apprécié n’y ont pas vu la même chose que moi. Ainsi je dois ruminer mon choc dans une certaine solitude, malmené entre les interrogations. Est-ce que toutes ces personnes ne sont pas capables, au delà de leurs goûts personnels et des qualités réelles ou supposées d’un film, de percevoir ne serait-ce que l’intention d’un auteur ? Ou est-ce que c’est moi qui déraille, à ressentir si fort un message que j’ai peut-être inventé, voulant à tout prix projeter une part de moi dans un film qui accumule les retours (très) négatifs ?

Au milieu de tout cela, il me faut pourtant parler de France, et confronter ce que j’ai perçu à d’autres avis. Car au delà de l’idée selon laquelle le film voudrait représenter une satyre des médias, à laquelle beaucoup de gens se sont arrêtés, il montre pour moi, y compris dans les retours qu’il suscite, les fractures immenses qui séparent les personnes. A quel point nos expériences et nos quotidiens, tous différents, faussent notre  perception des autres et de ce qui nous entoure, et nous éloignent malgré nous d’un immense pan de la réalité.

Un regard sur le monde

© 3B Productions, 2021

France de Meurs est la journaliste star la plus en vue du moment. Son émission fait les meilleures audiences et son aura, entre celle d’une actrice hollywoodienne et d’un grand reporter de guerre, est au plus haut. Mais dès le début, ce qui nous est montré est l’envers du décor. A travers les échanges entre France et Lou, son assistante, sont toutes les pensées sont focalisées autour de l’image de la vedette. Viennent ensuite plusieurs illustrations de la mise en scène permanente de France. Dans ses reportages d’abord, où l’attitude de la journaliste semble si décalée qu’on se demande si l’on n’est pas en réalité dans un décor avec des figurants, mais aussi dans sa vie privée, où elle fait de la figuration pour imager une vie de famille réussie, alors qu’elle est si éloignée son mari et de son fils qu’elle est la seule qu’elle parvient à tromper. Les séquences télévisuelles ne sont pas en reste, montrant via leurs coulisses une telle scénarisation des débats retransmis sur le petit écran, qu’on en reste à nouveau incrédule face au niveau de déconnexion de celles et ceux qui y participent.

Et soudain, alors que cette routine parfaite semble bien installée, un caillou va évidemment venir se loger dans cette mécanique idyllique et bien huilée. Un accident de voiture ou elle percute un scooter, et France se retrouve confrontée directement à un étranger à son monde. S’en suit alors une lente déconstruction des repères de France, qui va petit à petit perdre pied face à cette avalanche de réel qui lui saute à la gorge, qui va de la pauvreté qui parsème le pays, aux scènes de guerres qu’elle visite en tant que reporter, et qui font bien malheureusement écho aux récentes images qui nous sont parvenues d’Afghanistan.

Je n’irai pas plus loin pour introduire le scenario du film, mais je garderai un paragraphe en fin de chronique pour parler de son dénouement, extrêmement lourd de sens. A ce moment là, je vous préviendrai, si vous souhaitez voir le film et éviter les spoilers.

Un sous-texte sociétal bien présent

Si on l’aborde sous le seul angle politique, le film se révèle effectivement maladroit. Je comprends sans problème le rejet assez général de la scène d’ouverture ou les personnages du film sont incrustés dans les images réelles d’une conférence de presse du président Macron, qui en plus d’être esthétiquement très étrange (car la qualité des images de la conférence de presse matchent à peine avec celle des images du film), ne semble être là que pour satisfaire une lubie de Bruno Dumont, tant les conséquences de cette scène sur le reste du film sont inexistantes. A moins qu’il ne s’agisse de la volonté de montrer que le décor du film est la France actuelle, du début des années 2020, mais à ce moment là, nul besoin d’avoir recours à cette mise en scène, toujours difficile à défendre. Une simple apparition d’images contemporaines dans une télévision suffisent souvent à contextualiser de manière plus discrète le propos d’un film.

