The Father – L’Effondrement d’une âme

par Reblys

La crise sanitaire nous ayant privés de sorties cinéma régulières depuis plus d’un an, nous avons dû, encore plus que d’habitude, ronger notre frein en découvrant lors des cérémonies les plus prestigieuses du 7ème Art des films qui n’étaient pas sortis, et dont on ne savait pas quand ils allaient sortir. Cela a été le cas pour The Father, encore plus mis en avant en France du fait de la nationalité de son scénariste et réalisateur Florian Zeller. Couronné de l’Oscar du meilleur scénario adapté et de celui du meilleur acteur pour Anthony Hopkins, le film avait tous les ingrédients pour livrer un drame familial poignant autour de la maladie d’Alzheimer. Mais il offre bien d’autres choses, et surtout une approche à laquelle je ne m’attendais pas du tout. En particulier via une mise en scène que les bandes annonces ne pouvaient pas retranscrire.

Si vous souhaitez garder la surprise de la découverte (qui joue je pense beaucoup dans l’appréciation que l’on peut avoir du film), je vous invite à aller voir le film tant qu’il est à l’affiche, et avant de lire cette chronique !

La démence vue de l’intérieur

© Trademark Films, Ciné-@, Embankment Films, Film4, Viewfinder Films

En sortant de la séance, la première réflexion que je me suis faite est que le film n’avait sans doute pas usurpé son Oscar du meilleur scénario adapté. Car lorsqu’on sait que le film est issu d’une pièce de théâtre, déjà écrite par Florian Zeller des années auparavant, on prend la mesure des efforts déployés pour permettre à l’histoire de profiter pleinement du medium cinématographique. The Father n’est pas une simple description de l’évolution de la maladie d’Alzheimer. C’est une tentative de projeter en nous la perte de repères, de nous infliger l’incrédulité face à la logique qui s’effondre, de nous faire vivre l’effacement de la perception de l’espace et du temps dont est victime le personnage d’Anthony.
Le film relève haut la main ce pari en jouant sur un certain nombre d’outils : la temporalité des scènes tout d’abord, qui nous sont montrées dans un désordre dont on se rend à peine compte, alors que le film nous donne au compte goutte des indications pour essayer de remettre les pièces du puzzle en ordre. L’évolution des décors également. Cet appartement qui semble être toujours le même, agencé de la même façon, alors que des petits détails nous sautent aux yeux pour nous dire que quelque chose a changé, sans que l’on sache quoi, ni quand cela a bougé. Enfin même les visages changent. Alors que les personnages sont les mêmes, les acteurs et actrices qui les incarnent ne le sont pas, ajoutant un peu plus à la confusion générale.

Confusion, qui pourrait être le maître mot de l’expérience proposée par le film. Le génie du rythme de l’œuvre, qui fait jouer les instants de complète lucidité avec les phases de désorientation les plus anxiogènes, me semble retranscrire assez fidèlement ce qu’un malade atteint de démence pourrait ressentir. Cette implication du spectateur dans un magma de souvenirs et d’instants déconnectés les uns des autres fascine autant qu’elle perturbe. Car si tantôt le film nous donne un coup de pouce pour dissocier ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas, la réalité d’autres scènes restera entièrement incertaine, même après la fin du film. Et autant vous dire que ces scènes en particulier sont loin d’être les plus innocentes.

