En 2018, le premier jeu vidéo indépendant d’un petit studio espagnol marquait les esprits : Gris, de Nomada Studio. Fondé par deux développeurs de jeux vidéo – Roger Mendoza et Adrian Cuevas – et un artiste visuel – Conrad Roset, le studio se démarquait avec un jeu particulièrement beau, avec une direction artistique de toute beauté à l’aquarelle et son intrigue autour de la résilience d’une jeune femme. Six ans plus tard, le deuxième jeu du studio se dévoile : Neva.

Le titre est attendu avec autant d’impatience que d’appréhension : est-ce possible de recréer le miracle artistique de Gris ? Si ce dernier a particulièrement brillé sur la scène indépendante, c’est parce qu’il propose un univers unique, témoignant du côté artistique des jeux vidéo. Il offre des couleurs et des tonalités à l’aquarelle, des formes géométriques aussi harmonieuses qu’oniriques. Mais aussi parce qu’il ose présenter au joueur et à la joueuse une histoire abstraite, sans dialogue, laissée libre cours à l’interprétation, suivant la narration des niveaux, l’évolution du personnage, des couleurs et de la musique. C’est ce qui a permis à Gris, outre sa patte graphique unique, d’être une telle expérience vidéoludique, y compris pour des non-joueurs et non-joueuses. L’atmosphère est sereine et non punitive, avec l’absence de mort potentielle de l’héroïne. Autant dire que Neva est donc attendu avec impatience en tant qu’œuvre, mais qu’il est également difficile de passer après Gris.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’une clé numérique par l’éditeur, jouée sur Xbox Series S.

Princesse des louves

La jeune femme Alba étreint Neva, encore louveteau, sous un saule pleureur.

© Neva, Nomada Studio, 2024

Neva s’ouvre sur une scène paisible en été. Une jeune femme aux cheveux blancs, Alba, est avec une grande louve blanche et son petit, dans une nature idyllique. Le ciel d’aube est d’un rose doux, se détachant au-dessus de lointaines montagnes. Les arbres sont florissants, les champs verts et emplis de diverses fleurs en pleine éclosion. L’endroit a des petites allures de paradis dont Alba – dont le prénom signifie « blanc » comme celui de la neige – et ses louves seraient les gardiennes.

Mais bientôt, l’euphorie du moment s’assombrit. Des oiseaux commencent à tomber du ciel, noircissant durant leur chute et se révélant ensuite parasités par une végétation noire. Et brutalement, d’autres ombres apparaissent, des sortes de créatures aux minuscules bras, mouvant, flottant, s’enroulant autour des trois personnages. Alba est très vite éjectée de la bataille, inconsciente. Quand elle se réveille, c’est toute la végétation qui est corrompue par la noirceur, et surtout, la grande louve aux bois de cerf gît, inerte. Il ne reste plus que son louveteau, Neva (« Neige ») qui se blottit avec peur dans les bras d’Alba. Qui se cache contre elle, sa nouvelle mère, partageant sa tristesse d’avoir perdu un être cher.

Une quête va alors commencer pour les deux protagonistes : Alba et Neva vont apprendre à se connaître, Neva grandissant peu à peu, et surtout parcourir la nature qui les entoure pour venir à bout du mal qui s’en est emparé, entre énigmes, exploration et combats. La jeune femme dispose en effet d’une épée pour se défendre face aux créatures d’ombre et d’autres boss. Et si, au début, elle doit apprendre à Neva comment explorer, bondir, l’encourager, ce sera bientôt la petite louve qui la secondera dans les batailles à venir.

Une architecture naturelle des niveaux

Neva et Alba parcourent la forêt, rencontrant des cigognes japonaises.

© Neva, Nomada Studio, 2024

Il est difficile de commencer le jeu sans être sensible à ses graphismes en 2D. La patte de Conrad Roset est immédiatement perceptible . On reconnaît son pinceau, son type d’aquarelle, la même fluidité de couleurs que dans Gris, la même capacité à créer toute une atmosphère par des nuances de teintes, tout en restant léger, presque vaporeux. Et pourtant, ce n’est pas un succédané du premier jeu du studio. L’univers de Neva est bien différent, se caractérisant davantage par l’absence de lignes clairement marquées dans les décors, délaissant le côté onirique pour mieux exprimer l’harmonie avec la nature et créer un monde vivant, palpable, presque organique. On y ressent un petit côté impressionniste, surtout dans l’esquisse des fleurs et des feuilles, détaillés comme des petits coups de pinceaux précis. L’artiste cite ainsi notamment le peintre français Monet pour son influence du jeu, mais également Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki.

L’héritage du film de Ghibli sur Neva est en effet évident. On pouvait déjà retrouver dans Gris des petits esprits sylvains faisant penser aux kodomas du film. Dans ce second jeu, le design des ennemis fait surtout penser à la créature Sans-Visage du Voyage de Chihiro (une sorte de grande ombre sur petites pattes, vêtue d’un masque blanc inexpressif). Cela évoque tout autant la pourriture qui corrompt et possède les animaux de la forêt dans Princesse Mononoké, suite à l’industrialisation et la pollution des hommes. Évidemment, il y a aussi le personnage de la louve qui rappelle les loups géants du film, ceux-ci étant les gardiens de la forêt, doués de parole et étant capables de repousser la corruption parsemant la forêt. Il s’agit néanmoins d’une affiliation directement nommée et reconnue par Nomada Studio.

Gris est une œuvre qu’on sent imprégnée peut-être plus par l’art que par le gameplay. Dans Neva, c’est chose réparée. On trouve non seulement des énigmes, mais aussi de nombreux combats que le joueur peut choisir d’affronter, ou bien d’atténuer au maximum, grâce à un mode histoire qui rend Alba invincible et aide lors des phases délicates de plateforme. Esquive, saut, coup d’épée, aide de Neva à partir d’un certain moment : si les capacités d’Alba sont sommaires, elles sont néanmoins finement exécutées et apportent un vent de fraîcheur tout au long du jeu. Ce dernier ne cesse en effet de se renouveler : Alba en elle-même n’évolue guère en termes de gameplay, mais ce sont les niveaux qui vont proposer de nouvelles idées pour ne pas lasser la joueuse et le joueur. Les plateformes, loin d’exiger seulement des sauts, vont se complexifier. Un niveau où il faut sauter et combattre en prenant en compte son reflet, ce dernier faisant apparaître des choses invisibles dans la réalité ; utiliser un ennemi comme ressort vers d’autres plateformes ; utiliser des mécanismes parfois minutés pour changer les architectures de niveaux et atteindre des endroits inaccessibles…

Le gameplay du jeu se renouvelle suffisamment et propose de nouvelles choses, sans lasser durant les 4-5h qu’il vous faut pour conclure l’aventure. Même les combats évoluent peu à peu, les ennemis pouvant parfois utiliser des blocs de pierre, être sur plusieurs fronts, ou Alba peut aussi se servir d’éléments particuliers du décor pour mener un duel à bien. Cela nécessite toutefois de la précision et de savoir agir au bon moment, sans paniquer ni se précipiter, au risque de détruire les trois fleurs d’Alba, qui sont ses barres de vie. Un art du détail qui montre aussi bien la maîtrise du jeu que l’expérience acquise par le studio, afin de proposer un gameplay plus abouti et plus réfléchi encore que dans leur premier jeu.

La transmission et l’attachement dans un monde en conflit

Le monde d’Alba est en proie à une noirceur qui menace de tout détruire, allant jusqu’à posséder et tuer les autres animaux que nous croisons : sangliers, oiseaux, cerfs… Cela va jusqu’à annihiler les gardiens de la nature que sont les loups du jeu, dont les cornes rappellent ceux des wendigos. Ceux-ci sont certes des créatures horrifiques, mais ils sont aussi parfois considérés comme protecteurs de la forêt. Qu’est exactement cette noirceur ? Qui sont ces étranges êtres d’encre noire, aussi onduleux dans leur mouvement que voraces dans leur appétit ? On ne peut que faire des suppositions ; à l’instar de Gris, Nomada Studio nous laisse totalement interpréter les choses, même si les créateurs ont bien eu l’idée d’axes directeurs dans leur jeu :

« Neva is a love song dedicated to our children, our parents, and our planet. It tells the moving tale of a young woman and her lifelong bond with a magnificent wolf as they embark on a thrilling adventure through a rapidly dying world.

After finishing our previous game, Gris, we enjoyed a long period of tranquility and reflection. Our creative director, Conrad Roset, had just welcomed his son into the world and dedicated all of his time to raising him.

During this time, we began to really digest what was happening in the world around us. Climate change, social unrest, and most recently, the COVID-19 pandemic. All of this created an idea for the setting of Neva. We decided to focus our efforts on creating a game about the relationship we have with our children, and how we emotionally relate to them in often complicated contexts. » (Introduction issue du PDF fourni avec le code du jeu)

 

« Neva est un chant d’amour dédié à nos enfants, nos parents et notre planète. Il relate l’histoire émouvante d’une jeune femme, de son lien de longue date avec un magnifique loup, alors qu’ils embarquent dans une aventure risquée dans un monde en train de mourir.

Après avoir fini Gris, notre précédent jeu, nous avons profité d’une longue période de tranquillité et de réflexion. Notre directeur artistique, Conrad Roset, a eu son premier enfant, et a profité de ce moment pour l’élever.

Durant cette période, nous avons commencé à réellement digérer ce qui arrivait autour de nous dans le monde. Le changement climatique, l’intranquillité sociale, et plus récemment, la pandémie Covid-19. Tout cela a donné les fondations de Neva. Nous avons décidé de concentrer nos efforts sur la création d’un jeu qui parlerait des relations que nous avons avec nos enfants, et de comment nous nous connectons à eux dans ces temps complexes. »

Bien que l’histoire de Neva soit entièrement fictionnelle et même empreinte de fantasy, elle est donc une métaphore d’un état d’esprit de Nomada Studio, mais aussi du monde actuel. Il n’est alors pas impossible de voir la pourriture qui envahit le jeu comme une image de la pollution du monde (ce qui serait aussi une référence à Princesse Mononoké), comme une maladie revenant par cycles, ou encore comme un symbole de l’avidité humaine. Ne voit-on pas les étranges créatures noires tout dévorer sans distinction ? Ou pourtant, parfois, être immobilisées dans des attitudes de prière et d’imploration, soumises elles aussi à une force plus puissante ? A chacun.e de comprendre cela comme iel le souhaite.

Un paysage rouge et cauchemardesque où les monstres du jeu sont représentées par de longues mains.

