J’ai toujours aimé le cinéma. Très tôt, je fus émue par les histoires qui se voulaient le témoignage des laissés-pour-compte, ou – comme dirait l’autre – des « infirmes, bâtards et autres choses brisées ». Certains de ces récits se produisent dans un cirque, qui, loin d’édulcorer les souffrances des personnages en question, ne font que les exacerber, en les plaçant sous les feux des projecteurs. Alors que la Fête des Fous devient la scène de torture du Bossu de Notre-Dame (1996), les phénomènes de Freaks (1932) découvrent la supercherie sous le strass qui les poussent à se faire justice eux-mêmes. Dans 8 ½ (1963), un metteur en scène plonge dans ses fantasmes et souvenirs d’enfance, au rythme d’une musique de cirque, afin de chercher vainement l’inspiration. En Europe, plus au nord, un malheureux essaie désespérément de faire valoir ses droits, dans Elephant Man (1980). La plupart de ces âmes en peine se posent une question fondamentale : qui, entre eux et leurs nombreux persécuteurs, sont les véritables monstres ? Si vous n’avez pas vu ces classiques, je vous conjure de le faire, certes ; mais ils pourraient aussi ne pas être inutiles dans votre (re)découverte de l’œuvre dont je m’apprête à vous parler.
Freak Show est la quatrième saison de la série anthologique American Horror Story. Vous n’avez, a priori, pas besoin d’avoir visionné les saisons précédentes pour l’aborder ; (encore que, nous reviendrons sur cette affirmation plus tard). Depuis sa sortie en 2014-2015, je retourne régulièrement vers ce chef-d’œuvre, issu de l’imaginaire de Ryan Murphy. A l’instar des œuvres que l’on aime et qui nous accompagnent longtemps, j’y trouve toujours un sens de lecture inédit ou une nouvelle manière de m’émouvoir. L’action de Freak Show se déroule en Floride, au début des années 50. On y découvre le décor tantôt fascinant, tantôt abject des dernières foires aux phénomènes du pays. Dans American Horror Story – et plus sûrement dans Freak Show – l’horreur ne se manifeste guère comme on l’attend. Cet hommage vibrant aux histoires macabres fait la narration de récits enchâssés étroitement liés les uns aux autres, au point de dépeindre une grande et saisissante fresque. Par-dessus tout, l’horreur, aussi cruelle soit-elle, reste un outil de dénonciation et de militantisme au cœur d’une saison qui se veut la porte-parole de celles et ceux dont la voix n’est jamais entendue. Et maintenant, si vous le voulez bien, que le spectacle commence.
Acte I : Hymne aux histoires macabres
American Horror Story est une série populaire qui, depuis 2011, comptabilise dix saisons. Si les trois premières saisons sont exceptionnelles, Freak Show atteint un pic émotionnel qui restera, à mon sens, inégalé. Dès la cinquième saison, la série commence à s’essouffler, peut-être à cause d’un renouvellement du casting qui ne m’a jamais convaincue. Passons. Outre les saisons principales, on note la présence de séries dérivées, comme American Crime Story ou plus récemment American Horror Stories. Aussi populaire soit-elle, j’ai tendance à considérer American Horror Story comme une série de niche, qui n’attirera et ne séduira pas tous les téléspectateurs et téléspectatrices. Si aucune saison ne fait véritablement peur, l’horreur omniprésente se traduit par des scènes parfois crues ou dérangeantes.
Dans Freak Show, Elsa Mars (Jessica Lange) essaie, tant bien que mal, de garder son cirque ouvert, et d’en faire une attraction à succès, en dépit du couvre-feu instauré en ville. Pour cause, la région est le terrain de chasse d’un tueur en série arborant une tenue de clown. Il ne s’agit – hélas – pas de la seule menace tangible. Le cirque est aussi le point de jonction – ou la cible – d’escrocs cupides, de ventriloques fous, d’amateurs de snuff movie, de tueurs de masse et même de spectres sinistres. Il s’agit d’un fatras de tout ce que l’être humain est capable de commettre de pire et qui n’épargnera aucune de vos phobies les plus enfouies.
