Reckless | La désillusion hippie

par Anthony F.

Ed Brubaker et Sean Phillips n’ont plus rien à prouver, plus encore quand on parle de polar. On ne compte plus les grands comics créés par le duo, Brubaker et son écriture ciselée profitant des dessins de Phillips pour donner vie à ses gueules cassées. Chacun de leurs projets attire évidemment mon attention, mais je n’avais pas encore eu la chance de me pencher sur la dernière série de comics qui les occupe : Reckless. Trois tomes sont parus en France pour le moment (et cinq en VO), me poussant enfin à découvrir le premier d’entre eux. Et c’est un coup de cœur.

Polar au soleil

© & ™ 2020 Basement Gang, LLC. Tous droits réservés. © 2021 Éditions Delcourt.

Brubaker prend un vieux mythe américain, entre nostalgie et amertume, celui des années 1980 au lendemain du fantasme hippie. Entre désillusion et espoir, une époque où tout semble possible mais paradoxalement où tout est plus contrôlé, où la drogue autrefois omniprésente laisse place à une police plus violente, et la liberté sexuelle s’oppose à plus de puritanisme. Un entre deux donc, que l’auteur amateur de polars décrit sans idées mal placées, sans nostalgie faussement naïve qui clamerait que « c’était mieux avant » mais plutôt un regard tendre sur l’époque, qui s’oppose à une critique parfois acerbe. Un cocktail parfait pour un récit noir, teinté du soleil de Californie, où une ambiance réputée chaude laisse place au quotidien de Ethan Reckless, une gueule cassée qui passe plus de temps dans les méandres d’une âme humaine pourrie que sur la plage. Pourtant, l’un de ses seuls passe-temps plutôt sains relève de sa pratique du surf, mais ça ne paie pas les factures. Son habitation : un vieux cinéma abandonné, où il diffuse quelques classiques, tandis qu’il reste joignable sur un numéro mystérieux où des gens lui laissent des messages pour l’appeler à l’aide. Il se mue en homme à tout faire, se faisant payer pour accomplir ce qu’on n’ose pas faire soi-même : le job d’un détective privé pour débusquer un adultère, réclamer la dette d’un gars paumé, ou encore casser les genoux d’un rival. Ethan est tombé dans une vie de crime après avoir travaillé pour le FBI pendant des années, jusqu’à un évènement décisif qui l’a définitivement détourné du système.

Car ce premier tome raconte la manière dont le personnage est tombé dans un milieu qu’il était, autrefois, censé pourchasser. Au milieu de ses études, il est recruté par le FBI qui lui demande d’observer ses camarades étudiants afin de débusquer les envies de révolution, entre le mouvement des Black Panthers et les hippies qui s’opposent au système et à la guerre du Vietnam. Lui accepte, peu importe, tant que cela lui permette de ne pas aller au Vietnam pour faire la guerre, justement. Pas parce qu’il était fondamentalement pacifiste, mais plutôt parce qu’il avait conscience de la violence de la guerre, au-delà de la propagande nationaliste américaine qui disait aux gamins qu’ils allaient être des héros en envahissant un autre pays.  Un discours assez classique donc pour raconter cette époque, mais Brubaker l’exécute avec le talent que l’on lui connaît. Si son Reckless peut évoquer sa série Criminal sur la forme, avec ce récit de malfrats teinté d’une image amère de l’Amérique. Mais si à l’époque, le duo formé par Brubaker et Phillips s’intéressait au destin d’une famille qui beignait dans la criminalité, c’est désormais l’individualité de l’acte qui intéresse, avec la solitude d’un homme confronté sans arrêt à ses propres choix et ses propres erreurs.

La virtuosité du tandem

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Ed Brubaker écrit un récit « à l’ancienne », avec sa dose de bulles d’exposition où il raconte, comme un témoignage, l’ambiance et le ton d’une époque, où l’on retrouve la gueule cassée tout droit sortie d’un vieux film, le gars qui a un jour tout perdu et qui n’a aujourd’hui plus rien à perdre, tandis qu’il fantasme le souvenir d’une femme qui incarne le sexy d’une époque aux mœurs légères et à la drogue qui libère celles et ceux qui avaient encore un peu de pudeur. À certains égards, cela évoque parfois le ton d’Un après midi de chien de Sidney Lumet, où de pauvres êtres paumés font ce qu’ils peuvent pour survivre dans un monde pourri. Mais pas que, puisque l’auteur se révèle aussi très critique de cette époque et de sa vision du monde, racontant la manière avec laquelle certain·e·s ont profité de mouvements étudiants pour dominer, incarner un pouvoir et écraser les autres, tandis que le FBI et autres joyeusetés gouvernementales tiraient les ficelles en fond. Les dessins de Sean Phillips quant à eux sont inévitablement les points forts du comics, d’une beauté habituelle pour lui mais dont on ne se lasse jamais, plus encore avec la colorisation de son fils Jacob Phillips qui saisit parfaitement l’essence de l’époque racontée avec des couleurs chaudes qui subliment la mise en scène.

C’est presque une remise en cause de ce vieux fantasme cinématographique américain, qui ne cesse de dépeindre les années 1980 comme l’époque où tout était possible, Brubaker remettant en cause à sa manière les mécanismes de domination qui se mettaient en place dans certains mouvements prétendument opposés au système, jusqu’à ce que les digues explosent et que la réalité rattrapait celles et ceux qui ont voulu y croire. Mais il ne condamne pas tout, montrant notamment au travers d’un personnage la pureté d’un certain engagement politique, une véritable incarnation d’un idéal qui a trop peu longtemps survécu. Tout cela faisant de ce premier tome de Reckless quelque chose d’assez formidable, plein de nuances, en guise de remise en cause d’un rêve américain des années 80 qui n’a pas souffert de suffisamment de critique au fil des années.

  • Reckless est disponible en librairie aux éditions Delcourt depuis le 6 octobre 2021. Deux suites sont sorties depuis, intitulées L’envoyé du diable et Éliminer les monstres, et au moins deux autres devraient suivre.

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