La collection DC Infinite continue sa marche et nombreuse sont les séries à se conclure, alors qu’on est à un moment pivot après quelques années de commercialisation et les arcs qui se referment en attendant la suite. Pendant que Absolute Power, l’évènement du moment, nous dévoile son deuxième tome, Dawn of Titans et Batman Nocturne mettent un poil final avec un peu plus de succès pour le second que le premier. 

Cette chronique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Dawn of Titans – Tome 3, une conclusion petit bras

© 2025 DC Comics / Urban Comics

Comme bon nombre de récits en ce début d’année, le Dawn of Titans de Tom Taylor connaît sa conclusion. La plume de celui qui nous a enchanté le mois dernier avec la fin de son run de Nightwing Infinite connaît cette fois-ci un peu moins de succès. Malgré les belles intentions affichées depuis le début des Dawn of Titans, se payant même le luxe d’offrir quelques grands moments d’émotions autour du Changelin devenu menace pour le monde -malgré lui-, le récit peine à retomber sur ses pattes en s’attaquant cette fois-ci à la menace d’une Raven dont la personnalité a été dédoublée. Envahie par des pensées obscures faisant d’elle la Reine aux Ailes Noires, elle manipule en douce ses ami·es Titans mais la menace est vite évacuée. La faute à l’absence de véritables enjeux, alors que le récit doit laisser de la marge au Absolute Power qui concentre tous les débats (et dont on parlera du deuxième tome ci-dessous). On tombe alors sur une conclusion assez faible, qui n’arrive pas à faire grandir ses enjeux malgré une bataille finale qui a ses bons moments, avant de se résoudre de la manière la plus bateau possible. Je pense que les Titans méritaient un peu mieux sur la fin de cet arc, d’autant plus avec l’importance que le groupe a pris dans les deux précédents tomes. Reste à voir de quoi demain sera fait.

Car les promesses des deux premiers tomes tombent un peu à plat. Faire des Titans le groupe de super le plus important de l’univers DC était une super idée, permettant aux premiers numéros d’offrir une nouvelle envergure à ces personnages, en comparaison d’une Justice League vieillissante. Mais cette nouvelle forme de maturité offerte aux Titans n’a pas été au bout de ses intentions, avec un troisième tome qui manque quand même d’envergure, présentant certes une menace planétaire terrible, mais qui est laissée tombée en deux pages. Il y a même un peu de comique de situation quand Nightwing en appelle à tous·tes les héros et héroïnes de la Terre, un appel resté sans réponse. Les ambitions de Tom Taylor se sont peut-être heurtées à des impératifs narratifs dépendant des autres séries, à commencer par Absolute Power, mais aussi la conclusion de son propre Nightwing Infinite. C’est pas un tome déplaisant, mais pas le final espéré.

Batman Nocturne – Tome 5, pendu haut et court

© 2025 DC Comics / Urban Comics

À la différence de Dawn of Titans, le Batman Nocturne de Ram V a très bien réussi sa sortie. Conclusion de ce premier essai de l’auteur indien sur l’univers de Batman, la série a eu de bons moments, en apportant plus de noirceur et de mystique à Gotham avec l’arrivée d’une famille hostile, les Orgham. Ce qui a été vécu comme une longue descente aux enfers Batman a eu en point d’orgue le quatrième tome où le bien aimé super-héros avait été pendu en place publique par les Orgham, devenus héros de la ville, en faisant passer le justicier pour la source du mal qui a longtemps rongé Gotham. Pas irréprochable pour autant, le récit avait connu quelques faiblesses, mais on sentait l’envie de Ram V de mettre un point final à cet arc en poussant son personnage à se réinventer, passant littéralement par une résurrection et une longue traversée du désert, après sa pendaison. On retrouve un Batman plus viscéral, plus lucide aussi sur ce que la ville de Gotham attend réellement de lui, et cela donne un final explosif où la figure du justicier recouvre la ville peu à peu après avoir été « purgée » par les Orgham.

Plus encore que son récit, ce qui restera dans nos mémoires pour Batman Nocturne c’est l’énorme travail effectué sur son ambiance, que ce soit par l’écriture de Ram V qui y a ajouté tous les éléments de mystique qu’il affectionne tant, que les artistes qui l’ont accompagné aux dessins. Notamment Stefano Raffaele qui offre quelques planches sublimes, à la limite de la toile que l’on accrocherait au mur pour la contempler, sublimant quelques uns des passages clés du final. Très clairement, Batman Nocturne laissera un excellent souvenir, notamment pour cet ultime tome qui apporte un très beau point final. On laisse un Batman songeur, qui a trouvé un nouveau but, une nouvelle compréhension du monde qui l’entoure. Un personnage plus humain, lui qui a lutté avec un démon tout au long de cette aventure.

Absolute Power – Tome 2, des troupes à re-motiver

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Absolute Power, le grand évènement du moment mené par Mark Waid et Dan Mora s’offre un deuxième tome (sur trois) dans lequel les super-héros et super-héroïnes tentent de trouver la faille face à une Amanda Waller toute puissante. Pour mémoire, cet évènement qui monopolise l’attention des principales séries DC du moment, raconte comment la cheffe de la Suicide Squad est parvenue à s’arroger tous les pouvoirs aux États-Unis pour mener une épuration des « métahumains », toute personne possédant des pouvoirs surnaturels ou mettant un masque de justicier·ère. Sorte de Civil War à la sauce DC, le comics fonctionne plutôt bien et son premier tome parvenait assez facilement à installer le sentiment d’urgence face à des personnages pourchassés, meurtris, la plupart ayant perdus leurs pouvoirs absorbés par des robots contrôlés par Waller grâce à son alliance avec Failsafe, le fameux robot créé par Batman qui a mal tourné (comme vu dans le Batman Dark City de Chip Zdarsky). Si le postulat semble un peu farfelu, il fait assez vite sens compte tenu de la haine éternelle de Waller envers les masqué·es, et les informations qu’elle a glané après une longue carrière, lui permettant d’exploiter chacune de leurs faiblesses. Côte résistance, ce deuxième tome se focalise sur les personnages qui cherchent à maintenir encore un peu d’espoir de renverser leur ennemie un jour, et les troupes se réunissent ici et là pour lui échapper tout en fomentant une future attaque pour reprendre du terrain.

Si le récit de Mark Waid, dans les épisodes principaux Absolute Power, raconte à peu près la même chose que tous les récits de résistance, la narration trouve ses plus belles couleurs dans les numéros consacrés aux différents personnages, comme celui où l’on découvre une Wonder Woman qui s’allie occasionnellement à Robin (Damian Wayne) pour soutirer des infos à Captain Boomerang, ou encore Flash (Barry Allen) qui se retrouve pourchassé et qui tente tout pour trouver une faille. C’est l’ensemble de ces petits bouts narratifs qui donnent beaucoup de coeur à Absolute Power et offrent du contexte, dans une histoire qui ne réinvente pas la roue, mais qui est plutôt bien menée, en espérant que la conclusion dans le futur tome 3 soit à la hauteur de tout ce qui a été mis en place jusque là.

  • Les comics de la collection DC Infinite sont disponibles en librairie aux éditions Urban Comics.
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Avec un peu de retard, on revient dans cette nouvelle chronique DC Infinite sur les sorties du mois de février 2025. Un mois assez chiche en terme de nouveautés, néanmoins c’est la fin de deux récits : Dawn of JSA, mais surtout, le septième et dernier tome du génial Nightwing Infinite de Tom Taylor et Bruno Redondo. La fin d’un cycle certainement, pour une série qui accompagne la collection Infinite depuis maintenant trois ans et qui constituait l’un de ses meilleurs rendez-vous, voire le meilleur.

Cette chronique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Dawn of JSA – Tome 3, une fin et après ?

© 2025 DC Comics / Urban Comics

Dernier des trois tomes que devait compter la série Dawn of JSA consacrée à la Société de Justice d’Amérique, celui-ci met un point final au récit principal en douze numéros écrit par Geoff Johns. On y suivait une narration assez confuse, néanmoins pleine de coeur, tentant de concilier l’ancienne génération de héros et d’héroïnes de la Société de Justice tout en y mettant un nouveau souffle au travers de nouveaux personnages qui la rejoignaient. Sur fond d’un récit finalement assez peu intéressant autour d’un nazi qui traverse les époques pour détruire les différentes générations de la JSA, Geoff Johns s’est tout de même offert une dernière balade qui a eu ses bons moments. Les derniers numéros, conclus avec Justice Society of America #12 dans ce troisième tome, manquent toutefois d’un peu de liant pour conforter leur impact émotionnel. Sommaire et confuse, la fin n’est pas à la hauteur des précédents numéros, ni du talent de son auteur. Il faut plutôt aller chercher du côté des deux séries suivantes, qui racontent les origines mais aussi le futur de quelques personnages importants, pour trouver le véritable intérêt du comics.

Car ce troisième tome nous propose aussi les six numéros de Alan Scott: The Green Lantern, et les six de Wesley Dodds: The Sandman. Le récit consacré à Alan Scott, écrit par Tim Sheridan et joliment dessiné par Cian Tormey va chercher du côté des débuts du tout premier Lantern humain, membre éminent de la JSA, mais surtout raconté ici au prisme de son homosexualité, qui lui a valu d’abord une vie cachée au sein de l’armée américaine, puis d’être l’objet d’un chantage par J. Edgar Hoover, le célèbre chef du FBI que l’auteur intègre à son récit pour raconter l’horreur des années 1930 pour celles et ceux qui ne se conformaient pas aux moeurs en vigueur. Plus encore, le scénariste raconte la vie personnelle et amoureuse du Lantern au travers de sa confrontation avec le premier Red Lantern, et ça marche sacrément bien. Il en est de même pour l’autre série, Wesley Dodds: The Sandman, qui se place elle en 1940, et raconte un justicier traumatisé par les récits de son père sur les gaz utilisés lors de la Première Guerre Mondiale, et qui se jure de ne jamais tuer personne. Jusqu’au jour où, ses recherches sur un gaz soporifique non létale le mènent à découvrir d’autres formules, plus létales, qu’il tente de cacher, mais qui vont être volées par un vilain. Sur une ambiance type film noir, le comics écrit par Robert Venditti et superbement mis en image par Riley Rossmo est une véritable réussite, avec un récit fluide et des visuels saisissants. Comme pour le comics dédié à Alan Scott, on sent une volonté d’étoffer l’histoire de ces personnages pour les rajeunir, mais aussi en faire d’éventuels têtes d’affiches pour un renouveau de la JSA, aux côtés de Huntress et Stargirl qui étaient au centre des deux premiers tomes.