© Neva, Nomada Studio, 2024

Si Neva est aussi un jeu extrêmement touchant, c’est par ce lien particulier de parentalité qui a nourri sa genèse. Alba s’occupe de Neva alors qu’elle n’est encore qu’un louveteau. Dans les premiers niveaux du jeu (la partie Été), Alba peut ainsi la cajoler, la rassurer, mais l’encourage aussi à avancer, à sauter, la défend contre les ennemis. Quand elle la perd de vue, elle peut l’appeler (ce sera le seul dialogue du jeu) d’un ton qui devient inquiet ou pressant, avant de s’apaiser quand elle la retrouve. Ces différentes intonations – peur, affection, amusement – transmettent toute la tendresse de la relation qui les unit. Puis Neva grandit peu à peu, devenant plus indépendante, plus rapide, s’affirmant et défendant sa mère adoptive. On y perçoit clairement le lien qui se tisse quand on s’occupe de quelqu’un, de l’aider à grandir, à s’affirmer, à s’adapter, que cela soit un enfant ou un animal de compagnie. Une parentalité qui, ensuite, nous revient quand Neva vient défendre Alba ; une parentalité qui doit aussi accepter de la laisser vivre sa vie et prendre ses propres décisions. Ce n’est pas un hasard si le jeu est divisé en chapitres illustrant chaque saison, permettant de voir l’évolution de Neva et son apprentissage du monde. Il illustre aussi le cycle des saisons et de la vie.

Un jeu de toute beauté

Neva est-il aussi touchant que Gris ? Son message est différent. Il touche peut-être moins intimement que Gris, qui évoquait le deuil, la dépression, la résilience. Mais pour toute personne ayant un enfant ou ayant un animal, il émeut avec une certaine puissance. On retrouve dans le jeu, à travers le lien unissant Alba et Neva, une sincérité, une innocence, une affection qui font que le coeur se serre. On y retrouve cette responsabilité qu’on peut avoir envers un autre, ainsi que la douceur qu’on a à lui apprendre à grandir et à le protéger.

Avoir donné à ce jeu une intention aussi différente du premier, tout en gardant ce côté artistique très prononcé, ces couleurs lumineuses et douces qui créent tout un monde, qui donnent toute une atmosphère aussi bien poétique que cauchemardesque selon les environnements… C’est ce qui le rend aussi unique. Il se démarque de Gris, bien qu’on en ressente l’héritage et le style, tant en direction artistique qu’en gameplay. En permettant davantage de combats, en jouant sur la perception des décors, en ayant deux personnages au lieu d’un, Nomada Studio réussit le défi de créer un nouveau jeu magnifique, émouvant, sans pour autant donner d’imitation – ce qu’on aurait pu redouter plus que tout. Même la musique, à nouveau produite par le groupe Berlinist, trouve des tons différents, plus apaisés, avec des sons ponctuels qui semblent résonner comme un bruissement de la forêt. Certaines musiques évoquent davantage un chœur sans paroles, comme si la nature prenait vie et s’exprimait à travers la mélodie. Neva est de toute beauté, d’une délicatesse rare : un baume pour le coeur.

  • Neva est disponible sur Playstation 4 et 5, Xbox Series, Nintendo Switch et Steamdeck depuis le 15 octobre 2024.
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Nom désormais connu des amateur·ices de la fantasy moderne, la jeune autrice sino-américaine Rebecca F. Kuang a rapidement trouvé un certain succès avec ses premiers romans publiés aux États-Unis, notamment la trilogie initiée avec La guerre du pavot (disponible aux éditions Actes Sud). Mais curieusement, c’est dans un autre genre qu’elle trouve son plus grand succès, en 2023, quand elle publie Yellowface (en VF aux éditions Ellipsis). Un thriller satirique sur le milieu de l’édition, où la place des auteur·ices issus des minorités interroge toujours. Bien loin de la fantasy à laquelle elle a donc habitué son lectorat, néanmoins, on découvre un roman bien rythmé, malin, et une critique acerbe de son propre milieu.

Appropriation littéraire

June Hayward est une autrice en mal de succès. Passionnée par la littérature, elle y a voué sa toute jeune vie et ne peut pas imaginer un avenir dans lequel elle devrait se cantonner à un travail de bureau, comme en rêvent pour elle ses proches. Mais toute la bonne volonté du monde ne suffit pas à trouver un succès qui lui échappe sans cesse, peinant à séduire le lectorat, et souffrant de quelques critiques plutôt négatives dans la très rare presse qui s’empare de ses bouquins. Loin d’auteur·ices qui aiment se réunir entre elleux pour s’auto-congratuler sur leurs propres succès, elle n’en reste pas moins une amie de la formidable Athena Liu, autrice sino-américaine. Anciennes camarades de classe, elles se voient de temps en temps et échangent sur leurs derniers accomplissements, provoquant secrètement l’ire de June car Athena est tout ce qu’elle rêve d’être : elle a le succès critique, le succès commercial, elle est riche, elle est belle et l’objet de tous les débats. La mort accidentelle d’Athena en début de livre, dont est témoin June, est alors l’occasion rêvée pour voler l’un de ses manuscrits encore secrets, le réécrire à sa sauce et le publier sous son propre nom. Et c’est comme ça que June trouve enfin le succès. Les prémices de Yellowface ne ressemblent ainsi qu’à une énième histoire de jalousie, qui anime indubitablement une jeune autrice qui n’arrive pas à comprendre pourquoi ses qualités littéraires ne suffisent pas à trouver la reconnaissance qu’elle espère. Mais le bouquin de R.F. Kuang est un peu plus que ça, car June ne vole pas n’importe quel manuscrit, elle vole une histoire qui revêt un caractère très personnel pour son « amie » décédée. Le manuscrit, c’est un roman qui retrace une partie de l’histoire des ouvriers chinois lors de la Première guerre mondiale, des hommes, principalement, recrutés par les gouvernements britanniques et français au début du siècle dernier pour intégrer le « Corps de travailleurs chinois » et participer à l’effort de guerre. Un bout d’histoire peu raconté, souvent présenté comme des hommes qui s’engageaient volontairement moyennant un bon salaire (pour l’époque), mais qui cache en réalité de nombreux sévices, racisme, et l’exploitation d’une main d’œuvre servile et pas bien chère. Ce qui, pour la véritable du manuscrit, autrice d’origine chinoise, ressemble à un hommage à ses racines, devient pour June la découverte d’une histoire qu’elle ne connaît pas vraiment, sur laquelle elle va se renseigner sur le tas, afin de se l’approprier et la faire passer pour le fruit de son esprit. 

Et c’est là que commencent à apparaître dans le livre des sujets variés autour du racisme, de la « tokenisation » de certaines personnes au sein de l’industrie, de l’appropriation culturelle et de la place d’une autrice blanche dans un récit fortement ancré dans l’histoire chinoise, qui interrogent, et qui poussent à questionner le caractère de June, jusqu’à probablement remettre en cause sa place « d’héroïne » au sein d’un roman aux forts accents satiriques. Cette satire se traduit d’abord par une approche du monde de l’édition qui ne lui voue aucune admiration ; pire, on sent dans les mots de R.F. Kuang un certain ressentiment sur la manière dont l’édition américaine se sert de certains récits pour adoucir sa propre conscience. On sent bien que Athena Liu, derrière son immense succès, plaisait bien à sa maison d’édition parce qu’elle pouvait ainsi mettre en avant une autrice venant d’une minorité ethnique tout en profitant de récits hautement consensuels, faisant d’elle un « token » selon l’expression américaine consacrée. C’est-à-dire une sorte d’alibi venant d’une minorité pour la bonne conscience médiatique d’un éditeur. C’est aussi, pour R.F. Kuang, l’occasion de régler ses comptes avec Twitter. Du haut de ses 28 ans, l’autrice a vu sa carrière naître à l’heure des réseaux sociaux, en a largement profité pour faire connaître ses premières œuvres, elle en maîtrise la communication et elle doit probablement sa carrière en bonne partie aux réseaux sociaux plus qu’à l’édition classique, comme beaucoup de personnes dans le monde littéraire ces dernières années. Mais elle en a également été une victime, entre les critiques sur sa vie privée (chose que l’on retrouve beaucoup dans la Athena Liu qu’elle raconte, qui ressemble à un personnage autobiographique) et les réactions hostiles à certaines de ses positions. 

June, l’esprit du mal

Dans Yellowface, Twitter ou encore Goodreads sont des plateformes capables de faire et défaire des carrières, où June, l’autrice-impostrice se plaît à lire les critiques dithyrambiques, jusqu’à devenir obsédée par la moindre critique de travers, la moindre notation en dessous de 5 étoiles, la moindre remarque sur son style littéraire. Mais on pourrait reprocher à l’autrice d’avoir une vision assez parcellaire du monde de l’édition. Dans le livre, son éditeur est vu comme une machine marketing qui n’a pratiquement aucun intérêt pour la qualité du livre : l’éditrice, notamment, que June rencontre, présentée comme une star de son industrie, n’a d’intérêt que pour les thématiques abordées dans le livre sans considération pour l’élégance ou la singularité du style. Elle ne pense que sujets à aborder dans la campagne publicitaire, création d’un narratif pour vendre le livre, et ne pense qu’aux chiffres à venir. À tel point que June, dans le livre, finit par admettre qu’un livre ne peut avoir du succès que si cela est décidé par un éditeur puissant, en dépit des qualités intrinsèques du livre. Si l’on n’a aucun doute sur le fait que ces sujets sont pris très au sérieux par les maisons d’édition, notamment les plus grosses, en 2024, il est quand même assez trompeur de penser qu’une carrière n’existe qu’à la bonne volonté desdits éditeurs : ils ne sont pas rares, les livres qui se plantent, quand bien même il y aurait un matraquage publicitaire, tandis qu’on vit à une époque où bon nombre d’auteur·ices parviennent à trouver leur public en auto-édition. Et c’est une position assez cocasse pour R.F. Kuang qui a trouvé le succès en partie grâce à des campagnes publicitaires bien ciblées sur les réseaux sociaux, puis avec la publication de Yellowface par l’énorme maison d’édition HarperCollins en 2023. Fait-elle son auto-critique ? 

Difficile de voir où s’arrête la satire et où commence la dénonciation, l’autrice brouille les pistes et ne cesse ainsi d’interroger sur son propre milieu, souvent de manière assez maladroite, mais le livre ressemble à un tel cri du coeur qu’il en devient un objet extrêmement captivant. Surtout que son écriture a quelque chose de prenant. Je ne pourrais me prononcer sur la qualité de la traduction française, l’ayant lu en anglais, mais force est de constater que R.F. Kuang a pris en compte les critiques sur ses précédents romans, lui reprochant un style un peu trop pompeux (c’est une universitaire, après tout) pour en arriver à quelque chose de plus terre à terre, plus naturel, et de fait plus impactant. La réalité et la fiction se mêlent dans un livre qui raconte la rapide descente aux enfers de son héroïne. Initialement juste une autrice en mal de succès, elle s’approprie peu à peu le travail d’Athena, l’autrice décédée, jusqu’à se convaincre elle-même d’être la véritable autrice du manuscrit. Arrivant rapidement à un point de non-retour, elle incarne la position d’une autrice blanche qui s’approprie la culture chinoise (le manuscrit est plein de petites phrases en cantonais, sans traduction), elle va même publier le livre sous un nom d’emprunt aux sonorités chinoises pour semer le doute sur ses origines ethniques et finir par admettre qu’au fond, on lui en veut parce qu’elle est blanche. June incarne cette frange critique d’un certain lectorat qui voit les auteurs et autrices venant de minorités ethniques comme des personnes à qui l’on facilite la vie, tandis que les blancs et les blanches auraient plus de difficulté à notre époque pour se faire entendre. Un débat sur lequel R.F. Kuang pose un regard plutôt intéressant au travers de son personnage. Elle ne nie pas la possibilité pour une personne de raconter une histoire sur une autre culture, pour peu qu’elle le fait de manière intéressante, avec des recherches approfondies, et avec respect, mais elle confronte aussi son héroïne à ses propres limites. Elle montre June comme une personne au racisme refoulé, une personne qui intellectualise son propre racisme en s’en servant comme moteur au manuscrit qu’elle réécrit, inconsciemment, sans apprendre à le remettre en cause et en se braquant lorsqu’il lui est reproché.

