Better Call Saul | Une comédie tragique, un pathétisme sublime

by F-de-Lo

Est-ce bien nécessaire de présenter Breaking Bad, l’une des séries les plus encensées par la critique et le public, depuis sa diffusion entre 2008 et 2013 ? Cette création de Vince Gilligan se déroule au Nouveau Mexique, où un professeur de chimie surqualifié, Walter White (Bryan Cranston), apprend qu’il souffre d’un cancer du poumon en phase terminale. L’enseignant décide alors de se plonger dans le business de la méthamphétamine, épaulé par son ancien élève : Jesse Pinkman (Aaron Paul). Parfois burlesque, la série dépeint – comme son nom l’indique – la descente aux enfers de ce professeur maladroit. Progressivement, Walter White s’efface, laissant sa place à Heisenberg, un baron de la drogue dénué de tout scrupule.

Le préquel de Breaking Bad

Le casting de Better Call Saul © AMC (2015-2022)

Passer après Breaking Bad était un pari risqué. Vince Gilligan et Peter Gould ont tout de même tenté de relever le défi en créant la série préquelle : Better Call Saul. L’avocat corrompu de Walter White, Saul Goodman, reprend du service au cours de six saisons sorties entre 2015 et août 2022. L’histoire prend place quelques années avant les événements relatés dans Breaking Bad. Le ton de la série se veut – au cours des premières saisons tout du moins – plus comique. Bien qu’il ne soit pas indispensable d’avoir vu Breaking Bad pour visionner Better Call Saul, il est plus que conseillé de l’avoir fait, et d’en avoir des souvenirs précis, afin de pouvoir savourer toutes les subtilités du spin off. Dans la mesure où il s’agit d’une série dérivée, et même préquelle, il paraît improbable de ne pas faire la comparaison. L’intrigue de Breaking Bad comporte certainement des enjeux plus intenses, alors que Better Call Saul reste à une échelle plus humaine et intime. L’autre inquiétude que l’on peut nourrir vis-à-vis d’un préquel, c’est son absence supposée de suspense, notamment vis-à-vis du sort des protagonistes. Better Call Saul se soustrait à ce problème de deux façons : d’une part, en intégrant des personnages inédits extrêmement charismatiques ou attachants ; de l’autre, en proposant une sous-intrigue parallèle, se déroulant après le dénouement de Breaking Bad. En deux mots, Better Call Saul permet de faire le tour du personnage de Saul Goodman, de sa genèse à sa fin.

Le « Saint-Patron des médiocres »

Bob Odenkirk incarne Jimmy McGill © Better Call Saul, AMC (2015-2022)

Suivre Saul Goodman de sa genèse à sa fin ferait presque passer Better Call Saul pour une série de justicier masqué. C’était, d’une certaine façon, aussi le cas dans Breaking Bad. Walter White s’effaçait peu à peu sous les traits et la personnalité d’Heisenberg. Tout l’enjeu de la série consistait à montrer comment un homme lambda, poussé dans ses derniers retranchements, se muait en monstre, ou devrais-je dire en vilain. Pour poursuivre l’analogie, Better Call Saul a presque tout d’une origin story du Joker. On connaît l’avocat Saul Goodman pour ses costumes colorés, son absence de scrupule et son caractère totalement déluré. Il s’agit de l’un des personnages les plus comiques de Breaking Bad. Comme en témoigne son exubérance toute caricaturale, Saul Goodman n’est qu’un rôle ; et sous le masque du clown résident les vestiges d’une âme en peine. Better Call Saul permet ainsi donc de suivre le cheminement de Jimmy McGill, incarné par Bob Odenkirk. Bien qu’il soit déjà doté d’un tempérament haut en couleurs, Jimmy est un avocat de bas étage, condamné aux affaires peu reluisantes. Il est poursuivi par son passé d’escroc et vit constamment dans l’ombre de son frère, Chuck, un très brillant avocat. Si Jimmy souhaite faire carrière dans le droit, c’est plus pour s’attirer les faveurs de son aîné que par véritable conviction. Cela se confirme d’ailleurs par ses facultés étonnantes à jouer avec les failles du système. Au fil des saisons, Jimmy perfectionne ses manigances et multiplie les faux semblants au point de finir par emprunter le pseudonyme de Saul Goodman. Malgré tout, l’avocat est toujours sur le fil du rasoir, hésitant entre la volonté de faire honneur à son frère et celle de faire fortune. Jimmy McGill doit-il faire allégeance à la loi, ou Saul Goodman doit-il s’épanouir dans le monde du crime ? C’est tout le dilemme du protagoniste, qui se reflète d’ailleurs dans la manière dont est narrée la série, alternant entre des intrigues judiciaires et d’autres purement criminelles. Enfin, ce qui rend Jimmy si complexe, c’est le jeu extrêmement ambivalent de Bob Odenkirk, capable de passer du burlesque au tragique avec une facilité déconcertante. Il berne non seulement les autres personnages, mais aussi les spectateurs et spectatrices ; car oui, au fur et à mesure que Jimmy fusionne avec le rôle de Saul Goodman, il devient difficile de savoir quand il est sincère ou non.

