Imaginez, voulez-vous, que l’une des comédies musicales les plus populaires aux États-Unis soit méconnue en France. Essayez seulement d’envisager que la pièce ayant reçu le record – inégalé – de 12 Tony Awards (l’équivalent des Oscars pour le théâtre) n’ait jamais été adaptée ici, jusqu’à présent ! C’est le cas des Producteurs, une œuvre que je n’avais jamais eu la chance de voir sur scène, mais qui eut beaucoup d’impact sur mon amour des comédies musicales ou de la pop culture. Les Producteurs est un chef-d’œuvre irrévérencieux dont les maîtrises de l’absurde, de l’auto-dérision ou de la satire du milieu théâtral me rendent dithyrambique ; les numéros musicaux et la mise en abyme n’étant pas en reste. Maintenant que j’ai votre attention, revenons, si vous le voulez bien, aux origines de ce monstre satirique.
C’est l’histoire d’un film qui devient une pièce, qui devient un film…
L’histoire des Producteurs commence en 1968, tandis qu’un certain Mel Brooks réalise un long-métrage mettant en scène Zero Mostel et Gene Wilder. Le film (non musical) suit les mésaventures de Max Bialystock, le roi du vieux Broadway qui, après des années d’échecs et de flops en tout genre, n’est plus que l’ombre de lui-même. Le producteur véreux fait alors la rencontre de Leo Bloom, un comptable timide et névrosé. Constatant des irrégularités dans les comptes de Max, Leo lui fait naïvement remarquer qu’il pourrait en fait gagner beaucoup d’argent en produisant un flop. Les deux partenaires décident de chercher la pire pièce jamais écrite pour assurer leurs arrières. Ils jettent leur dévolu sur Un printemps pour Hitler, une comédie musicale célébrant le troisième Reich. Le long-métrage de 1968 ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. Il n’en a pas moins remporté l’Oscar du meilleur scénario en 1969. Le film fut même interdit en Allemagne pendant quelques années…
33 ans plus tard, Mel Brooks décide de transposer ce classique du cinéma en comédie musicale. Les rôles de Max et Leo sont assurés par Nathan Lane (Le Roi Lion, La Souris) et Matthew Broderick (La folle journée de Ferris Bueller et… Le Roi Lion !). Les quelques 2502 représentations et les 12 Tony Awards remportés témoignent du succès retentissant de la pièce. Ledit succès permet aux Producteurs de renouer avec le cinéma, en 2005, puisque la pièce est elle-même adaptée en film. C’est Susan Stroman, metteuse en scène et chorégraphe de la comédie musicale qui endosse la casquette de réalisatrice. La boucle est bouclée.
Il faut pourtant encore attendre 16 ans pour que la pièce arrive en France. Alexis Michalik met en scène Les Producteurs au Théâtre de Paris, avec – dans les rôles titres – Serge Pastigo (Max) et Benoît Cauden (Leo). Tandis que la pièce était prévue de décembre 2021 à février 2022, les salles combles ont prolongé les représentations jusqu’au mois de juillet 2022. Voilà qui n’est assurément pas un flop !
Along came Bialy
Les Producteurs est une pièce très irrévérencieuse, qui ne s’adresse pas à tous les publics. Le début du premier acte est assez longuet. La rencontre entre Max et Leo se fait lors d’un dialogue typiquement théâtral, célébrant les différents types de comique. Même après, tandis que les numéros musicaux s’enchaînent, l’humour demeure profondément absurde. Au reste, le plongeon dans ce tourbillon aussi délirant que satirique est la promesse de nombreux fous rires.
L’histoire commence, à la fin des années 50, avec Max Bialystock. Constatant qu’il est le producteur d’un énième flop, celui-ci se lamente sur son sort et rappelle, au cours d’une mélopée aussi merveilleuse que nostalgique (The King of Broadway), qu’il était le roi du vieux Broadway. Il semble inconcevable de ne pas saluer la traduction parfaite des paroles, en français, ou l’insertion de plaisanteries très contextualisées. Ainsi, Max ne manque pas de faire une allusion à un autre monarque : Le Roi Lion, joué à peine quelques rues plus loin, au théâtre Mogador, (et dont vous retrouverez la chronique ici).