Nightwing Infinite – Tome 7, un exploit et puis s’en va

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Quelle surprise aura été ce Nightwing. Décidé à faire grandir le personnage et en faire un des éléments centraux de l’univers DC, Tom Taylor a donné beaucoup de coeur à Dick Grayson, éternel sidekick de la famille de Batman qui prenait enfin l’ascendant, en incarnant un renouveau tant du côté de ses aventures personnelles, avec sa vie commune auprès de Barbara Gordon (Batgirl), que de sa vie publique en utilisant une fortune nouvellement acquise pour faire le bien dans son fief de Blüdhaven. En tant que super-héros, c’est aussi celui qui s’est mis avec les Titans à diriger l’essentiel des efforts des justiciers et justicières, en remplaçant une Justice League désormais plus ou moins à la retraite. En gagnant en épaisseur, le personnage gagne aussi en finesse, grâce à l’écriture d’un Tom Taylor qui a été capable aussi bien d’en faire un récit épique que drôle, en y ajoutant aussi beaucoup d’émotions, un attachement inévitable à sa chienne Haley, ou en revenant sur son enfance et sur ceux qui sont restés dans l’ombre du drame de la mort de ses parents. Très intime sur le fond, le comics a aussi été une immense réussite visuelle avec un Bruno Redondo au plus fort de sa forme, qui avait laissé quelques numéros à d’autres dessinateurs depuis mais qui revient là sur le dernier tome avec talent. 

Qu’en est-il concrètement de ce dernier tome ? On a d’abord un numéro annual sur Bea Bennett, la pirate que l’on a rencontré au tome précédent et qui raconte comment elle s’est retrouvée là. Plutôt sympathique, c’est une mise en bouche pour les derniers numéros de la série principale Nightwing, où l’auteur vient conclure l’histoire autour de Sans-coeur, la principale menace de la série depuis ses débuts. Les personnages vont découvrir enfin qui se cache derrière le masque de celui qui arrache des coeurs, mais surtout, cette fin passe par une « chute » littérale que figurative de Dick Grayson, dont toute l’action est remise en cause publiquement, avec des petits bouts de puzzles disséminés dans l’ensemble des tomes précédentes et qui forment enfin le tout du plan machiavélique de Sans-coeur. C’est une belle fin, à la hauteur émotionnelle du reste de la série, avec une mise en scène toujours aussi impressionnante. Bruno Redondo s’était illustré pour sa manière de « jouer » avec les cases dans une mise en scène très dynamique, ce qu’il fait là encore, pour notre plus grand plaisir. Si la série ne manque pas de grands moments visuels, on se souvient notamment du numéro #87 (dans le tome 2) où le dessinateur racontait un numéro complet, d’une vingtaine de pages, en une longue et unique illustration sans coupure, à la manière d’un plan-séquence au cinéma. Nightwing Infinite est terminé, et ça va nous manquer.

  • Les comics de la collection DC Infinite sont disponibles en librairie aux éditions Urban Comics.
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Aussitôt annoncé le 13 février dernier, aussitôt disponible, Warriors: Abyss était une sacré surprise. D’abord parce que le jeu, qui s’inscrit dans la licence des « musou » de Koei Tecmo (Dynasty Warriors et Samurai Warriors) sortait tout juste un mois après Dynasty Warriors Origins, et ensuite parce que le jeu est le fruit d’un mélange des genres, reprenant des mécaniques propre au genre qu’il a lui-même créé, et en le mixant avec une structure plus proche du roguelite. Un étonnant cocktail qui s’avère finalement assez évident, dans un jeu certes imparfait, mais qui ne manque pas d’arguments. 

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’une clé PlayStation 5 par l’éditeur.

Théâtre des enfers

© KOEI TECMO GAMES CO., LTD. All rights reserved.

Ayant bien conscience qu’on ne vient pas là pour l’histoire, Koei Tecmo ne s’attarde pas sur l’aspect narratif de son jeu en se limitant à un contexte qui lui permet de s’écarter des enjeux de la série principale. Ici, on retrouve Zhao Yun, Général du royaume de Shu, qui se retrouve en enfer sans trop savoir pourquoi. Peut-être mort dans l’un des nombreux titres principaux de la saga, il n’en reste pas moins qu’il se retrouve face à Enma, roi des enfers, qui lui demande de combattre Gouma, un autre monstre qui s’est emparé des enfers. Ni une ni moins, Zhao Yun met ses talents à disposition pour anéantir des vagues de monstres déchaînés, jusqu’à… Sa mort. Une morte atypique, le genre où l’on revient vite sur nos pattes, et nous voilà après cette première run probablement plutôt courte face à ce qui fait l’essentiel des roguelite : pour aller au bout du jeu, il faudra mourir, plusieurs fois, jusqu’à accumuler suffisamment de puissance (grâce à des bonus passifs débloqués à chaque run) et de connaissances du jeu pour réussir à traverser toutes les zones qui composent le jeu et abattre tous les boss sans mourir. Zhao Yun n’est toutefois pas seul dans cette quête puisque excepté la première run qui sert de gros tutoriel, le jeu met rapidement à dispositions des dizaines de héros, et beaucoup d’autres à débloquer, pour un total de 100 personnages jouables venant des deux séries du développeur (Dynasty et Samurai Warriors). Dans le plus pur esprit des musou, il faut ainsi compter sur une galerie de personnages gigantesque avec pour chacun·e son propre style de combat, son arme de prédilection et son coup spécial. Certain·es seront plus simples à maîtriser que d’autres, mais le jeu repose beaucoup sur la coopération en bonne intelligence entre les différents personnages, et ce afin de former des synergies qui permettent de progresser plus rapidement.

Car le jeu repose sur un vaste système « d’alliances » à former avec cette galerie d’une centaine de personnages. Découpé en quatre niveaux de huit phases chacune (= huit salles à vider avant de passer à la suivante), le jeu propose en effet entre chaque salle (ou presque, selon les récompenses choisies) de former une nouvelle « alliance » avec un héros ou une héroïne parmi des personnages proposés aléatoirement. Chaque nouvelle alliance offre un nouveau coup, puisque les personnages alliés sont invoqués pour mettre un coup final pour chaque combo quand les conditions sont remplies (il y a un temps de repos, type cooldown, entre chaque apparition), mais surtout, ces personnages apportent des bonus passifs qui peuvent renforcer la vitesse, l’attaque, la résistance ou encore le coup ultime de notre héros. Plus encore, former des alliances avec des personnages de même allégeance ou propriétés permet de créer des synergies, démultipliant les bonus passifs obtenus. Indispensable à la bonne complétion du jeu, ce système d’alliances permet en effet souvent de se tirer de situations compliquées grâce aux coups de soutien des allié·es dont la puissance permet en général de se défaire de dizaines d’ennemis en même temps. Et surtout, une fois six allié·es obtenues simultanément, on peut déclencher un finisher lors du coup ultime qui rase toute la salle. Mais il faut parfois faire des concessions, puisque à chaque fin de salle on a le choix entre plusieurs directions (via des portails de téléportation) pour la prochaine salle : soit les classiques avec une alliance à former à la fin, soit les salles à récompenses type crédits à dépenser dans un magasin pour obtenir des bonus ou « karma », l’indispensable monnaie d’échange pour renforcer les prochaines runs.

Mourir pour conquérir

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Car roguelite oblige, aucune run ne doit être parfaitement inutile, quand bien même on mourrait bien loin du boss final. Si l’on rêve très tôt d’aller faire son compte à Gouma au terme des quatre niveaux, il faut mourir quelques fois avant même de voir le deuxième niveau, alors atteindre le quatrième, ce n’est au départ qu’un lointain rêve. Pour éviter la frustration, les roguelite, en opposition aux roguelike, offrent en général des gains passifs qui permettent de faciliter les essais suivants. Et c’est exactement là que se joue la progression de Warriors: Abyss avec un système de points de « karma » à obtenir, que ce soit dans les coffres à trésor, en battant les boss ou certains ennemis. Une fois amassé suffisamment de karma, on peut aller débloquer dans un gigantesque arbre de progression de nombreux personnages qui deviennent à la fois jouables, et disponibles pour former des alliances. Cela sert également à débloquer des « tactiques » qui renforcent les alliances selon les personnages. Pour chaque héros ou héroïne débloquée, le jeu offre un bonus passif de points de vie, d’armure ou de force, qui s’accumule sur tous les personnages afin de faciliter les prochains essais. Au début, ces bonus semblent assez limités, puisque l’on parle d’améliorations de l’ordre de 1% à 3% en général sur les statistiques de force ou d’armure de base, ou une poignée de points de vie. Mais très vite, l’accumulation décuple la puissance et c’est avec une cinquantaine de personnages débloqués que j’ai pu aller face au boss final et lui régler son compte. Sur le fil, parce qu’il est sacrément violent. 

Mais Warriors: Abyss se distingue aussi des autres roguelite par l’essence même de la saga, celle du défouloir. Celle des hordes d’ennemis tués avec un compteur de « K.O. » en bas à droite de l’écran qui nous rappelle que nos généraux sont des génocidaires. Exit toutefois les bataillons entiers d’humains que l’on assassine dans la série principale, et place plutôt à des monstres difformes qui ne reviennent pas mettre en cause notre propre humanité quand à la fin d’une run on nous annonce fièrement sur la page de statistiques finales qu’on en a tué des milliers. Ce côté défouloir est très clairement accentué par un gameplay maîtrisé auquel la saga principale nous a habitué·es, avec des grands coups de lances, de hallebardes, d’épées ou encore d’armes un peu plus farfelues qui permettent de balayer littéralement des vagues entières. Là où Warriors: Abyss souffre un peu plus, et malgré le sympathique défouloir qu’il constitue, c’est sur la qualité de sa mise en scène et de ses décors, tous un peu trop similaires, avec un bestiaire bien peu généreux, et des combats de boss dont l’intérêt est assez limité à cause de patterns répétitifs. Une fois le jeu terminé une première fois (il faut compter huit à dix heures environ), difficile d’avoir envie d’y retourner pour débloquer les derniers personnages, parce que le jeu a assez peu de choses à proposer au-delà du défouloir.

Pour autant Warriors: Abyss a été une agréable surprise. Malgré ses limites techniques, pour un jeu très clairement développé à très petit budget, mais aussi son aventure finalement assez courte et peu engageante, j’ai pris un plaisir certain à m’y défouler entre deux jeux exigeants un peu plus d’investissement mental. Taper dans le tas sans trop réfléchir, sachant que le jeu offre toutes les aides possibles pour former les meilleures alliances et utiliser les meilleures tactiques sans se poser de question, c’est peut-être aussi ce dont on a besoin par les temps qui courent. Taper dans le tas, voir les coups spéciaux se déchaîner à l’écran sans que l’on comprenne trop ce qui se passe (avec une lisibilité pas toujours parfaite), et puis la mort libératrice de Gouma, le grand méchant. En voilà une aventure qui paie pas de mine, qui détend, et qui donne envie de voir Koei Tecmo se réessayer à l’exercice dans une éventuelle suite qui pourrait capitaliser sur le « feeling » des combats déjà bien acquis, tout en y ajoutant peut-être plus d’ambition narrative, et plus de diversité dans le bestiaire et les zones parcourues. Pour un lancement à 25€, c’est une proposition tout à fait honnête.

