Il y a une dizaine d’années le mangaka Takahiro a fait forte impression avec Red Eyes Sword (Akame ga kill!), un seinen en quinze tomes qui faisait la part belle à l’action dans un monde fait de créatures dangereuses. Couronné de son succès (qui s’est prolongé avec la suite Blue Eyes Sword) et épaulé par Yōhei Takemura aux dessins, il revient enfin avec une nouvelle série, Demon Slave, avec toujours ce même penchant pour les mondes fantastiques et les créatures venues d’ailleurs.
Cette critique a été écrite grâce à un exemplaire du manga envoyé par l’éditeur.
Demon Slave est un shōnen, avec tout ce que cela implique : un héros en devenir, des combats mais aussi et surtout, et c’est là qu’il se distingue des précédentes œuvres de Takahiro, un humour omniprésent. Et il en faut de la dérision, puisqu’il raconte un curieux monde démoniaque où un escadron mené par une jeune femme a pour mission de protéger la Terre d’invasions de monstres, au moyen… d’un lycéen devenu son esclave.
Un monde renversant
Derrière son postulat légèrement provocant, Demon Slave présente pourtant un monde qui attise la curiosité. Renversant le patriarcat, l’auteur nous raconte l’apparition de « Mato », une cité venue d’une dimension démoniaque où il existe un fruit, la Pêche, capable de donner des super-pouvoirs aux personnes qui y goûtent. Le twist, c’est que seules les femmes obtiennent ces pouvoirs, tandis que la Pêche n’a aucun effet sur les hommes. Cela place immédiatement les femmes à la tête de la société : elles occupent la majorité des hautes sphères et elles forment les escadrons capables d’éloigner les démons de Mato. Considérés comme inutiles à la société, les hommes ne sont là que pour les soutenir et leur rendre service. Si la subtilité n’est pas toujours le fort de l’auteur, il y a évidemment quelque chose de très savoureux à voir cette inversion de la dynamique de nos sociétés actuelles. Les hommes sont mis à l’écart, ils ne peuvent plus vraiment accéder à de bons postes, ils n’existent que pour permettre aux femmes de briller. Et c’est dans ces conditions que le jeune lycéen Yuki Wakura, déprimé par un avenir qui lui semble bien morne, se retrouve par hasard plongé dans la dimension de Mato, le fameux monde démoniaque auquel on accède avec des « portes » qui apparaissent ici et là de temps en temps. Pourchassé par une horde de monstres contre lesquels il ne peut pas se défendre, il est sauvé par Kyōka Uzen, la commandante d’un escadron chargé de protéger une porte qui mène à la Terre.
Ce sauvetage a toutefois un coût : ils s’aperçoivent bien vite que sous le contrôle de la commandante, le lycéen peut se transformer lui-même en monstre et terrasser les démons qui se dressent sur leur passage. Ils passent alors un pacte et Yuki devient l’esclave de Kyōka. Alors l’auteur et son dessinateur s’amusent beaucoup à se servir de cette dynamique pour y insuffler une imagerie et un sous-texte directement tiré du monde des dominatrices, le jeune homme devenant soudainement un esclave, soumis à une femme qui incarne la force et la domination. Cette dynamique sert essentiellement l’humour du manga, mais elle permet aussi d’appuyer un peu plus sur le renversement amorcé avec la fin du patriarcat : le duo laisse le pouvoir à la femme, même si comme je l’expliquerai un peu plus tard, l’auteur ne va pas toujours au bout de son idée. Mais cela fonctionne globalement plutôt bien, le monde démoniaque est fascinant et le style visuel de Yōhei Takemura, très moderne, est tout à fait approprié pour l’histoire imaginée par Takahiro. On note d’ailleurs un découpage des cases qui met en valeur les scènes d’action et leur rythme, on sent une véritable maîtrise en la matière, même si certaines planches auraient gagné à être moins chargées afin de gagner en lisibilité. Là où le manga fait fort, c’est aussi et surtout dans toutes les scènes du monde réel. Des excursions dans le quotidien qui se révèlent passionnantes puisqu’on y découvre un monde proche du nôtre, mais pourtant si différent, où les personnages sont bien plus souvent mis à l’épreuve que face aux démons qui animent leurs journées. C’est aussi là que les liens se font, des moments de calme où l’on comprend un peu mieux les motivations des uns et des autres. Ces scènes sont toutefois assez rares dans ce premier tome, qui cherche essentiellement à installer la menace qui occupera certainement l’essentiel des prochains tomes.
