Babylon | La somme de toutes les audaces

by Reblys

Los Angeles, demeure luxueuse, grand salon. La mégastar du cinéma muet Jack Conrad travaille, sous la supervision de sa cinquième épouse, la diction et l’intention à donner à son texte. Il s’agit d’un exercice nouveau pour lui, car ce sera son premier film parlant. Durant cette scène en apparence anodine, les évènements l’amènent à se lever et à asséner, de manière aussi brutale qu’émue, des mots qui viennent cristalliser la raison d’être de cet homme en apparence si frivole :
« Ce n’est pas un art mineur. Ce qu’on fait compte pour des millions de gens. Pour des millions de gens normaux ça veut dire quelque chose, « It means something. » A ce moment là on a déjà passé les deux heures de film et j’étais complètement happé dans ce vortex extravagant, vulgaire, sublime et magique qu’est Babylon. Après un First Man qui m’avait un peu moins convaincu, le 5ème long métrage de Damien Chazelle signe un retour monumental du cinéaste qui avait tout cassé avec Whiplash puis La La Land. Difficile de choisir le mot juste pour rendre justice à ce concentré de passion et de violence en ébullition. Chef-d’œuvre ? Opus Magnum ? Film somme ? En sortant de la séance je n’avais pas la réponse, et je ne l’ai toujours pas. Ce dont je suis sur néanmoins, c’est qu’au delà des mots, il y a ce que j’ai ressenti.

Il était une fois le 7ème Art

©Paramount Pictures, 2022

Manuel Torres, jeune immigré mexicain, travaille comme valet pour le compte de l’immense producteur de cinéma Don Wallach. Celui-ci organise des fêtes démesurées au sein de son immense propriété, et Manuel doit à la fois satisfaire les demandes les plus excentriques de son patron, mais également gérer un certain nombre de problématiques survenant pendant lesdites fêtes. C’est lors d’une de ces bacchanales aux dimensions gargantuesques qu’il va croiser la route de Nellie LaRoy. Alors illustre inconnue rêvant du métier d’actrice et du statut de star, Nellie va pourtant, armée d’un bagout et d’une attitude aussi décomplexée que déconcertante, se faire repérer sur un coup du sort qui va la propulser sur son premier plateau de cinéma. Manny quant à lui, va, également sur un coup du sort, être pris sous l’aile d’une des plus grandes superstars du moment, Jack Conrad, qui va le débarquer sur le tournage de son film le plus récent. Ainsi comme dans La La Land, on nous présente un duo de jeunes gens pleins de rêves, qui s’efforcent d’accéder à leur graal. Et à travers leur ascension (ou leur chute), c’est toute une époque qui nous est contée. Tout un pan de l’histoire du cinéma, dont Damien Chazelle avouera lors de la promotion du film qu’il s’agit de la période qui le fascine le plus. Celle qui, selon lui a donné naissance à tant de chefs-d’œuvre, via un medium (le cinéma muet) qui était déjà en train de mourir.

Le film s’impose dès le départ comme une œuvre de cinéma, qui parle de cinéma, et se drape, au milieu des péripéties dépeintes, de tout un cadre, au mieux historico-romancé, d’histoire de ce medium. En témoignent les vastes séquences durant lesquelles on fait partie des plateaux de tournage et des complexes les réunissant, qui nous placent en témoins d’un véritable univers en constante expansion et en permanente évolution. Le film parle de films, montre des films en train d’être créés, et emprunte de nombreuses références à tout un tas d’autres, réels ou fictifs, afin de mieux nous immerger dans ce petit monde en vase clos de la production cinématographique. On y découvre ou redécouvre tout un tas de métiers, dans des conditions d’exercice qui pourront, selon les connaissances ou la sensibilité des spectateurs et spectatrices, donner le sentiment d’avoir tantôt profondément évolué, tantôt pas du tout. En traçant un pont entre présent et passé, Babylon nous démontre une idée simple : qu’on soit en 1920 ou en 2020, le cinéma n’a jamais perdu ce qui fait toujours son essence, la volonté de fabriquer des histoires, assez vraisemblables pour nous donner envie de nous y projeter.

