Comme si elle voulait contester son image, la saga des Assassin’s Creed a considérablement évolué ces dernières années. Après une décennie reposant sur un système quasi identique, brouillon dans son premier jeu en 2007 puis révélé et abouti dès son deuxième épisode, la saga a fait sa petite révolution en 2017 avec Origins, un épisode qui lorgnait vers un peu plus de « liberté » avec une taille décuplée pour la carte à explorer, ainsi qu’un système de progression de personnage et de combat qui empruntait à ce que l’on trouve habituellement dans les RPG (niveaux et compétences qui conditionnent la faculté à battre certains ennemis). Un choix plutôt bien accueilli compte tenu de la réception commerciale des épisodes suivants, jusqu’à ce qu’une certaine lassitude pointe le bout de son nez. C’est alors que Assassin’s Creed Mirage, confié au studio de Ubisoft Bordeaux (dont c’est le premier jeu AAA après quelques années de développement en soutien sur d’autres titres) marque une nouvelle rupture. Ce choix, symbolisé par un retour aux sources, donne un jeu à l’envergure plus réduite, mais qui étonne par le soin apporté à son univers.
Au tournant des cultures arabes
Il y a une chose qui frappe assez rapidement et qui fait un bien fou quand on s’intéresse, comme c’est mon cas, à cette période et aux civilisations arabes, c’est l’envie qu’a Assassin’s Creed Mirage de bien faire lorsqu’il aborde la Bagdad des Abbassides, au IXe siècle. En plein âge d’or de l’islam, où Bagdad devenait une place incontournable pour le commerce (étant une étape de la route de la soie), mais aussi pour les recherches des théologiens, des philosophes, et plus encore avec un art devenu étendard d’une ville terriblement vivante. La poésie y occupait une place fondamentale, comme plus généralement la littérature, ainsi que les sciences, mathématiques et la sociologie. Une civilisation en pleine expansion, à l’aube des croisades et plus tard, des invasions mongoles. Région fascinante, elle est de manière tout à fait étonnante racontée avec beaucoup d’intelligence dans un jeu qui montre un intérêt sincère pour celle-ci, un choix que l’on doit très certainement aux présences de trois employé·es d’Ubisoft, Mohammed Alemam, Malek Teffaha et Maya Loréal, sollicité·es par le studio de Bordeaux pour apporter leur expertise et leur expérience personnelle des cultures du Moyen-orient. Et ce afin que le jeu représente au mieux une région que la culture populaire limite trop souvent à des idées préconçues -quand elle n’ignore tout simplement pas l’existence du Moyen-orient et de son importance historique. C’est ainsi qu’on y découvre une Bagdad où il fait bon découvrir des lieux terriblement importants pour raconter la dynamique locale, qu’il s’agisse des mosquées plus ou moins grandes, des monastères qui existent avec la présence de communautés chrétiennes, les caravansérails où les marchands font étape, les bimaristans où l’on découvre les ancêtres de la médecine moderne, le hammam comme lieu de rencontre sociale importante, le harem où le jeu dépasse les mythes en racontant l’importance des femmes et concubines du souverain dans l’activité sociale et économique (celles-ci occupant des places importantes). On y découvre aussi le souk, lieu ô combien important pour l’économie locale, qui est aussi un lieu de brassage ethnique considérable, avec des rencontres de peuples lointains et l’importation, déjà à l’époque, de produits venus de plusieurs milliers de kilomètres. Tandis que résonne en fond, chaque jour, l’Adhan, l’appel à la prière, qui finit d’apporter la dernière couche d’authenticité.