Ainsi tout se coordonne pour nous entraîner avec Anthony dans cette déchéance psychique, dont on ressort profondément marqué. Car on est saisi d’un vertige inattendu lorsqu’on comprend que cette descente aux enfers est banale. Que des centaines de milliers de nouvelles personnes  sont concernées par cette maladie chaque année, malade ou aidant. Et l’on est achevé lorsqu’on remet le personnage d’Anthony dans son contexte socio-économique, ingénieur à la retraite, visiblement fortuné, dans un très bel appartement en plein Londres. Comment les familles plus modestes peuvent-elles faire face à un mal aussi envahissant ?…

Les yeux de la solitude

© Trademark Films, Ciné-@, Embankment Films, Film4, Viewfinder Films

Un autre élément qui crée à mon sens une bonne partie de l’ambiance si singulière du film est le soin apporté aux différents cadres tout au long du métrage. Celui-ci alterne entre des plans fixes sur les décors vides, ces mêmes plans fixes dans lesquels évoluent les personnages, et les gros plans sur leurs visages, particulièrement sur leurs yeux. On dit que les grands acteurs et grandes actrices font passer tout leur jeu par le regard. Cela explique sans doute les distinctions d’Anthony Hopkins et d’Olivia Colman, qui bien qu’elle n’ait pas reçu de récompense a également été souvent nommée pour ce film dans la catégorie de meilleure actrice dans un second rôle. Les silences en disent souvent bien plus que les dialogues, et ces regards nous montrent mieux que mille explications à quel point Anthony s’éloigne de sa fille, s’enfonce dans un monde sans cadres, tandis qu’Anne assiste impuissante à l’éloignement sans retour de son père. A mesure que la distance se creuse entre les deux personnages, leur solitude est aussi montrée à travers ces plans fixes dont je parlais plus tôt. Ils présentent souvent un personnage seul dans le cadre, essayant de communiquer avec un autre. Comme si la distance qui existe entre eux ne pouvait plus être comblée. Les quelques moments de réunion n’en sont que plus beaux. Ces rares instants où Anthony retrouve le sourire tandis que les moments de peur, de paranoïa ou de colère se multiplient. Les plans vides quant à eux, viennent faire la transition entre les différentes séquences, faisant peser sur nous tout le poids des souvenirs qui disparaissent, des liens qui se délitent, de tout ce qui échappe à Anthony, le laissant aux prises avec l’incompréhensible.

Et que dire de cette scène finale, où Anthony Hopkins s’efface littéralement derrière son personnage éponyme. Où l’immense acteur qu’il est parvient à créer un moment suspendu dans le temps, touché par la grâce, durant lequel il incarne universellement tous les malades d’Alzheimer. Offrant au monde un monologue des plus poignants, dans lequel on est transpercé par toute la douleur d’un être humain en perdition, voguant inéluctablement vers sa fin. L’occasion pour le film de rendre dans son moment le plus important, un hommage à l’humanité des soignantes et soignants qui interviennent chaque jour auprès de ces malades, à travers le personnage de cette infirmière qui, comme un symbole, est présente en filigrane tout au long de l’œuvre.

Jusqu’à ce que rien ne reste

The Father est incontestablement un film important. Non seulement de par son thème, mais aussi surtout via la manière dont celui-ci nous inclut dans son propos. A tel point qu’on aurait presque affaire à un thriller surréaliste dans la forme, si la maladie d’Alzheimer n’était pas une triste réalité. Porté par sa mise en scène subtile mais terriblement puissante, et surtout par l’incroyable prestation des acteurs et actrices du film, il porte un regard profondément humain sur la maladie, sur les différentes réactions qu’elle provoque, tant chez la personne qui en est atteint que celles qui l’entourent. La violence inouïe vécue par les personnages est distillée avec tant de finesse qu’elle entre en chacune et chacun, pour nous aider à reconsidérer les maladies dégénératives, et l’impact, souvent invisibilisé, qu’elles ont sur nos sociétés.

En conclusion, je vous invite évidemment, si ce n’est pas déjà fait, à aller voir The Father au cinéma tant qu’il est encore temps. L’impact sensoriel du film ne sera probablement pas le même en dehors des conditions uniques offertes par les salles obscures. Alors que le secteur a plus que jamais besoin de son public, il serait encore plus dommage de s’en priver.

  • The Father est un film réalisé par Florian Zeller, projeté en salles depuis le 26 mai 2021.

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