Toutes les morts de Laila Starr | Et si la mort n’était plus

par Anthony F.

Ram V est décidément hyperactif. L’un des auteurs les plus en vue des comics multiplie les projets et ne cesse de récolter les lauriers. Récemment, on vous parlait de lui pour Swamp Thing, mais l’auteur de These Savage Shores, Blue in Green ou encore Grafity’s Wall montre que son grand amour est et restera le comics indépendant. Et c’est dans cette mouvance que l’auteur propose Toutes les morts de Laila Starr, où il s’associe à Filipe Andrade aux dessins pour raconter une curieuse histoire de vie et de mort.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Un équilibre brisé

© Urban Comics 2022

La mort suscite autant d’idées, de débats et d’incarnations dans la pop culture qu’il y a de croyances. Certaines personnes l’imaginent comme une sorte de blackout, un trou noir après une vie bien remplie, d’autres l’imaginent sous forme de réincarnation, tandis qu’on pourrait aussi bien l’envisager comme une deuxième vie, un moment où l’on fait le bilan d’une vie. Si la mort est centrale dans un bon nombre de récits, notamment ceux qui s’en servent pour susciter la peur, créer un climat de violence ou d’émotion, la mettre en scène comme personnage à part entière est plus rare. Et quand on le fait, c’est parfois avec dérision, ce que Ram V dans Toutes les morts de Laila Starr fait initialement. Puisque ici, la Mort, c’est une femme surbookée dans une gigantesque corporation dirigée par une divinité (qui semble être de culture hindoue) où la Mort et la Vie s’entrecroisent entre deux réunions aux faux airs de startup nation. Mais un beau jour, voilà, la fameuse divinité suprême qui règne sur ce beau monde met la Mort à la porte : cette femme qui travaille dur se fait virer du jour au lendemain, parce qu’il semblerait que l’on n’ait plus besoin d’elle. En effet, elle apprend vite qu’un petit garçon, un bébé, qui vient de naître, inventera la vie éternelle au cours de sa vie. Ni une ni deux, elle décide de se mettre en chasse de ce bébé pour l’assassiner et retrouver sa fonction de Mort, et sa place au sein de la corporation. Mais ce n’est pas si simple puisque celle qui prenait la vie de millions de personnes auparavant se matérialise désormais dans le corps d’une femme, Laila Starr, qui vient de mourir à Mumbai en Inde. Morte suite à sa chute du haut d’un immeuble où elle faisait la fête avec ses ami·e·s, par accident, suicide ou meurtre (on ne le sait pas vraiment), Laila Starr n’est plus qu’un corps dont se sert la Mort pour arriver à ses fins.

Mais Toutes les morts de Laila Starr n’est pas qu’une histoire de vengeance. La Mort, en possédant le corps de Laila, est confrontée à sa propre humanité. Elle découvre les émotions, les peurs inhérentes à la mortalité, la difficulté de prendre certaines décisions et, tout particulièrement, celle de prendre une vie. Sa vengeance se confronte à ce qu’elle n’a jamais connu, les remords. C’est absolument touchant et captivant, alors que Ram V imagine cette femme incarnée par la Mort qui, ironiquement, va périr plusieurs fois et revenir en quête de vengeance par plusieurs années d’écart, suivant peu à peu l’évolution de l’enfant qui est censé inventer l’immortalité. Involontairement, elle va créer un lien avec celui qu’elle voulait assassiner, tandis qu’un équilibre se brise et commence à poser une question fondamentale : que veut dire la vie quand la mort n’est plus ? Ram V s’interroge, avec beaucoup de subtilité, au travers de nombreuses planches à la beauté assez folle, sur la portée philosophique, religieuse ou même sociétale du concept de mort. Sur ce que la mort signifie pour chacun, sur ce qu’elle enlève mais aussi ce qu’elle apporte, et sur ses conséquences dans un monde où chacun·e tente de laisser une trace au moins auprès de ses proches pour que la vie n’ait pas été vécue pour rien.

Ode à l’humanité

© Urban Comics 2022

La finesse de l’écriture de Ram V n’est plus à démontrer, mais l’auteur ne cesse d’étonner, de réinventer son propre style et de surprendre. Comme à son habitude, il nourrit son récit d’un imaginaire et d’une ambiance propre à son pays d’origine, l’Inde, et il le met en scène avec énormément de talent. On sent son amour pour sa culture, mais aussi son envie de l’utiliser dans des récits qui dépassent la simple question culturelle. Le Mumbai qu’il met en scène n’est ni plus ni moins qu’une métropole où la vie se fait et se défait, ce cadre si particulier devient quelque chose de commun sous sa plume. Là où la « normalité » dans les comics est de raconter des histoires qui ont pour décor de gigantesques villes américaines, Ram V se sert de son pays d’origine comme s’il n’y avait rien de spécial ou de particulier, et c’est peut-être le meilleur moyen d’apporter une certaine diversité à l’industrie des comics et aux histoires qui sont racontées. D’autant que Filipe Andrade, à ses côtés, imagine un Mumbai fait de couleurs écarlates aux nombreuses nuances, dans un style d’une beauté sans pareille, amenant dans chaque chapitre Laila Starr sur un nouveau terrain, une nouvelle idée, un nouvel obstacle mental et philosophique à traverser pour accomplir son but.

Chaque année, le monde des comics nous offre une pépite, une œuvre inattendue qui laisse en nous une marque indélébile. Toutes les morts de Laila Starr est cette heure-là pour moi, un moment de grâce où Ram V et Filipe Andrade s’accordent pour livrer une invitation au questionnement sur le sens de la vie sans la mort, sur la place de chacun et de chacune dans un monde qui ne s’embarrasse pas vraiment des individualités. Mais c’est aussi et surtout une célébration de la vie, car le comics n’est jamais pessimiste, jamais nihiliste, il célèbre l’importance de la vie et de l’humanité, sa résilience et sa capacité, parfois, à faire le bon choix.

  • Toutes les morts de Laila Starr est disponible en librairie depuis le 6 mai 2022.

Ces articles peuvent vous intéresser