Dans l’ombre, de Junji Ito | Onze nouvelles, onze chutes horrifiques à souhait

par Hauntya

Sur Pod’Culture, nous vous avons déjà emmené(e)s sur les terres horrifiques du mangaka Junji Ito. Révélé par son manga Tomie, où une jeune et belle femme surnaturelle rend fous les hommes autour d’elle, Junji Ito a ensuite creusé son œuvre autour de la peur, des légendes urbaines et du body horror, notamment avec L’amour et de la mort. Les éditions Mangetsu le remettent à l’honneur depuis maintenant quelques années, avec une collection de toutes les œuvres du mangaka. Dans l’ombre est le dernier recueil paru à ce jour dans cette collection, tout à fait à la hauteur des autres œuvres de Junji Ito et permettant de découvrir onze nouvelles écrites entre 1991 et 1993.

Cette critique a été rédigée suite à un envoi d’un exemplaire papier par l’éditeur.

L’horreur dans le quotidien

L’abomination n’est pas toujours totalement surnaturelle chez Junji Ito. Certains de ses récits font part d’une terreur réaliste, à la limite parfois entre l’absurde et le glaçant. Dans l’ombre contient des nouvelles, chacune à chute, un peu comme des épisodes anthologiques de faits divers et surnaturels. L’auteur place ses histoires dans un Japon contemporain, universel, dans lequel l’époque n’est pas clairement définie. Cela rend chaque intrigue d’autant plus proche et actuelle, puisant ses racines dans la vie ordinaire et parfois dans les coutumes les plus traditionnelles du Japon.

Autant dire que les dernières cases font alors toujours l’effet d’une douche froide, d’un frisson glacé. Chaque histoire a une chute comme on les aime, avec une image marquante, grouillante de détails atroces ou d’une poésie morbide, achevant d’imprimer le récit dans la tête du lecteur. Ce petit frisson noir et glacé à chaque « résolution » finale, on prend plaisir à l’éprouver. Car à chaque fois, Junji Ito va encore plus loin dans ses idées, dans sa conception de l’horreur, qui puise autant dans le folklore japonais que dans un body horror assumé, à renfort de transformations charnelles écœurantes et de pourriture décomposée.

Mais pour revenir à cette horreur du quotidien, on la trouve dans deux des récits du recueil. Tout d’abord dans Le Mannequin, où un jeune homme est fasciné par l’image d’une modèle dans un magazine…mais parce qu’elle est à la fois très grande et surtout avec un visage dérangeant, complètement allongé et loin d’être harmonieux. Il en est hanté plusieurs jours, avant de se lancer dans un tournage avec un groupe d’amis…embauchant ce mannequin contre son gré. Bien qu’on soupçonne la modèle de ne pas être humaine, la terreur repose sur ce visage obsédant et inhabituel, qui devient terrifiant et malaisant pour les autres personnages.

Souvenirs disparus met en scène une jeune fille magnifique, qui rêve pourtant d’un visage odieux et monstrueux la nuit. Elle en vient à se demander si un jour elle a ressemblé à ce visage, notamment durant son adolescence dont elle a peu de souvenirs. Là encore, c’est le contraste entre la beauté et la laideur qui imprègne les cases de Junji Ito, mettant en parallèle des jeunes filles sublimes face à d’autres plus grossières et ingrates, mettant quelque part le doigt sur l’obsession de la beauté physique à tout prix. Un thème qu’on pouvait déjà retrouver dans Tomie, avec une sublime héroïne qui cachait un véritable monstre.

Folklore urbain et coutumes funestes

© Dans l’ombre, Junji Ito, Mangetsu, 2025

Une fois n’est pas coutume, comme dans L’amour et de la mort, Junji Ito se plaît aussi à mettre en scène des légendes urbaines japonaises, ou du moins à s’en approcher. Dans L’impasse, qui ouvre le recueil, un jeune homme loue une chambre au sein d’un foyer familial. Il entend des bruits de jeux dans une ruelle fermée, à la nuit tombée. Or, il s’agirait d’enfants fantômes, selon la fille des propriétaires des lieux. S’agit-il d’esprits perturbateurs ou de quelque chose de bien plus sinistre ? Ne comptez pas sur moi pour vous révéler l’excellente chute…

L’auberge fait également appel aux coutumes japonaises traditionnelles pour mieux les détourner. Dans une maison, l’homme de la famille devient fou, obsédé par l’idée de transformer leur demeure en une auberge avec bains thermaux. Il transforme totalement leur maison en un hôtel lugubre, parvenant à creuser la source dont il rêvait tant. Mais celle-ci dégage une odeur sulfureuse et inquiétante… un jeune homme finit par enquêter sur cette mystérieuse auberge, pour comprendre qu’il s’agit d’une sorte d’entrée vers les enfers.

Dans L’assentiment, on observe un jeune homme qui va sans cesse répéter sa demande en mariage au père de son amoureuse. Là où on pourrait dire qu’il s’agit d’un acte traditionnel, celui-ci devient alors absurde et infernal, le père ne cessant d’éconduire la demande tout en profitant des cadeaux du jeune homme. Un manège qui va se répéter des années et des années, virant à l’obsession maladive, à la répétition d’un schéma alors même que l’amour disparaît peu à peu, remplacé par une habitude machinale. Si la dernière demeure poétique, elle est aussi terriblement funeste et triste.