A l’instar des autres personnages, Max est un stéréotype ambulant. Véreux et grivois, le producteur est peu scrupuleux à l’idée de produire des flops ou de renier ses propres convictions, pour parvenir à ses fins. Comme son nom l’indique, Max est juif. Cela ne l’empêchera pas de charmer le scénariste nazi Franz Liebkind, afin d’obtenir les droits d’un Printemps pour Hitler. Au delà de cela, Max est le vestige d’une époque révolue. Nostalgique et profondément seul, il n’a jamais connu l’amitié avant de rencontrer Leo. Je peux dire, sans rougir, que la relation entre Max et Leo est l’une des meilleures bromances jamais écrites.
Keep it Gay
C’est avec la chanson We Can Do It, durant laquelle Max tente de convaincre Leo de se joindre à lui, que le rythme de la pièce s’envole. Timoré de nature, Leo refuse la proposition et retourne à son bureau, où son supérieur hiérarchique s’empresse de l’humilier. Tandis que les différents comptables de Whitehall & Marks entonnent un hymne rappelant à quel point ils sont malheureux ; Leo se souvient que son rêve de toujours était de devenir producteur à Broadway (I Wanna Be a Producer). C’est ainsi qu’il décide de se lancer dans la folle aventure avec Max.
Les deux compères rencontreront alors des individus aussi dérangés les uns que les autres. Bien qu’il soit un fervent admirateur d’Hitler, Franz Liebking a une passion secrète pour ses pigeons, qu’il aime tendrement. Après avoir acquis les droits de la pire pièce jamais écrite, Max et Leo tâchent d’embaucher le pire metteur en scène vivant. Il s’agit de Roger de Bris, dont la tanière n’a rien à envier à la Cage aux Folles. Dans Les Producteurs, personne n’est épargné par l’humour, à commencer par la communauté LGBT+. Je ne serais pas étonnée que beaucoup considèrent la pièce comme antisémite, homophobe et plus encore, sans avoir toutes les données en main. Rappelons que Les Producteurs est la création d’un réalisateur juif, Mel Brooks. Le créateur du rôle de Max dans la comédie musicale, Nathan Lane, a fait son coming-out gay dans les années 90. De fait, il s’agit d’un chef-d’œuvre d’auto-dérision ; tout autant que d’une franche satire du show-business.
Max ne manque évidemment pas d’embaucher, comme première comédienne/réceptionniste, une certaine Ulla, à la plastique avantageuse. Ulla a parfaitement conscience qu’elle n’est pas choisie pour ses compétences et en joue sans scrupule ; du moins avant de tomber amoureuse de Leo.
Springtime for Hitler
L’heure de la première représentation d’un Printemps pour Hitler finit par arriver. La mise en abyme terriblement efficace nous donne à nous, public, l’impression d’être venus assister à la célébration du troisième Reich. La pièce de Franz Liebkind n’en est que plus dérangeante. Naturellement, tout ne se passe pas comme Max et Leo l’avaient prévu, mais je vous laisserai le plaisir de découvrir l’ampleur des dégâts par vous-mêmes.
Je suis fan des Producteurs depuis de nombreuses années. Aussi fut-il particulièrement émouvant de découvrir cette pièce, sur scène. L’adaptation française s’en tire avec les honneurs. Bien qu’elle ne dispose pas des mêmes moyens que Le Roi Lion (Théâtre Mogador), elle compense par des comédiens époustouflants, et ce dans tous les domaines. Mon seul regret est que l’une des chansons de Max (Betrayed) ait été coupée, afin que la comédie musicale n’excède pas deux heures et puisse se passer d’entracte.
Il est difficile d’en dire davantage sur Les Producteurs sans divulgâcher l’intrigue. Je ne peux qu’insister sur l’immense dimension comique de la pièce. La satire, l’auto-dérision et l’absurde – au sens noble du terme – atteignent des niveaux rarement égalés. Les personnages stéréotypés se révèlent attachants et ce, en grande partie, grâce à des dialogues finement écrits. Enfin, je n’ai sans doute pas assez insisté sur la qualité des chansons et chorégraphies particulièrement entraînantes. A l’image du Roi Lion, mais dans un tout autre registre, Les Producteurs est une expérience impossible à oublier. Vous pourriez la détester, mais vous avez de plus fortes chances encore de l’adorer. Il me paraît, en tout cas, peu crédible qu’elle vous laisse indifférents.
- Les Producteurs est une comédie musicale jouée au Théâtre de Paris, de décembre 2021 à juillet 2022.