Bonjour à toutes et tous, bienvenue dans ce nouvel épisode de la Rébliothèque !

Après My Absolute Darling qui a été une lecture franchement éprouvante, j’ai eu la chance de tomber sur Ensemble c’est tout d’Anna Gavalda. Un roman tranche de vie qui s’est révélé être particulièrement feel good et apaisant. Dans cet épisode, je vous invite à partir à la rencontre des quatre protagonistes de cette histoire, qui parle d’humanité, de rapports aux autres et à soi-même.

J’espère que cette nouvelle chronique vous donnera envie de lire !

 

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Rien de mieux qu’un concept pratiquement unique pour commencer l’été. De l’imagination foisonnante de deux développeurs néerlandais, Nils Slijkerman et Ewoud van der Werf, est né l’étonnant SCHiM. Entraperçu à l’occasion d’un Wholesome Direct il y a deux ans, cette fameuse conférence désormais annuelle où se présentent les jeux indépendants au ton résolument accessible et bienveillant, le jeu pointe enfin le bout de son nez avec une sortie prévue ce 18 juillet 2024 sur toutes les consoles du moment et sur PC. Réinvention du genre de la plateforme, bardé de bonnes intentions, c’est une plongée dans un univers plus mélancolique qu’il n’en a l’air.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’une clé de test PlayStation 5 par l’éditeur. 

Rêves d’enfant

© 2024 SCHiM

À l’aube de son aventure, SCHiM dévoile une tonalité poétique, celle d’une introduction où se succèdent des saynètes interactives, sorte de grand tutoriel pour se familiariser avec les déplacements atypiques du jeu, où l’on voit grandir l’être humain qui deviendra rapidement l’objet de notre quête. Un être humain que l’on voit apparaître en couche-culotte, puis courir avec d’autres gamins dans un parc, apprendre à faire du vélo, grandir avec ses camarades, puis obtenir son diplôme, découvrir le monde du travail en bureau et… perdre ce qu’il était. Et c’est là qu’entre en scène notre « personnage », le « schim », petit nom qui désigne l’âme d’une personne ou d’un objet, qui vit dans l’ombre et qui ne peut en sortir que pour se jeter dans une autre ombre. Lors de l’introduction, cette âme représentée comme une petite boule noire avec deux yeux ne cesse de courir après son humain, à mesure que celui-ci cherche un sens à sa vie. Et puis plus rien, le lien est rompu, et il va falloir le retrouver. C’est alors que le jeu nous entraîne dans une succession de niveaux plus ou moins longs, de quelques secondes à une dizaine de minutes, parfois linéaires et d’autres fois plus ouverts, à la recherche de quelques secrets et du meilleur moyen de traverser des zones où la vie est grouillante. Les voitures défilent, les gens se baladent à vélo, les animaux vivent leur vie, les objets mouvants (vélos, ballons, cerfs-volants) deviennent des « plateformes d’ombre » à atteindre pour avancer, et cela tranche avec la mélancolie sous-jacente d’un homme qui a laissé ses rêves de jeunesse sur le pas de la porte d’un monde corporatiste qui lui a volé son âme. Mais SCHiM en tire un ton plein d’espoir, une envie de s’en tirer, à mesure que l’on voit de loin notre humain traverser toutes sortes d’expérience jusqu’à, on l’espère, trouver un sens à sa vie.

© 2024 SCHiM

Il ne faut pourtant pas aborder ce jeu comme quelque chose de déprimant, bien au contraire. C’est d’une poésie succulente, sublimée par une mise en scène isométrique aux contours abstraits et aux tons monochromes. Les journées d’été teintées d’un orange pastel, l’hiver grisâtre et les nuits bleues, où l’on se joue des ombres générées par les réverbères pour progresser, tout est prétexte à donner au jeu une identité très abstraite. Mais pas sans histoire, car si le jeu est intégralement muet, il n’empêche qu’il parvient à raconter des petits bouts de quotidien dans chacun de ses niveaux, tandis que la poursuite de notre humain s’affiche en toile de fond de l’aventure surprenante de notre petite âme. Inspiré par l’architecture néerlandaise (d’où la surreprésentation de cyclistes, certainement), le jeu offre de vrais jolis moments qui donnent envie de se poser là quelques instants et profiter du temps qui semble défiler sous nos yeux. Pourtant les répétitions sont parfois grossières, certains personnages tournent en rond car il faut bien que l’on puisse utiliser leur ombre pour atteindre la suite du niveau, mais il y a un vrai sentiment de vie qui s’en dégage et c’est une jolie prouesse.

La plateforme au ras du sol

© 2024 SCHiM

Du haut de ses 65 niveaux dont on voit le bout en quelques quatre à six heures de jeux, selon que l’on y cherche les nombreux secrets qui s’y dissimulent, et probablement un peu plus pour les chasseurs et chasseuses de trophées, le jeu arrive à apporter une petite touche inattendue qui donne un nouvel élan au genre de la plateforme. Pas de grands sauts au-dessus de précipices, pas d’exigence de dextérité ni de vitesse. Ici, il s’agit simplement de sauter d’une ombre à l’autre, ni plus ni moins. Comme tous les jeux qui revendiquent ce caractère « wholesome », l’échec n’existe pas. En deux touches, celle du saut et celle de l’action, qui permet de faire klaxonner un véhicule quand on est dans son ombre, faire aboyer un chien, allumer un feu de circulation ou forcer un oiseau à s’envoler, le jeu s’apprivoise aussi vite qu’il séduit. La seule forme de contradiction, c’est celle de rater son saut en étant trop court·e pour atteindre la prochaine ombre, mais cela se corrige soit en bénéficiant d’un second saut (plus court) pour passer les derniers pixels restants avant notre destination, ou juste être renvoyé·e immédiatement et sans temps de chargement à l’ombre précédente pour retenter son coup ou chercher un autre chemin. Dans l’ensemble, aucun niveau ne présente de réel challenge, sauf peut-être si l’on veut atteindre certains secrets (qui ne sont pas obligatoires pour finir l’aventure), et l’ensemble se joue très bien peu importe notre familiarité avec le genre de la plateforme. Il y a vite quelque chose de très naturel au mouvement, avec le saut d’une ombre à l’autre qui se fait avec fluidité, d’autant plus qu’un certain système de « magnétisme » du schim vers l’ombre visée rend le jeu très tolérant. Il n’y a en effet souvent pas besoin de viser parfaitement l’ombre pour y entrer. On lui reprochera peut-être une certaine répétitivité des niveaux, les 65 ne faisant pas toujours preuve d’une inventivité phénoménale, et le jeu aurait donc peut-être gagné à être un peu plus concis à certains instants. Mais il laisse un souvenir si doux que j’ai bien du mal à le lui reprocher réellement.

C’est une jolie expérience que nous offre SCHiM. Un jeu atypique qui cherche à réinventer la plateforme. Mais pas seulement pour le plaisir d’offrir un high concept, c’est aussi pour mieux suggérer le travail que fait sur lui ce jeune homme que l’on tente de retrouver, un peu paumé dans sa vie, qui ne sait pas vraiment ce qu’il doit faire, alors qu’une déprime latente l’éloigne de sa propre âme. Chaque niveau est une excuse pour une nouvelle étape d’un travail sur lui-même, jusqu’à un final d’une tendresse bienvenue. C’est de ça dont on a besoin pour traverser l’été, en douceur, et avec une véritable envie de proposer quelque chose d’inhabituel, mais qui s’aborde curieusement d’une manière très naturelle.

  • SCHiM sort le 18 juillet 2024 sur PC (Steam), Xbox One, Xbox Series X|S, PlayStation 4, PlayStation 5 et Nintendo Switch.
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Si Urban Comics est plutôt connu pour être l’éditeur des productions DC dans nos contrées, il ne faut pas ignorer pour autant leur label Urban Indies qui va chercher quelques pépites outre-Atlantique pour notre plus grand bonheur. Et c’est le cas de Hitomi de H.S. Tak et Isabella Mazzanti, publié l’année dernière chez Image Comics, et qui débarque enfin en version française. Une douce histoire de vengeance au trait élégant, dans un Japon féodal où la violence n’a plus de limite. Hitomi commence là où l’histoire de Yasuke, le premier samouraï d’origine africaine, s’arrête officiellement. C’est une histoire en un seul tome.

Cette chronique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

L’autre samouraï

© 2024 Urban Comics

Il a fallu que Ubisoft annonce que son prochain jeu de la licence Assassin’s Creed, sous-titré Shadows, pour que la figure de Yasuke revienne sur toutes les lèvres. Mais plus que l’objet de toutes les fascinations au sein de la pop culture (il suffit de voir le nombre de personnages inspirés par lui côté mangas), Yasuke a marqué l’histoire du Japon féodal pour avoir été, notamment, le premier Africain apparu dans les récits de l’époque. Raconté au travers de nombreux écrits, il s’agirait d’un esclave arrivé au Japon afin de servir un Jésuite, alors que des missionnaires tentaient d’y répandre le catholicisme. Rapidement repéré par Nobunaga pour ses qualités militaires et stratégiques, l’homme le plus puissant du Japon au 16è siècle en fait son protégé et lui décerne le titre honorifique de samouraï, un cas unique pour un homme venu d’Afrique. Mais l’œuvre qui nous intéresse aujourd’hui n’est pas le récit du parcours de Yasuke. Si j’en dis quelques mots, c’est parce qu’il faut comprendre son parcours pour aborder l’histoire imaginée par H.S. Tak. Il ne s’agit pas pour l’auteur de faire un cours d’histoire, pas plus qu’il n’est question de se focaliser sur l’étonnement suscité à l’époque de voir cet homme noir au milieu d’une société qui n’en avait jamais vu. Loin d’en faire la bête de foire qu’il aurait pu être, l’auteur raconte l’après, le bout de destin du samouraï que personne ne connaît. Car dans les écrits qui ont été retrouvés de la fin du 16è siècle, toute mention du samouraï noir s’éteint avec la mort de son maître Oda Nobunaga. Alors cela laisse une liberté totale à l’auteur pour imaginer un futur où il s’est mis à vagabonder sous le titre de ronin, un samouraï sans maître, organisant des combats sans grand intérêt avec un sumo qu’il ne semble plus pouvoir battre, et tentant de gagner sa croute avec un air désabusé face à une société qui a déjà oublié qui il était.