Un kaléidoscope narratif

©Paramount Pictures, 2022

Et Dieu sait que Babylon regorge d’histoires à nous conter ! Le terme de fresque est celui qui m’est directement venu en sortant de ma séance, car ce qui impressionne par dessus tout avec ce film, c’est sa capacité à nous emmener dans des cadres et genres si différents et variés à la fois, et de nous les faire vivre via des points de vue aussi divers que nombreux. Manny nous offre un regard novice, mais de plus en plus lucide sur l’envers du décor de la production de films. Il offre également une évolution de personnage bien sentie, qui va du naïf au cador, sans pour autant, on s’en rendra compte, perdre ce côté romantique qu’il a toujours eu en lui. Nellie sera un exemple, également incarné par Jack, de trajectoire en rise and fall, mais avec des amplitudes différentes, et des subtilités importantes. Nellie est aveuglée par le statut de star, et son talent naturel rend son ascension fulgurante, tandis que son excentricité lui brûlera les ailes. Alors que Jack doit affronter le fait de vieillir, de ne plus être à la page dans un monde qui a décidé d’avancer sans lui, alors qu’il lui a tout donné. Nellie est un produit du star system, dont on se demande si elle aimait autant les films que l’idée d’être célèbre, tandis que Jack, sous ses airs précieux et superficiels, est avant tout un amoureux du cinéma, qui ne se voit pas vivre sans lui. Le personnage de Sidney Palmer (inspiré du musicien Curtis Mosby ayant réellement existé) bien que disposant d’un temps d’écran un peu moindre, va permettre de mettre le focus sur tout un pan musical du film (que serait un film de Damien Chazelle sans un rapport intime à la musique !), en plus de relayer quelques messages forts sur le racisme de l’époque, au détour d’une scène au symbole d’une puissance inouïe, qui s’est imprimée au fer rouge dans ma mémoire. Rendons hommage à Diego Calva, Margot Robbie, Brad Pitt et Jovan Adepo pour leurs prestations au sommet, à tel point que j’ai failli oublier de les citer tant ils et elle s’effacent derrière leur personnage.

Chacune et chacun amène des variations de ton, mais ce qui fait la richesse du film ce sont surtout ses ambiances, créées à la fois par la variété des décors, des couleurs et des atmosphères sonores, mais aussi par les jeux de mise en scène en constant renouvellement. C’est très clair : Le réalisateur se régale. Des mouvements de caméra audacieux succèdent à des plans séquences virtuoses, surchargés de détails et d’effervescence. Et surtout les jeux de rythme, de tensions et relâchements, ainsi que la variété des situations dépeintes ne laissent que peu de doutes sur la volonté du film de nous faire voyager dans un délire de surenchère un peu méta, pour mieux joindre la forme au fond, en nous montrant de manière extensive tout ce que le cinéma a à offrir, alors que les personnages du film nous répètent à l’envi qu’il s’agit d’un univers merveilleux où tout est possible, y compris l’inattendu. Mention spéciale à deux séquences auxquelles j’étais à mille lieux de m’attendre : Une en pleine nuit dans le désert californien, que je peux clairement hisser parmi mes scènes préférées de tous les temps, tant il s’agit pour moi d’un moment de cinéma en or massif, et une autre intervenant plutôt vers la fin du film, dont le changement de registre absolument stupéfiant m’a presque fait crier au génie, tant je n’imaginais pas Damien Chazelle nous emmener si loin dans le genre du « freak show ».