D’apparentes maladresses semblent également se multiplier lorsque certaines situations un peu clichées de « Bourgeoise fortunée qui se retrouve parmi des gens dans le besoin » se présentent à nous. D’autant que leur traitement ne paraît pas franchement neuf par rapport à ce qu’on connaît déjà. Et ce qu’on connaît déjà, ce sont les comédies franchouillardes, pas toujours très respectueuses, où Christian Clavier apparaît dans 80% du temps. Idem pour les situations où France interviewe des hommes politiques, aussi superficiels que caricaturaux. Aussi je comprends que, si l’on pense que le film se veut être une simple satyre médiatique, on trouve le résultat franchement peu inspiré. Mais ce serait je pense se méprendre sur les intentions de Bruno Dumont.

© 3B Productions, 2021

Car ce qui m’a le plus frappé dans toutes ces séquences ou le fossé de classes apparaît, et même en général dans le film, c’est surtout à quel point personne n’est juste lorsqu’il s’adresse à autrui. A l’exception d’un seul personnage (Abdoul, l’interprète), tout le monde est à côté de la plaque: France, démunie face à au monde qui l’entoure, son assistante parfait produit de la société du spectacle qui ne raisonne qu’en termes d’audimat, le commun des mortels qui ne voit en France que l’image qu’elle renvoie via ses apparitions télévisées et l’opulence de richesses et de bonheur qu’elle inspire. Même ce personnage d’amoureux transi qui ne voit pas une personne lorsqu’il s’adresse à Léa Seydoux, mais qui ne fait qu’exprimer un fantasme dévorant, sans chercher à en comprendre plus. Il s’agit pour moi du principal sujet du film. Non pas d’être une satyre des médias, ou du monde politique, mais de montrer en quoi nos bulles respectives nous amènent à oublier qu’il y a d’autres choses autour de celles-ci. Que notre esprit humain est extrêmement faillible et tend à simplifier notre environnement, nous faisant croire à tort que nous avons raison, trop souvent raison. Qu’à force de se mettre en scène et de vivre à travers des représentations, on perd prise avec le réel, et avec autrui. A mon sens c’est la prise de conscience brutale de cet état de fait, initiée par le premier accident entre France et Baptiste, qui est à l’origine de l’effondrement de la protagoniste de cette histoire. Elle devient de ce fait la seule à se remettre en question, profondément, dans ce monde ou tout le monde, même ceux qui vivent dans la misère, sont perclus de certitudes. Un contraste renforcé par l’idée que de tous les points de vue, c’était celui de France qui était le plus important, le plus suivi du pays. Son « Regard sur le monde » (ironiquement le titre de son émission) qui se révèle aussi biaisé que les autres.

C’est ainsi que l’empathie s’est créée entre France et moi. Non pas parce que j’étais triste de la voir souffrir, mais parce que je ne connais que trop bien ces questionnements brutaux et permanents. D’inaccessible et parfaite dans le reflet des écrans, elle était ainsi devenue, à mes yeux, bien plus humaine que n’importe quel autre personnage du film.

Une forme lente, propice à la réflexion

Et Dieu sait que Bruno Dumont a mis le paquet pour que l’on développe des réactions en regardant France déchoir. En effet intervient alors le plus gros gimmick de mise en scène du film, qui en a sans doute fait sortir beaucoup de leur séance. Ces très nombreux, et très longs gros plans sur le visage de France. Qui mettent le temps en pause pour ce concentrer sur un regard perdu, souvent larmoyant, parfois déformé par la douleur. Ces multiples instants en face à face ont, je pense, beaucoup participé au dégoût qu’à suscité le film chez beaucoup, car ils mettent profondément mal à l’aise. Grâce, entre autres, à ce que parvient à réaliser Léa Seydoux durant ceux-ci, avec ces regards qui transpercent l’écran pour venir sonder directement nos âmes, nous poser des questions difficiles : Qui êtes vous pour me juger ? Que feriez-vous à ma place ? Avez-vous vous-même déjà eu à reconsidérer vos opinions, votre ego tout entier, comme j’ai à le faire maintenant ? Parfois, on a pas la réponse. Mais parfois on l’a. Et à ce moment là notre cœur se serre à chaque fois que la scène en cours s’arrête, et que la caméra vient se rapprocher de ce visage où le maquillage de luxe se mélange à des larmes d’une profonde tristesse. Ces séquences se réalisent de plus souvent en silence, et le silence est un élément central du film, qui joue aussi sur sa longueur, réelle (2h14 tout de même) et ressentie.