C’est à ce moment-là qu’il fait la rencontre de Hitomi, à l’hiver 1590. Une jeune fille orpheline et sans attaches qui parcourt le Japon à la recherche d’un samouraï à la peau noire. Si elle n’en garde un souvenir que sommaire, elle est toutefois convaincu que c’est ce samouraï-là, cette légende oubliée, qui a détruit son village et assassiné sa famille à son plus jeune âge. Leur rencontre se passe un peu comme prévu : l’un n’en a pas grand chose à faire, et l’autre veut apprendre à se battre à ses côtés pour, un jour, avoir les capacités de l’assassiner et assouvir sa vengeance. Formant un drôle de duo, les deux vont traverser quelques villages en mettant leurs services en vente pour gagner quelques pièces, lui essayant d’apprendre à la jeune fille le maniement des armes mais plus encore, un certain sens de la justice, tandis qu’elle est extrêmement pragmatique et cherche à accomplir sa vengeance le plus tôt possible. Sorte de Léon sans le sous-texte crado qui va avec, Hitomi séduit par sa douceur, l’intelligence d’une mise en scène qui cherche avant tout à célébrer les différences de deux personnages atypiques. Deux marginaux qui peinent à trouver leur place dans un Japon féodal qui rejette les différences, et qui trouvent certainement une forme de réconfort dans le bout de route à accomplir ensemble.

Vengeance de l’ombre

© 2024 Urban Comics

Contre toute attente, c’est un lien fort qui va peu à peu rassembler Hitomi et Yasuke. La détermination de la jeune fille en vient à convaincre le ronin de l’accompagner et de la former, tandis que lui se reconnaît malgré tout dans cette quête d’idéal qu’il a depuis longtemps abandonné. Le récit de H.S. Tak arrive à un équilibre intéressant en jouant sur deux temporalités : celle du présent où le duo inattendu vagabonde à travers le Japon, et puis des bribes d’un passé commun entre chasseur et chassée. En jouant sur les zones d’ombre de l’histoire de cette figure historique japonaise, le scénariste lui donne une consistance pas inintéressante, de souvenirs lointains d’un pays d’Afrique jamais nommé (car aucun écrit ne permet de savoir d’où il venait réellement), à un passé d’esclave, jusqu’à une allégeance à un Oda Nobunaga qui ne fait plus partie que de l’histoire ancienne. Hitomi, quant à elle, incarne ce fameux personnage vengeur dont la littérature ou même le cinéma japonais est friand, et dont s’inspire allègrement l’auteur. Si l’on devait pinailler, on lui trouverait un caractère relativement unidimensionnel, mais cela s’explique aussi parce qu’elle est à un âge où elle apprend autant du monde qui l’entoure que sur sa propre personnalité. Un caractère qui s’est fondé dans l’horreur, et qui l’a amenée à grandir avec un seul but dans la vie : tuer le samouraï noir. Pour donner vie à cette histoire rondement menée, la dessinatrice italienne Isabella Mazzanti s’inspire des estampes japonaises. Plutôt du côté des couleurs, offrant quelques planches d’une beauté surprenante. Elle évite par ailleurs la facilité en y ajoutant un trait résolument moderne qui n’est pas sans rappeler quelques-unes de ses précédentes illustrations.

Aussi fascinant que méconnu, le destin de Yasuke a suscité de nombreux fantasmes. Complètement absent au-delà de la mort de son maître au 16è siècle, il n’en reste pas moins une figure qui n’a cessée d’alimenter les théories les plus folles. Alors en imaginant son destin, celle d’un vieux ronin en quête d’une vie plus paisible, H.S. Tak et Isabella Mazzanti s’offrent une histoire à l’élégance certaine, pourtant agrémentée de quelques scènes qui n’hésitent pas à rendre compte de la violence ordinaire qui parcourait un Japon sans foi ni loi. Une belle histoire en un seul tome, celle d’une quête de vengeance atypique, mais pas seulement. C’est aussi et avant tout l’histoire d’une jeune fille qui se cherche, frappée par une vie sans pitié, et qui pourtant rêve malgré elle d’un autre monde.

  • Hitomi est disponible en librairie depuis le 28 juin 2024 aux éditions Urban Comics. 
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Né au milieu des années 1950, Godzilla est l’émanation d’une société japonaise d’après-guerre encore traumatisée par les bombardements atomiques. Incarnation monstrueuse d’une mort venue d’ailleurs, le kaiju est depuis amplement entré dans la culture populaire en inspirant bon nombre d’oeuvres. Mais si la production de films autour de Godzilla est extrêmement prolifique du côté du studio Tōhō, son exportation en dehors des frontières japonaises est plus aléatoire. Les choses sont différentes toutefois pour Godzilla Minus One de Takashi Yamazaki qui, l’année dernière, a profité d’une sortie mondiale en plus de gagner l’Oscar des meilleurs effets spéciaux. Une première dans cette catégorie pour un film japonais, et c’est mérité.

L’union du petit contre le fort

© Toho Co., Ltd.

Il faut bien avoir en tête le caractère politique de Godzilla et ce qu’il incarne. Car Godzilla Minus One aborde le sujet frontalement et ne laisse planer aucun doute sur ses intentions. Dès le début du film, le cinéaste Takashi Yamazaki suggère des origines de Godzilla liées à la bombe atomique, avec des images d’archive montrant le bombardement, mais également avec la peur inspirée par la créature alors qu’elle réalise sa première attaque. C’est une peur viscérale face à une menace inconnue, un monstre contre lequel il est impossible de lutter, et une violence qui déferle sans laisser la chance à qui que ce soit de pouvoir en échapper. Cette interprétation, très proche des idées qui ont donné vie à la créature au milieu des années 1950, permet au film de poser dès ses premières minutes les bases d’un drame humain et militaire qui porte ensuite le long métrage. Car le cinéaste aborde l’oeuvre sous l’angle humain de la chose, avec une créature laissée loin des côtes pendant une très grosse partie du film, préférant se focaliser sur le destin de ses personnages et du peuple qui sera amené plus tard à se révolter et combattre contre le kaiju. Pour ce faire, il nous raconte le destin de Shikishima (incarné par Ryunosuke Kamiki), survivant d’une première apparition du monstre sur l’île d’Odo où le militaire s’était posé avec son avion en feignant un problème technique afin d’échapper à une mort certaine (étant pilote d’un avion kamikaze, donc destiné à une mission-suicide). Ironie des choses, il fait partie des deux seuls survivants de l’attaque. Puis, un an plus tard, l’ancien pilote retourne à la vie civile dans un Tokyo décimé par les bombes, où il doit vivre avec la honte et la culpabilité d’être un des seuls survivants, en plus de ne pas avoir accompli sa mission. Au travers de ce personnage, mais aussi des autres qu’il rencontre en cours de route comme Oishi (jouée par Minami Hanabe), une femme qu’il rencontre dans la rue et qu’il décide d’héberger, le réalisateur, également scénariste, essaie peu à peu de trouver la résilience qui caractérise une société martyr. Le film, évidemment, ne s’attarde pas sur les responsabilités militaires du pouvoir japonais pendant la Seconde guerre mondiale, mais raconte intelligemment la force de caractère d’une population qui, laissée pour morte, finit par trouver la force de s’en sortir.

Et c’est d’autant plus malin qu’il va lier cette résilience à la figure de Godzilla, qui incarne la fatalité, la violence inexorable d’une bombe tombée de nulle part. En voyant Godzilla, les japonais regardent la mort en face, et trouvent aussi là une chance de pouvoir combattre et se défendre face à l’horreur. Comme une revanche sur les bombes atomiques, dans un film qui se sert du kaiju comme d’une excuse pour célébrer l’entraide et la résilience d’une population face à l’impossible. La mise en scène fait ainsi la part belle au gigantisme du monstre, à ses apparitions comme une masse terrifiante et inévitable, à la force du groupe et à l’entraide sans que le héros ne tire la couverture à lui seul. C’est d’autant plus significatif lors des attaques du monstre où, le plus souvent, c’est le destin du groupe plutôt qu’individuel qui se joue avec la destruction de zones conséquentes, plutôt que des attaques localisées autour des personnages principaux. Pour autant, le destin de Shikishima est central, lui qui travaille désormais en mer sur un dragueur de mines (ces petits bateaux qui visent à trouver et détruire les mines navales), là où le monstre marin se cache. Le cinéaste ne manque donc pas de bonnes idées, offrant à la licence un film capable par ses thématiques et sa mise en scène d’aller jouer sur un autre terrain, pas uniquement celui du film de monstres, à commencer par ceux du drame et de la guerre.

La guerre de tous

© Toho Co., Ltd.

Parce qu’on est au lendemain de la fin de la Seconde guerre mondiale, la thématique militaire est forcément centrale au film. Les autorités, dont l’armée a pratiquement disparue, ont toutes les peines du monde à faire face au monstre, mais le film emmène son récit sur un plan savant imaginé par le peuple, au travers d’un scientifique et d’anciens militaires comme Shikishima, pour renvoyer le monstre vers les profondeurs. Sorte de révolte à l’inaction d’un gouvernement défait par la guerre, on en retrouve néanmoins les thématiques habituelles du film de guerre entre les plans de bataille, le courage des troupes, la dévotion à la mission et l’idée qu’un sacrifice peut être nécessaire pour le bien commun. Et cela se ressent d’autant plus dans une mise en scène qui donne à Godzilla une place similaire à celle d’une armée ennemie : quand le monstre attaque les côtes, c’est l’équivalent d’un bombardement, un déferlement d’explosions qui rasent tout sur leur passage. Tout n’est pourtant pas rose dans les choix qui ont été faits, avec un film qui peine à pointer du doigt les responsabilités du Japon dans la Seconde guerre mondiale, c’est le rôle du pilote kamikaze qui est très romancé, peu interrogé, et dépeint comme une forme d’héroïsme malgré leur rôle au cours de la guerre et la nature suicidaire d’une fonction poussée par un état major resté bien au chaud.

