Nom désormais connu des amateur·ices de la fantasy moderne, la jeune autrice sino-américaine Rebecca F. Kuang a rapidement trouvé un certain succès avec ses premiers romans publiés aux États-Unis, notamment la trilogie initiée avec La guerre du pavot (disponible aux éditions Actes Sud). Mais curieusement, c’est dans un autre genre qu’elle trouve son plus grand succès, en 2023, quand elle publie Yellowface (en VF aux éditions Ellipsis). Un thriller satirique sur le milieu de l’édition, où la place des auteur·ices issus des minorités interroge toujours. Bien loin de la fantasy à laquelle elle a donc habitué son lectorat, néanmoins, on découvre un roman bien rythmé, malin, et une critique acerbe de son propre milieu.
Appropriation littéraire
June Hayward est une autrice en mal de succès. Passionnée par la littérature, elle y a voué sa toute jeune vie et ne peut pas imaginer un avenir dans lequel elle devrait se cantonner à un travail de bureau, comme en rêvent pour elle ses proches. Mais toute la bonne volonté du monde ne suffit pas à trouver un succès qui lui échappe sans cesse, peinant à séduire le lectorat, et souffrant de quelques critiques plutôt négatives dans la très rare presse qui s’empare de ses bouquins. Loin d’auteur·ices qui aiment se réunir entre elleux pour s’auto-congratuler sur leurs propres succès, elle n’en reste pas moins une amie de la formidable Athena Liu, autrice sino-américaine. Anciennes camarades de classe, elles se voient de temps en temps et échangent sur leurs derniers accomplissements, provoquant secrètement l’ire de June car Athena est tout ce qu’elle rêve d’être : elle a le succès critique, le succès commercial, elle est riche, elle est belle et l’objet de tous les débats. La mort accidentelle d’Athena en début de livre, dont est témoin June, est alors l’occasion rêvée pour voler l’un de ses manuscrits encore secrets, le réécrire à sa sauce et le publier sous son propre nom. Et c’est comme ça que June trouve enfin le succès. Les prémices de Yellowface ne ressemblent ainsi qu’à une énième histoire de jalousie, qui anime indubitablement une jeune autrice qui n’arrive pas à comprendre pourquoi ses qualités littéraires ne suffisent pas à trouver la reconnaissance qu’elle espère. Mais le bouquin de R.F. Kuang est un peu plus que ça, car June ne vole pas n’importe quel manuscrit, elle vole une histoire qui revêt un caractère très personnel pour son « amie » décédée. Le manuscrit, c’est un roman qui retrace une partie de l’histoire des ouvriers chinois lors de la Première guerre mondiale, des hommes, principalement, recrutés par les gouvernements britanniques et français au début du siècle dernier pour intégrer le « Corps de travailleurs chinois » et participer à l’effort de guerre. Un bout d’histoire peu raconté, souvent présenté comme des hommes qui s’engageaient volontairement moyennant un bon salaire (pour l’époque), mais qui cache en réalité de nombreux sévices, racisme, et l’exploitation d’une main d’œuvre servile et pas bien chère. Ce qui, pour la véritable du manuscrit, autrice d’origine chinoise, ressemble à un hommage à ses racines, devient pour June la découverte d’une histoire qu’elle ne connaît pas vraiment, sur laquelle elle va se renseigner sur le tas, afin de se l’approprier et la faire passer pour le fruit de son esprit.
Et c’est là que commencent à apparaître dans le livre des sujets variés autour du racisme, de la « tokenisation » de certaines personnes au sein de l’industrie, de l’appropriation culturelle et de la place d’une autrice blanche dans un récit fortement ancré dans l’histoire chinoise, qui interrogent, et qui poussent à questionner le caractère de June, jusqu’à probablement remettre en cause sa place « d’héroïne » au sein d’un roman aux forts accents satiriques. Cette satire se traduit d’abord par une approche du monde de l’édition qui ne lui voue aucune admiration ; pire, on sent dans les mots de R.F. Kuang un certain ressentiment sur la manière dont l’édition américaine se sert de certains récits pour adoucir sa propre conscience. On sent bien que Athena Liu, derrière son immense succès, plaisait bien à sa maison d’édition parce qu’elle pouvait ainsi mettre en avant une autrice venant d’une minorité ethnique tout en profitant de récits hautement consensuels, faisant d’elle un « token » selon l’expression américaine consacrée. C’est-à-dire une sorte d’alibi venant d’une minorité pour la bonne conscience médiatique d’un éditeur. C’est aussi, pour R.F. Kuang, l’occasion de régler ses comptes avec Twitter. Du haut de ses 28 ans, l’autrice a vu sa carrière naître à l’heure des réseaux sociaux, en a largement profité pour faire connaître ses premières œuvres, elle en maîtrise la communication et elle doit probablement sa carrière en bonne partie aux réseaux sociaux plus qu’à l’édition classique, comme beaucoup de personnes dans le monde littéraire ces dernières années. Mais elle en a également été une victime, entre les critiques sur sa vie privée (chose que l’on retrouve beaucoup dans la Athena Liu qu’elle raconte, qui ressemble à un personnage autobiographique) et les réactions hostiles à certaines de ses positions.