  • Warriors: Abyss est disponible depuis le 13 février 2025 sur PC, Nintendo Switch, PlayStation 5 et Xbox Series X|S.
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Personnage clivant, Hideo Kojima ne laisse pas indifférent dans le petit monde des jeux vidéo. Considéré comme un génie par certain·e·s, caricaturé par d’autres pour son égo qui a bien du mal à passer les portes, le créateur à la tête de Kojima Productions peut toutefois se targuer d’avoir marqué à sa manière son industrie. Initialement employé chez Konami, il a connu un succès considérable avec Metal Gear Solid en 1998 sur PlayStation, premier épisode en 3D d’une série débutée une dizaine d’années plus tôt de manière plus confidentielle sur MSX2. Précurseur du jeu d’infiltration, la saga est devenue culte en connaissant un succès considérable. Vingt sept ans plus tard, et alors que le jeu a connu de nombreuses suite, « MGS » comme on l’appelle plus généralement est-il encore le jeu culte de nos souvenirs ?

« 100 ans après » est une chronique rétro qui vous invite à découvrir des jeux vidéo qui ont marqué notre histoire de joueurs et de joueuses, pour le meilleur comme pour le pire, en les parcourant à nouveau à notre époque afin d’y apporter un regard neuf.

De la série B au drame

© METAL GEAR SOLID. Konami Digital Entertainment

Metal Gear Solid est écrit comme une tragédie. Et à l’époque, c’était une surprise. Car les premiers épisodes en 2D s’inspiraient plutôt de films d’action bas du front, et ce premier opus en 3D sorti sur PlayStation débutait de la même manière. Entre les premiers dialogues dans le « codec » (un outil de communication) où interagissent les différents protagonistes, et l’aspect quasiment « cartoonesque » du comportement des ennemis, avec le point d’exclamation au-dessus d’eux quand ils nous repèrent et leurs mouvements très codifiés, il est bien difficile de prendre le titre au sérieux dans ses premiers instants. Et ce n’est pas un hasard : le jeu s’inscrit pleinement dans la fin de la guerre froide et la guerre du Golfe, à un instant où les dynamiques politiques sont redistribuées, et il est l’héritier d’un cinéma qui caricaturait les relations géopolitiques et militaristes des antagonistes de cette époque. Pour autant, MGS a fini par surprendre son public en orientant rapidement son récit vers quelque chose de plus sérieux, de plus touchant aussi, avec une écriture qui manque certes parfois de finesse, mais qui voulait aborder des thématiques qui se faisaient plus rare dans les jeux vidéo. Le tout accompagné par une bande originale de TAPPY et Kazuki Muraoka notamment, qui s’approprient des sonorités militaires en leur insufflant un vent dramatique, à l’image du superbe thème principal.

On y découvre ainsi une narration qui vire vers la tragédie, en abordant les destins brisés de personnages comme Psycho Mantis et Gray Fox, antagonistes dont le passé tragique en a fait des espèces de rats de laboratoire, ou encore Sniper Wolf, victime d’une vie où elle n’a jamais connu autre chose que la guerre. Aussi, un discours foncièrement antimilitariste et antinucléaire, qui suivra la saga par la suite, où au-delà de l’action ambiante, le récit préfère prendre le temps dans ses cinématiques de révéler à ses personnages les horreurs de guerres interminables au titre de gains personnels. L’arme nucléaire est décrite comme une menace pour l’humanité, remettant en cause le principe même de l’arme comme outil de « dissuasion » alors que l’aventure consiste à empêcher une organisation secrète de mettre la main sur des têtes nucléaires qui ne devaient être que des moyens de défense, officiellement. C’est, d’ailleurs, une thématique centrale dans les jeux de Hideo Kojima, avec en apogée Metal Gear Solid V : The Phantom Pain où le mode multijoueur consistait en un effort commun de la communauté pour détruire l’intégralité des armes nucléaires de son univers. On pourrait aussi citer Death Stranding, qui n’appartient pas à la même saga, mais où le développeur y apportait aussi une réflexion antinucléaire, sur fond de coopération entre les joueurs et les joueuses pour retrouver une forme d’humanité. 

Action, grandiloquence et pêché mignon

© METAL GEAR SOLID. Konami Digital Entertainment

Pour autant, MGS propose une aventure d’action-infiltration aux multiples rebondissements, ne perdant jamais de vue ses inspirations premières. Tout commence alors que Solid Snake, un soldat d’élite, est envoyé sur l’île de « Shadow Moses » où se trouve une base contenant des armes nucléaires. Un groupe de soldats en rébellion en a pris le contrôle, et leur leader menace les États-Unis. Entre les rencontres fortuites (qui tombent toujours à pic) et les grands méchants vraiment très méchants, le jeu n’oublie pas d’être un divertissement où le second degré n’est jamais très loin. Quitte à parfois trop en faire, comme la scène improbable où l’un des boss, Revolver Ocelot, nous gratifie d’un discours interminable sur son habileté au revolver, ou encore l’infiltration sous un carton, et plus généralement les discussions sarcastiques entre le héros et les antagonistes en plein combats. Le jeu ne se prend pas toujours au sérieux, et c’est certainement l’une de ses plus belles qualités, car sa narration utilise avec brio ce décalage de ton entre l’aventure et le drame qui se joue en toile de fond. Un bon moyen d’aborder les limites de la militarisation et le danger nucléaire sans pour autant en faire un pamphlet imbuvable, tout en s’offrant quelques scènes mémorables à l’image de la scène de torture, les révélations autour des méandres de la politique américaine, ou encore quelques rencontres face à des boss qui apportent un vrai plus narratif.

Ce mélange des tons ne convient toutefois pas à tout le monde, comme on l’a vu en 1998 où le jeu souffrait déjà de certaines critiques sur son manque de sérieux, même si cela ne l’a pas empêché de connaître le succès. Mais surtout, ce second degré omniprésent peut parfois poser quelques problèmes à l’émotion de certaines scènes, poussant le studio à mieux équilibrer la narration dans les épisodes suivants. Plus encore, c’est le traitement des personnages féminins qui n’a pas bien traversé les époques, avec des remarques franchement sexistes de Solid Snake sur le postérieur de Meryl, l’un des personnages féminins, le faisant passer pour un blaireau. Ou encore le traitement d’un personnage comme Mei Ling qui tombe en pâmoison devant le charisme du héros, et la tenue de Sniper Wolf, l’un des boss du jeu, qui viserait probablement moins bien avec son sniper si elle n’avait pas un décolleté aussi plongeant (sur une île près de l’Alaska, où il fait un peu froid). C’est dommage, car ces personnages bénéficient par ailleurs d’une écriture pas inintéressante à certains endroits. Et sur le sexisme, on ne peut pas dire que Hideo Kojima ai revu sa copie par la suite ; pire encore, le traitement de certains personnages des titres suivants est encore plus limite, comme Quiet dans le cinquième épisode de la série principale qui a fait polémique à sa sortie, à juste titre. 

Infiltration austère, mais gratifiante

© METAL GEAR SOLID. Konami Digital Entertainment

S’il y a bien une console rétro qui a mal vieilli, c’est la toute première PlayStation. Et en particulier, les premiers jeux qui exploitaient une 3D encore balbutiante, entre une image à la fluidité relative, des gros pixels pas toujours flatteurs, des textures scintillantes et des contrôles à la croix directionnelle (avant même l’arrivée des sticks analogiques) qui étaient finalement assez peu adaptés au mouvement dans un espace en 3D. Et ça se remarque assez bien dans ce premier Metal Gear Solid en 3D, avec une certaine « lourdeur » dans les mouvements, un système de visée bien moins pratique que dans ses suites et des combats au corps à corps assez risibles. Pourtant, en y rejouant en 2024, et avec le recul du quart de siècle qui me séparait de ma première expérience avec le jeu, je me suis vite rendu compte que jeu avait pleinement conscience de ses limitations et faisait au mieux pour les surmonter. Par exemple, sur le mouvement dans l’espace, Solid Snake suit des mouvements assez archaïques (en ligne droite et en diagonale, sans entre-deux) comme ses adversaires, mais il est capable de tirer sur un ennemi légèrement décalé dans l’axe, grâce à une visée automatique qui s’affine à mesure que l’on multiplie les tirs sur un même ennemi. Pareil pour la possibilité d’utiliser une vue à la première personne temporairement afin de mieux observer les alentours et compenser la caméra fixe sur l’action. 

C’est pourquoi le jeu arrive encore à étonner de nos jours, en s’appuyant également sur un système d’infiltration pionnier qui impressionnait pour son époque. Les ennemis réagissent aux bruits de pas sur certaines surfaces (métal, flaque d’eau), repèrent les traces de pas dans la neige et remontent la piste, ou encore parviennent à réagir aux tirs. Maintenant, il faut avouer que tout n’était pas rose. Puisque échapper à une alerte déclenchée consiste généralement à aller se planquer dans un des conduits d’aération devant lesquels les gardes sont incapables de réagir. Attendre sagement qu’ils se calment tous et retournent vaquer à leurs occupations, même s’ils doivent se remettre à patrouiller an sifflotant là où ils ont vu leurs camarades que l’on a tué quelques secondes plus tôt. Ainsi, même si l’on n’échappe pas aux lenteurs d’antan, avec un Solid Snake qui semble quinquagénaire au moment de se relever après avoir rampé, et qu’il faut un certain temps d’adaptation avant de comprendre et d’accepter les limitations techniques d’un jeu sorti en 1998, l’expérience s’avère encore aujourd’hui plutôt agréable. Et encore heureux, parce que la Master Collection sortie en octobre 2023 qui m’a permis de rejouer au titre sur PC est d’une fainéantise exemplaire : pas d’amélioration de gameplay, ni de visuel, avec en tout et pour tout une galerie d’artworks plutôt agréable pour admirer le travail de Yoji Shinkawa sur les personnages devenus iconiques. À noter par ailleurs que cette édition permet de choisir entre les différentes versions du jeu, mais que je préconise largement de choisir la version US. D’abord parce que la traduction anglaise était de bien meilleure facture que la traduction française (néanmoins très drôle malgré elle), mais aussi parce qu’à l’époque, les jeux US NTSC tournaient en 60hz et non en 50hz comme en Europe : un gain de fluidité immédiat qui se voit très largement sur MGS.