Célébré par la critique et couronné de très nombreuses récompenses, Godzilla Minus One a été capable d’emmener le monstre bien connu de la pop culture japonaise sur un terrain qui était finalement assez peu connu en occident. Si la thématique nucléaire et celle de la guerre sont intimement liées au monstre et omniprésentes dans les différentes œuvres qui lui sont consacrées, celles-ci ont rarement eu l’occasion de sortir des frontières japonaises. Et plus encore, le film de Takashi Yamazaki séduit par son intelligence, sa faculté à relier ces thématiques à Godzilla, à en faire un monstre plus terrifiant que jamais, dans une mise en scène où la fatalité prend tout son sens. Bien aidé par des effets spéciaux extrêmement impressionnants malgré le budget réduit du film, le cinéaste livre une œuvre importante pour la licence, et au-delà de ça, un très beau film.

  • Godzilla Minus One est sorti le 7 décembre 2023 en salles.
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L’Iran traverse l’une de ses plus grandes révoltes depuis bien longtemps, avec un peuple courageux, une jeunesse émancipée qui tente d’imposer ses termes à un pouvoir rétrograde et autoritaire. Au-delà des manifestations, la révolte passe aussi par son cinéma, qui a toujours été très actif grâce à quelques cinéastes de renom, mais aussi avec de jeunes talents qui font un commentaire social sur leur monde. Et Saeed Roustaee en fait partie, séduisant la Mostra de Venise en 2019 avec La loi de Téhéran, dont il est question dans cet article. Depuis, il a aussi convaincu le Festival de Cannes avec Leila et ses frères en 2022, provoquant l’ire des autorités.

L’expression de la colère

© La loi de Téhéran – Wild Bunch

Saeed Roustaee nous conte une ville de Téhéran poisseuse, en proie à la violence sur fond de trafics de stupéfiants. En tête d’affiche, Samad (joué par Payman Maadi), un flic qui se rêve en commissaire, qui a besoin d’une grande affaire pour prouver sa valeur. Face à lui, Naser Khakzad (incarné par Navid Mohammadzade), sorte de baron de la drogue local qui est toujours parvenu à échapper aux autorités. Symboles d’une police impuissante, les deux vont vite se forger une relation inattendue. Alors que le premier arrête le second et le balance en cellule, le film bouleverse sa narration et le point de vue dévie peu à peu vers le « méchant », le trafiquant. Soudainement, le film n’est plus qu’un simple thriller, ce n’est plus qu’une chasse à la souris, et ça devient ce qui tient à coeur à son réalisateur : une critique sociale. Le film nous emmène vers un grand pamphlet contre la politique iranienne, tenue pour responsable d’une jeunesse en déliquescence, dont les rêves sont brisés très tôt, les poussant parfois vers l’illégalité pour survivre mais aussi pour « réussir » leur vie. Sans avenir autrement qu’en trafiquant, Khakzad en est la parfaite incarnation. Un homme à la morale certes remise en cause par un film qui n’est pas tendre pour autant avec lui, mais qui est le pur produit d’une société qui a laissé sa jeunesse à l’abandon. Et ce n’est pas le système policier qui peut échapper au regard acerbe de Saeed Roustaee, mettant son « héros » Samad dans le rôle de celui qui se doit d’obéir aux directives d’un système répressif, où l’on peut être condamné à mort que l’on possède 60 grammes de drogue pour sa consommation personnelle ou que l’on en trafique 6 kilos, où la bureaucratie ne s’embarrasse même plus des preuves pour envoyer quelqu’un à l’échafaud, et où la corruption est légion.

En réunissant ces deux visages, ces deux faces d’une même pièce, le cinéaste offre à son film une dimension plus personnelle. Avec un trafiquant qui s’ouvre peu à peu sur sa vie, sur sa famille, sur leur destin et sur les difficultés d’ados devenus responsables financièrement de leurs frères, de leurs soeurs, de leurs parents, alors que le chômage et la pauvreté touche toutes les catégories d’âge. Le flic, de son côté, commence à s’interroger sur le sens d’une action policière qui n’existe que pour satisfaire un idéal de répression, sur son impact réel sur le cours de la vie de ses concitoyens, mais aussi sur un système qu’il pensait fait pour lui mais qui s’est vite mué en une parodie policière. Les deux personnages forment un duo inattendu, avec une tendresse que l’on ne voit pas venir, deux hommes victimes d’un même système, où il faut nécessairement être soit le chasseur, soit le chassé, sans considération pour les autres. 

Les dessous de Téhéran

© La loi de Téhéran – Wild Bunch

Les performances de Payman Maadi et Navid Mohammadzade, dans ce petit jeu de chat et de la souris qui se mue doucement vers une relation presque complice, entre le trafiquant de drogue et le flic, sont vraiment exceptionnelles. Les deux acteurs tiennent le film à bout de bras et leurs confrontations sont à chaque fois mémorables, jusqu’à une ultime scène poignante qui incarne avec finesse toute la force morale et politique du film. Et pour en tirer le meilleur, le cinéaste fait preuve d’une véritable maîtrise dans la mise en scène des échanges entre ses deux personnages, mais aussi et surtout dans sa façon de filmer Téhéran, de jour comme de nuit, dans la tradition  des meilleurs films policiers sans manquer d’y ajouter quelques spécificités locales. Qu’il s’agisse des rues, des cellules crades au sous-sol d’un commissariat où s’empilent les gardés à vue, ou encore des bureaux où se joue une absurdité administrative qui semble avoir droit de vie ou de mort sur chacun·e, Saeed Roustaee ne s’écarte jamais du chemin qu’il a lui-même déterminé, celui d’un film revendicatif, fort d’une mise en scène qui ne se refuse rien.

La loi de Téhéran est un film à la hauteur de la colère qui pousse la jeunesse iranienne à sortir dans la rue. C’est une critique sociale qui réinvente à sa manière le genre du film policier en mettant sur un pied d’égalité le criminel et le flic, tous deux exaspérés par une société sans espoir, où la jeunesse n’est qu’une variable d’ajustement d’un pouvoir politique qui ne rêve que de gamins malléables à volonté. Un film fort, réalisé avec beaucoup d’intelligence, entre une mise en scène soignée et des interprétations qui laissent la part belle à une étonnante tendresse. Un cri du coeur, dans un film sorti une petite année avant le Leila et ses frères qui a valu à Saeed Roustaee une condamnation à six mois de prison et cinq ans d’interdiction de travailler en Iran. 

  • La loi de Téhéran est sorti au cinéma en France en 2021 et est depuis disponible en vidéo.

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En ce mois des fiertés, retour sur le très charmant film d’Alice Wu, scénariste réalisatrice queer. Un film qui a déjà été évoqué dans l’Infusion, le live twitch mensuel de prescription culturelle de la team Podculture.

Une première version de cet article est parue sur le site de LilyLit dans la rubrique « 1 mois, 1 plume, 1 œuvre ».

Ellie Chu est une jeune fille solitaire qui rêve de quitter Squahamish, petite ville paumée dans laquelle elle a grandi depuis que ses parents ont quitté la Chine pour venir s’installer aux États-Unis. Malgré ses aspirations, elle s’interdit de partir, de peur d’abandonner un père qui vit reclus depuis le décès de sa femme et qu’elle aide à gérer la petite gare locale tout en rédigeant les devoirs de ses camarades de lycée pour arrondir les fins de mois difficiles.
Paul Munsky, sportif aussi maladroit pour réceptionner un ballon de foot que pour déclarer ses sentiments, vient solliciter les services d’Ellie pour qu’elle rédige à sa place une lettre d’amour. Paul est en adoration devant Aster Flores, la fille du pasteur dont tout le monde veut être ami au lycée car elle sort avec le fils de la plus riche famille de Squahamish.
Problème : Ellie est elle aussi secrètement attirée par Aster et ne veut surtout pas s’embarquer dans ce genre d’histoire. Mais autre problème : les factures impayées s’entassent à la maison.
Alors, bien malgré elle, Ellie accepte la proposition de Paul, s’en se douter que cette première lettre va l’emmener sur un chemin qu’elle n’aurait pas imaginé.

Avec son point de départ en forme de triangle amoureux qui s’inspire ouvertement du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, The Half of It (traduit chez nous en un bien fade et peu inspiré Si tu savais…) peut sembler de prime abord faire partie de la catégorie des romcoms teen estampillées Netflix qui pullulent sur le mastodonte du service de vidéo à la demande et qui sont, pour la plupart, parfaitement interchangeables et, quoique sympathique pour certaines, totalement oubliables. Heureusement, on se rend vite compte qu’il n’en est rien et que le film a des choses plus intéressantes à nous proposer et surtout une identité qui lui est propre, loin de ces métrages « clé en main » aux sempiternelles compilations de musiques à la mode, réalisation et direction photo standardisées ainsi que l’inénarrable et inévitable Noah Centineo au casting.