Yellowface est l’incarnation même de ce que l’on observe assez fréquemment sur ces différents sujets lorsqu’ils sont abordés dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le récit vire dans son dernier tiers à un chaos absolu où la réalité et l’imagination de June s’entremêlent pour justifier ses pensées les plus viles. À l’image d’une presse qui ne saisit pas bien les implications de sujets tels que l’appropriation culturelle dans un milieu qui a encore besoin d’apprendre et d’évoluer ; R.F. Kuang raconte plutôt intelligemment la fine ligne entre racisme et figure littéraire, les limites entre un récit noble et un récit abjecte. Elle pointe du doigt, plutôt à raison, le manque littératie médiatique dont souffrent certaines critiques (professionnelles ou non) qui ne saisissent pas ce qui appartient au récit, ce qui revêt les pensées de l’auteur·ice, et le fait que l’on puisse raconter un personnage extrêmement problématique sans l’être soi-même. June est un personnage antipathique, qu’il est impossible d’apprécier au terme de la lecture, mais dont l’existence en tant qu’héroïne permet de traiter avec une pointe de malice les différentes thématiques pour leur donner plus d’impact au terme du récit. Évidemment, l’autrice aurait pu raconter la même histoire dans la peau d’un personnage bien sous tous rapports et qui dénonce la manœuvre à chaque page, mais cela n’aurait servi qu’à se conforter dans ses propres certitudes. Au lieu de ça, R.F. Kuang interroge, challenge, critique et dénonce, jusqu’à faire retomber le récit sur ses pieds et révéler ses véritables intentions. Malgré ses faiblesses, sa vision un peu simpliste de l’édition avec laquelle elle avait vraisemblablement des comptes à régler, elle propose avec Yellowface un excellent roman satirique, où le manuscrit volé devient la malédiction d’une vie. 

  • Yellowface est disponible en traduction française aux éditions Ellipsis depuis le 2 mai 2024. 
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Symbole d’un rythme survolté, la série des Ys développée par Nihon Falcom jouit d’une réputation qui n’est plus à faire dans le petit monde des J-RPG. Ses combats en temps réel au rythme intense, ses compositions musicales pleines de guitare électrique et son sens de l’aventure en font une saga à part. Longtemps chasse gardée du Japon, les Ys ont toutefois fini par se faire une place en occident autour des années 2000-2010, sans battre la popularité des ténors du genre, mais en amenant une certaine fraicheur qui lui a permis de trouver un public. Ce mois-ci, c’est le dixième épisode, intitulé Ys X: Nordics qui pointe le bout de son nez et qui nous emmène à l’abordage d’une région fortement inspirée de la mythologie viking. Drôle de mélange mais qui fonctionne sacrément bien.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire PS5 par l’éditeur. Le jeu a été terminé en environ 90 heures (histoire + la quasi intégralité du contenu secondaire).

Soif d’aventures

© Nihon Falcom Corporation. All Rights Reserved.

Adol Christin, héros aux cheveux rouges de tous les Ys, dont le navire est abordé par des Normans et s’échoue sur Carnac, une des nombreuses îles d’un drôle d’archipel. Les choses tournent au vinaigre, évidemment, et le héros se trouve pris au milieu d’une attaque de Griegers, sortes de monstres locaux, qui enlèvent la quasi-intégralité des habitant·es de l’île. Déterminé à les retrouver et les sauver, il s’allie avec Karja, dont il vient de faire la rencontre. Cette jeune guerrière vient donc de la tribu des Normans, un peuple à la forte inspiration viking, et les deux découvrent qu’iels sont lié·es par le destin. Les prémices sont classiques, comme toujours dans les aventures de Adol, il débarque quelque part et ça tourne mal, néanmoins Ys X prend vite le parti de recentrer sa narration sur l’aventure elle-même. Essentiellement défini par sa soif de découvrir le monde, Adol prend le commandement d’un nouveau navire aux côtés de Karja afin d’aller explorer les nombreuses îles de l’archipel, afin de retrouver les habitant·es enlevé·es et déterminer l’origine de ces curieux monstres qui commencent à s’en prendre aux humain·es. Et il y a un twist : Adol et Karja sont soudainement lié·es par le mana, avec une sorte de force physique émanant de cette concentration magique et qui les relie, concrètement, par une chaîne attachée à leurs poignets. Ainsi, le jeu a trouvé la meilleure excuse pour empêcher ses deux personnages de s’éloigner l’un de l’autre, avec un gameplay qui s’en inspire très largement comme on le verra un peu plus bas dans cet article. 

Pas toujours brillant pour l’écriture de son héros, qui reste assez inconséquent dans sa position de coquille vide à laquelle on greffe un peu ce que l’on veut, Ys X:  Nordics étonne néanmoins sur celle de Karja. L’héroïne aux faux airs de guerrière viking incarne toute la nuance d’un jeu qui sait manipuler sa narration pour étonner à plusieurs reprises. Au départ simple archétype de la forte tête, Karja devient peu à peu un personnage plus subtile, presque tortueux, interrogeant sur son passé et ses actions, sur son objectif et sa place dans un monde essentiellement régit par la loi du plus fort. Autour d’elle et d’Adol, de nombreux personnages aux intentions variées, mais toujours aptes à donner un coup de main pour faire grossir l’équipage du navire, véritable hub de l’aventure. C’est à son bord que l’on fabrique des remèdes, améliore des armes, tout en partant explorer les îles et en se lançant dans quelques batailles navales occasionnelles. C’est ce qui symbolise le mieux ce titre, qui met plus que jamais l’accent sur une certaine vision de la liberté, même si l’aventure reste assez linéaire. Mais on se plaît à prendre le navire et à se balader, à trouver quelques secrets, et à tester les nouvelles armes installées pour couler plus vite celles et ceux qui nous embrouillent. Quant à l’histoire, elle est assez attendue, mais elle trouve quelques moments à l’intensité dramatique qui peut être surprenante, avec des moments émouvants et des thématiques très dures qui suggèrent les difficultés auxquelles ont été confrontées les différents personnages. La plupart des gens qui rejoignent l’équipage sont passés par le traumatisme de l’enlèvement par les Griegers, mais aussi par d’autres évènements pas beaucoup plus heureux.

Solides fondations pour un jeu en quête de modernité

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S’il y a une chose qui définit plutôt bien la saga des Ys, c’est leur rythme soutenu. Vitesse de déplacement des personnages, intensité des combats et rapidité d’exécution des coups spéciaux, tout est fait pour que les choses éclatent de partout. Comme à leur habitude, et malgré le monde « ouvert » induit par l’exploration avec le navire, les îles à explorer sont assez petites, les donjons également, les personnages courent vite, les déplacements sont fluides grâce à une sorte de « surf » magique et un grappin pour l’exploration verticale. Le rythme endiablé est d’autant plus marqué que la bande originale nous donne envie de nous dépêcher de taper tout ce qui bouge grâce au génial groupe interne de Falcom nommé jdk BAND. Ce groupe de compositeur·ices est comme à l’accoutumée à l’origine des excellentes musiques qui nous accompagnent. Et dans la plus pure tradition des Ys, on nous envoie des riffs de guitare absolument géniaux qui tranchent avec les compositions orchestrales habituelles des J-RPG. Pas de doute, Ys X est bien dans la droite lignée de ses prédécesseurs et le fait très bien, tout étant fait pour que l’on s’y éclate entre deux séquences narratives. C’est d’autant plus appréciable que la qualité des compositions ne redescend jamais, avec une bande originale dense qui sait accompagner les meilleurs moments du jeu. Véritablement centrale à l’expérience, c’est elle qui donne le ton et qui rend l’exploration aussi agréable. Parce qu’on ne se lasse pas d’écouter les compositions, et qu’elles motivent à toujours aller un peu plus loin, malgré l’apparente répétition de certains combats avec un bestiaire qui ne se renouvelle qu’assez peu. Heureusement, les boss sont variés, et offrent de vrais bonnes oppositions.

Côté gameplay, on retrouve aussi ce qui fait le fort de la licence avec des combats rapides, en temps réel, reposant sur des combos à effectuer entre différents types de coups : faible, fort, et compétences à utiliser via un raccourci simple (R1 + croix, carré, triangle ou rond sur PS5). Mais Ys X: Nordics arrive avec une nouveauté, celle des combats en duo. En contrôlant uniquement Adol et Karja tout au long du jeu, le titre tente d’éviter l’overdose en proposant une variété supplémentaire de combos puisqu’en appuyant sur la gâchette droite de la manette, les deux personnages se mettent à frapper ensemble et peuvent déclencher des coups spéciaux à deux. Les points de dégâts infligés aux adversaires sont ainsi décuplés, néanmoins, le « coût » de cette manoeuvre est que chaque coup pris par l’un des deux personnages est valable pour les deux. Il faut donc bien faire attention à ne pas les contrôler en duo lors d’une attaque ennemie qui ne peut pas être contrée. Un certain nombre coups spéciaux ennemis, symbolisés par une aura rouge en amont de l’attaque, peuvent eux être contrés à deux. Ainsi le système de combat malgré son apparente facilité oblige à toujours faire attention à ce qu’il se passe à l’écran, en gardant en tête que les combats peuvent vite tourner au vinaigre avec des ennemis, quand ils sont plusieurs, qui n’hésitent jamais à balancer leurs pires attaques au même moment. L’autre pan du jeu, c’est les batailles navales, qui sont assez faciles à aborder néanmoins agréables et qui gagnent en intensité à mesure que l’on améliore la puissance du navire et débloque de nouvelles attaques grâce à des plans et de l’artisanat au moyen de ressources récupérées au fil de l’exploration. Plutôt basiques, ces batailles obligent toutefois à toujours rester en mouvement et bien exploiter les différents types de boulets de canon, entre ceux qui permettent de percer les défenses, de provoquer des dégâts, ou de ralentir la progression des navires avec des boulets glaçants. 