Il s’agit aussi et surtout d’un bel hommage aux histoires macabres. A travers ses thèmes musicaux et ses choix narratifs, la saison ne cache pas son inspiration de classiques déjà mentionnés comme Freaks (1932) ou Elephant Man (1980). Les meurtres de Twisty le Clown ne sont probablement que les réminiscences d’un tueur joyeux ayant traumatisé les enfants des années 80 et 90 : Ça. La saison propose de nombreuses autres références, à commencer par Gabo le Ventriloque (1929), Halloween (1978) ou encore American Psycho (2000). Ces allusions culturelles s’accompagnent de l’adaptation de superstitions, (comme celle d’Edward Mordrake, l’homme aux deux visages), ou de faits historiques. Mécontentes de célébrer le cinéma et les histoires d’épouvante, ces nombreuses références rendent le folklore de Freak Show d’autant plus crédible et poignant.
Acte II : Récits subtilement enchâssés
Il serait réducteur de qualifier Freak Show de seule célébration du genre horrifique. Il s’agit aussi d’une ode aux spectacles vivants, à une époque où la télévision commence à monopoliser l’attention du public. Dans Freak Show, les phénomènes de foire ne sont pas simplement exhibés sur scène mais produisent des performances artistiques. En ce sens, la saison propose diverses reprises de chansons aussi anachroniques qu’appropriées, à l’instar de Come as you are (Nirvana) ou Life on Mars (David Bowie). Ici, le blason des foires aux monstres est – à tort ou à raison – redoré. Loin d’être le seul moyen de satisfaire le voyeurisme du public, elles sont le dernier refuge des personnes différentes ou en situation de handicap, alors incomprises et rejetées par la société. Le scénario évite les écueils du manichéisme en présentant Elsa comme une femme certes attachée à ses « monstres », mais cherchant surtout une occasion de se représenter sur scène et de devenir célèbre, au point de rapidement jalouser celles et ceux qui pourraient lui faire ombrage.
Elsa, puisqu’elle est interprétée par Jessica Lange, incarne le pilier de cette saison. Depuis les débuts de la série, la comédienne (alors sexagénaire) crève l’écran et incarne la véritable matriarche de la troupe. (Oui, le rôle principal de la série est occupé par une femme d’âge mûr, le fait est malheureusement assez rare pour être souligné). Quand d’autres comédiens peuvent être qualifiés de caméléons, à l’instar d’Evan Peters ; Jessica Lange propose toujours un rôle similaire. Pour cause, une continuité relie ses différentes incarnations. Au fil des saisons, Jessica Lange prête ses traits à des femmes charismatiques, éloquentes mais aussi cruelles et manipulatrices. Au reste, chacune d’entre elles est hantée par la solitude ou plutôt l’angoisse de vieillir seule, oubliée de tous. Chacune d’entre elles rêvait de devenir une artiste célèbre et respectée, avant que la vie ne se charge de les désillusionner. Elles redoutent aussi de perdre leur pouvoir, c’est pourquoi elles sont prêtes à tout pour parvenir à leurs fins.
Chaque saison d’American Horror Story peut être visionnée sereinement, sans avoir vu les précédentes. Elles appartiennent pourtant au même microcosme, dans lequel les personnages et les relations se font écho et où certains récits finissent parfois même pas se croiser. Si les rôles de Denis O’Hare (toujours magistral) sont radicalement différents, ils se rejoignent au niveau de la relation entretenue avec Jessica Lange. Dans les saisons 1 et 3, le comédien incarnait un être éperdument – et vainement – amoureux de la matriarche, au point d’en devenir le vassal. Fait assez ironique pour être souligné, ce rapport de force est inversé dans Freak Show, où Denis O’Hare incarne Stanley, un escroc cupide se faisant passer pour un agent artistique auprès d’Elsa. A ce titre, je pourrais mentionner le retour d’un autre des amants habituels de Jessica Lange : Danny Huston. Après avoir incarné le terrible Homme à la hache, (dans la saison 3), il interprète Massimo Dolcefino, un prothésiste-menuisier virtuose venant en aide aux démunis. Le Geppetto des temps modernes peut-être. Loin d’être un simple clin-d’œil, ce choix de casting rend le rôle de Massimo d’autant plus emblématique et poignant, comme si, en passant de L’homme à la hache au discret bienfaiteur, Danny Huston accédait à la rédemption.
D’autres personnages apparaissent carrément dans plusieurs saisons, à commencer par Pepper, la femme microcéphale interprétée par Naomi Grossman. Avant de se retrouver dans l’asile religieux et psychiatrique de Briarcliff, (saison 2), Pepper était bel et bien l’un des « monstres » du Freak Show. Cette quatrième saison d’American Horror Story est d’autant plus habile qu’elle se nourrit des saisons précédentes, tout en se suffisant merveilleusement à elle-même.