Alice In Wonderland

© The Half of It, Netflix 2020

Loin d’un simple « produit  Netflix », The Half of It est indubitablement l’œuvre d’Alice Wu. Cette scénariste et réalisatrice américaine d’origine taïwanaise s’est fait connaître en 2004 avec Saving Face, comédie romantique s’inspirant en partie de sa propre expérience de femme queer au sein de la communauté sino-américaine et qu’elle avait essentiellement réalisée pour sa mère (avant d’être adaptée en script, l’histoire avait initialement été pensée et travaillée sous la forme d’un roman). Un film qui gagne à être vu et qui mériterait certainement son propre article. Après cette première réalisation, loin d’enchaîner les projets, Alice Wu a disparu des plateaux de tournage pendant de longues années. Elle explique souvent en interview qu’elle ne souhaite pas faire de la réalisation pour de la réalisation, qu’elle a refusé des films par le passé et qu’elle a vite compris qu’elle ne mettrait en scène qu’une histoire qui lui tient personnellement à cœur et qu’elle a elle-même écrite (ce qui ne l’empêche pas par ailleurs d’être script doctor à l’occasion). Et d’appuyer ce point en ajoutant qu’elle a besoin d’avoir un projet parfaitement défini et ficelé avant de se lancer. Ce qui explique sans doute pourquoi The Half of It n’est que son deuxième film et qu’il est arrivé seize ans après le premier. Un film qui n’a pas été pitché aux maisons de production mais proposé directement avec son script complet et qui a été finalement développé sous la bannière Netflix en coproduction avec Likely Story (studio indépendant new-yorkais qui possède notamment à son catalogue certains films de Charlie Kaufman ou encore John Carney) pour débarquer le 1er mai 2020 sur la célèbre plateforme de SVOD. Pour rappel, nous sommes alors en pleine période COVID, beaucoup de gens sont confinés chez eux, les salles de projection désespérément désertes et les festivals de cinéma annulés ou diffusés uniquement en ligne. C’est notamment le cas de celui de Tribeca pour lequel The Half of It est sélectionné et où il y décroche le Best U.S Narrative Feature, récompense prisée dans le monde du cinéma indépendant américain.

Car, comme déjà mentionné au début de cet article, loin d’être une romcom teen sauce MTV, le film d’Alice Wu s’apparente surtout à un coming of age indie. Que ce soit sur le fond, et j’y reviendrai plus loin, mais aussi sur la forme. Notamment grâce à la chef op Greta Zozula (qui décroche elle aussi cette année-là un prix à Tribeca pour son travail sur Materna), laquelle propose une très belle photo, sans artifices inutiles, usant d’éclairages et de tons bien pensés, parfois teintés de mélancolie, qui donnent une sensation de naturel au métrage mais aussi de maturité (un effet qui, de l’aveu même de la réalisatrice, était recherché). Il en va de même pour les musiques, jamais intrusives, signées Anton Sanko, déjà compositeur sur Saving Face et dont on peut également apprécier le travail sur les récents et très beaux films de Mikhaël Hers (Amanda, Les Passagers de la nuit). Alice Wu s’est donc entourée de personnes qui comprennent parfaitement ce qu’elle veut raconter et qui accompagnent en parfaite harmonie sa réalisation. Une mise en scène maîtrisée qui sait se faire dynamique quand il le faut mais qui généralement prend le temps de laisser vivre et évoluer l’histoire, avec notamment un joli travail sur le cadre, jamais tape à l’œil. Un savant mélange de retenue et d’assurance au service de la narration et, bien évidemment, des personnages.

The Kids Are Alright

© The Half of It, Netflix 2020

Et là encore, on voit tout le talent de la scénariste-réalisatrice pour nous embarquer dans les baskets de ces ados en passe de devenir adultes. Avec son triangle amoureux lycéen, il aurait été facile de tomber dans les stéréotypes et tropes maintes fois vus et entretenus à base de jock, pretty girl et shy nerd. Fort heureusement, le film prend assez rapidement un autre chemin et s’attache à nous faire découvrir en profondeur Ellie, Paul et Aster. D’ailleurs, si Alice Wu a choisi la période adolescente pour traiter les thèmes qui l’intéressent, elle ne s’attarde pas uniquement sur l’aspect « lycée », préférant justement se focaliser sur la façon dont les jeunes évoluent aussi dans leur vie de tous les jours, hors école. Mettre en lumière les différences qu’il y a entre ces deux mondes est une manière habile d’en révéler plus sur les personnages. Paul n’est pas qu’un sportif maladroit incapable de se déclarer à son crush et Aster certainement pas la jolie « fille trophée » du bahut qui n’aurait rien à dire ou à penser. Quant à Ellie, protagoniste principale de l’histoire, sa façon de voir le monde et d’agir généralement en spectatrice n’est pas vraiment due à son côté introvert, ce qu’elle est, mais plutôt à une décision consciente de rester en marge, tête souvent baissée, et vivre un quotidien qui ne lui plait pas spécialement mais qu’elle croit immuable. L’idée qu’elle vive juste à côté de la gare locale et qu’elle s’occupe de l’aiguillage des rares trains qui passent est d’ailleurs brillante. Ellie voit la vie défiler par wagons, emportant des gens vers un ailleurs qui peut être radieux ou à tout le moins nouveau, alors qu’elle reste irrémédiablement plantée à Squahamish, cette petite ville plutôt bigote perdue dans l’état de Washington. Aiguillage matins et soirs, lycée et les devoirs par procuration en semaine, orgue à la messe du dimanche. Toujours, tout le temps. Aiguiller, rédiger, pianoter. Se cacher un peu aussi. Inlassablement.

© The Half of It, Netflix 2020

Bien évidemment, les évènements du film vont venir secouer tout cela et c’est un réel plaisir de suivre l’évolution d’Ellie ainsi que celle des autres personnages. Des personnages qu’Alice Wu, de toute évidence, aime. Il y a une réelle bienveillance dans la façon dont elle les approche, les ausculte, les accompagne. Et les acteurs et actrices le lui rendent bien. Dans les rôles principaux, Leah Lewis (Ellie), Daniel Diemer (Paul) et Alexxis Lemire (Aster) sont tout simplement parfaits. Il y a une véritable alchimie entre eux et on a vraiment l’impression que les personnages sont des personnes réelles et non des clichés sur pattes. En plus de leur talent cela est sans doute dû au fait que ce ne sont pas des figures connues qu’on peut retrouver régulièrement dans les films et séries teen du moment et qu’il y a donc une sensation de découverte. C’était une des principales volontés de la réalisatrice lors de la phase de casting, elle qui explique en interview avoir voulu éviter ce travers, ajoutant qu’elle a également tenu à ce que les acteurs et actrices ne soient pas seulement des personnes talentueuses mais aussi de belles personnes qui s’entendraient, avec elle et entre elles, hors caméra. C’est là encore une chose qui transparait à l’écran, mais aussi lors des interviews que tout ce petit monde a donné à la sortie du film. Ce qui n’est pas surprenant quand on sait qu’Alice Wu avait fait la même chose pour Saving Face (elle est restée très proche des comédiennes, notamment Joan Chen qui a d’ailleurs son petit caméo dans The Half of It puisqu’elle joue la défunte mère d’Ellie que l’on aperçoit uniquement en photo).

From Squahamish With Love

Si les acteurs et actrices brillent, c’est aussi parce que la réalisatrice leur offre une très belle partition à jouer. L’écriture est ciselée, enlevée, sachant quand être légère, drôle, mais aussi plus touchante et profonde. L’humour est présent mais jamais au détriment des différents sentiments qui assaillent les personnages. Il y a même presque un certain refus du teen movie classique (Alice Wu parle plus de « movie with teens in it »). Que ce soit sur la forme, comme déjà dit, mais aussi sur le fond avec notamment cette volonté de ne pas vouloir faire « jeune », évitant de balancer des tonnes de références qui font « dans l’air du temps » ou encore d’utiliser un catalogue de memes. Lorsque le film fait des références, il le fait à bon escient, toujours au service de l’histoire, de ses thèmes et des personnages. Si le point de départ s’inspire de Cyrano auquel va s’ajouter une bonne dose de Pygmalion, le métrage va lui ouvertement citer Les Vestiges du jour ou encore Casablanca. Les désirs secrets et amours inavoués tout comme la naissance d’une surprenante mais belle amitié viennent faire écho au roman de Kazuo Ishiguro et au film de Michael Curtiz. On retrouve également citée Huis Clos, la célèbre pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre où les trois protagonistes sont à leur mort enfermés dans une pièce. Une certaine idée de l’Enfer qui peut s’appliquer, à divers degrés, à ce que peuvent ressentir Ellie, Aster et Paul. Notamment les deux premières qui se sentent enchainées à Squahamish avec l’impossibilité d’en sortir (le titre américain de la pièce de Sartre étant No Exit, ce qui fonctionne encore plus dans le cadre du film). Ellie qui sacrifie ses rêves pour rester au chevet d’un père dépressif qui a du mal à parler anglais et que la société d’une certaine manière ostracise, et Aster qui de son côté subit de plein fouet les aspirations typiquement patriarcales de sa famille qui étouffent ses velléités créatives et l’obligent en permanence à jouer un rôle qui petit à petit dénature sa propre perception d’elle-même.

© The Half of It, Netflix 2020

Car si dans la très belle introduction en animation qui ouvre le film, Ellie parle de la recherche de « l’autre moitié », c’est surtout la recherche de soi qui importe ici. Que l’on pense en certaines occasions que l’enfer soit les autres ou bien nous-mêmes, que la vie nous semble parfois un purgatoire en continu ou un paradis perdu voire jamais trouvé, l’essentiel est le chemin emprunté, les expériences vécues, les personnes rencontrées, les relations nouées. Ce qui nous fait, ce qui nous forge. Il n’y a pas de hiérarchie à l’amour. Qu’il soit romantique, platonique, familial, amical, ce qui compte c’est comment on le vit. Il y a de tout cela dans The Half of It, dans la petite odyssée d’Ellie Chu, et en dire plus serait en dire trop. Le film croit fermement en ce qu’il raconte, en ses personnages, sûr de lui mais en n’oubliant pas pour autant d’être le plus de naturel possible, authentique, et de rester humble. Il n’y a jamais ne serait-ce qu’une once de cynisme et cela est terriblement rafraichissant.