En réalité, pour bien apprécier dans MGS, il faut se remémorer ce qu’était la pop culture dans les années 1990. Un monde post-guerre froide où les dynamiques mondiales étaient en plein bouleversement, un moment où l’on craignait le retour de nouveaux conflits armés à un moment où les belligérants habituels ne cachaient plus leurs capacités atomiques. Avec une dissuasion nucléaire qui battait son plein, qui inspirait bon nombre de films plus ou moins réussis, avant que les jeux vidéo s’emparent également du sujet. Avec son ambiance cinématographique qui nous plonge dans une base militaire qui suinte les débris d’une guerre froide encore dans toutes les têtes, avec une pointe de technologies de l’époque auxquelles on greffe quelques gadgets fantasques et un mecha à l’allure exceptionnelle, le Metal Gear Rex, Metal Gear Solid n’est pourtant pas que cette émanation d’une autre époque que l’on pourrait lui reprocher. Parce que son écriture était suffisamment maline pour que, entre ses entrepôts, souterrains et laboratoires où l’on est pris au piège, seul contre tous, parfois jusqu’à l’angoisse, on y incorpore un sous-texte qui résonne encore aujourd’hui sur l’antimilitarisme et l’arme nucléaire, qui a jetée dans le monde une crainte dont on ne se séparera probablement jamais.

  • Metal Gear Solid est initialement sorti en 1998 sur PlayStation et est désormais jouable sur PC, PlayStation 4, PlayStation 5, Nintendo Switch et Xbox Series X|S dans la « Metal Gear Solid: Master Collection Vol.1 » sortie le 24 octobre 2023. 
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J’ai une profonde affection pour le cinéma de Thomas Vinterberg, un réalisateur danois qui, à travers ses œuvres, parvient à capter ce qu’il y a de plus sombre ou de plus lumineux dans l’âme humaine, sans jamais la juger. C’est le cas dans son second film : Festen, aujourd’hui un classique de la scène danoise, mais aussi des métrages plus connus comme La Chasse ou Drunk, (lequel fut ni plus ni moins un coup de cœur.) C’est donc avec une curiosité certaine que je me suis orientée vers sa première série, disponible sur Canal +, en France : Families Like Ours.

« Il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark »

Laura essaie de se frayer un chemin à travers une manifestation. © Families Like Ours, 2024

S’il est étonnant de voir Thomas Vinterberg se diriger vers le petit écran, il l’est également de le voir écrire et réaliser une série dystopique. Le réalisateur, qui excelle dans les drames sociaux d’une réalité brute, nous propulse cette fois-ci dans un futur proche. Le gouvernement du Danemark décide de faire évacuer le pays, progressivement, avant qu’il ne disparaisse à jamais sous les eaux. Malgré ce scénario a priori catastrophe, ne vous attendez pas à une série qui s’appuie sur le sensationnel, l’action ni des effets spéciaux à foison. Bien au contraire, Families Like Ours aborde le sujet de manière très intimiste, presque terre-à-terre, en se focalisant sur une famille en particulier. L’intrigue est ainsi resserrée autour de quelques personnages, plutôt que de nous exposer les scènes de violence habituellement propres à ce type de récits. S’il fallait désigner un personnage principal, on pourrait mentionner Laura (Amaryllis August), une lycéenne dont les parents sont séparés. Cela va poser un dilemme profond à Laura, car son père et sa mère n’iront pas se réfugier dans le même état. Les danois les moins fortunés ne peuvent pas choisir leur pays de destination, ce qui amène la mère de Laura à devoir se rendre en Pologne. Or, les réfugiés ne savent pas au bout de combien de temps ils pourront de nouveau voyager. D’un autre côté, le père de Laura a refait sa vie. Il a une femme, un fils et le projet de se rendre à Paris. S’il peut être amusant, pour certain(e)s, de regarder des foules entières se faire engloutir par des vagues géantes ; je préfère de loin le parti pris de Families Like Ours, qui situe son action avant la catastrophe, afin de se concentrer sur d’autres problématiques, nettement plus humaines. Si vous deviez quitter votre maison et votre travail du jour au lendemain, que feriez-vous ? Si les personnes que vous aimiez le plus venaient à partir dans des pays différents, qui suivriez-vous ? Ce dilemme moral amènera quelquefois Laura à prendre des décisions peu raisonnables, pour ne pas dire stupides. Mais après tout, qui sommes-nous pour juger, nous qui avons fait du papier WC une denrée rare, durant le confinement ?

« It’s easier than just waitin’ around to die »

Henrik et Nikolaj imaginent un futur ensemble. © Families Like Ours, 2024

Bien que Families Like Ours se concentre sur une famille, il y a suffisamment de personnages pour explorer plusieurs types de réactions, face à la catastrophe. On peut mentionner les quelques apparitions d’Holger, le vieil oncle de Laura, incarné par Thomas Bo Larsen (un acteur fétiche de Vinterberg). Celui-ci, certes dépassé par les événements, choisit de s’insurger face à certaines décisions du gouvernement, jugées exagérées voire malhonnêtes. Si Holger décidera de rester dans son pays natal, malgré les dangers annoncés ; beaucoup d’autres préféreront fuir, là où ils n’ont pas le droit d’aller. Il est difficile d’en dire plus, sans spoiler, mais je pense au petit-ami de Laura, Elias, joué par Albert Rudbeck Lindhardt. Le jeune homme sera, par la force des choses, contraint de voyager seul, à pieds. Or, c’est prendre le risque de traverser des frontières, clandestinement, et d’être traité en conséquence. Families Like Ours donne une leçon aux occidentaux qui peinent souvent à se mettre à la place de celles et ceux n’ayant d’autre choix que de fuir leur propre pays, dans l’urgence. De la même manière que Road 96, un jeu vidéo dont j’ai parlé dernièrement ; Families Like Ours nous fait épouser le point de vue de personnes prêtes à tout pour fuir leur pays, car elles ont déjà tout perdu. Au-delà de ces angles émotif et politique, la série comporte aussi quelques thématiques sociales. J’ai particulièrement apprécié Henrik (incarné par Magnus Millang, un autre familier de Vinterberg) et son mari Nikolaj (joué par Esben Smed). Dans la mesure où Nikolaj travaille au gouvernement, les deux hommes font partie des premières personnes au courant, ce qui leur permet d’anticiper le chaos dans lequel le pays va plonger. Nikolaj et Henrik apprennent à se défendre, par la force si nécessaire, et à ne plus se laisser marcher sur les pieds ; notamment par le frère homophobe d’Henrik. Dans ce cas de figure, la catastrophe sert de prétexte pour sortir de vieux cadavres du placard et enfin crever quelques abcès. Je voudrais en dire plus, car bien d’autres personnages ou thématiques méritent d’être abordés. On peut notamment se demander s’il n’y a pas une infime part de surnaturel, dans la série. Mais cela reviendrait à vous divulgâcher une saison, constituée d’à peine sept épisodes, qui vaut la peine d’être visionnée.

Le jour d’après

Les danois sont contraints de quitter leur pays. © Families Like Ours, 2024

J’ai été séduite par le concept de la série, et surtout par la manière originale dont il a été traité. Il l’est sous un angle beaucoup plus modeste mais vraisemblable que d’autres productions du genre. Peut-être y a-t-il eu un avant et un après-COVID, dans l’écriture des récits dystopiques. L’atmosphère de Families Like Ours a beau nous être étrangement familière ; la série aurait pourtant été écrite avant la pandémie. Thomas Vinterberg aurait même modifié quelques éléments du script pour que l’intrigue ne rappelle pas trop ce qui nous est arrivé. Je suis toujours fascinée par la tendance prophétique de certains récits d’anticipation. J’ai aussi été charmée par le côté profondément humain et intimiste de Families Like Ours, qui réduit la catastrophe à l’échelle d’une famille. Or, cela n’amoindrit pas le drame, mais l’amplifie. « J’étais moins intéressé par la politique. Je n’étais pas intéressé à faire une sorte de série d’avertissement climatique. On va l’appeler ainsi à certains endroits, j’en suis sûr, mais j’espère que ce n’est pas trop souvent, parce qu’il s’agit davantage de la résilience humaine, de la façon dont les humains peuvent créer des stratégies d’adaptation lorsqu’il y a une crise et lorsqu’ils sont séparés de ce qu’ils aiment, » confie Vinterberg, lors d’une interview. Une fois n’est pas coutume, le réalisateur ne cherche ni à prévenir, ni à faire la morale. Il se contente d’étudier les comportements humains, dans une situation donnée ; ce qui fait de la série une tranche de vie captivante. Les amateurs et amatrices du cinéma de Vinterberg retrouveront, non sans plaisir, plusieurs visages connus, mais aussi une mise en scène reconnaissable. Je pense aux écrans affichant des textos, en émettant un son familier ; ou encore à un choix soigneux de la bande originale, comme en témoigne la chanson Day is Done, de Nick Drake. Tout ce que je peux reprocher à Families Like Ours, c’est de nous laisser sur notre faim ; surtout concernant le destin de certains personnages. Mais, à dire vrai, même si la mini-série se suffit elle-même, je n’aurais rien contre la production d’une saison 2.

Conclusion

Families Like Ours est une série que je conseille vivement, ne serait-ce que pour se familiariser avec les œuvres danoises, possédant une atmosphère qui leur est propre. Le récit catastrophe semble bien plus vraisemblable et proche de nous, que ce à quoi nous sommes habitué(e)s. Ainsi, même s’il y a très peu de plans sur la montée des eaux, la série a plus d’impact que n’importe quel film à gros budget. Thomas Vinterberg met l’accent sur une famille et sur les rapports sociaux. C’est ce qu’il connaît le mieux et il le fait bien. Families Like Ours est, de ce fait, particulièrement intéressante. J’en suis venue à me demander ce que donnerait une version française de Families Like Ours. Le gouvernement brandirait-il un 49.3 pour empêcher les eaux de monter ? Parviendrait-il seulement à prendre la moindre décision, dans les temps, avant que tous les français ne soient noyés ? Réflexion faite, mieux vaut rester concentré(e)s sur le Danemark…

  • Families Like Ours est une série disponible sur Canal +, depuis l’hiver 2024.
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Visiblement, il n’était pas attendu que le roman colombien Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez fasse son chemin jusqu’à l’écran. Tout d’abord parce que ce roman de plus de 400 pages était réputé inadaptable, relatant une histoire s’écoulant sur plusieurs générations avec allers et retours dans le temps. Ensuite parce que l’auteur lui-même s’opposait à une quelconque adaptation, redoutant que la durée temporelle d’un film ne ternisse son récit, insuffisant à raconter une telle histoire. Il aura donc fallu attendre quelques années après le décès de Garcia Marquez pour que le projet voie le jour et débute sa production en 2019. Et c’est en décembre 2024 que Cent ans de solitude arrive ainsi sur Netflix.

