Harley Quinn | L’enfer est pavé de bonnes intentions

par Hauntya

Harley Quinn est sans doute le plus populaire des personnages féminins de l’univers DC Comics. Depuis sa première apparition à la télévision dans Batman la série d’animation en 1992, jusqu’à aujourd’hui avec les films Suicide Squad et Birds of Prey, l’antagoniste a connu de multiples incarnations entre séries animées, films et comics. Peut-être même trop. A force d’être surmédiatisée ces dernières années, Harley Quinn paraît dénaturée de son caractère d’origine : ultra-sexualisée, dans une relation de plus en plus tordue avec le Joker, parfois moins ambiguë et méchante que ne l’est vraiment le personnage, ou faussement subversive. Bref, sous-exploitée, pour un personnage qui a pourtant tout pour être intriguant et lunatique à souhait.

Alors, quand des comics one-shot spécifiquement dédiés à Harley Quinn sont parus cette année, on pouvait en attendre le pire comme le meilleur. Et heureusement, Harleen de Stjepan Šejić ainsi que Harley Quinn : Breaking Glass de Mariko Tamaki et Steve Pugh, tous deux publiés chez Urban Comics cette année, proposent de revisiter fidèlement le personnage avec une nouvelle origin story de l’anti-héroïne. Partons donc pour deux plongées dans l’esprit ambivalent d’Harley Quinn !

Harleen, scénarisé et illustré par Stjepan Šejić : Une descente aux enfers noire et sublime

© 2020, Harleen, Urban Comics / DC Comics

Harleen Quinzel est une jeune psychiatre au passé un peu mouvementé, mais ambitieuse. Désireuse de prouver que la sociopathie des criminels est la conséquence de conditions de vie violentes et conflictuelles, elle parvient à obtenir un poste à Arkham Asylum. Là-bas, elle n’a que l’embarras du choix parmi les criminels enfermés, pour valider sa théorie : Poison Ivy, Szaz, l’Homme-Mystère, le Chapelier… Mais le meilleur candidat reste le Joker, l’homme qui a failli la tuer quelques semaines plus tôt. Tour à tour terrifiée et fascinée, Harleen va entamer la longue chute qui la mènera à devenir Harley Quinn.

« Mon histoire, c’est celle où la fille danse avec le diable tandis qu’il la guide sur la route de l’enfer… Un chemin qui commence, comme bien souvent… avec une bonne intention. »

© 2020, Harleen, Urban Comics / DC Comics

On pourrait penser l’histoire d’amour entre Harley et le Joker déjà vue et revue. Mais Stjepan Šejić lui offre une nouvelle vision, mature, intelligente et sombre. Plus que tout, il se focalise sur Harleen, la psychiatre désireuse de faire justice, plus que sur Harley, la criminelle déjantée dont on a quelques aperçus à certaines pages. C’est de son point de vue que nous découvrons l’histoire, assistant à ses rêves, ses fantasmes, mais aussi à des troublants parallèles avec les autres personnages qui croisent son histoire.

Ce n’est pas anodin si on trouve la citation sur le chemin de l’enfer pavé de bonnes intentions au début du comic book. Harleen Quinzel est une jeune femme de bonne volonté, parfois encore un peu naïve, quelquefois cynique, mais déterminée à faire le bien et à prouver qu’on peut guérir les criminels de leur noirceur, ou au moins comprendre qu’ils ne sont pas initialement des monstres. C’est dans cette quête optimiste qu’elle entre à l’asile d’Arkham ; mais ses espérances sont vite balayées par la froideur hostile du lieu, par l’égocentrisme de prisonniers plus intéressés par ce qu’ils sont que comment ils le sont devenus, ou encore par le jeu politique de Harvey Dent, qui cherche à nuire à ses recherches. Notre psychiatre se révèle, comme tout être humain, en proie à des failles qui n’échapperont pas au Joker, le patient avec lequel va débuter une relation ambiguë, ou même à Poison Ivy, superbement dessinée. La présence de celle-ci, même passagère, n’est pas anodine : c’est un personnage souvent relié à Harley Quinn dans d’autres comics, où elle est sa confidente ou sa petite amie.

© 2020, Harleen, Urban Comics / DC Comics

Mais la relation avec le Joker est évidemment au cœur même de l’histoire. Le célèbre vilain apparaît sous les traits d’un beau Joker, qui ne manque cependant pas de traumatiser Harleen lors de l’introduction du comics – un traumatisme qui trouvera son sens dans la suite de l’histoire. Avec ses airs de rock star lunatique, on ne sait jamais véritablement sur quel pied danser avec lui. Est-il parfois sincère envers Harleen, voire amoureux ? Ne joue-t-il qu’un jeu afin de la piéger, inversant les rôles de psychiatre et de patient ? Le Joker est ici énigmatique à souhait, naviguant entre mégalomanie déjantée, blagues sinistres et homme dévoré par la noirceur de ses actes. Tour à tour effrayant et séduisant, il a tous les atouts pour être celui qui mènera lentement Harley à sa chute – elle croyant saisir sa main pour l’aider à se hisser hors du gouffre, et lui, l’y entraînant avec force… Tout le comics est empreint de cette relation aussi vénéneuse que fascinante, parfaitement dans l’esprit des deux personnages.