Le découvrir au moment de sa sortie, alors que le monde semblait se replier sur lui-même fut une très belle et douce expérience, bouffée d’air frais sous les masques FFP2. Et le découvrir aujourd’hui, ou demain, n’en sera pas pour autant moins agréable. Différent, certes, mais toujours aussi entraînant et attachant. Il en va ainsi du cinéma d’Alice Wu, scénariste-réalisatrice de talent dont on espère ne pas attendre encore seize ans avant de rencontrer et apprécier sa prochaine petite pépite.

  • Le film The Half of It est disponible sur Netflix.
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Ça y est. Je suis au bord du précipice qui me mènera à l’affrontement final contre le mal qui ronge le royaume d’Hyrule. L’aboutissement d’un long voyage qui aura duré des mois. Je suis sur le point d’en finir avec cette histoire déjà légendaire. Et pourtant j’ai peur. Pas de l’entité à l’origine de la corruption qui menace ces terres, non. J’ai peur que ça se termine. Je ressens un inexplicable poids dans le ventre à l’idée que mon épopée s’achève. Je sais déjà que quand je reposerai la manette, je me sentirai comme vide. Parce que je sais que ce que j’ai vécu pendant cent-vingt heures de jeu avec The Legend of Zelda : Tears of the Kingdom, c’est très rare. C’est le genre d’expérience qui vient s’installer en toi sans prévenir, qui vient te faire ressentir des choses que tu n’imaginais pas. Qui vient te surprendre, et te rendre heureux d’appartenir à la même époque qu’un chef-d’œuvre. Mais qui vient également te dire que tu ne pourras plus vivre un truc aussi fou une deuxième fois. Qu’au moment où tu te rends compte de l’immensité des instants traversés, ceux-ci appartiennent déjà à un passé que tu ne peux plus que chérir, et caresser avec nostalgie.

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Je n’ai pas envie d’aller affronter une énième fois l’avatar du néant, la troisième pièce de la trinité à l’origine de la mythologie de la légende de Zelda. A la place, je voudrais vous proposer de revenir avec moi dans cette aventure. Mon aventure. Les deux épisodes de la série sur Switch ont cela de distinct qu’ils permettent à tout un chacun de vivre sa propre histoire, au rythme qui lui siéra. En cela, la mienne présentera sans doute des points communs avec celles d’autres joueurs et joueuses, ne serait-ce que via les passages obligatoires qui jalonneront la progression au sein de la quête principale. Mais il y aura aussi des moments uniques. Ces fulgurances de lucidité, des impromptus improbables, des émerveillements de découverte et de contemplation qui n’appartiendront qu’à moi. Je pourrais d’ailleurs les garder jalousement pour moi, craignant qu’ils ne perdent de leur superbe lorsqu’ils auront été partagés. Mais je pense au contraire qu’il est important de les raconter, et de les faire vivre. Car quelqu’un d’autre ne les aura pas vécus, tandis que d’autres auront vécu quelque chose d’approchant. Dans les deux cas, cela créera du lien. Ce récit nous aura rapproché.

Acte 1 – Appréhension

Et dire qu’au départ le jeu m’intimidait. Très sincèrement j’hésitais à lancer Tears of the Kingdom. Parce que l’avis général semblait le considérer comme un DLC géant de Breath of the Wild, qui optimisait et ajoutait du contenu à ce jeu qui a changé la manière de considérer ce qu’est un « Monde ouvert ». Les critiques étaient parfois dithyrambiques, mais il est compliqué de faire confiance à un.e fan de la licence lorsqu’il ou elle parle d’un jeu Zelda, en ce que souvent, l’affect et l’attachement à cet univers prennent le dessus sur les qualités du jeu. D’autant plus que je ne me considère pas, à titre personnel comme un « fan de Zelda ». J’aime beaucoup ces jeux, qui ont en partie bercé mon enfance, mon adolescence, et ma vie d’adulte. Je les place en haute estime, en ce que ces titres, à l’instar des jeux Mario 3D (64, Sunshine, Galaxy, Odyssey), ont à cœur de proposer un niveau de qualité et de créativité au sommet de ce que le Jeu Vidéo peut offrir à chaque époque. J’avais été très impressionné par Breath of the Wild, par sa capacité à me donner le goût de l’aventure et du voyage. Moi qui avait plutôt tendance à m’ennuyer dans les open worlds et à suivre aveuglément le chemin balisé par les différentes quêtes. J’avais beaucoup apprécié visiter cette nouvelle version d’Hyrule, repensée pour que chaque coin de la carte regorge de pistes qui attirent le regard, et viennent titiller notre curiosité. Mais au bout d’une soixantaine d’heures, repu et satisfait, j’étais sans regret allé terminer la quête principale, et dit au revoir à ce jeu. Si j’ai joué littéralement deux fois plus à Tears of the Kingdom, vous vous doutez bien que je suis très vite revenu sur mon postulat. On est dans les derniers jours de 2023, et pour la première fois, je lance le jeu.

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Les débuts ont été difficiles. Dès les premières minutes de jeu, le scénario se met en branle et nous propulse dans ce que sera Zelda TOTK : Un jeu complexe. Les nombreuses actions possibles se superposent au fur et à mesure d’un tutoriel très habilement habillé, mais d’un tutoriel quand même. Il est en effet absolument nécessaire pour moi de prendre mon temps sur cette première île, dont le design mené avec toute la minutie et toute la science à laquelle Nintendo nous a habitué, permet de se familiariser avec les contrôles et les nouveaux pouvoirs offerts par cette suite. A mon niveau je redécouvre littéralement le jeu. Breath of the Wild remonte à bien des années. Je n’y ai pas touché depuis. J’ai tout oublié. Je dois tout réapprendre et en même temps appréhender le niveau de liberté offert par l’emprise, l’infiltration, la rétrospective ou l’amalgame. Niveau de liberté que je mettrai d’ailleurs plusieurs dizaines d’heures à découvrir, tant ces nouveaux pouvoirs témoignent, à mon sens, d’un niveau de génie rarement atteint dans l’art du game design. Je meurs aussi, pas mal de fois. Je vois plusieurs fois l’écran de Game Over durant mes premières heures de jeu, et ça m’inquiète un peu. J’ai le sentiment que le jeu est difficile, que je ne suis pas bon. J’ai peur de ne pas m’amuser et de passer à côté de ce que tout le monde trouve exceptionnel. Au moment où je lance le jeu, je dois également finir Tales of Arise. Quelques jours plus tard sans avoir  touché TOTK, je suis à nouveau saisi de craintes pas très rationnelles. Il va falloir se remettre au jeu, se souvenir ou redécouvrir tous les raccourcis manette pour accéder à chaque sous-menu, chaque manipulation pour gérer les combats. J’y vais un peu à reculons, mais j’y retourne. Parce qu’il le faut bien.

Acte 2 – Confiance

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Au fond le meilleur remède à ces craintes qui m’ont accompagné lors des mes premiers pas dans cette nouvelle version d’Hyrule c’est la confiance. Confiance en mes amis d’abord, qui m’ont offert de précieux conseils pour la prise en main du jeu sur un certain nombre d’aspects, ou sur quelle piste je devrais suivre en premier « parce que ce que tu auras à la fin c’est quand même vachement pratique ». Ces conseils m’ont permis de ne pas trop me disperser une fois de retour sur la terre ferme. Parce que j’ai un problème : Une carte du monde incomplète, ça me trigger. Et dans un jeu comme les Zelda sur Switch, où tu peux techniquement aller où tu veux, la première quête que je me fixe, c’est celle d’aller activer toutes les tours d’observation. Au moins comme ça, ce sera fait et j’aurai des points de voyage rapide à peu près où je veux. Vous vous en doutez c’est clairement pas la meilleure chose à faire lorsqu’on débarque dans le monde nu comme un ver et avec trois cœurs pour seule barre de vie. Mais c’est que ce que je décide de faire, passant à côté de quêtes élémentaires, accessibles simplement dans le fort de guet, ce hub central dans lequel on reviendra souvent, et qui m’auraient appris beaucoup de choses sur le fonctionnement du jeu, en plus de me donner quelques matériaux intéressants, des pistes pour des quêtes annexes plus avancées, et des fonctions d’ergonomies qui auraient pu m’accompagner tout au long de mon aventure. Mais non, moi je suis parti bille en tête en bon cartographe que je suis. Peu importe si j’ai récupéré la fonction de radar à sanctuaires ou à trésors littéralement au bout de 100 heures de jeu. J’ai fait confiance. Je me suis convaincu que le jeu sera assez bien fait pour que, quoi que je fasse, et peu importe l’ordre dans lequel je le ferai, j’allais m’amuser.

Et j’ai eu raison. Et c’est absolument fou que le jeu m’ait donné raison. Chaque instant passé sur ce jeu m’a fait prendre conscience, de manière viscérale, à quel point il a été bien pensé, bien construit et bien réalisé. Chaque moment dans le jeu te laisse le choix, pour que tu puisses l’aborder à ta manière. « Tu veux construire des trucs ? Tu peux. Tu veux y aller à l’aventure et te taper ta meilleure randonnée ? Tu peux. Tu veux tricher gentiment, et essayer de passer l’obstacle d’une manière qui n’a probablement pas été prévue pour ça ? Tu peux aussi. Tu fais ce que tu veux, on te fait confiance. Tant que tu t’amuses, on a rien à y redire. On a mis des routes sur la carte. Si tu les empruntes, tu vas croiser plein de monde. Toutes ces personnes vont te transmettre des informations, vont te parler de lieux où tu devrais peut-être aller ou te donner des idées sur ce que tu pourrais combiner grâce aux pouvoirs dont tu disposes. Tu verras aussi des panoramas qu’on a placés là juste pour toi, juste pour les gens qui vont faire le jeu à pied, en suivant les routes. Tout le jeu peut être fait comme ça. » Pardon à vous, équipe vaillante ayant pensé, développé et réalisé tout ça juste pour moi, mais j’ai pas fait ça du tout. J’ai grimpé n’importe comment, je suis passé à côté de mille trucs. Mes panoramas je les ai découverts par hasard, alors que je marchais sur des crêtes de montagne, après être passé par le village piaf quand même, parce que la tenue pour résister au froid c’est vital, ou alors que je naviguais sur une embarcation claquée au sol composée d’une planche de bois et d’un ventilateur. Alors que j’aurais pu prendre le temps. Apprendre à construire, vivre avec les hyliens qui m’auraient transmis leur savoir-faire. Mais vous m’avez fait confiance pour m’amuser comme je le voulais. Et moi je vous ai fait confiance, en me disant que j’avais votre autorisation pour faire n’importe quoi.