Une fresque familiale et historique

« Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. »

© Cent ans de solitude, Netflix, 2024

Cet incipit, directement tiré du roman, est un des plus célèbres en littérature et ouvre également la série télévisée créée par Laura Mora et Alex Garcia Lopez. Il nous permet, après quelques images annonciatrices de certains événements et surtout la vision d’Aureliano Buendia sur le point d’être fusillé, de revenir en arrière dans le temps, au tout début de l’histoire de Cent ans de solitude. José Arcadia Buendia et Ursula Iguaran, cousins, se marient, quelque part en Colombie. Ils outrepassent les avertissements de leur famille et la crainte d’une malédiction (leurs enfants naîtraient avec une queue de cochon à cause de la consanguinité), pour fonder leur propre famille. Aventureux, ils décident de rejoindre la mer avec plusieurs personnes de leur village pour construire un nouveau foyer. Après des mois de périple, ils finissent par fonder Macondo près d’un marécage, une ville où chacun est libre d’avoir sa propre liberté d’esprit et d’opinion.

Cent ans de solitude se déroule sur des décennies, mettant en avant les différentes générations de la famille Buendia vers le milieu du 19e siècle. José Arcadio et Ursula sont un couple aventureux et déterminé, prêts à tout pour vivre leur amour et leur rêve d’une ville idéale. José Arcadio paraît comme une figure forte et immuable, également passionné par les mystères de la philosophie, de l’alchimie et de la science : il accueille la venue des forains dans leur village avec bénédiction. Ursula n’est pas moins douée de volonté, bien que plus terre-à-terre et évidemment attachée à ses enfants.

Le couple originel donne ensuite naissance à trois enfants : José Arcadio, l’aîné ; puis Aureliano, doué d’un don pour les prémonitions ; leur fille, Amaranta, qui grandit également en compagnie de Rebeca, une fille adoptive, orpheline suite à une peste. La série suit ces deux générations (et les suivantes) tout au long de leur vie, de l’enfance à l’âge mûr, le temps passant. Ce n’est pas que l’évolution de la famille Buendia dont la série capte l’essence. C’est également le passage des décennies, la construction du village en une petite ville plus moderne, le changement des régimes politiques, l’arrivée de la religion, les naissances et les décès. Du petit village rudimentaire, Macondo passe à une ville florissante, empreinte de végétation, d’arbres et de fleurs, accueillant progressivement les nouveautés du monde : l’alchimie, un piano-orgue de Barbarie, l’école publique…

Un paradis, pour une lignée de solitude

© Cent ans de solitude, Netflix, 2024

Macondo pourrait être un lieu idyllique. Cachée et isolée du reste du monde, la ville grandit en toute indépendance, loin de la guerre, de la politique et de la religion, du moins jusqu’à un certain point de son histoire. Alors les tragédies commencent, entre l’armée révolutionnaire libérale et celle du parti conservateur, entre ces conflits moraux et politiques qui vont secouer les personnages, les opposer, et déchirer ce qui faisait leur famille et leur unité. Ce destin n’épargnera pas les habitants de Macondo, dont une certaine Pilar, tenancière de maison close, qui observe tout à distance.

La famille Buendia porte en elle tant le paradis que le chaos. Ce sont leur tempérament, aussi passionné et déterminé, qui les mènent vers leur perte, à travers les aléas de l’existence. La rigidité timorée d’Aureliano le mène à devenir un militaire implacable ; la passion amoureuse d’Amaranta se fait poison jaloux et mortel ; l’indépendance de José Arcadio fils le fait fuir la demeure familiale… Aucun personnage de la famille Buendia n’est entièrement bon, ni entièrement mauvais. Ils sont écrits avec une finesse et une ambivalence qui font plaisir à voir. L’écriture et l’interprétation des acteurices les rendent profondément humains, capables du meilleur comme du pire, s’entraînant eux-mêmes dans une solitude tragique, comme si le déterminisme pesant sur la famille n’avait pas d’échappatoire. Ainsi, même si certaines de leurs actions sont détestables, on ne peut s’empêcher de comprendre leur point de vue.

Une atmosphère irréelle et onirique

En parlant de destin, il n’est d’ailleurs pas anodin que l’intrigue possède quelques échos bibliques. Des pestes mystérieuses se déclenchent, comme une punition divine. Macondo a tout d’une terre promise, d’une Babylone qui va finir par causer sa propre perte à force d’indépendance et de liberté. La fierté de la famille n’est pas étrangère à cette décadence, entre les passions interdites, l’inceste et l’ambition dévorante.

Cent ans de solitude peut même prétendre emprunter à la mythologie et aux légendes, puisqu’il met en scène un réalisme magique, par des événements fantastiques sans explication réelle, accueillis par les protagonistes avec le plus grand des calmes. Ces incidents surnaturels se font tantôt écho des tourments d’un personnage, tantôt annonciateurs d’événements à venir. Un filet de sang relie deux membres de la famille malgré leurs disputes. Une jeune femme mange de la terre, comme pour atténuer un isolement dévorant. Des prophéties et des fantômes planent autour des vivants, les hantant plus que de raison.

Toute une atmosphère un peu onirique, irréelle et détachée du temps – rendant le récit de Macondo encore plus universel – semble flotter au cours des huit épisodes de la première partie. La caméra ne nous épargne pas les visions oniriques, nous balade d’un recoin à l’autre de la demeure Buendia dans des plans séquences qui montrent l’écoulement du temps, le changement d’architecture, les évolutions des protagonistes. Ces mouvements de caméras sont à l’image de la série : circulaires, allant et venant au gré des années écoulées et des cheveux blanchis, lents et contemplatifs. Ils permettent d’apprécier la beauté de la nature, la tranquillité de Macondo, de relier entre eux les différents membres des Buendia.

Cent ans de solitude ne se montre jamais expéditive, n’usant jamais d’éclats inutiles, prenant un rythme à contre-courant des productions actuelles. Et pourtant son histoire, les vies de ses personnages, demeurent fascinants et passionnants, nous entraînant dans les dilemmes et batailles d’une Histoire vécue par la lignée d’une famille maudite. Une série surprenante, assez unique, qui vaut largement le détour, et qui est visiblement fidèle au chef d’œuvre original. Au point de donner envie de découvrir le roman, et de franchir le pas de s’attaquer à un classique de la littérature hispanique.

  • Cent ans de solitude est disponible sur Netflix depuis le 11 décembre 2024. La première partie se compose de huit épisodes et la seconde partie est pressentie pour fin 2025.
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Dans un voyage, ce n’est pas tant la destination qui compte, mais la manière dont se déroule le périple. Un road trip, tout particulièrement, est la promesse de rencontres mémorables voire de péripéties. C’est dans cette optique qu’ont été imaginés deux jeux indés, sortis en 2021. Lake a été développé par le studio néerlandais Gamious, tandis que Road 96 a été conçu par nos compatriotes français, de chez DigixArt. Ces deux aventures sont très différentes, à bien des égards. Pourtant, elles ont pour vocation commune de nous dépayser, non seulement grâce à un endroit fictif, mais aussi à une époque empreinte de nostalgie. Si les jeux se distinguent par leurs mécaniques de gameplay, ils constituent une ode aux rencontres, et peut-être même à la liberté. Je vous invite à prendre place à mes côtés et à attacher votre ceinture. Je vais vous conduire aux frontières de Lake et de Road 96. Qui sait ? Vous aurez peut-être envie de poursuivre la route, par vous-mêmes.

Il y a bien longtemps, dans un endroit lointain, très lointain….

Ce bateau me dit quelque chose. J’espère qu’il n’y a pas de requin… © Lake, 2021

1986. Meredith Weiss n’est pas rentrée dans sa ville natale depuis longtemps. Or, son père Thomas, le facteur de Providence Oaks, part en vacances. Il lui propose de le remplacer, pour assurer la livraison du courrier et des colis de la ville. Cela permettrait à Meredith de faire un break dans sa propre vie, qu’elle a littéralement consacrée au travail, dans le domaine informatique. Meredith renoue avec ses racines en devenant factrice, deux semaines, dans l’Oregon. L’intrigue de Road 96 se déroule en… 1996. (Comment vous avez deviné ?) Le contexte en est bien plus vaste. Vous n’incarnez pas un seul personnage, mais six successivement ; et l’histoire progresse à travers le pays. De nombreux adolescents tentent d’échapper à leur nation, à cause de la dictature du Président Tirak. Les deux jeux se déroulent dans des endroits fictifs. Je suis la première à la regretter, mais nous n’aurons ainsi jamais l’occasion de faire réellement le tour du lac de Providence Oaks. La nation de Road 96, baptisée Petria, a elle aussi été inventée pour les besoins du jeu. Ces destinations imaginaires rendent les aventures plus dépaysantes, d’autant qu’elles nous replongent, avec nostalgie, dans les années 80 et 90. Lake et Road 96 ont une durée de vie d’approximativement 8h, mais la chronologie des événements y a une importance. Meredith ne reste que deux semaines à Providence Oaks et son calendrier nous rappelle infailliblement le temps qui passe. Les six parties de Road 96 ne sont nullement répétitives, car les adolescent(e)s essaient de traverser la frontière, les uns après les autres, au cours de l’été. Les joueurs et joueuses sont donc témoins de l’envenimement politique du pays.

Carnets de voyage : itinéraires et mécaniques de gameplay

Un Président de droite dont le nom commence par T ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? © Road 96, 2021

Les amateurs et amatrices de sensations fortes ne se sentiront pas à leur aise, à Providence Oaks. Effectivement, dans Lake, vous incarnez une factrice. Vous passez le plus clair de votre temps à faire le tour de la ville, à pieds, et plus régulièrement en fourgonnette, afin de distribuer le courrier ainsi que différents colis. Si j’étais médisante, je dirais que le jeu plagie Death Stranding, en retirant les échoués et Mads Mikkelsen… Blague à part, le métier de Meredith n’est qu’un prétexte pour se promener dans Providence Oaks et faire de belles rencontres. Le cœur du jeu réside définitivement dans les rencontres que l’on fait. Lake est un jeu narratif dans lequel les options de dialogue peuvent influencer vos relations avec les personnages non joueurs, mais aussi le dénouement. Ne craignez aucune mauvaise décision, puisque le danger ou le game over n’existent pas. L’auteur du jeu, Jos Bouman, l’a lui-même qualifié « d’anti-GTA ». Il s’agit d’un « jeu sur rien », à percevoir comme une simple tranche de vie. On pourrait lui reprocher son manque d’enjeux, mais force est de constater que c’est terriblement relaxant. Le gameplay de Road 96 et bien plus original. J’ai rapidement été happée par le premier run, où je me retrouvais dans la peau d’un(e) adolescent(e) dont je ne savais rien, d’autant que la caméra est à la première personne. On découvre une scénette où l’on peut interagir avec l’environnement mais aussi avec les personnages. Le premier chapitre du jeu nous fait comprendre qu’il faudra gérer la barre d’énergie de notre personnage, en le faisant boire, manger ou dormir. Or, nous débutons avec très peu d’argent. Pour en gagner, il existe notamment des mini-jeux, diversifiant le gameplay. Les options de dialogues ont elles aussi leur importance : elles influencent le destin des PNJs, mais aussi l’opinion politique du pays. À la fin de la scénette, il nous faut décider de reprendre la route à pieds ou en auto-stop. Il est aussi plausible de prendre le bus, le taxi voire de voler une voiture. C’est en découvrant le scénette suivante que l’on réalise combien le jeu est ingénieux. Le décor et les personnages croisés permutent en fonction de nos choix, alors que l’intrigue principale et la chronologie continuent à évoluer. Road 96 est un jeu doté d’une génération procédurale. Il s’agit de « l’application d’un « aléatoire contrôlé » régie par des règles définies dans le but de générer quelque chose d’unique mais en conservant une cohérence. L’objectif étant de pouvoir créer une très grande quantité de contenu tout en assurant une cohérence de l’environnement, en lui donnant un aspect unique. » Après moult péripéties, mon premier personnage a atteint la frontière, et je n’avais qu’une hâte : lancer le deuxième épisode. La génération procédurale de Road 96 rend le jeu assez addictif. Ne l’ayant terminé qu’une fois, je le soupçonne d’être doté d’une très belle rejouabilité.