June, l’esprit du mal
Dans Yellowface, Twitter ou encore Goodreads sont des plateformes capables de faire et défaire des carrières, où June, l’autrice-impostrice se plaît à lire les critiques dithyrambiques, jusqu’à devenir obsédée par la moindre critique de travers, la moindre notation en dessous de 5 étoiles, la moindre remarque sur son style littéraire. Mais on pourrait reprocher à l’autrice d’avoir une vision assez parcellaire du monde de l’édition. Dans le livre, son éditeur est vu comme une machine marketing qui n’a pratiquement aucun intérêt pour la qualité du livre : l’éditrice, notamment, que June rencontre, présentée comme une star de son industrie, n’a d’intérêt que pour les thématiques abordées dans le livre sans considération pour l’élégance ou la singularité du style. Elle ne pense que sujets à aborder dans la campagne publicitaire, création d’un narratif pour vendre le livre, et ne pense qu’aux chiffres à venir. À tel point que June, dans le livre, finit par admettre qu’un livre ne peut avoir du succès que si cela est décidé par un éditeur puissant, en dépit des qualités intrinsèques du livre. Si l’on n’a aucun doute sur le fait que ces sujets sont pris très au sérieux par les maisons d’édition, notamment les plus grosses, en 2024, il est quand même assez trompeur de penser qu’une carrière n’existe qu’à la bonne volonté desdits éditeurs : ils ne sont pas rares, les livres qui se plantent, quand bien même il y aurait un matraquage publicitaire, tandis qu’on vit à une époque où bon nombre d’auteur·ices parviennent à trouver leur public en auto-édition. Et c’est une position assez cocasse pour R.F. Kuang qui a trouvé le succès en partie grâce à des campagnes publicitaires bien ciblées sur les réseaux sociaux, puis avec la publication de Yellowface par l’énorme maison d’édition HarperCollins en 2023. Fait-elle son auto-critique ?
Difficile de voir où s’arrête la satire et où commence la dénonciation, l’autrice brouille les pistes et ne cesse ainsi d’interroger sur son propre milieu, souvent de manière assez maladroite, mais le livre ressemble à un tel cri du coeur qu’il en devient un objet extrêmement captivant. Surtout que son écriture a quelque chose de prenant. Je ne pourrais me prononcer sur la qualité de la traduction française, l’ayant lu en anglais, mais force est de constater que R.F. Kuang a pris en compte les critiques sur ses précédents romans, lui reprochant un style un peu trop pompeux (c’est une universitaire, après tout) pour en arriver à quelque chose de plus terre à terre, plus naturel, et de fait plus impactant. La réalité et la fiction se mêlent dans un livre qui raconte la rapide descente aux enfers de son héroïne. Initialement juste une autrice en mal de succès, elle s’approprie peu à peu le travail d’Athena, l’autrice décédée, jusqu’à se convaincre elle-même d’être la véritable autrice du manuscrit. Arrivant rapidement à un point de non-retour, elle incarne la position d’une autrice blanche qui s’approprie la culture chinoise (le manuscrit est plein de petites phrases en cantonais, sans traduction), elle va même publier le livre sous un nom d’emprunt aux sonorités chinoises pour semer le doute sur ses origines ethniques et finir par admettre qu’au fond, on lui en veut parce qu’elle est blanche. June incarne cette frange critique d’un certain lectorat qui voit les auteurs et autrices venant de minorités ethniques comme des personnes à qui l’on facilite la vie, tandis que les blancs et les blanches auraient plus de difficulté à notre époque pour se faire entendre. Un débat sur lequel R.F. Kuang pose un regard plutôt intéressant au travers de son personnage. Elle ne nie pas la possibilité pour une personne de raconter une histoire sur une autre culture, pour peu qu’elle le fait de manière intéressante, avec des recherches approfondies, et avec respect, mais elle confronte aussi son héroïne à ses propres limites. Elle montre June comme une personne au racisme refoulé, une personne qui intellectualise son propre racisme en s’en servant comme moteur au manuscrit qu’elle réécrit, inconsciemment, sans apprendre à le remettre en cause et en se braquant lorsqu’il lui est reproché.
Yellowface est l’incarnation même de ce que l’on observe assez fréquemment sur ces différents sujets lorsqu’ils sont abordés dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le récit vire dans son dernier tiers à un chaos absolu où la réalité et l’imagination de June s’entremêlent pour justifier ses pensées les plus viles. À l’image d’une presse qui ne saisit pas bien les implications de sujets tels que l’appropriation culturelle dans un milieu qui a encore besoin d’apprendre et d’évoluer ; R.F. Kuang raconte plutôt intelligemment la fine ligne entre racisme et figure littéraire, les limites entre un récit noble et un récit abjecte. Elle pointe du doigt, plutôt à raison, le manque littératie médiatique dont souffrent certaines critiques (professionnelles ou non) qui ne saisissent pas ce qui appartient au récit, ce qui revêt les pensées de l’auteur·ice, et le fait que l’on puisse raconter un personnage extrêmement problématique sans l’être soi-même. June est un personnage antipathique, qu’il est impossible d’apprécier au terme de la lecture, mais dont l’existence en tant qu’héroïne permet de traiter avec une pointe de malice les différentes thématiques pour leur donner plus d’impact au terme du récit. Évidemment, l’autrice aurait pu raconter la même histoire dans la peau d’un personnage bien sous tous rapports et qui dénonce la manœuvre à chaque page, mais cela n’aurait servi qu’à se conforter dans ses propres certitudes. Au lieu de ça, R.F. Kuang interroge, challenge, critique et dénonce, jusqu’à faire retomber le récit sur ses pieds et révéler ses véritables intentions. Malgré ses faiblesses, sa vision un peu simpliste de l’édition avec laquelle elle avait vraisemblablement des comptes à régler, elle propose avec Yellowface un excellent roman satirique, où le manuscrit volé devient la malédiction d’une vie.
- Yellowface est disponible en traduction française aux éditions Ellipsis depuis le 2 mai 2024.