Folie à deux

Rhea Seehorn incarne Kim Wexler © Better Call Saul, AMC (2015-2022)

Mais Jimmy n’est pas la seule vedette de Better Call Saul, loin s’en faut. Le deuxième rôle principal revient à Rhea Seehorn, qui incarne Kim Wexler. Kim est, à bien des égards, l’opposée de Jimmy. C’est une avocate calme, réfléchie et redoutablement intelligente. Elle est motivée par un sens profond de la justice, ainsi que le désir de venir en aide à ses clients et clientes. Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, Kim est la compagne de Jimmy. Au cours des premiers épisodes, j’ai craint que leur relation ne mime celle de Walter et Skyler dans Breaking Bad, dans le sens où les combines de Jimmy auraient très bien pu pousser Kim à devenir une antagoniste. Il est vrai que l’apparition de Saul Goodman va mettre en péril leur relation. Better Call Saul a toutefois l’intelligence de reprendre les thématiques de Breaking Bad, sans jamais chercher à les singer. La série préquelle se révèle même assez surprenante. Ainsi, Kim cache plutôt bien son jeu, et possède en elle une douce folie, qui ne demande qu’à être exacerbée par celle de Jimmy. Le couple incarne alors un duo redoutable, et d’autant plus marquant qu’il est sublimé par l’alchimie résidant entre Rhea Seehorn et Bob Odenkirk. Certes, la distance entre Walter et Skyler était voulue. Celle-ci incarnait d’ailleurs le personnage le plus banal de Breaking Bad. Que diable aurions-nous fait dans sa situation ? Je n’ai toutefois jamais cru une seule seconde au couple Walter-Skyler. Et j’ai plus d’une fois été déconcertée par les réactions totalement illogiques de Skyler. L’écriture de Breaking Bad ne brillait pas toujours par le développement de ses personnages féminins. Better Call Saul fait clairement amende honorable en faisant de Kim Wexler un personnage marquant, aux antipodes de l’exubérance de Jimmy, mais tout aussi complexe et surprenant. Rhea Seehorn vole presque la vedette à Bob Odenkirk, ce qui était très loin d’être une mince affaire. Et au risque de me répéter, quelle alchimie entre les deux comédiens… Cette relation est tout simplement un must-see.

Une guerre fratricide

Jimmy (Bob Odenkirk) et Chuck (Michael McKean) © Better Call Saul, AMC (2015-2022)

Comme je le disais plus tôt et il fallait s’y attendre, nombre d’intrigues de Better Call Saul prennent place dans le milieu juridique. En ce sens, certain(e)s trouveront la série moins passionnante que Breaking Bad, surtout durant les premières saisons. Je n’aurais alors qu’un seul conseil : celui de persévérer, car la tension de la série monte inlassablement en crescendo. De plus, il est particulièrement prenant de voir Jimmy et Kim élaborer des manigances de plus en plus sophistiquées pour arriver à leurs fins. Le milieu juridique voit apparaître plusieurs personnages inédits comme Howard (Patrick Fabian) et surtout Chuck (Michael McKean), le frère aîné de Jimmy. Bien qu’il ait été un brillant avocat, Chuck souffre désormais d’une prétendue hypersensibilité aux ondes électromagnétiques, le forçant à rester cloîtré chez lui. Jimmy fait alors de son mieux pour veiller sur celui qu’il considère comme un modèle. Chuck connaît toutefois les faiblesses de son frère, sans compter qu’il est extrêmement exigeant. Better Call Saul explore la rivalité entre deux frères, dans ce qui risque de devenir une guerre fratricide. Une fois encore, cette thématique n’est pas sans rappeler la relation ambiguë entre Walter et son beau-frère Hank, dans Breaking Bad. Mais là encore, la préquelle explore le thème de manière totalement innovante, si bien que l’on se prend au jeu et que l’on attend avec impatience de connaître le dénouement de l’intrigue. Alors que Hank est un obstacle à l’évolution de Walter ; Chuck est l’un des éléments qui façonneront la personnalité de Saul Goodman. Il est malheureusement difficile d’en dire plus sans divulgâcher des points clés de l’histoire.

