Cent ans de solitude | Fresque humaine et historique

par Hauntya

Visiblement, il n’était pas attendu que le roman colombien Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez fasse son chemin jusqu’à l’écran. Tout d’abord parce que ce roman de plus de 400 pages était réputé inadaptable, relatant une histoire s’écoulant sur plusieurs générations avec allers et retours dans le temps. Ensuite parce que l’auteur lui-même s’opposait à une quelconque adaptation, redoutant que la durée temporelle d’un film ne ternisse son récit, insuffisant à raconter une telle histoire. Il aura donc fallu attendre quelques années après le décès de Garcia Marquez pour que le projet voie le jour et débute sa production en 2019. Et c’est en décembre 2024 que Cent ans de solitude arrive ainsi sur Netflix.

Une fresque familiale et historique

« Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. »

© Cent ans de solitude, Netflix, 2024

Cet incipit, directement tiré du roman, est un des plus célèbres en littérature et ouvre également la série télévisée créée par Laura Mora et Alex Garcia Lopez. Il nous permet, après quelques images annonciatrices de certains événements et surtout la vision d’Aureliano Buendia sur le point d’être fusillé, de revenir en arrière dans le temps, au tout début de l’histoire de Cent ans de solitude. José Arcadia Buendia et Ursula Iguaran, cousins, se marient, quelque part en Colombie. Ils outrepassent les avertissements de leur famille et la crainte d’une malédiction (leurs enfants naîtraient avec une queue de cochon à cause de la consanguinité), pour fonder leur propre famille. Aventureux, ils décident de rejoindre la mer avec plusieurs personnes de leur village pour construire un nouveau foyer. Après des mois de périple, ils finissent par fonder Macondo près d’un marécage, une ville où chacun est libre d’avoir sa propre liberté d’esprit et d’opinion.

Cent ans de solitude se déroule sur des décennies, mettant en avant les différentes générations de la famille Buendia vers le milieu du 19e siècle. José Arcadio et Ursula sont un couple aventureux et déterminé, prêts à tout pour vivre leur amour et leur rêve d’une ville idéale. José Arcadio paraît comme une figure forte et immuable, également passionné par les mystères de la philosophie, de l’alchimie et de la science : il accueille la venue des forains dans leur village avec bénédiction. Ursula n’est pas moins douée de volonté, bien que plus terre-à-terre et évidemment attachée à ses enfants.

Le couple originel donne ensuite naissance à trois enfants : José Arcadio, l’aîné ; puis Aureliano, doué d’un don pour les prémonitions ; leur fille, Amaranta, qui grandit également en compagnie de Rebeca, une fille adoptive, orpheline suite à une peste. La série suit ces deux générations (et les suivantes) tout au long de leur vie, de l’enfance à l’âge mûr, le temps passant. Ce n’est pas que l’évolution de la famille Buendia dont la série capte l’essence. C’est également le passage des décennies, la construction du village en une petite ville plus moderne, le changement des régimes politiques, l’arrivée de la religion, les naissances et les décès. Du petit village rudimentaire, Macondo passe à une ville florissante, empreinte de végétation, d’arbres et de fleurs, accueillant progressivement les nouveautés du monde : l’alchimie, un piano-orgue de Barbarie, l’école publique…

Un paradis, pour une lignée de solitude

© Cent ans de solitude, Netflix, 2024

Macondo pourrait être un lieu idyllique. Cachée et isolée du reste du monde, la ville grandit en toute indépendance, loin de la guerre, de la politique et de la religion, du moins jusqu’à un certain point de son histoire. Alors les tragédies commencent, entre l’armée révolutionnaire libérale et celle du parti conservateur, entre ces conflits moraux et politiques qui vont secouer les personnages, les opposer, et déchirer ce qui faisait leur famille et leur unité. Ce destin n’épargnera pas les habitants de Macondo, dont une certaine Pilar, tenancière de maison close, qui observe tout à distance.

La famille Buendia porte en elle tant le paradis que le chaos. Ce sont leur tempérament, aussi passionné et déterminé, qui les mènent vers leur perte, à travers les aléas de l’existence. La rigidité timorée d’Aureliano le mène à devenir un militaire implacable ; la passion amoureuse d’Amaranta se fait poison jaloux et mortel ; l’indépendance de José Arcadio fils le fait fuir la demeure familiale… Aucun personnage de la famille Buendia n’est entièrement bon, ni entièrement mauvais. Ils sont écrits avec une finesse et une ambivalence qui font plaisir à voir. L’écriture et l’interprétation des acteurices les rendent profondément humains, capables du meilleur comme du pire, s’entraînant eux-mêmes dans une solitude tragique, comme si le déterminisme pesant sur la famille n’avait pas d’échappatoire. Ainsi, même si certaines de leurs actions sont détestables, on ne peut s’empêcher de comprendre leur point de vue.

Une atmosphère irréelle et onirique

En parlant de destin, il n’est d’ailleurs pas anodin que l’intrigue possède quelques échos bibliques. Des pestes mystérieuses se déclenchent, comme une punition divine. Macondo a tout d’une terre promise, d’une Babylone qui va finir par causer sa propre perte à force d’indépendance et de liberté. La fierté de la famille n’est pas étrangère à cette décadence, entre les passions interdites, l’inceste et l’ambition dévorante.

Cent ans de solitude peut même prétendre emprunter à la mythologie et aux légendes, puisqu’il met en scène un réalisme magique, par des événements fantastiques sans explication réelle, accueillis par les protagonistes avec le plus grand des calmes. Ces incidents surnaturels se font tantôt écho des tourments d’un personnage, tantôt annonciateurs d’événements à venir. Un filet de sang relie deux membres de la famille malgré leurs disputes. Une jeune femme mange de la terre, comme pour atténuer un isolement dévorant. Des prophéties et des fantômes planent autour des vivants, les hantant plus que de raison.

Toute une atmosphère un peu onirique, irréelle et détachée du temps – rendant le récit de Macondo encore plus universel – semble flotter au cours des huit épisodes de la première partie. La caméra ne nous épargne pas les visions oniriques, nous balade d’un recoin à l’autre de la demeure Buendia dans des plans séquences qui montrent l’écoulement du temps, le changement d’architecture, les évolutions des protagonistes. Ces mouvements de caméras sont à l’image de la série : circulaires, allant et venant au gré des années écoulées et des cheveux blanchis, lents et contemplatifs. Ils permettent d’apprécier la beauté de la nature, la tranquillité de Macondo, de relier entre eux les différents membres des Buendia.

Cent ans de solitude ne se montre jamais expéditive, n’usant jamais d’éclats inutiles, prenant un rythme à contre-courant des productions actuelles. Et pourtant son histoire, les vies de ses personnages, demeurent fascinants et passionnants, nous entraînant dans les dilemmes et batailles d’une Histoire vécue par la lignée d’une famille maudite. Une série surprenante, assez unique, qui vaut largement le détour, et qui est visiblement fidèle au chef d’œuvre original. Au point de donner envie de découvrir le roman, et de franchir le pas de s’attaquer à un classique de la littérature hispanique.

  • Cent ans de solitude est disponible sur Netflix depuis le 11 décembre 2024. La première partie se compose de huit épisodes et la seconde partie est pressentie pour fin 2025.

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