Acte 3 – Liberté

Et malgré mon parcours un peu chaotique j’ai fini par comprendre. J’ai fini par récupérer (beaucoup trop tard) le pouvoir du Duplicata qui a littéralement changé le jeu auquel j’étais en train de jouer. J’ai fini par visiter les différents relais et les différents villages d’Hyrule. Je l’avais déjà fait dans BOTW, mais comme j’avais tout oublié, je les ai redécouverts, avec leur folklore, leur personnalité et surtout leurs habitants et habitantes. J’ai fait beaucoup trop tard les quêtes de Penn qui m’ont permis de récupérer la tenue de batracien et son adhérence salvatrice, qui m’aurait bien aidé à gravir ce vieux mur humide pour lequel j’ai passé une heure à chercher les lézards adhésio et me faire un remède nul qui au final n’a pas tant aidé que ça, avec pour toute récompense un fagot de cinq flèches en bois. Autant dire rien du tout. J’ai aussi eu la curiosité d’aller voir ces énormes ruines à l’ouest du désert Gerudo. J’ai lu le journal de cet archéologue plein d’espoir et j’ai suivi la piste qu’il avait laissée avec des pommes de pin. Je n’en dis pas plus, mais j’ai fini par vivre un très grand moment de Jeu Vidéo en avançant dans cette quête, que je pourrais résumer par l’adjectif « aérien ». Déterminant fut aussi le moment où j’ai compris que ce qui allait faire la force d’une arme, c’est surtout la qualité du matériel que l’on va amalgamer sur sa base (bâton plus ou moins long ou simple épée ou lance). A partir de là, j’ai compris qu’il allait falloir vaincre quelques ennemis puissants pour avoir des armes plutôt fortes, et tuer d’autres monstres du même niveau plus facilement, pour accumuler des ressources de meilleure qualité, et ainsi de suite. En récupérant quelques armures de meilleure facture, j’ai pu résister de mieux en mieux aux attaques adverses, tout en jouant de mieux en mieux avec le timing des boucliers et des esquives pour m’assurer la victoire avec un peu plus de panache.

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En enchaînant les différents sanctuaires, ma maîtrise des différents pouvoirs était mise à l’épreuve. Mes capacités de construction s’amélioraient, tout comme l’ingéniosité dont j’avais l’impression de faire preuve à chaque fois que j’aidais un panneau de Boulieh à ne pas tomber. En fin de compte j’y gagnais vingt rubis et des boulettes de riz, mais j’étais heureux de le faire, juste pour créer la compilation de planches la plus iconoclaste afin de soutenir ces pancartes à la physique douteuse. J’ai pris tout aussi tardivement mes marques dans l’immensité du souterrain, dans lequel j’ai par la suite passé beaucoup trop de temps, captivé par l’ambiance et les horreurs merveilleuses que l’on peut y trouver. Pour le plaisir de rendre la lumière à ces terres où l’obscurité règne en maître. Et pour les fragments de sonium aussi. Particulièrement importants si l’on veut augmenter la capacité de sa batterie soneau, que je n’ai commencé à améliorer qu’après plusieurs dizaines d’heures de jeu (puisque j’avais allègrement sauté les quêtes du début du jeu, qui m’auraient appris à le faire dès le départ…). Ainsi, sans m’en rendre compte, hypnotisé par la sécrétion continue de dopamine dans mon petit cerveau, provoquée par les récompenses que l’on trouve à chaque coin de plaine ou de colline, j’avais progressivement apprivoisé ce monde. J’y étais maintenant comme chez moi. Libre. Je l’étais déjà depuis des semaines, mais vint un moment où je l’ai ressenti au fond de moi. J’étais bien à Hyrule. Je n’avais plus peur, j’étais pleinement à l’aise, en contrôle de cette aventure à laquelle je pouvais encore plus imprimer mon rythme. Compléter ce que je souhaitais compléter. Partager de très grands moments de narration vidéoludique ou simplement de modestes conclusions de quêtes, émouvantes comme les petits riens de la vie peuvent l’être. J’ai également mené à bien la quête principale, rencontré à nouveau les quatre grands peuples que
sont les piafs, les gorons, les zora et les gerudo. Sans oublier les sheikah qui restent malgré tout centraux dans toute cette histoire. Indirectement j’ai découvert les soneau (qu’ils sont beaux), à travers l’histoire de Rauru (mon gars sur) et Mineru (quelle classe), et leur rôle dans ce qui est aujourd’hui le royaume que j’ai arpenté. J’ai suivi le flow, j’ai accompli des exploits que seul le chevalier de la légende, le protecteur de Zelda pouvait accomplir. Jusqu’à ce que je finisse par me retrouver là où j’en suis…

Conclusion

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En fin de compte j’en suis toujours au même point. Sur ce rebord, avant le dernier affrontement. J’ai toujours peur que ça se termine. Et pourtant c’est moi qui vais faire le choix de sauter pour atterrir dans l’arène. Je vais y aller, je vais vaincre. Je vais terminer le jeu. Ou plutôt je vais accepter d’en avoir terminé avec le jeu. C’est très différent. A mon humble avis on ne peut pas terminer The Legend of Zelda : Tears of the Kingdom. Lorsqu’on considère le jeu dans son ensemble, l’expression « terminer le jeu » perd tout son sens. Il y a tout simplement trop de choses. Tellement de choses qu’accepter de passer à côté de certaines d’entre elles pour en avoir vécu d’autres est un passage aussi nécessaire dans le jeu que dans la vie réelle. Faire TOTK à 100% cela relève de la volonté du « gamer » de contrôler son expérience jusqu’au bout, ou de l’abandon du « fan », qui considère que cette licence qui lui a tant donné mérite que celui-ci en essore tout le contenu disponible et qui veut vivre jusqu’à la dernière seconde l’intégralité de tous les moments que cette immense fresque peut lui offrir. Même si ça implique aller à la découverte du cinquante-huitième puits, de la cent-trente-neuvième quête annexe, de la cent-vingtième racine ou du cent-cinquante-deuxième sanctuaire…et même jusqu’à la millième noix korogu. Mon histoire avec cette série, ma situation personnelle, le temps que je peux consacrer à un jeu vidéo…aucun de ces éléments ne me permettent de passer encore cent-vingt heures de plus dans Zelda TOTK. Et ça me va parfaitement.

Car même ces chiffres, qui donnent déjà le vertige, ne suffisent pas à rendre hommage au souci du détail absurde des personnes qui ont fait ce jeu. Chaque dialogue, chaque PNJ qui a ses habitudes et ses trajets, chaque lieu fourmille de vie, et renferme ses propres secrets. Chaque puzzle, chaque élément disposé ça et là a fait l’objet d’une réflexion, d’un travail de game design destiné à nous faire croire que tout ça n’a pas été conçu spécifiquement pour qu’on s’amuse. Et Dieu sait que ça marche. Qu’est-ce qu’on s’amuse. Tout n’est que jeu. Si certain.es ont fait le reproche à ce jeu que rien n’est vraiment important, j’ai préféré prendre le revers de cette affirmation. C’est vrai que sur le papier, rien n’est indispensable pour finir la quête principale, si ce n’est de suivre la quête principale. De ce fait, tout ce qu’on vit autour, qui va constituer l’immense majorité de ce qu’on vivra dans le jeu, ce sont tout simplement des cadeaux. Des invitations à retrouver une âme d’enfant, capable de s’attacher à n’importe qui, n’importe quoi. A aller vivre une aventure à l’autre bout du jardin, juste parce qu’il y aura peut-être quelque chose. Y’aura peut-être rien non plus. Mais au moins, on l’aura vécu.

Allez je vous laisse. J’ai un boss final à occire (et une déprime post-chef-d’œuvre à encaisser).

  • The Legend of Zelda : Tears of the Kingdom est sorti sur Nintendo Switch le 12 mai 2023. J’y ai joué du 27 décembre 2023 au 20 mai 2024.
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Il y a encore quelques années, je faisais partie de ces gens qui répondent à la hype d’une œuvre fraichement sortie. Une nouvelle saison d’une série qui fait fureur, un nouveau film à découvrir au cinéma et évidemment un nouveau jeu qui vient de sortir. J’essayais, tant bien que mal, d’être toujours à jour sur absolument tous les fronts. Puis… ainsi va la vie. Entre le travail, les sorties et on va pas se mentir, la flemme… J’ai fini par arrêter de me mettre une telle pression, préférant alors découvrir ces œuvres au moment où je l’aurais décidé, quitte à passer bien après ce « train de la hype ». Néanmoins, cela ne m’a jamais empêché de garder tous ces noms de séries/films/jv dans un coin de ma tête en me disant « Oh ça, ça devrait me plaire, je me le garde pour plus tard ». Et c’est notamment du côté de Netflix que je me suis dis ça, à cause des sorties effrénées de la plateforme. Pour autant, il y a une série parmi d’autres que je me suis toujours promis de découvrir, à cause ou plutôt grâce à son auteur, à savoir Joe Hill.

