22 décembre 1386. Le chevalier de Carrouges défie l’écuyer le Gris, à un duel à mort. De Carrouges accuse le Gris d’avoir violé son épouse : Marguerite de Thibouville. En 2004, l’historien Eric Jager retrace ce fait historique dans un roman aux consonances plus policières qu’épiques. Le 13 octobre 2021, l’adaptation cinématographique réalisée par Ridley Scott sort sur nos écrans. Vous trouverez, dans cet article, une critique et une analyse du film, suivie d’une brève excursion dans les coulisses du tournage.
Un récit ternaire
Le Dernier Duel est un titre polysémique. La première signification est historique, puisqu’il s’agit du dernier duel judiciaire ordonné par le parlement de Paris. La deuxième renvoie à la rivalité opposant de Carrouges à le Gris, qui n’ont jamais cessé de se provoquer l’un l’autre. La structure du film est composée de récits adoptant les points de vue des deux hommes. Les mêmes faits y sont parfois relatés, mais avec des différences subtiles. Chacun est le héros de sa propre histoire. Le Dernier Duel a une dernière signification à la fois plus implicite et révélatrice. Un duel laisse supposer la confrontation de seulement deux perspectives. Le film comporte pourtant un troisième récit : la vérité selon Marguerite. Il s’agit du point de vue le plus authentique, le plus essentiel et le plus… inapparent. Malgré son contexte historique, Le Dernier Duel est un film féministe dénonçant le manque de poids de la parole féminine, encore aujourd’hui.
La jonction entre les trois récits du film est sans nul doute la scène du tribunal, dans laquelle Jean de Carrouges accuse Jacques le Gris d’avoir violé son épouse : Marguerite de Thiboulet. Chacun des personnages témoigne. En dépit de son contexte médiéval ou de scènes d’action brutales, Le Dernier Duel est un drame régi par sa portée judiciaire. Les spectateurs et spectatrices sont amenés à entendre les trois récits, tout comme s’ils constituaient le jury du procès. Il en ressort un long-métrage terriblement froid et factuel, dont on aurait pu craindre la redondance si les différences dissimulées ici et là n’avaient pas galvanisé notre attention. Le Dernier Duel n’est pas un divertissement. Mais force est de constater que l’on est happé(e) par cette affaire, dont on se surprend à redouter l’issue.
Sus à la parole masculine
Le premier témoignage est celui de Jean de Carrouges, interprété par Matt Damon. Il s’agit d’un combattant aguerri dépourvu de finesse. Il était un vieil ami de Jacques le Gris, avant de commencer à se sentir floué. A son inverse, l’écuyer entre dans les bonnes grâces du Comte Pierre d’Alençon (Ben Affleck), lequel fait preuve de favoritisme de manière particulièrement injuste. De Carrouges se console lors de son mariage avec Marguerite, une femme douce, attentive et à l’écoute. De son côté, Jacques le Gris, incarné par Adam Driver, est un homme lettré et instruit. C’est un fin orateur qui n’éprouve aucune difficulté à courtiser les nobles comme les femmes. Il déplore le manque de considération de son ancien ami, qui a refusé nombre de mains tendues. Tout bascule lorsque le Gris rencontre Marguerite, dont il tombe fou amoureux. Il est convaincu que les sentiments sont partagés.
Le troisième acte est le récit de Marguerite, interprétée par Jodie Comer. La différence de point de vue et la modification de certains détails suffisent à déconstruire les deux récits précédents. Le vrai caractère de Marguerite est dévoilé : il s’agit d’une femme instruite, réfléchie et volontaire. S’il est bien naturel qu’elle dénonce le comportement de Jacques le Gris, elle pointe également du doigt celui de Jean de Carrouges. Époux absent, aussi peu attentif que débrouillard, le chevalier la considère comme l’un de ses biens. Le regard de Marguerite déconstruit non seulement la parole masculine, mais aussi la figure du chevalier. Vous ne trouverez dans ce récit ni amour courtois, ni noble chevalier qui vient protéger sa demoiselle en détresse. Si Jean de Carrouges demande un duel judiciaire, c’est bel et bien pour laver son propre honneur. Et quand Marguerite se retrouve enfermée dans sa tour, la porte n’est pas forcée par une prince charmant, mais par Jacques le Gris… S’il était difficile d’assister à la scène du crime avec le point de vue de Jacques le Gris ; elle devient, dans ce dernier acte, particulièrement éprouvante. On est d’ailleurs en droit de se demander si les intentions de l’écuyer n’étaient pas d’humilier, une ultime fois, son rival de toujours. Malgré tout ce qu’elle endure, Marguerite est une femme courageuse qui trouve la force de parler. Dans une société où chacun remet sa parole en question – y compris les autres femmes -, le parcours pour accéder à la justice est jonché d’embûches. D’ailleurs, peut-on vraiment parler de justice dans la mesure où l’issue du procès dépend d’un duel, où le combattant le plus aguerri vaincra ? Pis encore, si de Carrouges vient à perdre, Marguerite sera accusée de calomnie et sera donc brûlée vive.
