Neva | La nouvelle perle de Nomada Studio

by Hauntya

En 2018, le premier jeu vidéo indépendant d’un petit studio espagnol marquait les esprits : Gris, de Nomada Studio. Fondé par deux développeurs de jeux vidéo – Roger Mendoza et Adrian Cuevas – et un artiste visuel – Conrad Roset, le studio se démarquait avec un jeu particulièrement beau, avec une direction artistique de toute beauté à l’aquarelle et son intrigue autour de la résilience d’une jeune femme. Six ans plus tard, le deuxième jeu du studio se dévoile : Neva.

Le titre est attendu avec autant d’impatience que d’appréhension : est-ce possible de recréer le miracle artistique de Gris ? Si ce dernier a particulièrement brillé sur la scène indépendante, c’est parce qu’il propose un univers unique, témoignant du côté artistique des jeux vidéo. Il offre des couleurs et des tonalités à l’aquarelle, des formes géométriques aussi harmonieuses qu’oniriques. Mais aussi parce qu’il ose présenter au joueur et à la joueuse une histoire abstraite, sans dialogue, laissée libre cours à l’interprétation, suivant la narration des niveaux, l’évolution du personnage, des couleurs et de la musique. C’est ce qui a permis à Gris, outre sa patte graphique unique, d’être une telle expérience vidéoludique, y compris pour des non-joueurs et non-joueuses. L’atmosphère est sereine et non punitive, avec l’absence de mort potentielle de l’héroïne. Autant dire que Neva est donc attendu avec impatience en tant qu’œuvre, mais qu’il est également difficile de passer après Gris.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’une clé numérique par l’éditeur, jouée sur Xbox Series S.

Princesse des louves

La jeune femme Alba étreint Neva, encore louveteau, sous un saule pleureur.

© Neva, Nomada Studio, 2024

Neva s’ouvre sur une scène paisible en été. Une jeune femme aux cheveux blancs, Alba, est avec une grande louve blanche et son petit, dans une nature idyllique. Le ciel d’aube est d’un rose doux, se détachant au-dessus de lointaines montagnes. Les arbres sont florissants, les champs verts et emplis de diverses fleurs en pleine éclosion. L’endroit a des petites allures de paradis dont Alba – dont le prénom signifie « blanc » comme celui de la neige – et ses louves seraient les gardiennes.

Mais bientôt, l’euphorie du moment s’assombrit. Des oiseaux commencent à tomber du ciel, noircissant durant leur chute et se révélant ensuite parasités par une végétation noire. Et brutalement, d’autres ombres apparaissent, des sortes de créatures aux minuscules bras, mouvant, flottant, s’enroulant autour des trois personnages. Alba est très vite éjectée de la bataille, inconsciente. Quand elle se réveille, c’est toute la végétation qui est corrompue par la noirceur, et surtout, la grande louve aux bois de cerf gît, inerte. Il ne reste plus que son louveteau, Neva (« Neige ») qui se blottit avec peur dans les bras d’Alba. Qui se cache contre elle, sa nouvelle mère, partageant sa tristesse d’avoir perdu un être cher.

Une quête va alors commencer pour les deux protagonistes : Alba et Neva vont apprendre à se connaître, Neva grandissant peu à peu, et surtout parcourir la nature qui les entoure pour venir à bout du mal qui s’en est emparé, entre énigmes, exploration et combats. La jeune femme dispose en effet d’une épée pour se défendre face aux créatures d’ombre et d’autres boss. Et si, au début, elle doit apprendre à Neva comment explorer, bondir, l’encourager, ce sera bientôt la petite louve qui la secondera dans les batailles à venir.

Une architecture naturelle des niveaux

Neva et Alba parcourent la forêt, rencontrant des cigognes japonaises.

© Neva, Nomada Studio, 2024

Il est difficile de commencer le jeu sans être sensible à ses graphismes en 2D. La patte de Conrad Roset est immédiatement perceptible . On reconnaît son pinceau, son type d’aquarelle, la même fluidité de couleurs que dans Gris, la même capacité à créer toute une atmosphère par des nuances de teintes, tout en restant léger, presque vaporeux. Et pourtant, ce n’est pas un succédané du premier jeu du studio. L’univers de Neva est bien différent, se caractérisant davantage par l’absence de lignes clairement marquées dans les décors, délaissant le côté onirique pour mieux exprimer l’harmonie avec la nature et créer un monde vivant, palpable, presque organique. On y ressent un petit côté impressionniste, surtout dans l’esquisse des fleurs et des feuilles, détaillés comme des petits coups de pinceaux précis. L’artiste cite ainsi notamment le peintre français Monet pour son influence du jeu, mais également Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki.