Des faux airs de renouveau

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Si les Ys ont toujours voulu célébrer l’aventure, d’abord du héros Adol dont l’existence même tourne autour d’un besoin de partir à l’aventure, ce dixième épisode l’incarne entièrement en laissant l’exploration plus ou moins libre via le navire. Initialement plutôt pénible avec un navire qui traîne la patte, elle prend plus d’envergure dans la deuxième moitié du jeu après avoir suffisamment amélioré le navire pour avancer plus vite, et multiplier les zones où l’on peut découvrir quelques secrets. La carte du monde est toutefois compartimentée et s’ouvre à mesure que l’on avance dans l’histoire principale, donc le jeu reste assez linéaire dans son approche, mais il y a un nombre important d’ilots à explorer où il est possible de trouver des plans de construction pour le navire, des « sphères » uniques à utiliser dans l’arbre d’amélioration de chacun des deux personnages pour augmenter leur puissance, ou encore des quêtes secondaires aux intérêts variés. Pour l’essentiel, les quêtes secondaires reposent sur une structure simpliste, mais quelques unes offrent une vision vraiment intéressante sur les évènements qui touchent le monde dans lequel le jeu évolue. Néanmoins cette exploration peut être parfois entachée par un style visuel en retard. Les Ys n’ont jamais été des foudres de guerre en matière graphique, et on sent que malgré ses qualités artistiques, le jeu a quelques générations de retard. Mais avec des personnages mieux définis, des attaques aux nombreux effets visuels très réussis, et plus généralement une direction artistique qui digère bien les limitations techniques, on obtient un tout avec certes peu de diversité de tons, mais qui ne lasse jamais et qui offre quelques jolies choses. 

Fidèle aux principes de la saga, Ys X: Nordics amène toutefois les petits plus que l’on attendait pour l’emmener un peu plus loin. Qu’il s’agisse du vent de liberté qui souffle dans un jeu à la structure pourtant linéaire, des combats qui bénéficient grandement du système d’attaques synchronisées entre Adol et Karja, ou de l’écriture qui sait surprendre aux moments clés avec des changements de tonalité qui compensent son apparente légèreté. Très fort dans ses meilleurs moments, ce dixième épisode canonique emmène la formule encore un peu plus haut et sait multiplier les arguments pour séduire un public qui pourrait se laisser bercer par l’envie irrésistible de partir à l’aventure dans les étendues marines d’un archipel en proie à une guerre de civilisations, sur fond d’une bande-originale dans la plus pure tradition de la saga. 

  • Ys X: Nordics est disponible depuis le 25 octobre 2024 sur PC, PlayStation 4, PlayStation 5 et Nintendo Switch.
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Après une pause en septembre, la rentrée d’octobre est assez tranquille pour la collection DC Infinite chez Urban Comics avec un seul et unique comics. Alors que Halloween approche à grands pas, pas d’horreur, mais une crainte fait son apparition : et si le plus grand héros de DC, Chevalier Noir de son état, défenseur de la veuve et de l’orphelin, pilier de Gotham, était trop vieux pour ces conneries ? Une drôle de question que se pose Chip Zdarsky dans le cinquième tome de Batman Dark City, série de la continuité principale Batman.

Cette chronique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Batman Dark City – Tome 5, le vivant et la machine

La question de l’âge dans les comics de super héros est un éternel tabou. Si les super font des enfants et les voient grandir, les têtes d’affiches de DC ne prennent guère d’âge, en dehors de quelques histoires occasionnelles en one-shot. Souvent restés entre 30 et 50 ans, ces personnages ne voient jamais arriver l’impact de l’âge : le corps qui perd de sa force, les problèmes de santé, mais aussi la difficulté à suivre et digérer les nouvelles tendances et technologies. Alors ce n’est pas étonnant que Chip Zdarsky, petit malin s’il en est, mette les pieds dans le plat en abordant frontalement dans le cinquième tome de son Batman Dark City avec un Bruce Wayne vieillissant, dépassé par ses propres créations, par ce qu’il a engendré, et qui n’a semble-t-il plus la force de combattre. Toujours empêtré dans les conséquences de ses actions passées, à commencer par la création de sa personnalité alternative Zur-en-Arrh, sorte de « surmoi » désinhibé, sans les limites d’un Bruce Wayne à la morale infaillible, et celle de Failsafe, un androïde imbattable censé s’activer le jour où Batman commettrait un impair. Les choses ont mal tourné depuis longtemps maintenant et notre très cher justicier masqué n’en peut plus de voir Failsafe détruire tout ce qu’il a construit, mais il est empêché dans ses mouvements par un corps qui commence à lui désobéir, qui n’a plus la force d’autrefois, et qui ne peut plus encaisser les coups.

© 2024 DC Comics / Urban Comics

Zdarsky s’en sert pour poser une question simple : et si Batman était trop vieux ? Voir un héros disparaître par choix, parce qu’il a été tué, ou parce qu’il s’est exilé quelques temps, c’est monnaie courante (jusque’à la prochaine réapparition). Mais un héros qui admet qu’il est juste trop vieux, trop cassé, cela arrive beaucoup moins. On sent que l’auteur prend un malin plaisir à imaginer cette possibilité, et le dessinateur Jorge Jimenez rend honneur à son excellent manuscrit avec de très jolis dessins. Aborder la vieillesse de Batman est aussi l’occasion d’une introspection, inévitable pour enfin trouver une solution à la terreur imposée par Failsafe, lui qui a résisté à toutes les attaques de Batman car il le connaît parfaitement ; il est une émanation de sa pensée. C’est une approche finalement assez maline, avec un sous-texte vite évident, entre l’homme imparfait, faillible, qui perd peu à peu la force de sa jeunesse, face à une machine jugée parfaite, inévitable, intouchable. Un idéal s’oppose à un programme qui ne fait guère de sentiment, et dont le manque d’humanité sera inexorablement la chute. 

Est-ce que le récit est à l’épreuve des critiques ? Peut-être pas, sa résolution est sûrement moins mémorable qu’espérée, et ses intentions assez vaines car série régulière Batman oblige, notre cher héros va vite retrouver la force de sa jeunesse pour passer au prochain arc narratif. Néanmoins, ce cinquième tome conclut plutôt bien l’histoire autour de Failsafe et s’offre quelques très jolis moments, comme la complicité rarement vue entre Bruce et son fils adoptif Jason Todd, ou un intérêt retrouvé à une « Bat-family » qui s’était un peu dispersée avec le temps. Et puis, rien que pour les dessins de Jorge Jimenez, chaque planche est un plaisir, illustrant avec talent sa propre complicité avec l’auteur dont il semble saisir toutes les intentions. 

  • Le tome 5 de Batman Dark City est disponible en librairie depuis le 25 octobre 2024.
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Broken Lens est un jeu d’observation sorti le 22 juillet 2024. Il est produit par l’équipe française de la Team Run, composée notamment du développeur Hephep. Et si vous excelliez, enfant, au jeu des sept différences, alors Broken Lens est pour vous ! A moins que vous ne soyez juste en quête d’un jeu chill à faire sur plusieurs soirées…

Cette critique a été réalisée suite à l’envoi d’une clé par l’éditeur.

L’histoire d’un petit robot

La cinématique d’introduction de Broken Lens nous place dans un monde étrange, peuplé de petits robots parfois fracassés, de créatures qui ne sont pas rappeler celles des animes japonais ou de Miyazaki, entre végétation, terre… et mécanique aussi. La foudre s’abat sur un pilier où notre petit robot s’abritait. Voilà que la lentille d’un de ses yeux est cassée : désormais, sa vue est troublée et occasionne le jeu des sept différences. Le joueur ou la joueuse est ainsi invité(e) à voir à travers son regard et à chercher ces détails différents d’un œil à l’autre, pour retrouver la réalité. Un clic sur la différence repérée, et hop ! La voilà disparue. Au cours de cette petite quête, on en découvrira alors plus sur le monde étrange de ce petit robot…

© Broken Lens, Team Run, 2024

Le postulat de Broken Lens est ainsi très simple. Dans une interview de Actugaming, on découvre qu’il est né de l’envie du directeur artistique, Encre Mécanique (par ailleurs également tatoueur), de créer un jeu qui ne serait ni trop simple ni trop complexe à partager avec son neveu, facile à prendre en main et également intéressant. On replonge donc dans les souvenirs d’enfance en reprenant le jeu des 7 différences, mais dans un jeu vidéo, à plus grande échelle… Car ce sont pas moins de 6 biomes (écosystèmes) avec 10 images chacun, que nous explorerons, soit une soixantaine de niveaux !

Le but du jeu est également d’encourager le partage, l’expérience à plusieurs. Avec un principe aussi simple, tout le monde peut participer, d’autant que c’est bien connu : on passe une heure à chercher quelque chose et c’est une autre personne, avec un regard plus neuf, qui va trouver ladite chose en trente secondes, à notre grande frustration. Broken Lens se veut donc un jeu de partage, et y encourage d’ailleurs ses joueurs et ses joueuses avec l’existence d’une intégration Twitch spécialement pensée pour sa communauté. Cette revisite du jeu des sept erreurs a été notamment influencée par d’autres jeux qu’on qualifie de « cherche et trouve », comme Hidden Folks 1 et 2.

Un monde empli de détails et de décors variés

Ce qui fascine immédiatement avec Broken Lens, c’est sa direction artistique. Chaque biome visité a son univers, ses couleurs, ses personnages. Un soin du détail qu’on ressent pleinement, d’autant que tout a été dessiné à la main par Encre Mécanique : c’est ce qui rend chaque univers si vivant, alors que ce qu’on voit demeure une image figée, avec quelques différences. Petites créatures noires et rondes, robots à deux yeux comme notre petit héros ou drones-hélicoptères, petites plantes aux yeux et expressions bien humains, oiseaux, maisons organiques ou de pierre… Les paysages parcourus sont très variés, donnant une impression d’un monde complexe où chaque écosystème a son propre style de vie, avec des protagonistes récurrents.

© Broken Lens, Team Run, 2024

Comment trouver les différences ? Les premiers niveaux sont très faciles avec une prise en main expliquée par un schéma dans le journal du petit robot. Il notera plusieurs informations au cours de l’aventure, et y recopiera des morceaux de parchemins traînant ici et là dans les tableaux. Mais si au début, trouver les différences semble facile, le jeu devient rapidement plus corsé. On s’habitue à rechercher à certains endroits : les expressions d’un personnage, une inversion de sens d’un symbole, des formes plus ou moins grandes, des créatures apparaissant en plus… Mais ce n’est pas si simple, loin de là, et certains tableaux vous donneront du fil à retordre, tant il s’agit d’un simple détail. Le jeu utilise aussi avec brio les parallaxes : quand on bouge notre regard (notre curseur), on observe avec quelques millimètres de décalage l’arrière-plan, qui peut alors dévoiler une autre différence.

Heureusement, le jeu vous accorde la possibilité de zoomer sur l’image pour observer de plus près les détails. Et si besoin, une petite aide (un symbole vert en bas au centre de l’écran) est disponible, se remplissant progressivement une fois que vous l’avez utilisé. Le jeu vous encerclera alors la zone où chercher la prochaine différence. Toutefois, si jamais vous vous aventurez à cliquer un peu partout au hasard (et qui ne l’a pas fait, en s’agaçant sur un détail à trouver?), de la boue se mettra sur les lentilles du robot et vous devrez les nettoyer avant de continuer. Alors, prenez votre temps, reposez vos yeux quelques minutes, et revenez ensuite.

