Palme d’or à Cannes en 2024 puis Oscar du meilleur film en 2025, avec son lot d’Oscars individuels (meilleur réalisateur, meilleure actrice…), Anora de Sean Baker est la dernière réussite d’un cinéaste qui se plaît à raconter les marginaux, les personnes qui vivent en dehors des carcans imposés par une société qui ne leur ressemble pas. Mais là où le réalisateur gardait un succès d’estime en festival, il trouve cette fois-ci un véritable succès critique symbolisé par cet Oscar. Et c’est peu dire que c’est mérité, tant son film convainc par son authenticité, sa douce folie et la géante prestation de Mikey Madison, qui connaissait là son premier grand rôle.
Folle fuite en avant
Anora, qui se fait appeler Ani, est une stripteaseuse dont s’entiche Vanya, le fils d’un riche milliardaire russe plus occupé à s’amuser qu’à faire les études que lui paient ses parents. L’environnement idéal pour un gamin qui préfère explorer les plaisirs de la chair offerts par une ville de New York où les clubs de striptease sont légion. C’est là que la rencontre se fait, et que Vanya finit par avoir une sorte de coup de foudre. Ce qui apparaît au départ comme une relation d’affaires entre un client immature et son escort qui découvre la poule aux oeufs d’or tourne vite à la folle fuite en avant d’un couple qui ne se fixe aucune limite, avec en point d’orgue un mariage express à Las Vegas. C’est l’essence même, le point de départ d’une histoire que Sean Baker nous raconte en deux temps : d’abord la paradoxale insouciance d’une relation où personne n’est vraiment innocent, où le film nous raconte un quotidien fait de sexe et d’alcool, où Ani trouve un certain réconfort, une vie qui lui ressemble, une vie frénétique, irrévérencieuse, grande gueule, où les actes ne semblent pas vraiment avoir de conséquences. Et ensuite, la deuxième partie, la réalité, il s’avère que les actes ont eu des conséquences finalement bien réelles, Vanya n’est pas aussi libre qu’il le prétendait, et les règles dont chacun·e pensait s’affranchir reviennent en force. Pour autant, le cinéaste a l’intelligence de ne jamais porter de jugement sur ses personnages.
Plus encore, il leur apporte une certaine tendresse, tant dans leurs erreurs que leurs moments de lucidité, notamment au travers de Ani. Elle est folle d’énergie et d’un charme terrible, elle incarne un laisser-aller, une liberté assumée qui s’affranchit des règles et des limites posées par une société qui ne lui plaît pas. Elle est lucide sur les difficultés qu’elle rencontre, mais tente de les tourner à son avantage avec une légèreté et un sarcasme occasionnel qui tend à faire sourire. Entre le drame et la comédie, le film fait rire autant qu’il émeut. On sourit parce que les situations sont absurdes et que Ani les aborde avec une légèreté déconcertante, même les scènes de sexe font sourire et tournent en dérision un jeune homme, notamment, qui se voit plus important qu’il ne l’est réellement. Mais on éprouve aussi une certaine compassion et une peine pour Ani qui se trouve dans une situation impossible, où elle sera perdante quoiqu’il arrive. Le film joue de son absurde pour emprunter des chemins variés, on passe du thriller à l’humour avec les brutes un peu bêtes qui tentent de l’intimider, de la romance au drame avec une relation impossible.
Une énergie débordante, des règles du jeu remises en cause
Que ce soit par amour ou par esprit de contradiction, difficile de vraiment savoir ce que pense Ani, elle s’oppose à ses bourreaux dans un ton enlevé, déjanté, avec son culot et son irrespect, mais elle révèle à certains instants une sensibilité qui la rend d’autant plus attachante. Cette complexité est sublimée par son actrice, auquel le cinéaste offre la place nécessaire pour qu’elle se révèle. L’Oscar de la meilleure actrice obtenu par Mikey Madison en mars dernier est difficilement contestable tant elle irradie l’écran par son énergie, son intelligence, sa manière de jouer un rôle certainement épuisant mais auquel on s’attache immédiatement. Forte de ses certitudes et peut-être sûrement aussi d’une fougue inhérente à sa personnalité, elle fait de Ani un personnage tragicomique dont elle s’imprègne entièrement. Mikey Madison étonne et séduit, Sean Baker lui doit énormément. Il se murmure qu’il aurait écrit le personnage pour elle, et il est difficile d’imaginer une autre actrice à sa place. Elle incarne parfaitement la volonté du cinéaste de raconter l’irrationalité des relations humaines, l’amour comme extravagance, la peur comme moteur.
Aussi énorme qu’aberrante, cette aventure ne perd jamais de vue l’essentiel, son humanité. Anora est l’un de ces films que l’on a du mal à critiquer, parce que tout semble s’emboîter bien comme il faut. Il n’est pas parfait, le film a ses faiblesses, mais il les embrasse pour en faire une force, ne cherchant que l’authenticité dans une histoire pourtant hors du commun, avec une héroïne qui affirme son extravagance, tant pour vivre libre que pour se protéger. Anora est un personnage marquant, c’est une expérience à part entière, c’est une personne que l’on a envie d’aimer, de détester, avec qui on a envie de rigoler et de faire un bout de chemin ensemble.
- Anora est sorti en salles le 30 octobre 2024. Le film est désormais disponible en DVD, Blu-ray et en VOD.