Acte III : Avènement des minorités
Lorsqu’on me raconte une histoire, je suis avant tout intriguée par les personnages qui se doivent d’être assez humains et travaillés, à mes yeux, pour rendre l’intrigue passionnante. C’est le cas dans Freak Show.
La plupart des protagonistes sont des « monstres » et apparaissent comme tels au début. J’ai beau ne pas porter Sarah Paulson dans mon cœur, elle propose une – ou devrais-je dire deux – prestations de qualité en prêtant ses traits aux jumelles siamoises bicéphales Bette et Dot Tattler. Celles-ci sont d’abord présentées comme les meurtrières de leur mère avant de trouver un refuge puis une rédemption au sein du cirque. Si la première sœur est gentille et naïve, la deuxième est aussi froide que calculatrice. Elle rêve secrètement de subir une opération chirurgicale afin d’être séparée de sa sœur, quitte à la tuer. Les jumelles siamoises ne sont pourtant que la métaphore d’une personne marginale, prête à renier une part d’elle-même pour accéder à une vie prétendue normale. Au fil des épisodes, elles finiront par s’apprivoiser et s’accepter mutuellement, afin d’être en accord avec elles-mêmes. La foire aux phénomènes n’est, dans Freak Show, qu’un prétexte pour représenter les minorités faisant face à des injustices et parvenant à s’affirmer peu à peu, voire à se faire justice elles-mêmes, lorsque la société fait preuve de cruauté. Comme je le disais plus haut, les monstres sont rarement ceux que l’on croit.
Tandis que l’on se prend d’affection pour la plupart des artistes du cirque, les véritables antagonistes ont le point commun d’être des hommes blancs en pleine santé, acceptés par la société, voire privilégiés. Dell, le colosse de la troupe, incarné par Michael Chiklis, ne tarde pas à se montrer toxique en tentant de prendre le contrôle du cirque. L’ironie veut qu’il soit à la fois un homosexuel refoulé mais aussi un « monstre » invisible, dans la mesure où toute sa famille était réputée pour avoir des « pinces de crabes ». Si Dell essaie d’évoluer, ce n’est pas le cas de Stanley (Denis O’Hare), un escroc qui infiltre le cirque afin de tuer les artistes et de vendre les parties les plus singulières de leur anatomie à un musée peu scrupuleux. Les « monstres » sont parfaitement déshumanisés face à cet homme qui ne reculera devant rien pour commettre l’innommable. Et pourtant, Stanley est lui-même atypique puisqu’il est plusieurs fois sous-entendu qu’il possède un attribut masculin dont les mensurations défient l’entendement. Si on peut y voir une simple plaisanterie, j’y cerne aussi une nouvelle façon de dénoncer la masculinité toxique et le patriarcat. Ce n’est pas illogique dans la mesure où l’antagoniste le plus dangereux de tous est Dandy (Finn Wittrock), un jeune homme aussi séduisant que dénué d’empathie. Capricieux, égoïste et assoiffé de sang, Dandy est capable des pires atrocités. Il est d’autant plus menaçant qu’il a bien conscience que sa bonne naissance et sa fortune le maintiennent au-dessus des lois.
Heureusement, de nombreux artistes du cirque sont prêts à leur tenir tête, à commencer par Desiree (Angela Bassett). Celle-ci ne se cache pas de posséder un troisième sein ainsi qu’un attribut masculin, en plus de son appareil féminin. Je vous laisse mesurer l’ampleur de son émotion lorsqu’elle rencontre enfin un médecin bienveillant, qui ne la considère pas comme un « monstre », ni une « hermaphrodite », mais simplement comme une femme possédant un trop fort taux de testostérone. Desiree réalise qu’elle ne possède qu’un clitoris plus grand que la moyenne et qu’elle a la possibilité d’avoir des enfants. Hélas, cette méconnaissance vis-à-vis des personnes intersexes ne s’est guère améliorée depuis les années 50, rendant l’histoire de Desiree encore plus poignante. La saison a beau se dérouler après la seconde guerre mondiale, les discours et messages véhiculés sont tristement d’actualité.