Une difficulté accessible, mais pas simpliste

© Broken Lens, Team Run, 2024

Car c’est aussi cela que le jeu incite à faire : prendre le temps. La musique de Broken Lens (composée par Yomoeh) est en effet très relaxante et douce, nous invitant à ralentir, à chercher soigneusement, à profiter des détails des tableaux. A essayer d’imaginer leur histoire, leur connexion. Car petit à petit, un fil se tisse entre toutes ces images et ces mondes, avec des personnages récurrents… jusqu’au dernier biome qui vous fera davantage comprendre l’histoire du jeu, et la raison d’être de l’univers du petit robot. Le monde autour de lui paraît de prime abord très fantaisiste, mais il y a bien une logique autour de tout cela. Et c’est d’ailleurs un véritable plaisir de découvrir la suite de chaque tableau, de s’émerveiller devant chaque recoin de l’image qu’on contemple. Le soin apporté aux dessins et aux couleurs donne l’impression de vraiment voyager, d’arriver dans un monde inconnu avec ses propres règles. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de trouver adorables ces robots, plantes, créatures, qu’on sent à la fois innocentes et joyeuses.

Et si vous aimez les énigmes, alors vous pourrez essayer de décoder le journal du robot et trouver cinq secrets éparpillés dans les biomes : alors vous pourrez comprendre toute l’histoire de ce monde si étrange, entre nature et mécanique. On peut peut-être regretter toutefois la difficulté pour y arriver, car on peut aussi choisir de ne trouver qu’une majorité d’erreurs dans les tableaux et passer ainsi d’un biome à l’autre, manquant le fil total de l’intrigue. Mais si vous êtes collectionneur de succès, nul doute que vous mettrez tout en œuvre pour avoir la satisfaction de trouver toutes les différences de Broken Lens.

Conclusion

Broken Lens est un petit jeu indépendant de réflexion et d’observation, où votre regard et votre perception sont mis à rude épreuve. Loin d’être sommaire en dépit de son concept tout simple, il propose aussi un univers bien à lui, avec ses créatures, ses décors, ses couleurs, qui ne sont pas sans rappeler des dessins animés ou des jeux d’enfance. Il est aussi idéal pour qui veut un jeu cosy, sans peur de mourir, sans contraintes de temps, d’efficacité ou de rapidité. Broken Lens fait tout pour nous faire passer un bon moment. Et si parfois, on s’use les yeux pour chercher la dernière différence qui nous manque, son univers unique est vraiment superbe à regarder. Quant à l’histoire derrière, je vous laisse la découvrir, mais elle est loin d’être aussi légère qu’on pourrait le croire : elle est même assez émouvante quand on arrive à la fin. Pour compléter le jeu à fond, avec toutes les erreurs et les secrets, vous y passerez certainement une dizaine d’heures, mais il peut se terminer plus rapidement en se contentant du minimum de différences pour avancer.

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Découvrir l’Islande à travers un manga ? Voilà qui n’est pas habituel, puisqu’on s’attendrait davantage à ouvrir un pan de culture japonaise. Dans le sens du vent, écrit et dessiné par Aki Irie, est une exception à la règle. Possédant actuellement six tomes et toujours en cours de publication, cette série nous entraîne dans les pas de Kei, jeune Japonais immigré en Islande. Et si je vous en parle, pour moi qui n’ai pas tant que cela l’habitude des mangas, c’est bien parce que c’est un petit coup de cœur.

La beauté de l’Islande

Aki Irie s’est rendue en Islande. Elle a été totalement subjuguée par la beauté de ses paysages désertiques, par cette nature à la fois sauvage et immense, où les humains, comme la végétation et les animaux, doivent s’adapter pour vivre. L’Islande n’est en effet que landes emplies de bruyères et terres volcaniques, si bien qu’il est encore difficile d’y cultiver quoique ce soit, avec des températures toujours très froides et un vent incessant. Dans le sens du vent a ainsi été inspiré par sa fascination pour ce pays, extrêmement différent de son Japon natal. Il s’agit ici de son quatrième manga, après notamment Le monde de Ran.

Dans le sens du vent – © Soleil 2020

Dans le sens du vent, c’est l’histoire de Kei, un adolescent de 17 ans qui a choisi d’émigrer en Islande. Il vit désormais avec avec son grand-père français Jacques. Ses parents sont en effet décédés. Il laisse derrière lui un petit frère, Michitaka, vivant au Japon chez un oncle et une tante. Kei n’est pas n’importe quel adolescent, comme on le découvre dans les premières pages. Il possède le pouvoir de communiquer avec les objets (psychométrie). Il gagne sa vie en résolvant des petites enquêtes (cas d’infidélité, retrouver des personnes disparues, etc.) puisqu’il peut lire le passé de n’importe quelle machine : voiture, téléphone, pc portable, etc. C’est le deal qu’il a conclu avec son grand-père afin de continuer à vivre chez lui. D’ailleurs, Jacques a lui aussi un pouvoir surnaturel – plus poétique et davantage relié au monde animal ! Mais le quotidien bascule quand Kei apprend que son frère est recherché, pour le potentiel assassinat de son oncle et de sa tante. Le détective amateur va alors mener l’enquête, tout en partant à la recherche de Michitaka…

Kei ne vivant pas depuis si longtemps en Islande, le manga est aussi l’occasion de la confrontation des cultures japonaises et islandaises. Un de ses amis d’enfance vient ainsi lui rendre visite pour la première fois. C’est l’occasion de découvrir des paysages d’Islande, des coutumes et des magasins locaux, la gastronomie du pays… Mais le manga aborde aussi la différence de traitement de certaines thématiques entre les deux contrées, comme l’homosexualité par exemple. Le modèle de société japonaise, basé sur la réussite sociale et professionnelle, s’oppose ainsi ainsi au mode de vie islandais, où la vie est toute aussi chère, où la nature fait partie intégrante de la vie. Tous les habitants ont ainsi un pack de secours dans leur voiture (vivres, sac de couchage, chargeur…) au cas où ils tomberaient en panne lors d’un trajet. Lors de la visite de certaines régions désertiques, on attend toujours un second véhicule pour nous accompagner, juste par mesure de précaution.

C’est une infinité de détails que l’on découvre ainsi, toujours soulignés par le soin apporté au dessin par Aki Irie : les vêtements chauds des Islandais, les lignes courbes et immenses, évasés, des paysages naturels… On ressent un véritable dépaysement par le côté tranche de vie du manga, et par la beauté de ce pays inhabituel. On se sent petit, perdu, vivant dans l’immensité, là où le Japon se caractérise surtout par le bruit incessant de la capitale et de son animation moderne.

Une intrigue mêlant le surnaturel, l’enquête et la tranche de vie

Le côté seinen du manga se ressent par la caractérisation des personnages de Dans le sens du vent. Les personnages sont finement caractérisés, jamais unilatéraux. Kei apparaît d’abord comme un adolescent solitaire, un peu brut de décoffrage et impétueux. Il est néanmoins épris d’une certaine justice, il est aussi un ami fidèle. Il n’est pas toujours prompt à rendre service aux autres, parfois bougon, mais il le fait. Sa passion pour la viande, dont il pourrait avaler des kilos, prête toujours à sourire. Bien que taciturne et mystérieux, le personnage séduit par son style à la fois beau et négligé. Son caractère est aussi déterminé que surprenant. Jacques pourrait passer comme un coureur de jupons, mais renferme aussi un cœur d’or et une tendresse profondes. D’ailleurs, il fait souvent preuve d’une sagacité qui tempère l’impulsivité de son petit-fils.

Dans le sens du vent – © Soleil 2020

L’autrice n’est pas en reste quand il s’agit de caractériser d’autres personnages. Michitaka, dont le design est celui d’un enfant blond aux traits angéliques, se révèle vraiment trouble et ambivalent. On ne sait guère si on doit lui faire confiance, entre sa difficulté d’empathie et ses caprices enfantins.

Impossible de ne pas mentionner aussi Lilja, une Islandaise très attachée à la nature de son pays et musicienne.  Son sale caractère fera des étincelles avec celui de Kei. Leur relation part en effet sur des malentendus, et ne cessera de passer entre chamailleries, disputes, sales tours et moments plus harmonieux. On sent que la relation entre eux pourrait être amoureuse, les contraires s’attirant – ce qui donne par ailleurs droit à quelques images sensuelles mettant Lilja en valeur. Enfin, une fois que les deux protagonistes auront vraiment appris à s’apprivoiser !

Un manga chill et énigmatique à la fois

Actuellement composée de 6 tomes (le tome 7 est sorti en février 2024 au Japon), Dans le sens du vent est une série assez atypique, surtout pour son cadre d’histoire. Il est vraiment fascinant de découvrir l’Islande à travers un regard japonais, les paysages de ce pays devenant un personnage à part entière. L’Islande devient un moyen de révéler les héros et héroïnes du manga, les mettant face à la solitude, à des contrées sauvages, à des situations inhabituelles et quotidiennes. Sur cette toile de fond de confrontation des cultures et du récit tranche de vie, l’intrigue demeure imprégnée de mystères, chaque détail s’assemblant petit à petit comme les pièces d’un puzzle. Michitaka est-il coupable ou innocent ? Que cache Lilja derrière sa froideur et son sale caractère ? Les enquêtes de Kei en mènent aussi à en savoir plus sur son personnage, à le découvrir au-delà de sa facette taciturne, tout en évoquant avec finesse ses relations avec ses amis et sa famille.

Vous l’aurez compris, je ne peux que recommander Dans le sens du vent. Par son originalité, par son intriguant mêlant surnaturel et moments du quotidien, la série m’a complètement séduite. Elle permet de découvrir un pays dont on ne sait généralement pas grand-chose et ses rebondissements, petites intrigues, sont suffisamment variés et drôles pour qu’on garde un véritable intérêt pour le récit.

De plus, la manière d’écrire et de dessiner les différents personnages les rend vraiment attachants, tout en laissant planer un certain suspense et une belle ambigüité sur certains. Et malgré certains moments durs – violence, assassinats – le manga a également un côté assez chill par son ambiance tranche de vie, par la poésie de ses paysages sauvages et par sa musique. Une superbe découverte, dont j’attendrai les prochains tomes avec impatience.

  • Le manga Dans le sens du vent est disponible aux éditions Soleil Manga  depuis 2020. La série comporte actuellement 6 tomes et est toujours en cours de publication.
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Il ne faut pas grand chose, parfois, pour attiser la curiosité. La scène du jeu vidéo indépendant défend sa créativité, son envie de réinventer la grammaire vidéoludique et surprendre des joueurs et des joueuses qui sont avides de belles histoires et de surprises manette en main. Le Vaillant Petit Page, ou The Plucky Squire en VO, fait partie de ceux-là. Un jeu indépendant développé par le studio All Possible Futures qui a retenu notre attention depuis que son distributeur Devolver Digital en a dévoilé les contours : une aventure médiévale-fantastique dans un livre pour enfant duquel peut s’extirper à loisir son héros pour rejoindre le monde réel. 