Un premier pas dans la Pègre

Mike (Jonathan Banks) et Jimmy (Bob Odenkirk) © Better Call Saul, AMC (2015-2022)

Better Call Saul explore aussi le milieu du crime et de la drogue, qui apparaît de plus en plus au fil des saisons. Cela est notamment dû au troisième personnage principal, déjà apparu dans Breaking Bad. Il s’agit de Mike, incarné par Jonathan Banks. Mike est d’un naturel extrêmement impassible et pragmatique. Cela ne nous empêche pas d’en apprendre davantage sur son passé et sur ses motivations. Mike connaissait bien mieux Saul Goodman que nous ne l’imaginions, sans pour autant que cela n’engendre d’incohérences avec la série originale. Comme on s’en doute, les deux hommes sont tellement différents que certaines scènes semblent extraites d’un buddy movie particulièrement savoureux. Le point de vue de Mike permet d’en apprendre d’avantage sur le conflit qui règne entre la famille Salamanca, dirigée par Don Hector (Mark Margolis) et l’entreprise de Gus Fring (Giancarlo Esposito). Cela s’opère par l’apparition de personnages inédits, comme Nacho Varga (Michael Mondo) mais aussi du retour plus ou moins récurrent de figures déjà connues. En ce sens, le préquel fourmille de références. Better Call Saul est, selon moi, une leçon d’écriture, car la série part parfois de détails infimes de Breaking Bad, pour construire un arc entier. La première fois que Saul rencontre Walter et Jesse, il craint d’avoir été kidnappé par un certain Lalo Salamanca. Or, il s’agit d’un antagoniste assez mémorable de Better Call Saul, interprété par Tony Dalton. Le préquel répond à de nombreuses questions que l’on ne se posait pas forcément, mais il le fait de façon tellement pertinente que cela en devient passionnant. Ainsi, l’état de santé d’Hector Salamanca ou la construction du laboratoire secret de méthamphétamine abritent des intrigues plus sombres que nous ne l’imaginions.

Épilogue

Bob Odenkirk incarne… Saul Goodman © Better Call Saul, AMC (2015-2022)

La dernière force de Better Call Saul réside dans le fait qu’il ne s’agit pas simplement d’un préquel. Le prologue de chaque saison, et les derniers épisodes de la saison 6 racontent ni plus ni moins la suite de Breaking Bad. Il s’agit de passages en noir et blanc, où Saul n’est plus que l’ombre de lui-même. Il serait criminel de parler du dénouement. Saul Goodman lui-même ne parviendrait pas à m’innocenter pour cela. Tout ce que je peux dire, c’est que l’épilogue est idéal et extrêmement poignant. J’ai beau adorer Breaking Bad, et reconnaître que l’intrigue de la série est plus palpitante ; j’ai une légère préférence pour Better Call Saul. Je n’ai pas adoré le préquel dès les premiers épisodes ni même les premières saisons, et pourtant, il a si bien réussi à me faire sourire ou à m’émouvoir que j’ai beaucoup plus d’affect pour lui. La montée en tension de Better Call Saul est plus lente, mais tout aussi puissante. Bob Odenkirk donne vie à un personnage entier, versatile, parfois glorieux, souvent pathétique ; mais que l’on se surprend à adorer. Rhea Seehorn incarne Kim, qui assiste à l’ascension de Saul Goodman, tout en suivant son propre bout de chemin. La guerre fratricide avec Chuck (Michael McKean) est passionnante, et ne parlons pas des arcs narratifs de Mike (Jonathan Banks), qui permettent de renouer avec le milieu de la pègre ; en découvrant les secrets cachés derrière certains éléments narratifs de Breaking Bad, tout en retrouvant quelques visages familiers. Better Call Saul est extrêmement aboutie en terme d’écriture, mais aussi en terme de cinématographie. A ce niveau, la série est sans hésitation supérieure à Breaking Bad. La photographie et le montage sont d’une telle beauté et maîtrise que chaque épisode déborde de transitions ingénieuses et de plans saisissants. Better Call Saul a rencontré un tel succès qu’il existe des produits dérivés, comme la mini-série animée Slippin’ Jimmy, qui a d’ailleurs très mauvaise réputation. Quoiqu’il en soit, ce succès est amplement mérité. Plus j’y réfléchis, plus Better Call Saul me semble, à bien des égards, plus aboutie que Breaking Bad. Bien entendu, il ne tient qu’à vous de vous forger votre propre opinion ; mais une fois l’intégralité des saisons visionnée, il n’est pas impossible que vous considériez cette série comme un chef-d’œuvre.

  • Better Call Saul est disponible en DVD et Blu-Ray, ainsi que sur Netflix. 

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