© 2020, Harleen, Urban Comics / DC Comics

Le jeu de miroirs et de symétries des cases, s’ils évoquent souvent le face à face avec le Joker, les moments où Harleen et lui se rapprochent, sont aussi utilisés avec brio pour mettre l’héroïne en reflet avec Harvey Dent, le futur Double-Face. Ce dernier, ironiquement, subit un peu près le même chemin que la psychiatre – de bonnes intentions trop obstinées le menant à l’enfer. Tous deux suivent la même route vers leur destin d’antagonistes, bien que réagissant différemment à la noirceur de Gotham : Harleen avec un souhait de rédemption, Harvey avec l’impossibilité de croire à la moindre nuance chez les criminels. Outre Double-Face, le Joker et quelques autres méchants iconiques de la ville, on croise évidemment Batman. Si celui-ci n’apparaît que dans quelques scènes, et n’est jamais clairement mis en avant, c’est sous forme de silhouette imposante aux yeux étincelants. Avec le Joker, il est souvent dans l’ombre et la fumée, une figure avalée par les combats qu’il mène pour la ville, au final aussi insaisissable que son ennemi juré. Mais face à Harleen, c’est à une représentation iconique de Batman qu’on assiste, le vengeur qui se distingue car il se refuse à tuer, espérant peut-être lui aussi la rédemption de ceux qu’il capture. La conversation qu’il a avec la psychiatre à ce sujet parvient, en quelques images et paroles, à être mémorable et significative pour le reste de l’histoire.

© 2020, Harleen, Urban Comics / DC Comics

Harleen est une origin story dont on sait que Harleen ne ressortira pas indemne, devenant Harley Quinn, compagne et complice du Joker. On sait pertinemment que le Joker la manipule insidieusement. Pourtant, le talent de Stjepan Šejić, c’est de revisiter cette histoire sans la dénaturer, de faire de son héroïne une jeune femme au parcours brillant mais parsemé de quelques embûches. La dégringolade d’Harleen n’est pas causée que par sa relation toxique avec le Joker : c’est aussi une conséquence d’éléments de son passé, d’un stress post-traumatique, d’une vie devenue difficile, et d’une empathie trop grande. Une narration intelligente et très psychologique, embellie par des dessins plus superbes les uns que les autres, aux visages terriblement expressifs et touchants. On ressent aisément la peine, le désespoir, la joie ou la rage d’Harleen, par une attitude, un sourire, une pose. D’autres planches, entre scènes de rêves et de fantasmes, explorent les métaphores pour représenter le couple en devenir, avec des références allant du Petit Chaperon Rouge à Alice au pays des merveilles.

Le comics ne sombre jamais dans le vulgaire, ni dans le cliché pour décrire l’histoire d’Harleen Quinzel, une version parmi d’autres, mais avec un potentiel à la hauteur du personnage. Harleen est une histoire tragique, intimiste, une perle noire avec une romance toxique, qui n’hésite pas à fouiller dans les peurs, désirs et intentions de ses personnages, pour nous livrer une héroïne à multiples facettes, et dont la déchéance est finement amenée. Le dessin et la narration de Stjepan Šejić  retranscrivent le mythe d’Harley Quinn avec autant d’élégance que d’amour, pour un protagoniste dont on croyait avoir vu toutes les nuances. Et ce, jusqu’à une dernière page sublime, exprimant à merveille sa folie et son ancienne humanité.

Harley Quinn Breaking Glass, scénarisé par Mariko Tamaki et illustré par Steve Pugh : Un récit initiatique éclatant

© 2020, Harley Quinn Breaking Glass, Urban Comics / DC Comics

Changeons d’univers et d’ambiance avec le comic book Harley Quinn : Breaking Glass, publié également chez Urban Comics mais dans la collection Urban Link, qui est dans un ton beaucoup plus adolescent et Young Adult que Harleen chez le même éditeur. Le but de la collection étant d’accrocher de nouveaux jeunes lecteurs, en proposant des réinterprétations de personnages iconiques… Mais une vision adolescente ne signifie pas pour autant une vision bâclée ou édulcorée, bien au contraire !

Harleen Quinzel a quinze ans et débarque à Gotham, pensant vivre chez sa grand-mère. Celle-ci étant décédée, la jeune fille est recueillie par Mama, une drag-queen au cœur d’or. Avec sa personnalité explosive, Harleen entre alors au lycée de Gotham, devient la meilleure amie d’Ivy, puis l’ennemie de John Kane, fils de richissimes entrepreneurs. Quand les Kane décident de racheter et raser le cabaret de Mama, c’est l’injustice qui pousse Harleen à se révolter.