La vie rêvée de nombreux personnages

Retour vers le passé… © Lake, 2021

Comme je le disais plus tôt, prendre la route est un prétexte pour faire de belles rencontres. Les PNJs de Lake ou de Road 96 incarnent le cœur de ces jeux. Les auteurs de Lake ont confié s’être inspirés de sitcoms, d’actrices et d’acteurs américains pour donner vie à Providence Oaks. Meredith aura ainsi l’occasion de renouer avec son amie d’enfance, Kay ; de faire connaissance avec Lori, la fille du mécanicien ; ou encore de bâtir une relation amoureuse avec Robert, le bûcheron ; ou Angie, une cinéphile gérant le magasin de location de VHS. Cela soit dit en passant, c’est un endroit fantastique, décoré par des affiches de films des années 80, délicieusement parodiques. On ne s’attache pas seulement à Providence Oaks pour ses décors esthétiques et sereins, mais aussi et surtout parce que ses habitants sont attachants. On en vient à se demander si l’on souhaite vraiment quitter la bourgade. Le choix se présentera à Meredith, mais finalement, pas à nous ; à moins que l’on se décide à relancer une partie… Si les habitants de Providence Oaks sont attachants, ce n’est pourtant rien face aux âmes truculentes que l’on peut croiser sur la route 96. Je ne vais pas toutes les présenter, pour vous laisser la joie de les découvrir, mais je peux mentionner Fanny, la policière déchirée entre son devoir envers Petria, et son humanité. Je pense à Jean, l’un des membres les plus importants des Brigades Noires, des résistants considérés comme des terroristes. Sonya, elle, est une journaliste assurant la propagande du Président Tirak, avec une voix doucereuse. Quand vous la rencontrerez, vous verrez que la vérité est ailleurs. Enfin, j’ai adoré Jarod, le chauffeur de taxi, tout en ayant paradoxalement peu envie de le rencontrer. Le type est si instable qu’une barre de colère s’affiche à l’écran, lors de certaines scénettes. Et croyez-moi, vous n’aurez pas envie de la remplir. Cela soit dit en passant, la bande originale du jeu est excellente (et je ne dis pas cela parce qu’elle reprend plusieurs fois « Bella Ciao »). De nombreux personnages possèdent leur thème musical et cela contribue à les rendre marquants. Rencontres après rencontres, j’avais terriblement envie d’en apprendre plus sur eux ; d’autant que leur passé respectif ou leurs relations mutuelles promettent de belles surprises.

Lost in Dénonciation

Steuplé, laisse-moi tranquille Jarod… © Road 96, 2021

Il est difficile d’en dire davantage sur Lake, qui reste un jeu sans prétention. On peut considérer que Meredith gère la crise de la quarantaine, à sa manière ; ou que le titre prône le retour à une vie plus sereine et humaine. L’histoire se situerait dans les années 80 afin que les personnages ne possèdent ni téléphone portable, ni internet. C’est pour cela que Providence Oaks semble coupée du monde, et que les habitants ont le temps de faire connaissance ou de se retrouver autour d’une table, au restaurant local. Road 96 a, pour sa part, un alignement politique nullement dissimulé. Même si Petria est une nation fictive, elle rappelle, à bien des égards, les États-Unis. Les personnages sont des archétypes américains, a priori inspirés du cinéma de Tarantino ou des frères Coen. Je me suis aussi demandé si le personnage de Jarod n’était pas un hommage à Taxi Driver. Les paysages évoquent, eux aussi, les États-Unis. Nous longeons des routes interminables, cernées de plaines désertiques. Le titre même du jeu fait sans doute référence à la Route 66. Enfin, l’iconographie autour des deux adversaires politiques, le président Tirak et la candidate Florres, reflète l’opposition entre un parti extrêmement conservateur et l’autre démocrate. Le jeu est une véritable satire de ce qui pourrait se passer aux États-Unis, ou même dans le reste du monde. À peine quatre ans après sa sortie, la dystopie semble encore plus crédible.

Le Terminal

On ne va pas se mentir. J’ai parfois été frustrée par Lake, qui manque un peu d’audace ou tout simplement de moyens. Les bugs et les temps de chargement présents sur PlayStation 5 rompent quelque peu l’immersion, même si le jeu réussit le défi qu’il s’est lancé en proposant une expérience délicieusement relaxante. J’ai – en revanche – eu un véritable coup de cœur pour Road 96, dont les personnages mais aussi les mécaniques de gameplay, le rendent addictif. Il n’est pas exclu que je relance une partie, à l’avenir, car je ne suis pas tout à fait satisfaite de ma fin. Quoiqu’il en soit, je vous conseille ces deux voyages, lesquels proposent des sensations différentes. Si vous les avez déjà faits, et que vous souhaitez aller plus loin, ils possèdent tous deux une extension. Le DLC de Lake, « Season’s Greetings », est un préquel permettant d’incarner Thomas, le père de Meredith. A priori, l’expérience est similaire au jeu initial, si ce n’est qu’elle se passe durant les fêtes de fin d’année et que, forcément, le paysage en est modifié. Road 96 possède également un préquel, intitulé Mile 0. Il narre l’histoire de Zoé, une adolescente rebelle ayant son importance dans le jeu original, avant qu’elle ne décide de prendre la route. Vous n’avez donc plus d’excuses pour ne pas partir en road trip.

  • Lake et Road 96, sortis en 2021, sont disponibles sur PC et consoles.
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Urban Comics donne le coup d’envoi d’une nouvelle année pour la collection DC Infinite et pas n’importe comment, puisque l’on débute 2025 avec le très attendu évènement Absolute Power. Un nouveau point d’étape important dans la construction de l’univers DC qui réunit l’ensemble de ses héros et héroïnes, mais qui n’empêche toutefois pas d’autres comics de nous séduire ce mois-ci, entre un très bon cinquième tome pour Batman / Superman World’s Finest, ou de pas moins bonnes conclusions d’arcs pour Poison Ivy Infinite et Dawn of Green Arrow & Black Canary. L’année démarre très bien.

Cette chronique a été écrite suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.

Batman / Superman World’s Finest – Tome 5, comme au bon vieux temps

© 2025 DC Comics / Urban Comics

Alternant le très bon et le moins passionnant depuis les débuts de la série, Mark Waid et Dan Mora continuent leur association sur Batman / Superman World’s Finest avec un cinquième tome qui repart sur les premières promesses de la série : ramener les deux justiciers les plus populaires de DC à leurs premières heures. Dans une histoire qui fleure bon le kitsch, on retrouve le duo désemparé face à une réapparition malheureuse de Monsieur Mxyzptlk, le lutin immortel au nom imprononçable mais néanmoins doté d’un pouvoir immense qui, venu de la 5è dimension, alerte nos bons gaillards sur une menace à venir. Lui et Bat-mite, autre lutin magique qui voue un culte à Batman, viennent chercher de l’aide auprès des super-héros alors qu’ils ont du fuir leur monde à cause d’une vieille légende, un magicien qui serait capable de tout détruire. Une entité qui s’amuse à défaire les mondes et à y rechercher la personne la plus puissante après de sinistres affrontements pour pouvoir s’y opposer. Pas vraiment sérieuse mais néanmoins pleine de bons moments, cette aventure qui convoque la magie, une des hantises de Batman et une faiblesse pour Superman, nous ramène directement à une époque un peu moins sérieuse de l’âge d’or des comics où les récits pouvaient être un peu plus légers, avec beaucoup d’humour et de folie, loin de ce à quoi on a depuis été habitué·es. Et c’était la promesse initiale de la série en renvoyant ces deux super-héros à leurs origines, chose qui avait pu parfois se perdre en route, avec un ou deux tomes un peu moins réussis qui perdaient de vue cette promesse.

Alors quel plaisir d’y revenir en fanfare avec la bande de lutins magiques qui viennent mettre le bazar dans le quotidien d’un Batman abasourdi, et un Superman qui peine à garder son sérieux. La personnalité du Bat-mite, le lutin adorateur de l’homme chauve-souris est toujours aussi drôle, s’offrant même un petit moment d’émotion en fin de tome, qui permet de conclure le récit d’une jolie manière. Du côté de la menace du jour, elle est oubliable, mais l’intérêt n’est pas là. Au contraire, cet ennemi au pouvoir improbable ne sert en réalité à Dan Mora qu’à proposer des dessins hauts en couleur, très vifs, avec une action omniprésente, servant l’absurdité des objectifs du grand méchant. C’est un excellent tome pour cette série, qui montre que Mark Waid a encore plein de choses à raconter avec ces personnages sur une tonalité plus kitsch qui leur va bien.

Poison Ivy Infinite – Tome 4, fin d’une révolution

© 2025 DC Comics / Urban Comics

On avait laissé Poison Ivy il y a quelques mois au fond d’un marais en compagnie de Grundy et Killer Croc, où elle avait trouvé un coup de main pour affronter le Dr Jason Woodrue, devenu une sorte d’entité végétale que l’on connaît habituellement dans l’univers DC sous le nom de Floronic Man. Sa quête de révolution écologique avait connu un sérieux coup d’arrêt, la faute à des toxines semées ici et là, censés refleurir le monde, mais qui se sont avérées hors de contrôle, transformant les humains en sortes de zombies. Sur le point de mourir dans un affrontement final qui est bien mal embarquée, elle se remémore soudain de ses premiers pas et de sa rencontre avec Woodrue alors qu’elle n’était qu’étudiante, et lui un scientifique qui prétendait pouvoir changer le monde. L’admiration et la fascination s’est vite transformée en emprise et en violence, alors que les rêves de Woodrue devenaient de plus en plus radicaux, tandis qu’il parvenait enfin à faire un pont entre humanité et plantes, découvrant qu’il y avait peut-être une forme de vie supérieure capable d’unir les deux. Ce long flashback donne beaucoup de coeur à un récit qui a largement maltraité son héroïne, mais qui l’a aussi aidée à s’affirmer et trouver un nouveau rôle, profitant de l’agréable écriture de G. Willow Wilson qui ne manque jamais de rythme, d’une pointe d’humour ici et là, mais surtout de beaucoup d’émotions. 