Jugement
En dépit d’un contexte médiéval, Le Dernier Duel retrace une histoire qui est tristement d’actualité. Le film s’inscrit dans le mouvement « Me too » et Ridley Scott ne s’en cache pas. Lors d’une interview, le réalisateur remarque qu’il faut « six siècles pour montrer que les choses ne changent jamais vraiment. » Aujourd’hui encore, la parole des femmes et victimes peine à se faire entendre. Les langues se délient mais elles sont volontiers accusées de calomnie, et il est encore rare que les accusations aboutissent. Actuellement, seulement 10% des femmes victimes de viol portent plainte. Parmi ces plaintes, 10% aboutissent en cour d’assises. J’ignore si un film comme Le Dernier Duel peut éveiller les consciences. Peut-être arrive-t-il un peu tardivement. La parole se libère, mais Hollywood n’a pas brisé la loi du silence, pendant des années. Ce long-métrage est d’utilité publique, cependant qu’il reste beaucoup à accomplir. Il ne serait pas surprenant que vous ayez entendu parler de la réalisation de Ridley Scott ou du scénario de Matt Damon et Ben Affleck, mais pas de Nicole Holofcener, co-scénariste du film. Il reste appréciable que le dernier acte – le récit de Marguerite – ait bel et bien été écrit par une femme. En dépit de sa froideur implacable, presque anxiogène, j’ai tendance à conseiller Le Dernier Duel. La structure du film est originale et il ose transmettre un message intemporel, qui peine encore à se faire entendre. Pour terminer sur une note plus joyeuse, voici un aperçu des coulisses du tournage, qui nous a été narré par l’un des figurants du film.
Dans les coulisses du film
L’action du Dernier Duel se déroule en France, c’est pourquoi plusieurs scènes y ont été tournées. Lorsqu’il a su que des figurants étaient recherchés pour participer au tournage, à l’Abbaye de Fontfroide, à Narbonne, Christophe a sauté sur l’occasion et a tenté sa chance. Si le casting en question a eu lieu en octobre 2019, il a fallu patienter jusqu’au mois de février suivant pour faire les essais de costumes. La journée de tournage eut lieu, quant à elle, en mars 2020. Notre figurant incarne un juriste vêtu d’une tunique, d’une redingote et d’un chapeau, présent lors de la scène du procès. La scène en question apparaît plusieurs fois au cours du film. Elle dure approximativement trois minutes, ce qui est, contrairement à ce que l’on pourrait croire, particulièrement long pour une scène.
Quand il est arrivé sur les lieux du tournage, Christophe a été frappé par le côté confidentiel de celui-ci. Son identité a été contrôlée trois fois et il a signé un contrat qui lui interdisait de mentionner ce qu’il voyait, du moins jusqu’à la sortie du film. Une autocollant a été fixée sur l’objectif de son téléphone, qu’il a de toute façon déposé dans un casier.
La journée commence tôt, aux alentours de cinq heures du matin. Pour cause, il faut habiller, coiffer et maquiller l’ensemble des figurants. Bien que ceux-ci apparaissent peu à l’écran (je doute d’avoir identifié notre juriste en herbe, lors de la séance de cinéma), aucun détail n’est négligé. Les maquilleurs se sont assurés de dissimuler les trous que ses boucles d’oreilles avaient laissés. Une fois que les figurants sont préparés, un membre de l’équipe leur explique brièvement l’histoire du film afin de contextualiser la scène qu’ils s’apprêtent à tourner.
Et les voici dans la pièce de l’Abbaye, où aura lieu le procès de Jacques le Gris.
Il paraît difficile de ne pas être impressionné par un tel plateau. Ridley Scott est sur place ainsi que de nombreux techniciens ajustant les caméras, les micros ou gravissant des échelles pour s’occuper des éclairages. Une fois encore, il ne faut négliger aucun détail. Le plateau est jonché de nombreuses bougies qu’il faudra veiller à remplacer, entre chaque prise, dès qu’elles seront un peu trop usées. Les figurants, très nombreux, sont divisés en équipe de huit, elles-mêmes dirigées par leur chef de casting respectif. C’est dire le nombre de personnes présentes et pourtant invisibles à l’écran.
Une même scène est tournée, au cours de la matinée. Le Roi, la Reine, Jean de Carrouges, Jacques le Gris et Marguerite de Thiboulet rentrent dans la pièce, tandis que les figurants sont installés en silence, sur les bancs. Christophe est surpris par la répétitivité du tournage. Il faut pas moins de vingt prises pour boucler cette scène. Il est également impressionné de se retrouver auprès de Matt Damon et Jodie Comer, qui semblent décontractés entre chaque prise, tandis qu’Adam Driver demeure en retrait, sérieux et concentré. Dans l’après-midi, les figurants tournent une autre scène, plus mouvementée, dans laquelle ils se lèvent et huent ce qu’ils sont en train d’entendre. La journée de travail se termine tardivement, vers 22h. Elle s’est avérée éreintante, mais particulièrement enrichissante.
- Le Dernier Duel, de Ridley Scott, est sorti en salles le 13 octobre 2021.