© 3B Productions, 2021

Les scènes durent souvent longtemps. Sans doute « trop » longtemps si l’on s’en réfère à la conception habituelle d’un montage rythmé, qui n’a pas vocation à nous laisser sortir du film. Mais ici, ces longueurs sont régulières, et j’ai du mal à croire qu’un type dont c’est le métier depuis vingt-cinq ans l’ait fait au hasard. Ce que j’ai ressenti, c’est que Bruno Dumont voulait que l’on réfléchisse en même temps que France. Que l’on prenne, le temps d’un silence un peu trop long, le recul nécessaire pour qu’on s’interroge sur ce qui nous est montré, nous invitant ainsi à être un spectateur qui fait l’effort de comprendre durant le visionnage même, les extravagances des personnages ou du scenario. Mais c’est un pari très risqué, et je ne crois pas qu’on soit majoritaires à vouloir se plier à une telle expérience. En témoignait pour ma part l’attitude des deux vieilles dames assises derrière moi, qui décrivaient à haute voix ce qui se passait (ou ne se passait pas) à l’écran, comme pour meubler le silence gêné que provoque parfois le film.

Car on se doute également que c’est tout sauf le hasard qui a donné au réalisateur le nom de son héroïne. France a évidemment vocation a dresser un parallèle entre son personnage principal et la société française. Tout le film prend un niveau supplémentaire de lecture si l’on recoupe les dialogues, les situations, le cheminement de France de Meurs avec ce prisme d’interprétation en tête. Et cela vient conforter a mon avis l’idée selon laquelle le personnage de Léa Seydoux n’est pas là pour représenter uniquement le système superficiel et déconnecté qu’elle semble en apparence incarner. A travers elle, c’est tout un climat de perdition et d’absence de repères qui est dépeint.

Abandonner, comme une fatalité

Nous voici dans la spoiler zone, où l’on parle de la conclusion du film

C’est la fin de la zone spoiler, promis on ne parle plus de la fin du film

En conséquence je comprends pleinement que France divise. Parce que ce n’est pas vraiment un film facile d’accès. Parce qu’il laisse souvent ses spectateurs et spectatrices dans une gêne brute. Parce que dans le tas il y a sans doute effectivement de réelles maladresses d’écriture ou de mise en scène. Le film délivre un message très inconfortable. Pas facile à entendre, et encore moins à accepter.
Mais j’y ai trouvé énormément de détails d’une grande lucidité, des dialogues vraiment percutants et des scènes marquantes, et l’on ne peut à mon sens pas dire qu’il n’y a rien dans le film sans être d’une profonde mauvaise foi, faire preuve d’un violent manque de recul sur les choses, ou tout simplement confondre ses goûts et sa sensibilité avec la vérité. A moins que je ne sois tout simplement moi aussi coincé dans ma propre bulle. Que par un concours de circonstances, celle de Bruno Dumont et la mienne se sont croisées, et se sont accordées. Que notre vision du monde à tous les deux ne soit qu’un autre de ces miroirs déformants de la réalité, et qu’on se trompe tous les deux. Ou peut-être que j’ai inventé, et projeté tout ça en regardant un mauvais film. Pour me donner un genre. Sans même en être conscient.

  • France, de Bruno Dumont, est sorti en salles le 25 août 2021.

Ces articles peuvent vous intéresser