« La voie des anges est trop longue et difficile pour la plupart des gens. Celle des démons, c’est une simple chute… qui mène droit en enfer. »
« Mais quand t’es au milieu, comment tu sais si tu montes ou si tu descends ? »
« Tu ne perds pas de vue ce pour quoi tu te bats…et tu regardes qui se bat avec toi. Ça devrait suffire à t’indiquer dans quelle direction tu vas. »

© 2020, Harley Quinn Breaking Glass, Urban Comics / DC Comics

Au tout départ, Breaking Glass peut rebuter. Je l’ai d’ailleurs été pendant un instant, peu habituée à ce trait de dessin, à ces couleurs dominantes en gris-bleu froid. Et puis, les illustrations de Steve Pugh fonctionnent, car aux cases monochromatiques surgissent des touches de rouge éclatant, des nuances spécifiquement appropriées aux différents personnages rencontrés. Ce jeu de couleurs, tout en contraste, devient alors l’un des points forts du comic book, soulignant la force de tel protagoniste ou montrant comment l’histoire se dirige vers un point bien plus dangereux ! Par ailleurs, des flash-back aux tons orangés et chatoyants mettent aussi en scène l’héroïne dans son enfance. Même à cette période, elle était loin d’être recommandable !

© 2020, Harley Quinn Breaking Glass, Urban Comics / DC Comics

Le comics prend la voie d’une autre réinterprétation, celle d’une Harleen Quinzel adolescente, au passé déjà entaché de petits délits, prête à commencer une nouvelle vie à Gotham. Pourtant, dans ce portrait, tout le personnage est déjà presque là. Cette Harley est une véritable bouffée d’air frais : pétillante, drôle, enjouée, naïve, optimiste, parfois complètement délurée, emplie d’une énergie folle. Et avec ses futurs mauvais côtés : faire confiance aux mauvaises personnes, répondre aux embrouilles par des coups et des explosifs, agir de façon impulsive et irréfléchie… Oui, tout est déjà presque là. Mais ce que j’ai le plus aimé dans Breaking Glass, c’est justement qu’Harleen soit aussi entière avant de rencontrer le Joker. On comprend les origines de son surnom et de son costume, inspirés par la petite bande de drag-queens qui la recueille à Gotham comme une seconde famille ; son caractère lunatique est déjà présent, tout comme sa dangerosité.

Ce sont ensuite les personnes qu’elle croise qui contribueront à forger davantage sa destinée. On n’adhère ou on n’adhère pas au Joker, à la personnalité anarchiste manquant parfois un peu de folie. Ivy est très touchante : ici Afro-américaine, elle se retrouve profondément engagée dans la lutte pour les droits sociaux, la diversité culturelle ou la protection de l’environnement. C’est principalement ce duo qui ressort, entre anarchie explosive et militantisme pacifiste, agissant presque comme un petit ange et un petit diable sur les épaules de la future Harley Quinn. Par ailleurs, il n’est pas impossible de croiser un certain Batman… Ces personnages, adolescents et encore aux prémices de leurs destins iconiques, sont réécrits avec intelligence pour aborder des problématiques actuelles auprès de leurs lecteurs. Et ça marche terriblement bien, tant de nombreuses thématiques sont abordées avec aisance, sous le regard énergique et enjoué d’une Harley éclatante.

© 2020, Harley Quinn Breaking Glass, Urban Comics / DC Comics

Breaking Glass s’éloigne certes de de l’ambiance des comics habituels, mais sa réinvention du personnage est véritablement plaisante. L’histoire parle de la difficulté à savoir qui l’on veut devenir et comment. Une fois n’est pas coutume, c’est en partant avec de bonnes intentions, qu’Harley se retrouvera à suivre une voie beaucoup moins tranquille et innocente qu’elle ne l’aurait voulu. Mais l’intrigue porte aussi des messages de tolérance, de militantisme, d’égalité sociale, et de la manière d’y parvenir. Surtout, son héroïne est emplie d’une énergie qui n’appartient qu’à Harley Quinn, empreinte de sourires, de jeux de mots, d’absurdité, de comportements aussi violents que parfois enfantins. Ce n’est pas pour rien qu’ici encore, on l’assimile souvent à Alice au pays des merveilles !

On ne peut pas lire Harley Quinn : Breaking Glass en attendant la même chose que de Harleen. Le premier est aussi lumineux et étincelant que le second est sombre et psychologique, destinés à des publics différents. Ils explorent à leur manière les aspects positifs de l’âme humaine, mais aussi ses méandres tortueux, en proposant deux incarnations, deux origins stories. Pourtant, de leur façon propre, ils sont fidèles à l’esprit d’une Harley Quinn ambivalente qu’ils réécrivent, avec des illustrations souvent magnifiques, parfois symboliques, mais toujours expressives. Une véritable redécouverte d’une anti-héroïne que, pour ma part, je ne portais pas spécialement dans mon cœur !

Vous pouvez gratuitement découvrir les premières pages de Harley Quinn Breaking Glass et Harleen sur le site d’Urban Comics.

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