La série aurait d’ailleurs commis un affreux impair si elle n’avait pas profité d’un tel sujet pour proposer des rôles marquants à des comédiens et comédiennes appartenant eux-mêmes aux minorités. Si plusieurs acteurs et actrices appartiennent à la communauté LGBT+, comme par exemple Sarah Paulson, Denis O’Hare ou Neil Patrick Harris ; beaucoup possèdent une particularité physique ou sont réellement en situation de handicap. Ainsi, Amazon Eve est effectivement interprétée par l’une des plus grandes femmes au monde : Erika Ervin, qui mesure 2m08. De même, Ma Petite est incarnée par Jyoti Amge, une jeune femme mesurant 62,8cm. Je pourrais aussi mentionner Legless Suzy, jouée par Rose Siggins, Paul interprété par Mat Fraser, (atteint de phocomélie aux deux bras), ou encore l’actrice Jamie Brewer, dont le personnage n’est même pas caractérisé par le fait qu’elle soit atteinte du syndrome de Down. Même si certains phénomènes prennent vie grâce aux effets spéciaux, beaucoup sont joués par des artistes réellement concernés et qui méritent largement d’être mis en avant. Par ailleurs, même les personnages les plus incroyables sont inspirés de personnes ayant vraiment existé, afin de les rendre d’autant plus crédibles et humains. C’est notamment le cas des jumelles siamoises, qui ressemblent à s’y méprendre à Abigail et Brittany Hensel. Sœurs siamoises bicéphales, Abigail et Brittany sont nées en 1990 et sont actuellement professeures des écoles, aux États-Unis.
De tout temps, des personnes naissent avec des différences ou vivent sans se plier aux codes de la société. Ce qui peut changer, c’est notre façon de les aborder et de les considérer. Des jumelles siamoises sont considérées comme des monstres de foire dans les années 50, quand d’autres deviennent institutrices en 2017. Bien sûr, il reste encore beaucoup à accomplir. Les personnes intersexes luttent encore, chaque jour, pour obtenir plus de visibilité et faire valoir leurs droits. C’est seulement depuis quelques années que l’Europe s’aperçoit qu’il est temps de revoir les classifications médicales, afin de ne plus faire subir des opérations chirurgicales aux bébés intersexes, dans un but purement esthétique. Je reste convaincue que des séries comme Freak Show peuvent contribuer à rendre les regards plus bienveillants. Cela est possible en dénonçant les injustices et les crimes dont les minorités ont été victimes ; mais aussi en croissant leur visibilité et en montrant qu’elles sont capables de se défendre, ou de mener une vie épanouie sans nécessairement se plier aux codes de la société.
Épilogue
D’une certaine façon, American Horror Story : Freak Show réunit tout ce qui me passionne lorsque j’aborde une œuvre d’art. La série propose des scènes dérangeantes mais significatives, sans pour autant devenir angoissante. Il s’agit là d’un hommage aux histoires de « monstres » qui ont marqué les États-Unis. Il s’agit plus encore d’une célébration de l’art. Le scénario est si bien ficelé qu’il propose des liens intertextuels entre les différentes saisons, sans pour autant les rendre dépendantes les unes des autres. Cela ne rend les personnages que plus emblématiques. Et quels personnages… Quels comédiens et comédiennes. Et encore ! Je suis loin d’avoir pu tous et toutes les mentionner. (Il serait notamment criminel de ne pas avoir une pensée pour Ethel, la femme à barbe incarnée par Kathie Bates, avant de clôturer cet article). Freak Show est une série que j’aime car je considère ses personnages comme de vieux amis, ou ennemis, qui me sont terriblement familiers. Leurs histoires tragiques, étirées sur plusieurs années, ne nous sont pas données en spectacle gratuitement mais dénoncent les atrocités subies par les phénomènes de foire, ou devrais-je dire les minorités, à cause de véritables monstres. Le récit a beau se passer dans les années 50, il est parfois tristement d’actualité. Devant Freak Show, j’ai souri, j’ai pleuré (beaucoup) mais j’ai ressenti de l’espoir. Je reste convaincue que de tels films ou séries apportent beaucoup de bienfaits à la société. Je n’aurais jamais cru que je remercierais un jour une série horrifique, prenant place dans un cirque de « monstres », d’exister. Comme quoi, quel que soit le chemin que l’on emprunte, nous ne sommes jamais à l’abri de tomber – de manière inopinée – sur un chef-d’œuvre.
- American Horror Story : Freak Show est actuellement disponible en DVD, Blu-Ray et achat digital.