Une passion dévorante

Mais cette débauche de moyens et d’évènements ne se fait pas sans heurts : Personne n’est épargné, de chaque côté de l’écran. Nous spectateurs et spectatrices, sommes régulièrement abreuvés de fluides des plus triviaux, allant de la sueur au sang, en passant par des interludes de vomi et de copieuse chiasse pachydermique. Babylon est sale, et non seulement le film le revendique, mais il adore ça, à l’image de Nellie LaRoy, que l’on considère vulgaire et odieuse, et pourtant si irrésistiblement attirante et talentueuse. On pourrait presque faire un parallèle entre la tentative de Manny de lisser l’image de l’actrice pour mieux relancer sa carrière (ce qui sera un échec retentissant) et l’uniformisation d’une partie de la production cinématographique, qui rentre dans un moule où la nouveauté et le renouvellement peinent à s’imposer. A l’opposé de cette frilosité palpable dans l’industrie hollywoodienne, Babylon va au bout de son excentricité, quitte à faire lever les yeux au ciel ou mettre mal à l’aise les personnes un peu trop puritaines. Celles-ci trouveront volontiers au film une dimension ouvertement grotesque, matinée de mauvais goût et de tape à l’œil. Tandis que j’y ai trouvé la représentation extrême d’un monde qui l’est tout autant. Où la démesure dévore tout sur son passage : Le matériel comme les personnes, dont certaines y laissent la peau de manière brutale, pour recracher un produit unique et magique, capable de nous projeter dans une fiction qui nous renvoie le réel à travers le prisme de nos propres yeux. Les esprits sont brisés, les colères pleuvent, à tel point qu’on se demande si qui que ce soit sort indemne de ce système, à part les chefs-d’œuvre qui en émergent. La fascination ambivalente de Damien Chazelle pour le cinéma s’exprime ainsi tout au long du film. Cet hommage permanent est sans cesse mâtiné d’éléments de critique, que ce soit envers la violence de ce milieu, qu’on qualifierait volontiers de décadent à bien des égards, ou son rythme effréné, qui n’hésite pas à laisser beaucoup de monde sur le côté, la tête dans le caniveau.

©Paramount Pictures, 2022

Et puis, le film assume également le parti pris de jouer les prolongations avec une durée de plus de trois heures. Là encore, Damien Chazelle explique en interview qu’il a souhaité créer une atmosphère, un ressenti particulier, qui ne peut advenir que sur le temps long, avec un film qui demande de s’y immerger pleinement. A la lumière de ces intentions, on remarque volontiers que le film n’hésite pas à prendre son temps pour poser l’ambiance de ses différentes séquences, et nous permettre de passer de l’une à l’autre en nous laissant le temps de nous adapter à des ruptures de ton et de genre parfois assez abruptes. Et surtout, cet allongement de la durée du métrage a pour effet, au lieu de créer des longueurs comme on pourrait le craindre, de laisser au réalisateur l’opportunité d’en mettre encore plus, partout, tout le temps, plus de détails, plus de richesse, plus d’idées, plus de profondeur. Le fait que Babylon nous montre autant de choses pendant une durée volontairement plus longue que la moyenne permet effectivement, si l’on s’y abandonne pleinement, de nous faire rentrer dans cet état hypnotique que recherchait Damien Chazelle, plus de trois heures où les besoins du corps n’ont plus cours, et où l’on est plus qu’une âme face à une œuvre, produit du travail de centaines de personnes visibles et invisibles.

On a parfois tendance à nous survendre les émotions que l’on peut éprouver devant un film, nous montrant une ribambelle de visages aux réactions intenses dans les salles de cinéma. J’ai moi même l’habitude de regarder ces spots de propagande avec un petit rictus railleur, en me disant qu’ils grossissent quand même un peu le trait. Et pourtant, Babylon m’a exalté. Il m’a injecté de sa folie, de son hyperactivité et surtout un sacré cocktail de sa passion en intraveineuse. Ce film est un hymne à tous les autres. Un panégyrique à la gloire du 7ème Art, qui non content de lui rendre un hommage continu, nous embarque dans sa démesure pour nous montrer tout ce qu’un film peut offrir de grand spectacle, de fulgurances de mise en scène, de créativité et, il faut bien l’admettre, d’émotions. Pas vraiment l’émotion issue de la tristesse ou du tragique, mais plutôt l’euphorie de redécouvrir toute la puissance que l’image animée peut véhiculer. C’est un film qui rend fou de joie, qui ravive une flamme qui ne demande qu’à se consumer, et qui donne envie de bouffer du cinéma jusqu’à en crever.

  • Babylon, de Damien Chazelle, est sorti en salles le 18 janvier 2023.

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