Dans la froideur d’une nuit qui fait des heures supplémentaires, une jeune femme part travailler. Première arrivée, elle réveille les locaux endormis, imprime et distribue les plannings à des bureaux silencieux, nettoie et prépare l’espace détente puis s’autorise un rapide et léger petit déjeuner.
Cette jeune femme s’appelle Jane mais personne ici ne s’adresse à elle par son prénom. C’est à se demander si ses collègues le connaissent, si elle-même s’en souvient.
Jane veut devenir productrice de cinéma. Mais en attendant de grimper un à un les échelons qui la mèneront peut-être à son rêve, elle travaille comme assistante. Un intitulé de poste multitâche qui petit à petit avale sa propre identité.
Couteau-suisse à la lame qui s’émousse d’heures en heures, de journées en journées, l’assistante assiste. À tout. Ce à quoi elle voudrait parfois plus pleinement participer, ce à quoi elle voudrait souvent échapper. Et ces choses qu’elle voudrait plus frontalement questionner.
Mais dans le monde de l’industrie cinématographique, les points d’interrogations trop gênants sont plus vite effacés que les notes de frais d’hôtels de luxe dans lesquels se jouent des scènes dont personne ne veut ouvertement parler.
À l’heure où ses collègues arrivent, l’assistante a déjà bien entamé sa journée. Une journée qui semble partie pour rejouer inlassablement la même partition. Et si une note différente modifiait aujourd’hui la mélodie ?
Quelque chose de pourri au royaume des nababs hollywoodiens
Présent dans la sélection officielle du 46ème Festival du cinéma américain de Deauville en 2020, The Assistant est le premier long métrage de Kitty Green, réalisatrice australienne qui jusqu’alors s’était fait connaître pour ses films documentaires, notamment Ukraine Is Not a Brothel qui proposait une plongée dans le mouvement féministe Femen.
Pour ce passage à la fiction, Green s’attache ici à dépeindre le sexisme mais aussi la toxicité générale qui gangrènent le monde du travail. La réalisatrice a effectué un long travail de recherches et recueilli de nombreux témoignages de femmes travaillant ou ayant travaillé dans le milieu du cinéma, notamment celui de l’ancienne assistante d’Harvey Weinstein. Le film met d’ailleurs en scène un producteur qui se rapproche certainement beaucoup du prédateur sexuel hollywoodien qui a été condamné cette année à vingt-trois ans de prison pour seulement une fraction de ses méfaits.
La figure de ce producteur est centrale car il est celui autour de qui tout gravite ou, disons plutôt, celui autour duquel tout doit graviter. Il est ce père despotique d’une famille dysfonctionnelle où les enfants doivent être prêts à tout pour garder leur place. Et s’ils tombent en disgrâce, ils doivent faire amende honorable à coups de mails d’excuses qui seront acceptés ou non suivant le bon vouloir du maître des lieux.
Mais plutôt que d’attaquer frontalement ce personnage omnipotent, Kitty Green a décidé de nous faire découvrir les choses au travers du regard de Jane, l’assistante, car au final nous ne verrons jamais le producteur, seulement l’entendrons-nous au travers d’une porte de bureau, d’un combiné de téléphone, ou via quelques lignes de messagerie qu’il daigne parfois écrire pour s’assurer un peu plus l’allégeance de ses sujets.
Il y a une approche réellement documentaire dans la façon de mettre en scène la perspective de la jeune femme (jouée avec une précision incroyable par l’excellente Julia Garner). Un aspect clinique, froid, qui renforce considérablement l’impression de violence sourde qui règne, l’isolement et l’invisibilisation ressentis par la jeune femme, la progressive déshumanisation qui s’opère en même temps que les micro-agressions se répètent. Car c’est tout le parti pris réussi du métrage qui s’affirme ici : nous ne sommes pas vraiment dans des méfaits fracassants, mais bien plus dans les petits riens, ceux qui pourraient sembler presque bénins, dont les gens diraient « c’est pas grand-chose, faut pas en faire un drame ». Ces micro-agressions reviennent inlassablement, comme des vagues toxiques qui empoisonnent progressivement toutes les personnes qui travaillent dans les lieux, jusqu’à les insensibiliser voire à les transformer eux-mêmes en agents toxiques. Cela peut se jouer sur un regard, une réflexion qui se veut anodine, un conseil qui se veut gentil, un ricanement moqueur déguisé en blague affectueuse.