Pour les trois du fond qui ne le savent pas encore, Joe Hill est un pseudonyme. Plus précisément, il est le nom de plume de Joseph Hillstorm King, à savoir le fils du grand Stephen King. Donc forcément, lorsque je vois des séries où le scénario est écrit par la progéniture d’un grand ponte de l’horreur, tout cela me rend très curieux. De fait, la série Locke & Key m’a intrigué assez rapidement, mais comme vous l’aurez compris je ne l’ai pas regardée lors de sa sortie sur la plateforme de SVOD. Cela ne m’a pas empêché de faire quelques recherches autour de cette nouvelle série évènement, pour me rendre compte qu’il s’agit d’une adaptation du comics du même nom, scénarisé donc par Joe Hill et illustré par Gabriel Rodriguez. Alors forcément, lorsqu’une nouvelle édition a été annoncée par Hi Comics, à savoir la Master Edition, éditée par Hi Comics, j’ai vu cela comme une occasion rêvée de découvrir l’œuvre originale, avant de pourquoi pas découvrir son adaptation.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Lovecraft, vous avez dit Lovecraft ?!

© Hi Comics 2024 – © Hill, Rodriguez

Locke & Key s’ouvre sur la présentation d’une famille que l’on sent assez dysfonctionnelle. Elle nous est présentée avec deux parents, Rendell et Nina, ainsi que leurs trois enfants, Tyler, Kinsey et Bode. Au-delà des problématiques familiales, on sent rapidement qu’une menace les guette.  Le comics nous présente donc deux antagonistes qui vont, et ce dès les premières pages, attaquer la famille Locke. De cette attaque, seul Rendell ne survivra pas et pour protéger ses enfants, Nina décidera de déménager dans la maison familiale de son défunt mari. Le fameux manoir Keyhouse se situant dans la ville de Lovecraft.

C’est ainsi que débute notre histoire. Bien évidemment il nous est également montré à quel point la famille Locke a des problèmes, notamment une mère alcoolique et dépressive. Tyler, l’ainé, et Kinsey la cadette sont quant à eux complètement choqués de ce qui est arrivé, et souffrent de stress post-traumatique. Quant à Bode, le benjamin de la famille, il ne se rend pas bien compte des choses, sans doute du fait de son jeune âge. Suite à cette terrible attaque qu’ils ont subit, ils veulent tout faire pour s’en sortir, et cette nouvelle vie à Keyhouse est pour eux l’occasion parfaite pour paraître « normaux » aux yeux de la nouvelle ville dans laquelle ils ont emménagé. Cependant, leur quotidien qui n’était pas très reluisant, va être perturbé par la découverte de clés étranges et visiblement magiques, ainsi que le retour d’un vieil ami de la famille, qui a disparu depuis plus de 20 ans et qui pour autant n’a pas changé physiquement.

Avec un tel postulat, ma curiosité a été piquée au vif. Bien que le début du comics ne soit pas forcément simple à suivre, à cause de plusieurs sauts dans le temps qui peuvent se passer sur la même page et sans information de l’époque à laquelle on se trouve, tout finit par être clair à la fin du premier chapitre. Par ailleurs, cette Master Edition contient deux tomes complets, soit neuf chapitres au total. Les autres chapitres sont la suite logique de notre histoire, avec bien moins de saut dans le temps, où si cela arrive, tout est justifié grâce au déroulé du récit. Mais ce n’est clairement pas ce qui m’a le plus choqué lors de la lecture de Locke & Key. Non, ce qui m’a réellement interpellé c’est la violence qui se dégage de cette histoire.

Une violence justifiée ?

© Hi Comics 2024 – © Hill, Rodriguez

Que ce soit par la représentation de la violence physique, avec le massacre que les deux antagonistes du début de l’histoire vont faire, où encore de la violence mentale, en usant de la manipulation et du chantage pour arriver à leur fin. Tout est fait pour rendre ces personnages détestables. Pour autant, même si la violence qui découle de ce récit peut être perturbante pour certain·e·s lecteur·rice·s, force est de constater que tout semble justifié.

Joe Hill est reconnu dans le milieu pour proposer des histoires aussi étranges que perturbantes, mais il met également en évidence les problèmes d’une Amérique malade et il le fait avec brio. La plupart des histoires de crimes que l’on peut entendre se passent aux États-Unis. Que ce soit à cause de la légalité du port d’arme, ou encore à cause d’une santé mentale qui est mal prise en charge (voire pas prise en charge du tout) ; tous les ingrédients sont donc propices à de telle tueries. Évidemment, il n’y a pas que ça comme problème, mais c’est ce qui va être mis en avant dans Locke & Key. Des personnages qui ont besoin d’aide médicale, qui sont des rebuts de la société, et qui se laissent endoctriner par certaines voix qu’ils peuvent entendre. Les poussant alors à réaliser un tel massacre. Alors certes, peu de choses seront réglées dans ce sens, tout du moins au cours de ce premier tome. Mais il était important pour moi de parler de cette violence, car au-delà de ce qui est représenté au cours de cette histoire, il est aussi important de mettre en garde les lecteur·rice·s les plus sensibles. Beaucoup de scènes sont très graphiques, et même quand elles ne le sont pas, la violence psychologique que subissent certains personnages peut être assez traumatisante.

Des clés, du mystère et des enfants

Bien évidemment, Locke & Key ne résume pas qu’à la violence dont j’ai pu parler précédemment. Ce qui est surtout mis en avant c’est le mystère qui entoure la Keyhouse. Lors de l’emménagement de la famille Locke dans ce manoir impressionnant, Bode, le dernier enfant de la fratrie, va se promener un peu partout, jusqu’à trouver un puits. Pour s’amuser l’enfant va parler dans le puits afin d’entendre son écho. Ce n’est pas ce dernier qui va lui répondre, mais bien la voix féminine d’une personne qui semble être bloquée au fond du puits. Cette dernière va se lier d’amitié avec le benjamin de la famille, et va lui proposer de trouver des clés au sein de la bâtisse.

Et c’est grâce à cette chasse aux clés que l’histoire prend une tournure des plus intéressantes. Chaque clé possède un pouvoir. La première d’entre elles qui va être découverte permet à la personne qui l’utilise de quitter son enveloppe charnelle et ainsi devenir ce qui semble être un fantôme. Mais le personnage n’est pas mort pour autant ; pour retourner dans son corps, il lui suffit de repasser la porte dans l’autre sens. Bien évidemment cela pousse la·le lecteur·rice à se poser tout un tas de questions : y a-t-il d’autres clés ? (Oui évidemment !) Quels sont leurs pouvoirs ? Pourquoi ces clés existent-elles ? Quelle est l’histoire de ce manoir ? Et pourquoi le vieil ami de la famille dont j’ai pu parler un peu plus tôt souhaite s’accaparer des clés du manoir ?

C’est exactement pour ces raisons que j’ai voulu m’embarquer dans Locke & Key. Vivre ces mystères avec les personnages et en découvrir toujours plus. Mais être choqué également de la façon dont Joe Hill nous conte son histoire, à cause de la représentation de la violence, ou même la façon qu’il a de traiter ses protagonistes. Tout est mis en scène pour nous rendre curieux·euses. Alors qu’attendre de la suite ? Une chose est sûre, c’est que je ne regarderai toujours pas la série dans l’immédiat, même si je veux connaître la suite de l’histoire. J’attendrai les prochains tomes de la Master Edition avec une impatience certaine et, pourquoi pas ensuite, découvrir son adaptation. Mais une chose est sûre : la Keyhouse a encore beaucoup à nous faire découvrir et, pour ça, il nous suffit d’entrer notre clé de lecture dans la serrure qu’est ce comics.

  • La Master Edition de Locke & Key est disponible en librairies depuis le 5 juin 2024 aux éditions Hi Comics.
  • La série Locke & Key est disponible en intégralité sur Netflix.
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Cela fait plus de trois mois qu’Akira Toriyama nous a quitté·e·s. Dragon Ball est une œuvre tellement importante à mes yeux, que cette perte m’a forcément marquée. Pourtant, le mangaka avait bien d’autres capsules dans son sac. Il était l’auteur de Dr Slump mais aussi le character designer de Dragon Quest, une autre saga que j’affectionne particulièrement. Et pourtant, j’aimerais présenter une œuvre plus méconnue : Sand Land.

Un univers aux ressources intarissables

© 2000 Glénat

Il est très juste que Sand Land sorte enfin de l’ombre, dans la mesure où le manga met en scène le prince des démons. Il s’agit d’un volume unique qui, contrairement aux autres œuvres de Toriyama, a été réalisé sans assistance. Le mangaka est à la fois derrière le scénario, les personnages et l’ensemble des illustrations. Dans la préface de ce manga sorti en 2000, Toriyama explique qu’il souhaitait narrer « une histoire courte amusante à propos d’un vieil homme et d’un tank ». Ainsi, le démoniaque Beelzebub possède deux acolytes : Thief, un voleur ayant pour déguisement un costume de père Noël, et Lao, un ancien soldat humain. Sans surprise, les trois compagnons explorent le monde à bord d’un tank atypique, ce qui reflète parfaitement l’amour de Toriyama pour la représentation de véhicules en tous genres. Si nos trois protagonistes partent à l’aventure, c’est pour rechercher une source d’eau légendaire au sein d’un monde totalement desséché. La population est dirigée par un monarque cupide qui leur faire payer l’eau une véritable fortune, tandis que beaucoup d’erreurs sont rejetées, à tort, sur les démons. On retrouve beaucoup de thématiques typiques chez Toriyama tant dans l’histoire que chez les personnages, puisque certains antagonistes ne sont pas aussi cruels qu’ils semblent l’être. Par-dessus tout, on ne peut que tomber sous le charme de son style si reconnaissable et de son humour tout aussi rafraîchissant. Ainsi, Beelzebub s’imagine qu’il est un démon horrible simplement parce qu’il va se coucher tard, sans se laver les dents. On notera par ailleurs la présence de références bienvenues, à travers la passion du prince pour les jeux vidéo, ou l’apparence de son père, Satan, qui ressemble – à s’y méprendre – à Dabra dans Dragon Ball. Il est fort probable qu’il s’agisse du même personnage puisque Sand Land se déroule dans The World, autrement dit la Terre alternative où se déroule Dragon Ball, Dr Slump et d’autres œuvres du mangaka. Somme toute, Sand Land est un excellent moyen de replonger dans l’univers de Toriyama.

