Rebecca | Une modernisation qui perd son essence

par Hauntya

« J’ai rêvé la nuit dernière que je retournais à Manderley… »

Fin octobre sortait sur Netflix une nouvelle adaptation de Rebecca, attendue après les annonces de son casting en novembre 2018. Qualifié à tort de « remake » du film d’Hitchcock, le film tente de relever un défi : donner une nouvelle version d’une histoire célèbre qui a marqué les esprits et la culture populaire.

L’œuvre et son temps

© Albin Michel / Livre de poche, Trevor Paye/Trevillion Images, 2016

Mais qu’est-ce que Rebecca ? A l’origine, un roman gothique publié en 1938 par Dame Daphné du Maurier, autrice britannique reconnue pour ses romans emplis de suspense, servis par une plume élégante et empreinte de mystère. La narratrice, dont le prénom restera inconnu, croise la route de Maxim de Winter, propriétaire du manoir Manderley. Tombant rapidement amoureux et se mariant, les deux personnages retournent dans un manoir qui paraît alors hanté par la présence et le souvenir omniprésents de Rebecca, la première femme de Maxim.

Le livre n’est rien de moins que le chef d’œuvre de l’auteure, auquel elle sera sans cesse confrontée durant sa vie par les critiques de ses autres romans.

Écrit avec grand-peine au début, Rebecca mêle diverses inspirations inhérentes à la vie de Daphné Du Maurier. L’autrice qualifiait volontiers le roman « d’étude de la jalousie », loin de la romance à laquelle on assimile parfois le livre, une jalousie dont elle-même avait fait les frais en tombant sur des lettres de l’ancienne fiancée de son mari. Le décor typiquement anglais du manoir de Manderley puise ses racines dans les Cornouailles, si chers à Du Maurier, mais aussi dans Menabilly, un manoir dans ces mêmes terres pour lequel elle avait eu un véritable coup de foudre, y ayant vécu plus de vingt ans.

Les deux héroïnes principales, la narratrice au nom effacé, et l’absente omniprésente, Rebecca, possèdent des traits récurrents chez les personnages féminins de Du Maurier. Dans cette femme timide et peu à l’aise en société, on retrouve le peu d’empressement de l’auteure à participer aux événements mondains. Rebecca, femme au caractère énigmatique et fort fascinant tout le monde, n’est pas sans évoquer le tempérament déterminé de Du Maurier, qui possédait un esprit très masculin et était bisexuelle. Mrs Danvers, quant à elle, serait partiellement inspirée de la gouvernante des cousins de Du Maurier, les Llewelyn Davies (les enfants ayant été les modèles de Peter Pan).

Quelques adaptations

© Rebecca, Selznick International Pictures, 1940

Le succès de Rebecca fut immense et Alfred Hitchcock l’adapta deux ans après, avec Lawrence Olivier dans le rôle de Maxim, Joan Fontaine pour la narratrice et Judith Anderson pour Mrs Danvers, la gouvernante de Manderley. Ce film fut accueilli et aimé par le public et les critiques, que ce soit pour le jeu de ses acteurs ou les décors. Et ce, malgré le code Hays de l’époque qui autocensurait les réalisateurs en interdisant toute scène portant atteinte à la morale : meurtre, sensualité, vengeance, indécence, etc.  Mais ce qui ressort du film, c’est son esthétique noir et blanc, seyant à merveille à l’atmosphère lugubre et gothique de l’histoire, renforçant la tension et le magnétisme propres à l’œuvre. Il a été récompensé par plusieurs Oscars à l’époque.

Parmi les autres adaptations du roman, on peut noter un téléfilm en quatre parties de 1979, produit par la BBC, avec Jeremy Brett (Maxim) et Joanna David (la narratrice). En 1997, un autre téléfilm voit le jour, porté par Charles Dance dans le rôle de Maxim, Emilia Fox dans celui de la narratrice, et Diana Rigg pour Mrs Danvers. Mais ici, je laisse F-de-Lo dire quelques mots sur cette version qu’elle connaît mieux que moi !

« Le téléfilm de 1997 est une de ces adaptations qui, par la force de son écriture et par celle de son casting, vous tient en haleine et vous donne envie de vous ruer sur le roman original, dès lors que vous l’avez terminée. Rebecca (1997) a probablement vieilli, mais je suis encore fascinée par la prestation de Charles Dance et j’en garde un excellent souvenir. Dans cette adaptation pleine de suspense, le spectateur éprouve d’abord de la méfiance envers Maxim, avant de ressentir une véritable inquiétude vis-à-vis de Rebecca. C’est d’ailleurs cette anxiété qui nous permet de nous identifier à une narratrice effacée et à un Maxim parfois antipathique. Rebecca est une arlésienne qui n’apparaît jamais en chair et en os mais qui, paradoxalement, devient le personnage le plus puissant et menaçant de l’intrigue. Elle est la source de la jalousie de la narratrice, la hantise de Max, et surtout la raison de la folie de Mrs Danvers. Si la relation entre Maxim et la narratrice appartient à un autre temps, celle entre Rebecca et Mrs Danvers est, pour l’époque, avant-gardiste. L’adaptation de 1997 (durant environ 3h) s’approprie ces thématiques avec les honneurs. Ce n’est malheureusement pas le cas de celle de 2020. » (F. de l’O.)