L’entre-deux mondes

© 2024 The Plucky Squire – All Possible Futures

Héros d’une série d’aventure pour enfants, Laïus (ou Jot en VO) n’a pourtant pas conscience de n’être qu’un personnage fictif. Mais tout bascule le jour où le méchant attitré du royaume Mojo, Ragecuite, fait une découverte exceptionnelle : leurs vies ne sont que des histoires écrites pour faire rire et rêver les enfants. Soudain, et au moyen de magie noire, au moment où Laïus allait encore une fois triompher, Ragecuite l’expulse du livre et réécrit la fin de l’histoire à sa sauce. Le royaume tombe dans l’horreur, les couleurs disparaissent peu à peu, la princesse est captive et le peuple ne peut plus vivre correctement. Pendant ce temps, Laïus découvre le monde extérieur : un bureau dans la chambre d’un enfant, où il trouve une multitude de produits dérivés à son effigie. Personnage populaire, Laïus comprend vite l’enjeu et le risque de disparaître à tout jamais si le grand méchant parvient à l’évincer définitivement et à changer le futur, un futur où les enfants ne pourraient plus rêver avec un vaillant héros. Déterminé à revenir au bon temps où Ragecuite n’était que l’éternel perdant de ses charmantes histoires, Laïus a besoin de notre aide pour jouer sur deux tableaux à la fois : le livre et le monde en trois dimensions qui s’offre désormais à lui, en passant de l’un à l’autre de manière assez fluide mais uniquement quand le jeu nous y autorise. Il ne faut pas s’attendre à pouvoir le faire constamment, car les portails qui permettent de se téléporter hors du livre n’apparaissent qu’à des endroits prédéfinis. Pour autant, le principe fonctionne extrêmement bien, et dans ses deux premières heures de jeu Le Vaillant Petit Page régale par sa malice et ses bonnes idées. 

Dans la forme, et au-delà de cette mécanique centrale à son expérience, le titre va chercher ses inspirations du côté des jeux Zelda à l’ancienne, avec ses « donjons » découpées en quelques pages reposant sur un objet ou une technique à utiliser plusieurs fois. Néanmoins il ne faut pas compter sur une quelconque exploration, car le jeu reste très dirigiste, enfermé dans le concept du livre qui ne permet que rarement de revenir en arrière. Il y a bien deux ou trois fois où le jeu nous incite à sortir du livre pour en tourner les pages et revenir scènes plus tôt, mais la plupart du temps, cela ressemble à une fuite en avant : on avance tout le temps dans le livre, chaque page n’étant qu’une excuse pour afficher un bout de forêt ou de donjon desquels il faut s’échapper. Là où on aurait aimé compter sur un rythme soutenu, Le Vaillant Petit Page tape à côté avec une narration textuelle omniprésente, chaque nouvelle page étant l’excuse pour une pause dialogue (dont l’intérêt n’est pas toujours évident) et pour que un magicien omniscient qui nous observe puisse nous dire comment résoudre le prochain puzzle. Initialement, je me disais que cette idée venait de l’envie d’offrir le jeu à un public assez jeune, en évitant les frustrations liées à la résolution de puzzles qui peuvent être obscurs aux esprits les plus jeunes. Mais le jeu peut s’avérer tellement punitif sur son dernier tiers, avec un ou deux combats de boss franchement pénibles, qu’on a bien du mal à imaginer le mettre entre les mains des tout petits. D’autant plus que la direction artistique prend, à un moment, une tournure plus obscure qui peut s’avérer effrayante pour les petits.  

Un pot-pourri en guise de royaume 

© 2024 The Plucky Squire – All Possible Futures

Ces puzzles ne sont toutefois pas bien compliqués. Pour l’essentiel, ils reposent sur la manipulation de mots à intervertir sur des bouts de textes du livre (le méchant réécrit l’histoire, mais on peut en faire autant !) afin de modifier les scènes et pouvoir avancer. Par exemple en faisant disparaître un ennemi, en fragilisant un mur, ou encore en faisant apparaître un objet au bon endroit en réorganisant les mots et en intervertissant des mots-clés de deux phrases différentes. Une mécanique sympathique au premier abord qui tourne malheureusement vite en rond, la faute aux combinaisons trop limitées, aux allers-retours incessants en « portant » les mots d’un bout à l’autre d’une même page (ou même entre deux pages) et au fait que le magicien nous donne immédiatement la solution. Ce qui ressemblait à une bonne idée devient vite un calvaire, à l’image du reste du jeu. Parce que la progression souffre de cette répétitivité et de son incapacité à renouveler son challenge, en alignant la plupart de ses puzzles sur la même poignée d’idées qui s’imbriquent mal entre elles. Occasionnellement, un nouveau « pouvoir » fait son apparition, comme la possibilité de générer des bombes ou d’immobiliser certains objets à l’intérieur du livre en étant à l’extérieur de celui-ci (grâce à un gros tampon), et un vendeur apparaissant régulièrement permet d’acquérir de nouveaux pouvoirs et de renforcer la puissance des coups de Laïus. Mais tout cela a un goût de trop peu, de trop attendu. On a quand même droit à une ou deux surprises dans les combats de boss qui se jouent sous forme de mini-jeux où la mise en scène se renouvelle, mais même ceux-là sont rébarbatifs et répétés plusieurs fois sur la fin de l’aventure.

Plus encore, c’est son histoire qui fait défaut, avec une écriture qui force absolument les jeux de mots et les vannes sans réellement réussir à faire rire ou à célébrer les références convoquées. De telle manière que les trop nombreux interludes narratifs deviennent pénible, en plus de casser le rythme du jeu. On a pourtant envie de l’aimer, mais Le Vaillant Petit Page n’arrive pas à trouver ce petit pic d’intérêt indispensable pour nous accrocher sur la dizaine d’heures qu’il nous réclame. Jamais vraiment charmant, pas vraiment élégant, ni très drôle, le jeu s’essouffle dans ses deux premières heures et n’arrive jamais à pleinement profiter de sa bonne idée initiale qui ne reste finalement que comme un simple gimmick. Le fait de sortir juste après Astro Bot (dont les moyens sont certes bien supérieurs mais la comparaison est inévitable) lui a certainement fait assez mal ; là où le jeu de la Team Asobi n’étirait que rarement une idée de mécanique ou de narration sur plus d’un niveau, Le Vaillant Petit Page repose sur une seule bonne idée pendant une dizaine d’heures alors qu’on en a fait le tour dès la fin du gros tutoriel. 

Malheureusement et même si on avait de très grands espoirs, la lassitude est presque immédiate. Et ce malgré le charme de sa direction artistique qui ne laisse évidemment pas insensible avec ses couleurs vibrantes, ainsi que la fluidité avec laquelle on passe de la 2D du livre à la 3D de la chambre d’enfant et qui est bluffante. Mais sans parvenir à capter l’attention avec ses autres mécaniques et avec sa narration, il ne reste plus grand chose à retenir du titre de All Possible Futures, qui n’arrive jamais, jusqu’au bout, à pleinement digérer sa mécanique principale. Briser le quatrième mur pour sortir du livre aurait dû engendrer des conséquences plus variées, que ce soit du côté narratif ou sur les mécaniques de jeu, mais ce système reste à l’étape du vilain gimmick et devient presque anecdotique dans une histoire de héros pour enfant somme toute basique, jamais surprenante. Pour un jeu qui veut célébrer la créativité, il en manque beaucoup.

  • Le Vaillant Petit Page (The Plucky Squire) est sorti le 17 septembre 2024 sur PC, Nintendo Switch, Xbox Series X|S et PlayStation 5.
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En 2015, Supermassive Games gagnait en popularité grâce à un survival horror que d’aucuns qualifient de « film interactif » : Until Dawn. Grand succès de la PS4, le jeu narratif permit au studio de déployer tout un univers, qu’il soit directement relié au jeu, ou non. Ainsi, les titres se succédèrent : on mentionnera notamment les nombreux opus de The Dark Pictures Anthology. Même s’il était sympathique de vivre une aventure frissonnante, chaque Halloween, avec ses amis (en ligne ou en local) ; force est de constater que Supermassive Games semblait privilégier la quantité à la qualité. Non seulement les jeux ne représentaient pas des prouesses techniques, mais chaque scénario était plus ou MOINS palpitant. Ce ne fut malheureusement pas The Quarry (2022) qui me réconcilia avec Supermassive Games, malgré la sympathie que je peux lui vouer. Cette année, le plus grand succès du studio, Until Dawn, revient avec un remaster développé par Ballistic Moon, et non par Supermassive Games. En dépit de mon amour pour le jeu initial, c’est un projet que je n’attendais absolument pas. Et pourtant, il est parvenu à attiser ma curiosité, au dernier moment. Ce pseudo remake d’Until Dawn vaut-il le détour ? 

Cette critique a été réalisée suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

Souviens-toi, neuf ans plus tôt…

From dusk till dawn… © Until Dawn, 2024

Until Dawn est, à certains égards, le jeu d’une génération, comme en témoigne son amour pour différents slashers des années 90. L’histoire démarre dans la dernière maison sur la gauche… Je veux dire, dans un chalet, au fond de la montagne canadienne, où les sœurs Washington disparaissent, suite à une plaisanterie ayant mal tourné. Un an après les faits, leur frère Josh décide d’inviter tout le groupe d’amis présent lors du drame, afin d’essayer de cicatriser les plaies. Malheureusement, des événements de plus en plus étranges surviendront dans le chalet et ses alentours. Déjà, sur PS4, le jeu se caractérisait par son ambiance inspirée de Resident Evil (on dit « coucou » aux caméras fixes) et ses graphismes très réussis, notamment grâce à la motion capture réalisée à partir de comédiens en chair et en os. On retrouve, dans la distribution, des noms assez célèbres comme Hayden Panettiere (Heroes), Rami Malek (Mr. Robot) ou encore Peter Stormare (Le Monde Perdu), dans le rôle du Docteur dérangeant qui nous psychanalyse (le pauvre, il sera servi avec moi). Côté gameplay, le jeu propose des phases d’exploration où l’on peut interagir avec des objets et chercher des indices (comme les Totems, et pas ceux de Baboulinet). On compte aussi des phases d’action où mieux vaut ne pas rater les QTE ni bouger quand le jeu recommande l’immobilité (perso, je m’en tape, je pose la manette sur la table basse). Mais Until Dawn est avant tout un jeu à choix. La moindre décision, y compris dans les dialogues, peut avoir un impact sur l’avenir des huit personnages jouables (et périssables).

Have you SAW that ?