Humour et non-dit, l’équilibre du shōnen
Avec son univers qui penche vers la dark fantasy, le manga n’oublie pas pour autant son statut de shōnen. Genre destiné essentiellement aux adolescents, qui insiste sur des scènes d’action autour de récits souvent initiatiques, ne serait rien sans un sens de l’humour efficace. Et Demon Slave en est un bon représentant, avec des vannes et des situations pleines d’ironie qui fonctionnent souvent très bien, grâce à l’alchimie de personnages aux caractères opposés mais qui s’assemblent parfaitement. L’humour est dans l’ensemble bien dosé, en jouant sur l’improbable d’un bon nombre de situations et sur la position d’esclave -presque sexuel- du héros. On reste néanmoins face à quelque chose d’assez classique, au-delà de son contexte original, le titre emprunte beaucoup à ses prédécesseurs avec des personnages plutôt clichés que l’on a déjà vu dans d’autres œuvres. A commencer par les histoires type « harem » dont il s’inspire largement, avec un héros décrit comme un « loser » plongé malgré lui dans un environnement exclusivement féminin, et qui a en partie été popularisé il y a longtemps par Love Hina. Demon Slave en fait d’ailleurs presque le pastiche à certaines occasions avec des inspirations évidentes, même si le titre n’est que le résultat de nombreuses années de mangas qui ont repris et affiné le concept. Et cela lui porte parfois préjudice : si on apprécie les références et les situations qui s’en dégagent, il y a une certaine lourdeur qui met à mal son propos initial sur l’inversion des rôles, notamment dans la représentation des femmes dans les mangas. Il y a dans ce premier tome une dose importante de sexualisation des personnages féminins qui, s’il n’oublie pas la dynamique de domination de celles-ci sur le héros, les montre souvent comme l’objet de « fantasmes » que l’on pourrait voir dans d’autres titres qui reprennent ces idées de « harem ». Alors on sent que Demon Slave navigue en eaux troubles, et peine parfois à trouver le juste milieu, occasionnant même un raté avec un personnage féminin beaucoup trop jeune pour une scène de bain à l’ambiance douteuse. Malgré ces errements qui restent heureusement rares, ce premier tome est souvent drôle, et parvient sans mal à nous intéresser au destin de ses personnages, très attachants, et aux enjeux de leur monde.
Demon Slave joue les équilibristes : mystère d’un monde démoniaque, action, scènes plus sensuelles et quotidien de l’escadron, tout ne tient qu’à un fil et forme un ensemble convaincant, souvent drôle et très attachant. On attend de voir la suite car ce premier tome, très dense, multiplie les pistes et les idées, même s’il a parfois tendance à passer trop de temps dans des combats que le manga peine encore à mettre en scène de manière efficace. Le nouveau titre de Takahiro pose son univers d’une fort belle manière, avec des personnages aux caractères qui répondent à des archétypes bien connus mais qui font preuve d’une jolie alchimie. Aussi dingue cette histoire de simili-dominatrices peut être, elle suscite immédiatement empathie et attachement, et c’est bien là le principal.
- Demon Slave (T.1) est édité par Kurokawa, disponible en librairie depuis le 11 février 2021, le T.2 sort le 8 avril. Pour le moment, six tomes sont parus au Japon.