© Rebecca, PBS Masterpiece, 1997

Entre quelques séquelles littéraires, adaptations théâtrales, Rebecca a beaucoup inspiré, que ce soit à l’occasion de transpositions dans un autre média ou des simples clins d’oeil. On compte aussi une comédie musicale, issue d’Allemagne et déclinée dans d’autres pays. Pour avoir vu la version hongroise, c’est également une adaptation reflétant à merveille la noirceur de l’histoire, la profondeur des personnages et cette impression lancinante d’un manoir hanté par une défunte. Avec des décors majestueux et envoûtants, des chansons reprenant parfois les mots même du roman tout en conservant son mystère et son intensité, c’est une version fidèle et sombre à souhait. La force de Rebecca, c’est de réussir à bâtir son intrigue sur un personnage absent, déjà décédé, et qui n’apparaît jamais dans le roman.

Rebecca en 2020 : une vision romancée et légèrement moderne…

Qu’attendre donc de cette nouvelle vision de Rebecca, réalisée par Ben Wheatley ? Un trailer aux allures brillantes donnait le sentiment d’attendre une version un peu plus moderne, plus éclatante, peut-être davantage portée sur la romance entre Maxim et la narratrice.

Voyons donc les bons côtés de l’adaptation. Si Du Maurier a été beaucoup adaptée avec rien que cette dernière décennie des films et séries tels que Ma cousine Rachel (2017), Jamaica Inn alias l’Auberge de la Jamaïque (2014), ou encore The Scapegoat / Le bouc émissaire (2012) et Le général du roi (2013), la dernière version de Rebecca datait de 1997. La faire redécouvrir à une nouvelle génération de spectateurs, notamment avec la diffusion sur Netflix, était une bonne idée. De plus, l’ouverture d’esprit à davantage de minorités dans les séries et films dernièrement permettrait sans doute de mettre en valeur des éléments jusque-là sous-entendus dans les précédentes versions.

© Rebecca, Netflix, 2020

Ben Wheatley offre de beaux décors à son film, promenant le spectateur d’un Monte-Carlo lumineux et paradisiaque, jusqu’à un Manderley terriblement anglais dans son architecture et ses jardins aristocratiques. La présence du manoir, personnage à part entière du livre, parvient à se faire ressentir en distinguant agréablement certaines pièces, du boudoir de Rebecca aux différentes ailes, jusqu’à la fameuse plage et ses falaises non loin de Manderley. Là où l’adaptation brille, c’est certainement par ses décors, superbes à voir, même s’ils ne sont pas aussi bien mis en valeur qu’ils le mériteraient. Les différentes séquences changent de tonalités selon la progression de l’intrigue, passant de la chaleur jaune de Monte-Carlo à un manoir plus froid et sombre, où l’aile de Rebecca possède une dominante d’un bleu glacial, ou encore par un bal costumé où la nuance rouge oppresse et étouffe.

© Rebecca, Netflix, 2020

Parmi le trio principal d’acteurs, on peut trouver Lily James (la narratrice), Armie Hammer (Maxim) et Kristin Scott Thomas (Mrs Danvers). Lily James parvient à bien évoquer par moments la timidité et le manque d’assurance si propres à cette jeune femme qui débarque dans un monde aristocratique anglais qu’elle ne connaît pas. Une hésitation et une réserve qui ne manquent pas de paraître flagrantes face à Kristin Scott Thomas, gouvernante de Manderley et ancienne femme de chambre de Rebecca. L’actrice fait preuve ici d’un jeu mesuré, tout en raideur et impassibilité – ce qui correspond bien au personnage de Danvers, terriblement froide et insensible aux autres, drapée dans le deuil et le souvenir d’une Rebecca qu’elle regrette plus que tout.