Le grand combat final vient enfin conclure ce quatrième tome, marquant la fin d’un arc et propulsant Ivy vers quelque chose de différent. C’est une belle fin, mais aussi une transition, puisqu’il y aura un cinquième tome. On savoure également les dessins de Marcio Takara, toujours impeccables, mêlant l’humanité de Ivy (ou ce qu’il en reste) à la nature dont elle s’imprègne. Les couleurs sont belles, le trait est fin, et il est même à la hauteur pour donner beaucoup de mouvement au grand affrontement qui conclut cet arc. Reste maintenant à voir ce qui nous attend pour l’avenir, si l’écriture suggère un retour à quelque chose d’un peu plus conventionnel pour Poison Ivy, le comics ne devrait pas oublier l’évolution de l’héroïne au cours de cet arc. Entre les vérités auxquelles elle a fait face sur sa propre quête, et sa relation avec Harley Quinn qui est évidemment de la partie sur cette conclusion.

Dawn of Green Arrow & Black Canary – Tome 2, le pouvoir de l’amitié

© 2025 DC Comics / Urban Comics

Deuxième et dernier tome, ce Dawn of Green Arrow & Black Canary marque d’abord la fin d’un premier arc des Birds of Prey de Kelly Thompson, avec les épisodes 7 à 12 où Barbara Gordon, toujours poursuivie par une personne d’une autre dimension qui en veut à sa vie, se trouve projetée dans un portail dimensionnel. Disparue, la bande des Birds of Prey s’y jette à son tour et passe d’une dimension à l’autre dans l’espoir de la retrouver et mettre fin à la menace. Si cela ne marque pas la fin du run de Kelly Thompson qui a continué depuis en VO et qui sera, on l’espère, poursuivi en VF dans les prochains mois, c’est tout de même une conclusion pour l’arc raconté dans ce recueil qui reprenait cette série ainsi que le Green Arrow de Joshua Williamson, dont je parlerai juste en-dessous. Comme pour le premier tome qui avait été une bonne surprise, on trouve là encore quelque chose de très solide pour les Birds avec une écriture toujours très intelligente, qui allie l’humour caractéristique de la dynamique entre les différentes héroïnes (Black Canary, Barda, Batgirl version Cassandra…) à l’urgence d’une situation visiblement désespérée dans des dimensions où tout échappe à leur contrôle. Javier Pina peut se faire plaisir au dessin, en variant les styles tout en conservant une tonalité plutôt rétro grâce aux choix faits sur la colorisation. C’est solide, et on espère voir la suite.

Quant au Green Arrow de Joshua Williamson, là aussi, ce n’est pas tout à fait la fin du run de l’auteur sur le fameux archer, mais la fin d’un arc scénaristique. Le découpage est d’ailleurs un peu moins surprenant puisque les numéros suivants de Green Arrow sont centrés sur l’évènement Absolute Power et apparaitront donc dans les comics concernés. Mais avant d’en arriver là, on termine l’arc de ce brave Oliver Queen qui redécouvrait son monde après avoir longtemps disparu dans un univers alternatif. On le voit là apprendre que la Ligue de Justice n’existe plus et qu’elle est remplacée par les Titans, que Superman est désormais associé à Lex/Supercorp, et que… Roy, aussi nommé Arsenal, son coéquipier de toujours, a lui aussi disparu. On s’embarque alors vite dans une histoire de complot autour de Amanda Waller, prémices des évènements de Absolute Power, où elle arrive à convaincre Green Arrow de lui filer un coup de main en échange d’informations sur Roy. Son objectif : récupérer les dossiers du Sanctuaire, lieu de thérapie monté par la Ligue de Justice il y a longtemps pour aider les super-héros et super-héroïnes à prendre soin de leur santé mentale. Évidemment, Amanda Waller, émissaire du gouvernement américain mais farouchement opposée aux justicier·ères, cherche surtout à trouver des dossiers compromettants pour les mettre au pas. Le récit est plutôt sympathique, bien mené et très rythmé, s’offrant même un renouveau dans la quête du Green Arrow qui retrouve un sens à ce qu’il fait. 

Absolute Power – Tome 1, la mise au pas

© 2025 DC Comics / Urban Comics

Le voilà, le grand évènement du début d’année qui avait été largement teasé par Urban Comics. Publié l’année dernière du côté des États-Unis, Absolute Power est un nouveau crossover qui bouleverse les séries principales de la plupart des personnages, en les propulsant dans un monde où la terrible Amanda Waller arrive enfin à ses fins : mettre les super-héros et super-héroïnes derrière les barreaux. L’agente du gouvernement américain s’est historiquement opposé aux justicier·ères en collants, elle qui pense que ces gens amènent plus de danger qu’autre chose à la Terre, et était habituellement cantonnée à diriger la Suicide Squad, où elle exploitait quelques vilain·es pour accomplir ses objectifs. Mais au bout d’un long complot qui lui a permis de gagner en influence, et c’est la suite directe des évènements de Green Arrow dont je parlais juste au-dessus, elle arrive enfin à mettre au pas tout ce beau monde. Mené par Mark Waid à l’écriture et Dan Mora au dessin, tous deux bien aidés par l’ensemble des auteur·ices et artistes des différentes séries concernées, cet évènement s’inspire évidemment de notre monde en allant chercher du côté des fake news et de leur création, alors que Waller profite d’images créées par IA (et difficile de ne pas y voir une critique politique, mais aussi une critique sur la condition de travail des artistes) qui mettent en scène Superman, Wonder Woman et compagnie en train de s’attaquer à des civils. Il n’en faut pas plus pour convaincre une population malléable et abreuvée à l’information en continu, que ce soit à la télé ou sur les réseaux sociaux, et c’est le point de départ d’un nouveau monde.

Un monde où Amanda Waller a les mains libres pour arrêter les personnes dotées de pouvoir au titre de la sécurité nationale, les enfermer sans jugement et leur piquer leurs pouvoirs grâce à des androïdes Amazo, capables de voler les pouvoirs et les utiliser. Très intense mais aussi plutôt sombre, très ancré dans l’ambiance actuelle d’une politique américaine, voire occidentale, qui tombe dans un autoritarisme qui rappelle ce que l’humanité a fait de pire, Absolute Power est très engagé. D’un point de vue narratif, c’est aussi un premier tome très efficace, qui prend le temps de poser son contexte et qui montre immédiatement les effets d’une politique fasciste, rappelant à certains égards ce qui avait été fait dans les comics Injustice. On sent que Mark Waid et ses compères ont un paquet d’idées et en livrent déjà de nombreux éléments, comme la trahison de Green Arrow au tout début du comics qui interroge sur ses véritables intentions, la capacité des justicier·ères à se battre sans aucun pouvoir, ou encore l’impact des discours propagandistes sur une population inerte, capable d’avaler tout ce qu’on lui raconte. Vivement la suite, pour un évènement qui devrait être publié en trois tomes.

  • Les comics DC Infinite sont disponibles en librairie aux éditions Urban Comics.
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Tout le monde connaît le monument cinématographique qu’est la saga Star Wars. On connaît probablement aussi des anecdotes de tournage… mais en sait-on pour autant beaucoup sur la genèse du premier film ? La bande dessinée Les Guerres de Lucas, scénarisée par Laurent Hopman et dessinée par Renaud Roche, propose une approche documentaire et réaliste de la production de La Guerre des Étoiles, à travers les yeux de George Lucas. Une superbe BD biopic, qui permet de dévoiler les coulisses d’un travail de longue haleine pour arriver au film final – dans la lignée de l’excellente série The Offer, qui relatait la genèse du Parrain de Coppola.

Il était une fois George Lucas

© Les Guerres de Lucas, Editions Deman, 2023

Que sait-on du créateur de Star Wars ? Personnellement, bien que je sois fan de la saga, je ne savais pas forcément grand-chose sur l’homme derrière l’œuvre. Les Guerres de Lucas dessine alors le portrait d’un enfant réservé, rêveur, et en même temps rebelle. George Lucas est loin d’être un bon élève, il est têtu, borné, n’écoute pas grand-monde. Dans sa jeunesse, il échappe à un traumatique accident de voiture – dans une course de bolides urbains à laquelle il participait – qui lui refait considérer sa vie. Il décide alors de s’adonner à son rêve et de devenir cinéaste. Ses études le font créer des court-métrages très bien reçus, dont THX 138 qu’il transformera en long-métrage par la suite, avec l’aide de Francis Ford Coppola. Sorti des études, l’excellent film American Graffiti lui donne une petite renommée et le sauve surtout de la précarité où il vit avec sa femme, Marcia, monteuse cinéma talentueuse et au fort caractère.

C’est là qu’il en profite pour mettre sur pied un rêve de gamin : un film qui se déroulerait dans l’espace, avec des chevaliers. Ce n’est que l’esquisse de ce qui devient Star Wars ! Il veut quelque chose qui fasse rêver, qui emporte les pré-adolescents dans un univers passionnant, comme lui l’a été en regardant des films de pirates ou de western au même âge. George Lucas passe alors des mois et des mois à réécrire le scénario, peu doué pour les dialogues. Il est soutenu par Coppola, mais surtout sa femme, qui n’hésite pas à lui dire frontalement ce qui cloche ou ce qui doit être amélioré. Le parcours du combattant pour la Guerre des Étoiles commence.

Une genèse laborieuse

© Les Guerres de Lucas, Editions Deman, 2023

Outre l’intrigue qui est réécrite à plusieurs reprises, le projet Star Wars a bien du mal à trouver preneur. La bande dessinée relate très bien la période à laquelle se trouve George Lucas, entre deux périodes charnières, deux décennies où des films classiques et/ou ambitieux ont fait leur preuve (comme 2001, l’Odyssée de l’espace) et s’imposent comme des monuments du cinéma, alors que la Nouvelle vague arrive et donne naissance à des films plus audacieux, hors des canevas traditionnels, avec un style et des effets spéciaux différents. Cependant, les studios sont frileux et ne croient pas au projet de jeune cinéaste de 32 ans.

On entre alors au cœur des Guerres de Lucas. Durant ses deux cents pages, la BD raconte, de façon non exhaustive – au regret de ses auteurs, mais cela aurait fait alors mille pages – beaucoup de la production, tant côté technique que côté financier. Les déboires pour trouver les bons acteurs, certes, mais aussi pour créer les effets spéciaux en partant de zéro, aucun équivalent n’existant à l’époque pour fabriquer les plans de caméras et effets post-production, tels que George Lucas le voulait. Alan Ladd est le seul producteur au sein de la 20th Century Fox à croire au projet, se battant et utilisant coups de bluff pour faire perdurer le projet face aux autres producteurs. Le contrat de Star Wars met des années à être signé !