Chairs décomposées

Parfois, l’horreur chez Junji Ito vient également de lieux bien connus du quotidien, qui inspirent d’autant plus l’effroi. L’hôpital où on est censé soigner les maladies ; une fac où les étudiants se retrouvent ; ou sa propre maison, qu’on retrouve après une longue absence. Voisines de chambre confère une vision d’horreur à une jeune femme ayant subi un accident de voiture. Elle est obligée de partager sa chambre avec d’autres patientes, qui semblent rêver des mêmes choses et être dans une étrange symbiose. L’héroïne sera loin de partager cet esprit commun maléfique, finissant par fuir les lieux et ces femmes devenues comme une entité à plusieurs têtes…donnant à voir au lecteur une vision finale glaçante.

Le mal qui hante les pages de Junji Ito n’est pas toujours clairement nommé. La chute nous montre un village frappé d’une étrange malédiction, où les habitants sont emportés dans les airs après des accès de somnambulisme, avant de subir une chute tout à fait mortelle. Sont-ils projetés par un esprit cosmique lovecraftien ? Est-ce une mort suite aux péchés d’une vie ? Le mystère reste entier, mais ces chutes ont de quoi créer un frisson d’angoisse chez les lecteurs et les lectrices.

Les fumeurs est également l’une des nouvelles les plus malaisantes du recueil, mettant en scène un groupe de fumeurs particulièrement pointilleux sur ses nouveaux membres. Les cigarettes qu’ils partagent sont addictives, loin d’être véritablement « surnaturelles » et pourtant… avec un parallèle qui fait immanquablement penser aux camps de déportation et d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, ce récit nous met terriblement mal à l’aise, montrant que l’horreur peut venir de n’importe où, transformant n’importe qui en un être qui n’a plus toute sa raison.

Labyrinthes intérieurs

© Dans l’ombre, Junji Ito, Mangetsu, 2025

Parlons enfin des trois nouvelles restantes dans le recueil, et qui font peut-être partie de celles qui m’ont le plus frappée. Elles reflètent en effet à la fois toute la fascination et le morbide que Junji Ito parvient à créer dans ses histoires. Ses personnages sont ordinaires, vite reconnaissables, parfois attachants, toujours très proches de nous. Ni particulièrement beaux, ni particulièrement laids (sauf quand c’est voulu), les héros et héroïnes se retrouvent souvent perdu(e)s au milieu de situations qui les dépassent, basculant brutalement dans l’étrangeté et l’horreur. Parfois ils s’en sortent. Parfois, seule la mort les attendra.

La moisissure voit un homme revenir chez lui après une longue absence. Il a choisi de louer sa maison à une famille vaguement connue, pour alors découvrir que sa demeure a été complètement ruinée et infestée d’une sorte de moisissure. Il essaie de la réhabiliter, pour découvrir que la pourriture qui suinte sur les murs ne fait que s’étendre, s’étendre, atteignant les fondations de la maison et s’infiltrant dans les moindres recoins. Hélas, il choisit d’y rester plutôt que fuir… Il s’agit encore d’une de ces nouvelles particulièrement frappantes. Parce que la pourriture dégoulinante des parois s’infiltre dans notre tête en même temps que dans celle du protagoniste. Parce que les détails sont tellement bien dessinés qu’on a un froncement écoeuré rien qu’en regardant les cases. Junji Ito parvient à transmettre l’horreur par son coup de crayon, par son ambiance, parfois de façon quasi-physique.

C’est quelque chose qu’on retrouve aussi dans La ville sans rues, particulièrement fascinante. Une jeune fille décide de rendre visite à sa tante, mais réalise que la ville où cette dernière vit a été barricadée. En vérité, les rues ont soudainement eu des murs, rendant impossible toute circulation, à part en passant dans les maisons des uns et des autres. Chaque habitant s’est alors mis un masque pour essayer de cacher son identité et le peu de pudeur qu’il leur reste. Et en plus, un tueur rôde… Particulièrement claustrophobe et géniale à la fois, La ville sans rues nous emmène dans un dédale où il n’y a plus d’intimité, où les gens se font voyeurs et incognitos, où chacun et chacune commence un peu à perdre la raison, sans pour autant se résoudre à fuir. La nouvelle révèle le pire et le meilleur en chacun, du voyeurisme à la tuerie, dans une ville où le manque d’intimité et d’ouverture – contradictoires – rend fou.

Enfin, parlons du Marchand de glaces, qui a quelques vibes à la Stephen King. Dans leur nouveau quartier, un père et un fils voient qu’un camion de glaces passe régulièrement pour offrir des crèmes glacées aux gamins. Ces glaces deviennent alors une obsession, jusqu’à ce que le père cède et laisse son fils en prendre. La fin de l’histoire devient un cauchemar pur que je vous laisse découvrir.

Conclusion

Dans l’ombre confirme le talent et le génie de Junji Ito, créateur d’histoires horrifiques aussi fascinantes que glaçantes, maniant l’horreur du quotidien aussi bien que celle menant à la décomposition, la maladie et le mal intérieur en chacun(e) de nous. Il est particulièrement doué pour installer des scènes simples, et pourtant installer dans ses récits des images saisissantes, perturbantes, qu’on n’oublie pas de sitôt. Bien des nouvelles de ce recueil me resteront en mémoire, peut-être davantage encore que avec L’amour et de la mort. S’il s’agit avant tout de récits horrifiques particulièrement bien menés, certains n’oublient pas de se faire critique ou parfois métaphores de certains traits humains ou de la société japonaise, dénonçant les obsessions, le culte de la beauté, la gourmandise extrême ou l’égoïsme inhumain. L’horreur se cache dans aussi bien dans l’ordinaire que le surnaturel, et il n’y a pas toujours besoin de body horror, pour réaliser un récit à vous faire passer une nuit blanche.

  • Les œuvres de Junji Ito sont disponibles en librairie aux éditions Mangetsu.

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