L’héritage du film de Ghibli sur Neva est en effet évident. On pouvait déjà retrouver dans Gris des petits esprits sylvains faisant penser aux kodomas du film. Dans ce second jeu, le design des ennemis fait surtout penser à la créature Sans-Visage du Voyage de Chihiro (une sorte de grande ombre sur petites pattes, vêtue d’un masque blanc inexpressif). Cela évoque tout autant la pourriture qui corrompt et possède les animaux de la forêt dans Princesse Mononoké, suite à l’industrialisation et la pollution des hommes. Évidemment, il y a aussi le personnage de la louve qui rappelle les loups géants du film, ceux-ci étant les gardiens de la forêt, doués de parole et étant capables de repousser la corruption parsemant la forêt. Il s’agit néanmoins d’une affiliation directement nommée et reconnue par Nomada Studio.

Gris est une œuvre qu’on sent imprégnée peut-être plus par l’art que par le gameplay. Dans Neva, c’est chose réparée. On trouve non seulement des énigmes, mais aussi de nombreux combats que le joueur peut choisir d’affronter, ou bien d’atténuer au maximum, grâce à un mode histoire qui rend Alba invincible et aide lors des phases délicates de plateforme. Esquive, saut, coup d’épée, aide de Neva à partir d’un certain moment : si les capacités d’Alba sont sommaires, elles sont néanmoins finement exécutées et apportent un vent de fraîcheur tout au long du jeu. Ce dernier ne cesse en effet de se renouveler : Alba en elle-même n’évolue guère en termes de gameplay, mais ce sont les niveaux qui vont proposer de nouvelles idées pour ne pas lasser la joueuse et le joueur. Les plateformes, loin d’exiger seulement des sauts, vont se complexifier. Un niveau où il faut sauter et combattre en prenant en compte son reflet, ce dernier faisant apparaître des choses invisibles dans la réalité ; utiliser un ennemi comme ressort vers d’autres plateformes ; utiliser des mécanismes parfois minutés pour changer les architectures de niveaux et atteindre des endroits inaccessibles…

Le gameplay du jeu se renouvelle suffisamment et propose de nouvelles choses, sans lasser durant les 4-5h qu’il vous faut pour conclure l’aventure. Même les combats évoluent peu à peu, les ennemis pouvant parfois utiliser des blocs de pierre, être sur plusieurs fronts, ou Alba peut aussi se servir d’éléments particuliers du décor pour mener un duel à bien. Cela nécessite toutefois de la précision et de savoir agir au bon moment, sans paniquer ni se précipiter, au risque de détruire les trois fleurs d’Alba, qui sont ses barres de vie. Un art du détail qui montre aussi bien la maîtrise du jeu que l’expérience acquise par le studio, afin de proposer un gameplay plus abouti et plus réfléchi encore que dans leur premier jeu.

La transmission et l’attachement dans un monde en conflit

Le monde d’Alba est en proie à une noirceur qui menace de tout détruire, allant jusqu’à posséder et tuer les autres animaux que nous croisons : sangliers, oiseaux, cerfs… Cela va jusqu’à annihiler les gardiens de la nature que sont les loups du jeu, dont les cornes rappellent ceux des wendigos. Ceux-ci sont certes des créatures horrifiques, mais ils sont aussi parfois considérés comme protecteurs de la forêt. Qu’est exactement cette noirceur ? Qui sont ces étranges êtres d’encre noire, aussi onduleux dans leur mouvement que voraces dans leur appétit ? On ne peut que faire des suppositions ; à l’instar de Gris, Nomada Studio nous laisse totalement interpréter les choses, même si les créateurs ont bien eu l’idée d’axes directeurs dans leur jeu :

« Neva is a love song dedicated to our children, our parents, and our planet. It tells the moving tale of a young woman and her lifelong bond with a magnificent wolf as they embark on a thrilling adventure through a rapidly dying world.

After finishing our previous game, Gris, we enjoyed a long period of tranquility and reflection. Our creative director, Conrad Roset, had just welcomed his son into the world and dedicated all of his time to raising him.

During this time, we began to really digest what was happening in the world around us. Climate change, social unrest, and most recently, the COVID-19 pandemic. All of this created an idea for the setting of Neva. We decided to focus our efforts on creating a game about the relationship we have with our children, and how we emotionally relate to them in often complicated contexts. » (Introduction issue du PDF fourni avec le code du jeu)

 

« Neva est un chant d’amour dédié à nos enfants, nos parents et notre planète. Il relate l’histoire émouvante d’une jeune femme, de son lien de longue date avec un magnifique loup, alors qu’ils embarquent dans une aventure risquée dans un monde en train de mourir.