Ce sont aussi diverses personnalités du cinéma qui gravitent dans ce récit, autour de George Lucas. Alec Guinness qui demande un pourcentage pour son salaire, chose unique à l’époque ; Steven Spielberg et Francis Ford Coppola, amis de Lucas, ce dernier extraverti bien à l’opposé d’un Lucas réservé, introverti et peu à l’aise pour parler à son équipe. Laurent Hopman et Renaud Roche racontent les déboires techniques pour créer les C3-PO et R2-D2 (sans étouffer les acteurs à l’intérieur), à trouver des figurants ; les démêlés avec la police tunisienne lors du tournage ; l’incroyable création de la musique culte de John Williams ; un amour de tournage entre Harrison Ford et Carrie Fisher ; ou encore le nombre ridicules de salles de cinéma ayant accueilli le film à sa sortie, preuve du manque de foi de la 20th Century Fox dans le projet.

Autant d’anecdotes, aussi humaines que propres à un milieu de cinéma dans toute une production et ses différents aspects. Tout cela est vu à travers le regard de George Lucas, même si on suit aussi les avancées de certains acteurs ou producteurs. Un regard qui balance entre optimisme (faire avec ce qu’il a, dans les délais impartis, en y mettant de sa poche et avec un peu de bluff) et sentiment de désespoir face au studio peu enthousiaste, au retard pris, à la peur que le film ne ressemble en rien à son rêve. C’est un regard très humain, souligné par le dessin Renaud Roche, très proche de concepts de story-boards. Toutes les personnes du projet sont aisément reconnaissables dans son style, captant l’expressivité et les émotions de chacun.e, allant même jusqu’à faire percevoir leur caractère.

Une œuvre sur Star Wars, mais aussi sur le cinéma

Vous l’aurez compris, la bande dessinée rend hommage à la genèse du premier Star Wars, en passant par l’aventure humaine vécue par George Lucas, sur un projet qui le rendra célèbre, mais qui l’aura aussi tant fait rêver que souffrir, au point de lui occasionner des problèmes de santé. Extrêmement documentée, elle permet de (re)découvrir nombre d’anecdotes sur le tournage et la production, de connaître tous les déboires rencontrés par Lucas, et de remettre en avant Alan Ladd, le producteur croyant en lui, ainsi que Marcia Lucas, qui a beaucoup aidé son mari sur le projet, montant même le film. C’est le reflet d’une époque entre deux périodes de cinéma, avant que Star Wars ne devienne un immense blockbuster et change alors certaines règles du milieu, comme le fait de payer désormais un ticket par séance, et non à la journée dans les cinémas.

Le style très expressif attendrit, fait qu’on s’attache à toutes les personnes de cette histoire, et les deux cents pages défilent très vite. Et quel plaisir de voir toutes ces personnes de ce milieu, parfois au début de leur carrière ! Un jeune James Cameron qui décide de se lancer dans le cinéma après avoir vu Star Wars, un Harrison Ford vivotant de travaux de menuiserie sur les plateaux avant d’être choisi pour être Han Solo, les membres d’un public-test pour une première projection sans musique ni effets spéciaux de Star Wars… Il permet d’en découvrir aussi beaucoup sur l’homme derrière l’œuvre, sur une personnalité réservée et pas toujours à l’aise au milieu des autres artistes, un rêveur qui a eu la chance de voir son rêve sur grand écran réalisé. Les Guerres de Lucas passionne autant parce qu’il s’agit d’une très belle manière de redécouvrir la genèse d’un monument, mais aussi ce milieu du cinéma et de la production qui demeure encore très méconnu, hors tournage des acteurs. A découvrir absolument pour les fans de cinéma et de Star Wars !

  • Les Guerres de Lucas est disponible depuis le 4 octobre 2023 aux éditions Deman et a reçu plusieurs prix. Un deuxième tome est prévu pour la rentrée 2025, concernant la production de l’Empire Contre-Attaque et Indiana Jones : Les aventuriers de l’arche perdue.
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Autrice turque engagée, militante pour la cause féministe, des droits humains et des minorités, Elif Shafak est l’une des figures emblématiques de la littérature orientale de ces vingt dernières années. Écrivant aussi bien en turc qu’en anglais, celle qui a fini par fuir sa Turquie face à l’ire du pouvoir en place, en conséquence de sa liberté de ton, a notamment écrit Soufi, mon amour (ou The Forty Rules of Love en VO), un roman qui s’illustre pour son élégance, son intelligence et sa capacité à mélanger le mystique au réel.

L’amour comme seul guide 

Au gré de ses recherches, mais aussi de son éducation au sein d’une famille de philosophes et diplomates, Elif Shafak a fait la rencontre du Soufisme, qu’elle utilise comme fondement d’un roman parlant d’amour et de liberté comme aucun autre. Soufi, mon amour, c’est la rencontre de Ella, une mère de famille américaine d’une quarantaine d’années, et de Aziz, l’auteur d’un roman qui va bouleverser le cours leur vie. Ella découvre le roman d’Aziz en tant que lecture, embauchée par un agent littéraire qui lui envoie un manuscrit et lui demande d’en préparer une note en vue d’une éventuelle publication. Ce roman, intitulé « Doux blasphème » retrace la rencontre entre le poète Rûmi et Shams de Tabriz. Rûmi est l’un des poètes et théologiens les plus importants de l’Orient, qui a profondément influencé l’islam et en particulier le courant du Soufisme. Quant à Shams de Tabriz, il s’agissait d’un derviche, c’est-à-dire une personne qui s’abandonne entièrement à la recherche spirituelle, errant ici et là dans une pauvreté extrême, mendiant, entouré de mysticisme et d’ésotérisme. Les deux ont vécu au XIIIe siècle, à l’époque que raconte le roman d’Aziz, où la promesse d’une rencontre entre ces deux grandes figures de l’histoire musulmane est aussi une excuse pour écrire les étapes d’une grande aventure. Une quête faite d’amour alors que Shams de Tabriz est convaincu, en tant que Soufi, que l’amour de Dieu, du monde, de ses semblables, ou encore de la nature sont au fondement de ce que doit être la vie d’un homme de foi. Ce courant religieux représente en effet les pratiques mystiques de l’islam, recherchant une certaine purification de l’âme, éloignée de tout conflit et de toute jalousie, limitée au cœur et à l’amour qui s’en dégage quitte à s’affranchir des règles établies, en contradiction avec d’autres courants qui souhaitent appliquer les textes de manière plus littérale.  

C’est en liant ces concepts religieux, sur lesquels Elif Shafak écrit infiniment mieux que ma pénible tentative d’explication (vous me pardonnerez si vous n’y comprenez rien), à une quête d’amour que l’autrice réalise un roman assez exceptionnel. On y découvre en compagnie d’Ella les écrits d’Aziz de manière intradiégétique, tandis qu’entre deux chapitres lus par Ella les deux inconnus s’échangent des e-mails où ils·elles apprennent à se connaître sans jamais avoir pu se rencontrer. Ella est vite fascinée par Aziz, dont les similarités avec Shams de Tabriz (dont elle découvre tout en lisant le roman) lui sautent aux yeux, alors qu’elle s’interroge sur le sens de leurs échanges au moment où son couple bat de l’aile. Sa vie de famille bien rangée lui semble soudainement sans intérêt, elle qui avait oublié comment aimer, elle découvre une nouvelle façon d’aimer, où l’amour et le désir refont surface par la pensée et l’intellect plutôt que par l’attirance physique. Cela permet aussi à Elif Shafak de raconter son histoire en partie dans la plus pure tradition du roman épistolaire, ajoutant une pointe de péripéties, tant dans les aventures de Shams et de Rûmi que les personnes qui gravitent autour d’eux. On y fait la rencontre d’autres derviches, de prostituées, de mendiants, de piliers de comptoir à la taverne du coin ou de religieux qui s’opposent au Soufisme, qui racontent tous et toutes leur propre vision de l’histoire, de leur rencontre avec Shams, cette personnalité qui ne laisse personne indifférent. Qui énerve, qui fascine, qui suscite l’admiration ou la haine, un personnage qui incarne une liberté religieuse, une liberté de vivre, de penser ou d’agir dont beaucoup rêvent sans savoir comment l’atteindre. Un homme qui a décidé de vivre selon ses « quarante règles de la religion de l’amour », quarante règles selon lesquelles la compassion et la compréhension des autres est nécessaire pour atteindre une sorte d’exaltation, de proximité avec le divin. Quarante règles qu’il affine à mesure de son aventure qui nous emmène en Perse, à Bagdad, et puis à Konya où il rencontre Rûmi. L’autrice joue d’ailleurs sur cette proximité avec le divin, grâce à phénomènes surnaturels suggérés et inexpliqués, suscitant sans cesse l’interrogation sur la vraie nature de Shams (est-il un être mystique, doué de sortes de pouvoirs ?)

Une rare vision du monde

Ce qui me plaît par dessus tout dans Soufi, mon amour, c’est la manière qu’a Elif Shafak de mélanger une réalité proche de la nôtre, celle de la correspondance écrite entre Ella et Aziz, à celle d’un monde vieux de plusieurs siècles où la coutume et la pensée étaient bien différentes. Il y a un parallèle qui se crée rapidement entre ces deux êtres et ceux que raconte Aziz dans son roman, sans que Soufi, mon amour ne s’enferme complètement dans un récit religieux. Au contraire, son influence musulmane n’est là que pour parler d’amour, et pour offrir une vision des régions du Levant au XIIIe siècle, dénuées de tout orientalisme. L’autrice en parle avec douceur, avec une élégance qui rend honneur à une région du monde qui, à cette époque, était une terre fertile pour la culture. Si les poèmes de Rûmi sont évidemment au centre des esprits en lisant le roman, elle y aborde aussi l’architecture, la musique, ou encore la danse des derviches tourneurs tels qu’ils existent encore aujourd’hui en Turquie ou encore au Maroc. 

Avant de lire ce livre, je ne connaissais Elif Shafak que de réputation, mais il ne m’a donné qu’une envie : lire le reste de son œuvre. Au-delà des thématiques abordées, de sa manière de parler d’amour avec une intelligence épatante ou des merveilleuses images qui nous viennent en tête à chaque description d’un lieu d’exception entre Bagdad, Konya et Damas, Soufi, mon amour est une œuvre universelle, qui veut parler des minorités qui n’ont habituellement pas de voix. Ce n’est en effet pas un hasard si sa galerie de personnages est essentiellement composée de personnes vivant en marge de la société. C’est aussi une œuvre capable de dépasser les clivages religieux pour se concentrer sur des pratiques dont l’essence même ne connaît aucune barrière, entre la chasse aux égos et la recherche de l’amour désintéressé. Et c’est, enfin, une très belle histoire d’amour entre deux âmes que rien n’aurait dû rapprocher, celles d’Ella et d’Aziz, en miroir de la rencontre de Rûmi et Shams quelques siècles plus tôt.

  • Soufi, mon amour est disponible en librairie aux éditions poche.
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