Jane subit ces vagues. Et si le film ne se joue que sur une seule journée de travail, nous comprenons parfaitement que l’assistante boit la tasse depuis un bon moment déjà. Dans cette journée qui semble n’être qu’une parmi d’autres, Kitty Green va emmener son personnage sur le chemin de la remise en question de l’univers dans lequel elle vit (si le film date de 2019, la réalisatrice a spécifié en interview que l’histoire prend place avant l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo). C’est alors là l’occasion de s’attaquer à l’organisme qui normalement doit protéger les employés, et le métrage de nous proposer une scène, toute aussi prodigieuse que glaçante, avec le responsable du service des Ressources Humaines (impeccable Matthew MacFadyen).
Il est d’ailleurs à noter que si le film se déroule dans le monde du cinéma, il se veut bien plus universel. La culture du silence sur les abus et la complicité (ouverte ou tacite) de certains employés n’est certainement pas l’apanage que d’une seule et unique industrie.
Toute la séquence avec les RH pourrait même rappeler des faits récents s’étant par exemple déroulés au sein de l’entreprise française Ubisoft où des prédateurs sexuels, harceleurs et autres personnes toxiques ont été couverts durant des années par leur hiérarchie, et où les décisions franches de changements positifs, éthiques et humains pour assainir de l’intérieur le mastodonte du jeu vidéo semblent encore bien légères et brumeuses.
Ouvre les yeux
Si The Assistant n’est pas là pour proposer des solutions, il est en revanche là comme témoin, avec une volonté de mettre en lumière à la fois les dysfonctionnements d’une société mais aussi celles et ceux qui y assistent, celles et ceux (essentiellement celles) qui les subissent, celles et ceux qui n’ont pas vraiment le droit de parler (essentiellement celles, là aussi), celles et ceux qu’on ne veut pas écouter (essentiellement celles, toujours).
Il faut voir Jane revenir de son rendez-vous impromptu avec les RH, reprendre place à son poste de travail, s’excuser par mail à un homme qui est à moins de cinq mètres d’elle (mais cinq mondes d’écart surtout), dans ce bureau capitonné où le luxueux canapé serait lui aussi bâillonné s’il devait témoigner de ce qu’il a vu, de ce à quoi on l’a obligé à participer. Les assistants sont comme des mobiliers qu’on peut arranger, déplacer ou changer à sa guise.
Il faut voir Jane quitter son travail dans la froideur de la nuit, éteindre la lumière sur des bureaux désertés, prendre l’ascenseur avec quelques collègues qui cumulent eux aussi des heures supplémentaires, échanger deux trois paroles avec eux, toujours les mêmes, puis rejoindre la rue, aller s’offrir une pâtisserie à la boulangerie du coin. Un petit plaisir. Un petit rien. Qui peut vite perdre de sa saveur quand de l’autre côté de la rue, derrière les stores complices d’un immeuble, une jeune actrice partage avec sa majesté une scène d’un script abject trop souvent rejouée.
Oui, il faut voir Jane. La voir vraiment, sans quoi on risque de l’oublier. Sans quoi elle risque elle-même de s’oublier. Dans les méandres de ces journées qui s’enchaînent, ces vingt-quatre heures ne semblent rien. Un cauchemar quotidien qui se banalise de plus en plus, loin des aspirations de la jeune femme. Combien de femmes, combien de quotidiens, combien de rêves en sommeil et de cauchemars normalisés ? Combien de journées à enchaîner ainsi avant que le réveil ne sonne ? Combien de journées à enchaîner ainsi avant que le réveil ne sonne ; et qu’on ne l’écoute vraiment ?
- The Assistant est disponible sur OCS et en DVD import anglais (attention, pas de version française pour le DVD)