« Ca va couper, chérie. » © Until Dawn, 2024

Ce n’est un secret pour personne, les premiers chapitres ne sont pas ce qu’il y a de plus palpitant. L’histoire met un certain temps à démarrer, les dialogues (comme les personnages) sont stéréotypés et les premiers jumpscares sont aussi nombreux que ridicules. Mais l’ambiance s’installe lentement et sûrement. L’intrigue déploie plusieurs pistes en même temps, si bien que le suspense est à son comble. Est-ce un slasher traditionnel, dans lequel la bande de jeunes va se faire tuer par un psychopathe, où y a-t-il une part de paranormal ? L’histoire est fantastique, au sens viscéral du terme, si bien que l’on hésite longtemps entre des explications logiques et paranormales. Et même quand une piste irrationnelle commence à se dessiner, on se demande encore à quelle sauce l’on va être mangés. Certes, Until Dawn est un jeu imparfait, et pourtant il mérite d’être (re)découvert. J’ai tendance à fermer les yeux sur ses défauts (évidents surtout au début), au profit de ses nombreuses qualités. Reste à savoir s’il suffit de (re)plonger dans l’aventure sur PS4, ou si le remaster vaut le détour…

Une refonte qui va vous TERRIFIER

*Dois-je leur dire d’acheter Until Dawn ?* © Until Dawn, 2024

Until Dawn n’est plus une exclusivité Sony puisque ce remaster a été pensé pour la PS5, mais aussi le PC. J’ai presque envie de l’appeler Remake tant le chantier orchestré est plus important que celui que j’avais imaginé. Cette version est un plaisir pour la rétine. Non seulement les décors et les jeux de lumière ont été améliorés, mais la modélisation des personnages également, puisque certains acteurs de la première heure sont revenus interpréter des passages. Sans exagérer, en dépit de quelques bugs, le jeu est magnifique. Autre surprise à laquelle je ne m’attendais pas, la mise en scène et le montage sont retravaillés, ce qui rend le titre à la fois plus détaillé et cinématographique. Cela inclut des instants inédits ou revisités, comme la mauvaise farce faite à l’une des sœurs, durant le prologue. Bien sûr, tous les choix faits par ce remake ne sont pas heureux. Le filtre apportant du grain à l’écran n’est pas du tout à mon goût et peut, par chance, être retiré dans les paramètres. La bande originale a été retravaillée et je suis déçue que la chanson phare d’Until Dawn « O’Death » ait été évincée du générique. Enfin, j’aurais aimé que les personnages soient moins rigides qu’un tank, même si cela fait aussi partie du charme des Resident Evil originaux. Okay, j’avoue tout ma biche, j’ai joué en VF ; mais la synchronisation labiale est assez désastreuse, par moments. Until Dawn, version 2024, réserve pourtant d’autres surprises plus agréables, que je vous laisserai découvrir. Je pense notamment à une liste de trophées différente. Chaque titre de trophée rend d’ailleurs hommage à un film d’horreur (et les jeux de mots sont meilleurs que les miens). Par-dessus tout, le jeu propose une fin inédite, annonçant très clairement une suite…

Verdict

Faut-il se munir d’Until Dawn ou non ? Ce remaster n’est pas paresseux. Il est tout désigné pour les personnes n’ayant jamais fait l’original, ou pour celles et ceux l’ayant adoré à l’époque. Beaucoup d’autres joueurs resteront sur leur faim. Certes, le ravalement des graphismes et de la mise en scène est impressionnant ; mais l’histoire est sensiblement la même et il n’est pas indispensable de dépenser 70 euros (prix de lancement), pour une malheureuse fin inédite. En revanche, j’aurais tendance à conseiller ce remake, dès qu’il sera plus abordable. N’oublions pas qu’il a été développé par Ballistic Moon. C’est peut-être pour cela qu’il est si beau et rafraichissant, bien au-delà des dernières productions de Supermassive Games. Ce remaster va-t-il, par la force des choses, remettre le studio déchu au goût du jour, comme s’il s’était agi d’un chant du cygne ? Peut-être. Une adaptation cinématographique (dont le tournage vient de se terminer) devrait sortir l’année prochaine. On n’y retrouvera pas le casting original (ayant sans doute trop gagné en maturité), à l’exception de Peter Stormare. Une suite au jeu a par ailleurs été annoncée. Encore faut-il qu’elle soit développée par Supermassive Games, certes…

  • Until Dawn est disponible sur PC et PS5 depuis le 4 octobre 2024.
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Plutôt décrié lors de sa projection au Festival de Cannes en 2022, Stars at Noon de Claire Denis a mis un temps fou à trouver sa place en salles. Il a fallu attendre plus d’un an après, et le mois de juin 2023, pour enfin pouvoir poser nos yeux sur un film qui s’est laissé désirer. Et c’est peut-être une heureuse coïncidence, car du désir, il en est question dans ce long métrage qui met en scène Margaret Qualley et Joe Alwyn. Un film où le désir et la sensualité se heurtent à la réalité politique d’un Nicaragua en pleine tourmente.

Une vie de mensonge

© 2022 – Curiosa

Tourné pendant la pandémie du Covid-19, le film de Claire Denis l’intègre pleinement à son univers. On y découvre des personnages masqués, un hôtel où l’on contrôle la température de ses invité·es à leur arrivée, et des frontières imperméables, ce qui renforce un peu plus le sentiment d’oppression qui se fait de plus en plus prégnant pour son héroïne. Incarnée par Margaret Qualley, celle-ci est une journaliste américaine qui fait ce qu’elle peut pour trouver quelques informations à renvoyer à son employeur. Mais alors que les affaires tournent lentement, celle-ci est virée, et fait la rencontre d’un homme d’affaires énigmatique, incarné par Joe Alwyn. Coup de foudre ou moyen de décompresser dans une atmosphère devenue insoutenable, les deux ne se quittent plus, alors que le film prend une tournure de thriller aux tendances érotiques, où la romance et la sensualité se mêlent à un mystère qui semble planer au-dessus de ses personnages. Une rencontre fortuite de laquelle découle beaucoup de choses, mais Claire Denis s’amuse avec les spectateur·ices en ne dévoilant ses cartes que très lentement. Parce qu’avant de retomber sur une intrigue de thriller plus classique, Stars at Noon est l’histoire de deux âmes perdues qui se croisent et ne peuvent plus se quitter car il n’y a plus aucune autre solution : c’est deux personnes qui ont tout à perdre, mais qui n’envisagent plus d’avancer seul. Pas nécessairement par amour, mais plutôt parce que le réconfort et la « protection » même factice de l’un aide l’autre à surmonter un contexte presque surréaliste.

C’est alors que le long métrage oscille entre film noir et espionnage, car l’on ne sait pas trop qui est cet homme d’affaires prénommé Daniel. Bon, mauvais, un peu des deux, il exerce une sorte de fascination chez la journaliste, qui elle-même semble cacher des choses. C’est deux personnes qui s’accrochent l’une à l’autre alors qu’elles ne se connaissent pas et ne sont faites que de mensonges, ce qui donne au film un ton assez étonnant. Parfois un peu ridicule dans sa manière de présenter ses personnages, parfois intriguant, Stars at Noon est un film brinquebalant. C’est un peu de tout, un peu de rien, qui n’assume pas toujours ses intentions mais qui n’hésite toutefois pas à aller au bout de ses idées. Pour le meilleur, et parfois pour le pire. Notamment dans l’intrigue, sur sa deuxième moitié, autour d’un policier costaricain qui semble vouloir du mal à Daniel, et dont le comportement est caricatural, comme si la réalisatrice se moquait à sa manière de films d’espionnages qui se prennent un peu trop au sérieux. Surtout qu’elle y jette beaucoup de choses : au-delà de la dimension sensuelle et érotique du film, elle y met des considérations politiques, avec des personnages qui évoquent plusieurs fois les élections à venir, qui semblent être un moment décisif pour Daniel et le policier qui lui court après. Des indices distillés pour finalement raconter quelque chose d’assez classique, c’est-à-dire les Etats-Unis et leur éternelle influence sur la politique du Nicaragua. Cela ne reste toutefois que des éléments suggérés en toile de fond, car Claire Denis l’aborde sous un angle distant. Ce n’est qu’un décor, des évènements que les personnages n’évoquent que du bout des lèvres sans trop se dévoiler sur leurs intentions. Ce qui l’interroge, c’est plutôt la relation de ses deux personnages, un moment suspendu au milieu d’évènements beaucoup plus grands qui n’intéressent pas vraiment la cinéaste. 

Fuite en avant

© 2022 – Curiosa

C’est intéressant d’avoir abordé le fond politique du film de cette manière, en gardant le même flou que subirait n’importe quelle personne normale confrontée à la situation. Car le personnage de Margaret Qualley n’est qu’une journaliste avec assez peu d’expérience, elle n’a aucune raison de comprendre ce qu’il se passe. C’est hors de son champ d’expertise. Il y a quelque chose aussi d’assez fascinant dans cette manière de ressentir l’étau se resserrer : d’une quelconque amourette le film finit par devenir quelque chose de plus intense, plus fort, même si Claire Denis en fait parfois trop sur sa mise en scène des sentiments contraires, insistant encore et encore sur la relation d’amour sans confiance entre ses deux personnages. Mais c’est un film brutal sur sa manière d’aborder les sentiments, un amour naissant mais pas trop, des moments cruels, une perpétuelle recherche de sincérité dans quelques jours d’une vie où les mensonges prennent le pas sur la vérité. Margaret Qualley est parfaite pour le rôle, avec ses yeux très expressifs et son visage d’ange, elle incarne une certaine innocence face à la réalité. 

C’est aussi facile de détester que d’aimer le film. La proposition de Claire Denis est atypique. Ni complètement une histoire d’amour, ni vraiment un récit d’espionnage, c’est juste le récit de quelques jours où tout fout le camp et où elle ne s’embarrasse pas d’en expliquer les raisons. Les personnages se trouvent pris dans des évènements dont ils ne disent rien, quitte parfois à nous perdre un peu, tandis que les scènes recherchant une certaine sensualité sont parfois un peu lourdaudes. Mais il y a un certain charme là-dedans, une certaine élégance qui survit au gloubi-boulga d’une histoire mal maîtrisée, tout particulièrement grâce à une caméra qui sait apprécier l’instant et mettre en valeur de jolies scènes, et surtout, qui sait accentuer la tension qui se referme peu à peu sur ses personnages. Stars at Noon n’est pas un immanquable, mais c’est assurément un film qui questionne et qui provoque des sentiments assez intéressants.

  • Stars at Noon est sorti le 14 juin 2023 en salles et est depuis disponible en VOD, DVD et Blu-ray.
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Pas facile de se faire une place dans l’industrie des J-RPG. Genre prolifique, adoubé autant par les grands studios que par les indépendants, celui-ci connaît pléthore de titres qui en reprennent les codes chaque année. Pour sortir de la masse, il convient parfois de compter sur la réputation de ses auteur·ices, et c’est exactement ce qui a attiré l’attention sur Reynatis : le jeu édité par FuRyu s’est surtout illustré dans la presse pour la présence de Kazushige Nojima (scénariste sur bon nombre de Final Fantasy, et les Kingdom Hearts), ainsi que de Yoko Shimomura (compositrice au CV interminable). Mais comme on le voit assez vite avec Reynatis, les noms ne font pas tout.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’une clé par l’éditeur. Le jeu a été joué sur PlayStation 5.

Panique à Shibuya

© FURYU Corporation.

Théâtre des débats, le quartier de Shibuya à Tokyo concentre l’essentiel de l’action. On y fait la rencontre de Marin, un « Wizard » (le jeu est uniquement traduit en Anglais), un magicien, qui tente de se servir librement de ses pouvoirs avec un seul objectif, celui d’être le plus fort. Face à lui, les membres de la Magic Enforcement Administration (MEA), une force de police spécialisée dans la poursuite de Wizards, une force elle-même composée par ces magiciens hors pair, dont l’énigmatique Sari. Dans le monde de Reynatis, les gens acquièrent des pouvoirs, et deviennent des Wizards, après avoir vécu une expérience de mort imminente, seul point commun entre toutes ces personnes qui soudainement doivent choisir entre deux camps : se conformer à la MEA et lui obéir, ou conserver sa liberté au mépris de la loi. De l’autre côté, on trouve la Guilde, une faction aux intentions obscures, qui semble fricoter avec le surnaturel et des monstres qui proviennent de « Another », une zone alternative accessible via des portails qui apparaissent ici et là. Le jeu ne nous dira pas plus de choses que ça sur son contexte et son histoire, puisque vite jeté·es dans l’arène, les joueurs et les joueuses se retrouvent vite confronté au plus gros problème d’un jeu qui n’arrive jamais vraiment à être à la hauteur de ses ambitions. Ce problème, c’est une narration brouillonne. La MEA apparaît d’abord comme une force assez obscure où cohabitent de nombreuses personnalités vaguement présentées ; une force toute puissante qui combat le mal par le mal, tandis que la fuite en avant de Marin et des compagnons qu’il se fait en route peine à convaincre. La confusion règne dans un jeu où les chapitres s’enchaînent rapidement, en nous baladant d’un groupe à l’autre dans un récit chorale sans véritable liant. On passe du coq à l’âne constamment, l’histoire balance quelques idées ici et là, avec des enjeux mal définis.