Les différentes itérations de Sand Land

© 2024 Disney +

C’est loin d’être la traversée du désert pour Sand Land, puisque le manga est également l’objet d’une adaptation en série, sur Disney +. La saison, pourvue de 13 épisodes durant approximativement 25 minutes, est sortie au cours de l’année 2024. Je ne peux que conseiller cet animé très fidèle. Non seulement il est pourvu d’une direction artistique à la fois soignée et excellente, mais l’intrigue va beaucoup plus loin que le manga, dans la mesure où elle met en place une suite à la fois cohérente et généreuse introduisant de nouveaux personnages, comme la trépidante Anne et l’ange pas si sympa du quartier Muniel (et je ne dis pas cela parce qu’il porte une coupe au bol). Au cas où Sand Land n’aurait pas été suffisamment célébré, Bandai Namco a sorti un Action-RPG en avril 2024. Le jeu vidéo permet d’incarner Beelzebub et d’utiliser ses pouvoirs démoniaques. Il a aussi la particularité de proposer un large échantillon de véhicules personnalisables et d’améliorer sa propre base d’opération. Sand Land, le jeu vidéo, semble tout aussi fidèle au monde généreux et bienveillant d’Akira Toriyama. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’y jouer, mais ça ne saurait tarder ; d’autant que j’ai acquis la version collector, comportant notamment une figurine articulée à l’effigie de Beelzebub. C’est tout pour moi, il ne vous reste plus qu’à découvrir par vous-mêmes l’univers de Sand Land !

  • Sand Land est un volume unique disponible chez Glénat.
  • L’animé est visible sur Disney +.
  • Le jeu vidéo, quant à lui, est sorti sur PC, X-Box et PlayStation, en avril 2024.
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Il y a une vingtaine d’années, Marvel avait su relancer l’intérêt du public pour ses comics avec l’arrivée de l’univers Ultimate. Une Terre-1610 qui permettait de se décharger de la continuité de la Terre-616 de l’univers classique, et ainsi pouvoir capter un public habituellement paumé face aux multiples publications qui rendaient certaines lectures périlleuses. Depuis, cet univers a disparu, permettant de ramener ses meilleures idées sur les publications classiques, mais Jonathan Hickman a été missionné l’année dernière pour réaliser un vieux fantasme de lecteur·ices : faire revivre l’univers Ultimate. Le crossover racontant l’évènement déclenchant le retour de cet univers est raconté dans le comics Ultimate Invasion sorti en VF le 6 mars 2024 chez Panini Comics.

Confusions des univers

En dépit d’une popularité conséquente, l’équipe éditoriale de Marvel avait fait le choix en 2015 de faire disparaître l’univers Ultimate (et d’autres univers ici et là) pour rassembler l’essentiel des forces en présence au sein de l’univers classique, celui de la Terre-616, qui est là depuis toujours. Et déjà à l’époque c’est Jonathan Hickman qui avait chapeauté le crossover principal, intitulé Secret Wars. Pour autant tout n’était pas perdu : de Ultimate, l’une de ses meilleures créations, Miles Morales, est arrivé sur la continuité. C’est aussi à partir de là que Nick Fury est devenu un homme noir aux traits inspirés par ceux de Samuel L. Jackson, et plus largement, Ultimate avait beaucoup inspiré les débuts de l’univers cinématographique Marvel. Près de dix ans plus tard, Hickman est à nouveau derrière ces histoires alors qu’il se voit confier un projet d’envergure et plutôt périlleux, celui de trouver un moyen de recréer Ultimate, ou a minima un univers similaire, sur les vestiges de celui qui a été détruit à l’époque. Car en théorie, il n’en reste rien : la Terre-1610 a été détruite, pratiquement tous les personnages ont disparu, à l’exception de deux très importants, le Créateur et Miles Morales. Et c’est le premier, sorte de version « ultime » de Reed Richards (l’homme élastique des Quatre Fantastiques), qui trouve un moyen de réapparaître dans un superbe premier numéro avec la firme intention de redonner vie à son monde. Dans un élan de mélancolie, on le voit même rendre visite à Miles Morales, lui demandant assez simplement s’il est prêt à l’aider, mais se voit opposer refus. Des débuts compliqués, mais les choses s’enveniment assez rapidement, un peu trop même peut-être, tant ce crossover en quatre petits numéros multiplie les raccourcis pour vite arriver à ses fins. Parfois confus, d’autres fois franchement intéressant, c’est un comics assez étonnant qui préfère se focaliser sur les fondations de l’univers à venir, plus que sur une quelconque mise en scène des intentions de son grand méchant, qui n’en est pas vraiment un au sens littéral.

Car le Créateur apparaît comme un scientifique dément certes, mais aussi comme une personne qui a vu son monde être volé par des héros et héroïnes en collants. Le comics ne s’attarde pas vraiment sur ce qui a provoqué la chute de l’univers Ultimate à l’époque, mais préfère plutôt montrer son antagoniste comme un pendant plus radical de Reed Richards, prêt à tout pour arriver à ses fins, des manipulations de l’histoire en altérant le cours de la vie des héros et héroïnes en devenir pour qu’iels n’en soient jamais, en passant par la politique, pas seulement pour son propre intérêt, mais aussi pour faire revivre ce qui n’aurait jamais dû disparaître à l’époque. Un moyen également de retrouver des souvenirs disparus, fragmentés par la destruction de son univers avec les évènements de Secret Wars en 2015. Mettant en scène les manipulations de son antagoniste comme celles d’un grand complot, Jonathan Hickman joue sur ses forces et semble avoir digéré ce qui a fait sa popularité ces quinze dernières années. Du crossover Avengers vs. X-Men à la réinvention des mutants dans House of X / Powers of X, l’auteur américain est devenu une véritable star chez Marvel Comics, avec ce que cela comporte d’attentes chaque fois qu’il se lance sur un nouveau projet. Et malheureusement, à certains égards, Ultimate Invasion n’est pas le blockbuster que l’on attendait. Parce qu’il semble manquer du liant entre les nombreuses planches qui se focalisent sur l’apparition du nouvel univers Ultimate mais pas assez sur ce que cela implique pour l’univers classique, comme si l’apparition de cet univers était tout à fait décorrélé de la continuité, bien que le tout premier numéro en suggère l’inverse. Plusieurs fois, l’auteur donne le sentiment de nous lâcher au milieu des combats sans trop vouloir en raconter les enjeux, malgré quelques monologues plus ou moins intéressants d’un Créateur qui relèvent le plus souvent de la branlette faussement scientifique que d’une quelconque volonté d’étendre les enjeux d’un bouleversement pourtant annoncé.

Éviter le piège de la nostalgie

Sans préjuger de ce qui se prépare pour l’avenir, Ultimate Invasion a donc ce goût de trop peu. Une ambition démesurée mais une exécution qui peine à tenir la distance, dans un court récit qui se contente essentiellement de poser les fondations d’un avenir dont on ne sait pour le moment pas grand chose. Il n’empêche qu’il suscite la curiosité, car c’est un joli vent d’air frais dans les publications Marvel, avec l’envie de voir ce que cela peut bien provoquer. La toute fin du tome est un cliffhanger plutôt bien amené, même si c’est bourré de fan service, mais ça marche. Cela fonctionne car Hickman maîtrise parfaitement ce qui fait vibrer les lecteur·ices de Marvel, toutes ces petites références communes qui incarnent ce monde-là. Sans pour autant tomber dans une nostalgie mal placée, Hickman ayant l’intelligence de réinventer la Terre-1610 sans la calquer sur ce qui a été fait à l’époque. Elle est différente, plus inquiétante, plus mystérieuse aussi, mais ne vise pas à refaire la même chose vingt ans après, et c’est même un but avoué du Créateur qui imagine un monde à son image, dont la politique est entièrement à sa main, déterminant avec une poignée de puissants l’influence et les marges de liberté offertes à certaines régions du monde, afin d’en maîtriser les forces en présence. Et cela me rend d’autant plus impatient de pouvoir lire les récits estampillés Ultimate à venir, à commencer par le Ultimate Spider-Man écrit par le même auteur. Pour terminer sur le comics qui nous intéresse aujourd’hui, on peut profiter également de dessins de Bryan Hitch, qui savoure la liberté créatrice offerte par une telle refonte avec un Créateur très réussi, mais aussi quelques personnages réinventés, comme Howard Stark, le père de Tony, qui est cette fois-ci le véritable détenteur de l’armure d’Iron Man, tandis que son fils est mis à l’écart. Les décors quant à eux souffrent d’une certaine austérité, à mi-chemin entre modernisme et techno-architecture. Clairement, ce n’est pas très chaleureux.

D’une façon générale, Ultimate Invasion ressemble à beaucoup d’autre crossovers. C’est-à-dire des récits rassemblant de manière un peu hasardeuse de nombreux personnages aux intentions rarement bien expliquées, dans un récit qui n’a d’autre vocation qu’à justifier l’apparition d’un nouveau paradigme. On en garde un Créateur tout à fait fascinant, mais les questions restent aussi nombreuses qu’avant la lecture du comics. Si on peut lui reconnaître une volonté salvatrice de ne pas se laisser piéger par la nostalgie trop facile d’un vieux fantasme de fan, Jonathan Hickman garde ses cartes pour les prochains comics à venir (et probablement son Ultimate Spider-Man) quitte à ce que ce que l’on reste sur notre faim avec cette première incursion. Plus encore, le récit n’arrive pas à capitaliser sur son excellent premier numéro, qui est un modèle de suspens. Si la qualité d’ensemble est inégale, il n’en reste pas moins que Ultimate Invasion ressemble bien à ce dont Marvel avait besoin ces derniers temps, comme au lancement du premier Ultimate en 2000 : un vent de fraîcheur, et de nouvelles promesses pour l’avenir.

  • Ultimate Invasion est disponible en librairies depuis le 6 mars 2024 aux éditions Panini Comics.
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