Si, sans surprise, le film est globalement fidèle au roman, il s’accorde quelques libertés qui surprendront ceux connaissant l’histoire par cœur, des ajouts pour permettre davantage de suspense et de tension, jusqu’à notamment une scène finale avec Mrs Danvers à l’idée relativement bienvenue. De manière générale, le film essaye de faire autant place au romantisme de l’histoire qu’à son mystère, tout en modernisant très légèrement les personnages avec une narratrice un peu plus confiante qu’à l’origine. On sent la volonté de mettre les femmes davantage au cœur de l’intrigue, grâce à Mrs Danvers et la narratrice : une conséquence sans doute des mouvements sociétaux actuels, même si recaler Maxim de Winter n’est pas vraiment approprié dans ce contexte précis.

… Au prix de la profondeur et de l’atmosphère chères à Du Maurier

Mais, et il y a un immense mais, c’est que le Rebecca de 2020 a beau être joli, empreint de couleurs et de lumières ; il a beau essayer de jouer avec les péripéties de l’histoire pour légèrement surprendre et se servir d’un aspect saphique de Mrs Danvers trop souvent sous-exploité… Il est désespérément fade et donne l’impression de n’avoir compris ni ses personnages, ni son intrigue, ni ses thèmes. Certes, lors de sa communication, le film n’a pas été aidé en étant présenté comme un remake de l’adaptation de Hitchcock, ce qui n’est pas du tout le cas. Mais c’est l’ensemble même qui donne une impression de naufrage, sans mauvais jeu de mots.

© Rebecca, Netflix, 2020

Kristin Scott Thomas est sans doute celle qui s’en sort le mieux dans le rôle de l’énigmatique et terrifiante gouvernante dans l’ombre, toute en rigidité et froideur. Mais il lui manque une attitude plus subtile et plus ambivalente, cette ombre d’angoisse qu’elle est censée projeter en entrant dans une pièce, elle qui hante les lieux comme Rebecca. Armie Hammer sombre totalement dans un personnage qu’il ne paraît pas avoir saisi, incapable de refléter la froideur, la colère, la contradiction et la solitude de Maxim de Winter, de lui donner ce sentiment d’homme prisonnier du passé. Si l’interprétation de Lily James convainc par moments (et frôle le surjeu par d’autres) elle est déjà presque trop affirmée pour une narratrice qui s’engouffre dans un monde où elle ne connaît rien et où elle a tout à prouver, avec un poids écrasant sur les épaules.

Or, c’est cet état d’esprit majeur qui permet aussi de comprendre le personnage, de permettre l’identification du spectateur, et qui offre la meilleure prise sur la fascination offerte par cette Rebecca absente mais pourtant là. Connaissant l’ingénuité initiale du personnage, il est compréhensible de l’avoir voulue moins fade et plus déterminée. Mais l’affirmation de la narratrice se fait au détriment de sa relation avec Maxim, un couple qui ressort renforcé et grandi par les épreuves, ensemble. Le passage du temps, la différence entre l’assurance de l’âge mûr et l’incertitude d’une jeune adulte, sont des thèmes inhérents au roman. L’alchimie entre Maxim et la narratrice n’est pas vraiment palpable, et je ne parlerai pas d’un dernier plan dont le message semble à l’encontre de tout le reste du long-métrage.

Mais plus que tout, ce qui manque à cette version de Rebecca, c’est une atmosphère, un mystère. Quand on lit Daphné du Maurier, ses histoires ne sont pas forcément originales, mais en revanche on est imprégné par une ambiance bien particulière qui saisit l’esprit, entre gothique et victorien, entre suspense et personnages travaillés à la morale souvent ambiguë. Des aspects qui ne se retrouvent pas dans cette adaptation. Trop de lumières et de couleurs échouent à rendre oppressant Manderley, et si Rebecca est évoquée, c’est au final avec trop peu d’emphase et de subtilité au détour de conversations très banales, pour qu’on ressente véritablement qui elle était et à quel point elle a marqué son monde. Le manque de concentration sur certains personnages, comme Maxim devenu trop lisse, ou Mrs Danvers trop peu oppressante, atténuent davantage l’ombre de ce fantôme planant sur la narratrice.

La mise en scène elle-même manque de tension et d’angoisse, de rythme et d’ombres lancinantes. Malgré un écrin de beaux décors et quelques jolies idées de mise en scène, le film peine à se trouver une véritable identité et à s’ancrer dans une tonalité propre à insuffler la véritable profondeur et maturité du récit. Il essaye de moderniser le récit sans pour autant aller pleinement au bout de ses idées, comme le twist autour de Mrs Danvers. Rebecca n’est pas une simple romance, mais un récit gothique, écrit sur « l’étude de la jalousie » : un thème suffisamment obsessionnel et destructeur pour offrir une noirceur dont le film est totalement dépourvu.

 

  • Rebecca est disponible sur la plate-forme de streaming Netflix depuis le 23 octobre. Les informations sur la vie de Daphné du Maurier sont tirées de la biographie Manderley for ever écrite par Tatiana de Rosnay.

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