Après avoir fini Gris, notre précédent jeu, nous avons profité d’une longue période de tranquillité et de réflexion. Notre directeur artistique, Conrad Roset, a eu son premier enfant, et a profité de ce moment pour l’élever.

Durant cette période, nous avons commencé à réellement digérer ce qui arrivait autour de nous dans le monde. Le changement climatique, l’intranquillité sociale, et plus récemment, la pandémie Covid-19. Tout cela a donné les fondations de Neva. Nous avons décidé de concentrer nos efforts sur la création d’un jeu qui parlerait des relations que nous avons avec nos enfants, et de comment nous nous connectons à eux dans ces temps complexes. »

Bien que l’histoire de Neva soit entièrement fictionnelle et même empreinte de fantasy, elle est donc une métaphore d’un état d’esprit de Nomada Studio, mais aussi du monde actuel. Il n’est alors pas impossible de voir la pourriture qui envahit le jeu comme une image de la pollution du monde (ce qui serait aussi une référence à Princesse Mononoké), comme une maladie revenant par cycles, ou encore comme un symbole de l’avidité humaine. Ne voit-on pas les étranges créatures noires tout dévorer sans distinction ? Ou pourtant, parfois, être immobilisées dans des attitudes de prière et d’imploration, soumises elles aussi à une force plus puissante ? A chacun.e de comprendre cela comme iel le souhaite.

Un paysage rouge et cauchemardesque où les monstres du jeu sont représentées par de longues mains.

© Neva, Nomada Studio, 2024

Si Neva est aussi un jeu extrêmement touchant, c’est par ce lien particulier de parentalité qui a nourri sa genèse. Alba s’occupe de Neva alors qu’elle n’est encore qu’un louveteau. Dans les premiers niveaux du jeu (la partie Été), Alba peut ainsi la cajoler, la rassurer, mais l’encourage aussi à avancer, à sauter, la défend contre les ennemis. Quand elle la perd de vue, elle peut l’appeler (ce sera le seul dialogue du jeu) d’un ton qui devient inquiet ou pressant, avant de s’apaiser quand elle la retrouve. Ces différentes intonations – peur, affection, amusement – transmettent toute la tendresse de la relation qui les unit. Puis Neva grandit peu à peu, devenant plus indépendante, plus rapide, s’affirmant et défendant sa mère adoptive. On y perçoit clairement le lien qui se tisse quand on s’occupe de quelqu’un, de l’aider à grandir, à s’affirmer, à s’adapter, que cela soit un enfant ou un animal de compagnie. Une parentalité qui, ensuite, nous revient quand Neva vient défendre Alba ; une parentalité qui doit aussi accepter de la laisser vivre sa vie et prendre ses propres décisions. Ce n’est pas un hasard si le jeu est divisé en chapitres illustrant chaque saison, permettant de voir l’évolution de Neva et son apprentissage du monde. Il illustre aussi le cycle des saisons et de la vie.

Un jeu de toute beauté

Neva est-il aussi touchant que Gris ? Son message est différent. Il touche peut-être moins intimement que Gris, qui évoquait le deuil, la dépression, la résilience. Mais pour toute personne ayant un enfant ou ayant un animal, il émeut avec une certaine puissance. On retrouve dans le jeu, à travers le lien unissant Alba et Neva, une sincérité, une innocence, une affection qui font que le coeur se serre. On y retrouve cette responsabilité qu’on peut avoir envers un autre, ainsi que la douceur qu’on a à lui apprendre à grandir et à le protéger.

Avoir donné à ce jeu une intention aussi différente du premier, tout en gardant ce côté artistique très prononcé, ces couleurs lumineuses et douces qui créent tout un monde, qui donnent toute une atmosphère aussi bien poétique que cauchemardesque selon les environnements… C’est ce qui le rend aussi unique. Il se démarque de Gris, bien qu’on en ressente l’héritage et le style, tant en direction artistique qu’en gameplay. En permettant davantage de combats, en jouant sur la perception des décors, en ayant deux personnages au lieu d’un, Nomada Studio réussit le défi de créer un nouveau jeu magnifique, émouvant, sans pour autant donner d’imitation – ce qu’on aurait pu redouter plus que tout. Même la musique, à nouveau produite par le groupe Berlinist, trouve des tons différents, plus apaisés, avec des sons ponctuels qui semblent résonner comme un bruissement de la forêt. Certaines musiques évoquent davantage un chœur sans paroles, comme si la nature prenait vie et s’exprimait à travers la mélodie. Neva est de toute beauté, d’une délicatesse rare : un baume pour le coeur.

  • Neva est disponible sur Playstation 4 et 5, Xbox Series, Nintendo Switch et Steamdeck depuis le 15 octobre 2024.

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