On pense par exemple à tout le sous-texte sur la drogue, ici nommée « rub », qui semble être liée à la magie et aux Wizards et qui pose de véritables problèmes dans les rues de Tokyo. Ces enjeux-là liés à la drogue reviennent assez tard dans le jeu, mais sont souvent oubliés en cours de route, tandis que le propos sur l’interdiction d’utiliser la magie en publique pour les Wizards qui ne sont pas affiliés au MEA pourrait être une thématique assez intéressante autour de la prohibition, dans la continuité du propos sur la drogue, mais le jeu n’en fait pas grand chose de plus qu’une gimmick de gameplay qui consiste à se cacher du public pour se faire oublier chaque fois qu’on est pris en train de l’utiliser. Plus généralement, la confusion règne à cause d’un trop grand nombre d’enjeux balancés à la figure des joueurs et des joueuses sans trop s’y attarder. On nous montre une force de police autoritaire souffrant de conflits internes, une drogue qui ravage les rues mais pas trop, des monstres qui apparaissent comme un cheveu sur la soupe, des magicien·nes tout en noir (au bon souvenir de Kingdom Hearts) qui sortent de nulle part et des forêts magiques à explorer avec l’objectif d’y ouvrir une porte non moins magique sans qu’on ne sache trop pourquoi. Et tous ces éléments ont comme point commun d’être introduits sans s’attarder plus que cela sur la cohérence d’ensemble.

© FURYU Corporation.

La faute à l’introduction de beaucoup de personnages d’entrée de jeu avec une caractérisation sommaire. Marin, le héros, n’a rien d’autre à faire valoir que son envie d’être « le plus fort » des Wizards. Sari, son pendant à la MEA, est une coquille vide et ne semble être là que pour ses pouvoirs surpuissants. Les autres personnages jouables de sont pas plus aidés, et les choses se gâtent encore plus avec les personnages non jouables dont l’intérêt est toujours discutable. Même les grand·es méchant·es de l’histoire ont des motivations assez obscures, que le dernier tiers de l’histoire ne parvient pas vraiment à éclaircir. On se contente alors assez vite d’avancer dans l’histoire en pilote automatique, en enchaînant les chapitres sans trop se poser de question, avec l’espoir d’y comprendre quelque chose un jour. Et quand on commence un peu à comprendre ce qu’il se passe, on est déçu·es de se rendre compte que le jeu a fait beaucoup de mystères pour peu de choses. Cette confusion générale s’observe d’autant mieux dans la messagerie accessible à tout moment où les personnages s’échangent des messages plus ou moins rigolos, plus ou moins utiles à la narration : les messages sont distribués dans le désordre, les échanges sont parfois hasardeux, et on s’y perd vite. Quant au contenu secondaire, il n’y a rien de très intéressant, les missions suivent toutes le même cheminement. C’est-à-dire écupérer la mission, aller taper quelqu’un, et passer à la suivante. Mais ces missions secondaires sont indispensables car elles permettent de faire baisser le niveau de « malice » de la ville, donnant accès à des compétences supplémentaires via les « Wizarts ».

L’art de rue comme arme

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La « malice » est un taux (initialement à 100%) qu’il convient de faire baisser en réalisant des quêtes secondaires pour aider les habitant·es de Shibuya. Plus le taux est bas, plus les Wizarts sont accessibles. Il s’agit de graffitis qui ornent certains murs et qui, une fois récupérés, donnent accès à de nouvelles compétences actives et passives à équiper sur les personnages. Si le système semble intéressant, il s’avère en réalité assez artificiel car les quêtes secondaires étant directement liées au chapitre en cours, la baisse du taux de malice ne peut aller plus vite que la quête principale ; de fait, la progression des personnages est dépendante de l’avancée dans l’histoire. Néanmoins le système commence à prendre sens dans le dernier tiers du jeu quand suffisamment de Wizarts ont été récupérés, permettant de modifier intégralement les attaques magiques des personnages et les améliorer au moyen de cristaux acquis lors de la montée en niveau des personnages. Ces graffitis poussent à l’exploration d’un quartier de Shibuya compartimenté en plusieurs petites zones, pas désagréables à parcourir, même si les rues sont très vides et qu’il n’y a pas grand chose à y faire à part récupérer les graffitis. Néanmoins, l’ambiance y est plutôt sympathique, et le système de Wizarts s’intègre plutôt bien à son univers, avec le choix de faire reposer la magie sur l’art urbain, comme un clin d’oeil à l’esprit créatif du quartier de Shibuya, plutôt réputé chez les jeunes, où il fait bon se balader. Même si artistiquement, on sent le besoin de caser les quelques marques qui ont donné leur image, de la tour 109 à BIC Camera, en passant par le moins japonais Burger King. 

Le système de combat, reposant sur les Wizarts, est très facile à prendre en main : en appuyant sur L1, on passe le personnage de sa forme normale qui cache sa magie (« suppressed ») à sa forme libérée de Wizard (« liberated »). Dans la forme normale, la barre de mana permettant ensuite d’utiliser les actions offensives se recharge doucement, ou plus rapidement quand le personnage réalise des esquives. Pour faciliter les choses, le temps est ralenti quand le personnage est sur le point de prendre un coup en mode normal, et cela permet de réaliser un contre qui remplit la barre de mana quasi-intégralement. Pour grandement se faciliter les combats, il faut donc jongler entre les deux modes afin de toujours avoir une barre de mana alimentée, de manière à éviter les temps morts où il n’est plus possible d’attaquer. Une fois maîtrisé, le rythme des combats devient assez naturel, et simplifie amplement le jeu. Avec une difficulté unique, sans modification possible, on aurait pu craindre des moments moins accessibles, mais Reynatis se révèle finalement même trop simple. Une fois maîtrisé le contre il est presque impossible de mourir, et dans le dernier tiers le personnage de Sari devient absolument imbattable grâce à ses attaques qui lui permettent d’être toujours en mouvement, en plus de sa surpuissance magique. 

© FURYU Corporation.

Ainsi, les combats sont stéréotypés. L’approche est toujours la même, pas bien aidé par le fait qu’on soit presque toujours seul sur l’aire de combat puisque les autres personnages se contentent juste de distribuer deux ou trois coups avant de partir quand on change de personnage à la volée, profitant de leur barre de mana rechargée pendant leur attente. Un système faillible, puisque les combats se ressemblent tous, la faute au trop peu de coups à disposition. En effet, le jeu se joue avec trois coups : carré pour le coup de base, et triangle et rond pour les coups spéciaux affectés avec les Wizarts obtenus. Ces coups sont assez nombreux à débloquer, mais en définitive on n’en utilise qu’une poignée et ils ne peuvent être modifiés qu’en dehors des combats. Dans un titre qui s’avère beaucoup trop simple lors des combats face à une poignée d’adversaires grâce à la très simple parade, mais qui peut être insupportable et ingérable quand les adversaires sont trop nombreux, car les monstres attaquent tous en même temps et les coups encaissés provoquent un temps d’arrêt du personnage. On en arrive à des situations où ça devient presque impossible de mettre un coup, en essayant juste de faire monter la barre d’ultime qui permet de lancer une attaque dévastatrice qui touche tous les ennemis (heureusement, elle monte vite) afin de réduire leur nombre. Finalement, la principale difficulté reste dans la gestion d’une caméra qui devient souvent folle, notamment dans les espaces exigus de certaines zones.

Tokyo d’une autre époque

© FURYU Corporation.

Malgré un découpage en petites zones pas inintéressantes à parcourir, le quartier de Shibuya souffre, comme le reste du jeu, d’une direction artistique dépassée. Pas vraiment originale, rarement séduisante, celle-ci s’appuie sur des choix visuels qui n’évoquent rien de vraiment mémorable. Pas mieux pour les héros et héroïnes qui manquent de personnalité, tant sur leur écriture que visuellement, et qui peinent à être crédibles dans un univers qui manque de cohérence. Pas mieux sur la technique avec des textures et des animations d’antan, des rues extrêmement vides (et les quelques habitant·es que l’on croise se répètent à l’infini selon une poignée de modèles). On sent que le jeu a quelques générations de retard, et ce n’est pas ses personnages complètement stoïques et inexpressifs qui améliorent le constat. Pas mieux du côté des ennemis peu inspirés, tous ressemblants, le jeu ressortant même de nombreuses fois les mêmes deux ou trois mini-boss qui s’affrontent à chaque fois de la même manière. Si les boss sont plus variés, notamment dans le dernier tiers du jeu, ils souffrent également des mêmes problèmes avec des designs peu intéressants, en plus d’avoir des patterns très basiques. Enfin, c’est les « donjons » qui font peine à voir, puisqu’il s’agit du « Another », le monde alternatif accessible via des portails. Les zones sont toujours les mêmes, avec une sorte de forêt magique et labyrinthique à la distance d’affichage d’il y a vingt ans, où les mêmes ennemis s’affrontent encore et encore au même endroit, pour obtenir les mêmes objets et la même expérience. 

Il y avait pourtant du beau monde sur le projet, et on aurait pu espérer que Kazushige Nojima soit capable de proposer une narration engageante à défaut d’être exceptionnelle ; mais le scénariste à qui l’on doit quelques très beaux J-RPG semble en roue libre sur un jeu au développement probablement accidenté. Manque de liant entre les chapitres, personnages peu caractérisés, monde vide de sens, tout tape à côté dans Reynatis et c’est plutôt déprimant à parcourir. Il n’y a même pas une petite étincelle qui laisserait espérer des jours meilleurs, puisque au contraire, la narration n’arrive jamais à élever son niveau, pas plus lors de son final aussi raté que le reste. Il ne restait qu’un espoir, la bande originale de Yoko Shimomura, qui a rarement été prise à défaut lors de sa longue carrière. Mais même là, la compositrice à qui l’on doit quelques unes des plus belles OST du jeu vidéo japonais n’arrive pas à trouver ses qualités habituelles, en livrant une bande-son assez pauvre en titres (avec des thèmes qui se répètent souvent) en plus de ne jamais nous emmener dans son univers. Bref, Reynatis est une énorme déception, un jeu dans lequel on a bien du mal à trouver une réussite.

  • Reynatis est disponible depuis le 27 septembre 2024 sur PC, Nintendo Switch, PlayStation 4 et PlayStation 5.
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