Cette représentation de Bagdad, fidèle à ce qu’était la ville à l’époque (et ce qu’elle a longtemps été), se mêle à un enrobage extrêmement maîtrisé, qu’il s’agisse du doublage du jeu intégral en arabe (une première pour la série) ou des efforts réalisés sur l’aspect visuel. Si le jeu repose sur un moteur graphique déjà éprouvé et vieillissant, auquel se greffent des animations qui commencent à être dépassées, c’est sa direction artistique qui fait tout le sel et le plaisir d’explorer la ville et ses environs, petits villages et lieux de rencontre en dehors des remparts. On succombe aisément aux charmes d’un lieux très animés, de petites rues qui ne se ressemblent jamais, le jeu jouant sur l’architecture d’époque avec des ruelles étroites qui protègent du soleil et de la chaleur, tout en y ajoutant quelques très grandes places où trônent des lieux emblématiques. Loin de se limiter à des tons jaunâtres hérités du sable, le jeu offre des couleurs vives quand on explore le souk et les abords du harem, les dômes des mosquées sont bleus et verts, et les pétales de roses se baladent dans de nombreuses rues. De quoi rappeler, là aussi, l’omniprésence d’une fleur qui est aujourd’hui encore un élément indispensable de la cuisine de l’Irak et du Levant (sous la forme d’eau de rose, le plus souvent), des parfums et des bains. Enfin à cette réussite visuelle s’ajoute la direction musicale, avec une large participation de Layth Sidiq, qui puise dans ses origines jordaniennes et irakiennes pour offrir des compositions assez exceptionnelles, où l’orientalisme habituel de ce type de production laisse place à une indispensable authenticité.
Les complots d’un monde ambigu
Pourtant, tout n’est pas une réussite dans Assassin’s Creed Mirage, la faute à une histoire qui ne trouve jamais vraiment les qualités du monde qu’elle raconte pourtant très bien. Dans un équilibre précaire où l’on s’émerveille autant que l’on se frustre, le jeu nous conte l’aventure tortueuse de Basim Ibn Ishaq, petit voleur des rues, qui se trouve malgré lui impliqué dans quelque chose de bien plus important. Il fait la connaissance de Roshan, une membre de « Ceux qu’on ne voit pas », sortes d’ancêtres des Hashashin (qui allaient plus tard devenir les assassins de la saga), dont les motivations poussent à poursuivre les dirigeants de « l’Ordre », une secte qui semble entretenir des liens étroits avec le califat Abbasside. Pas vraiment glorieux sur cette facette de son histoire, le jeu tente de raconter des complots avec une qualité variable, offrant quelques moments franchement réussis, avec des missions hautement scénarisées et menées d’une main de maître, mais aussi beaucoup d’autres missions assez pénibles où l’on fait la rencontre de personnages oubliés aussitôt leur quête terminée. Dans ses meilleurs moments, l’histoire principale est néanmoins l’occasion de raconter encore un peu plus de chose sur le contexte social et économique du jeu, avec quelques instants de grâce, comme une mission au harem, une autre au bureau de poste, ou encore à des ventes aux enchères ou lors de récitals de poésie. Des moments où la culture que raconte le jeu se mêle habilement à l’aventure de Basim, devenu sorte de guide touristique d’une région qui ne cesse de déployer ses charmes et ses spécificités. C’est d’ailleurs sur ce point quelque chose qui m’a étonné en bien, alors que de nombreux titres de la saga auxquels j’ai joué par le passé (Unity, Syndicate ou Origins par exemple) avaient toutes les peines du monde à mêler leur quête principale au contexte qu’ils tentaient de racontaient. On se souvient par exemple de la Révolution française, dans Unity, qui n’existaient qu’en toile de fond et sans trop d’impact sur la quête du héros, ou encore les relations historiques et humaines dans Origins, les monuments égyptiens les plus emblématiques, qui n’étaient qu’un décor (plutôt très beau) à une histoire quelconque.
Alors on se lasse un peu parfois de cinématiques pas tout à fait captivantes au sein des différents bureaux des assassins que l’on explore, où l’on récupère nos missions et faisons la rencontre de personnages divers. Quelques moments d’émotions tombent à l’eau tant le destin de ces assassins ne nous concernent guère. Mais soudain lorsque le jeu nous emmène sur un lieu précis comme une mosquée, une prison, une bibliothèque ou encore le souk, c’est l’occasion pour lui de dévoiler ses meilleures forces. On y enquête, on découvre des échanges épistolaires dans des bureaux bien gardés, on écoute des conversations qui rendent compte du quotidien, on fait la rencontre de personnages qui incarnent des éléments culturels et religieux de Bagdad, et d’un coup, le charme opère. Quel plaisir de pouvoir suivre et découvrir les aventures d’une poétesse proche du pouvoir, d’un écrivain qui ne sait plus quoi écrire, d’une servante à l’envie de vengeance ou même de se poser deux secondes et d’écouter un musicien jouer du Oud. On en ressort quand même avec un certain regret, que l’histoire n’ai pas su se détacher pleinement de ce que la saga se traîne comme une tare depuis un certain nombre de titres comme l’obligation de lier les épisodes les uns aux autres ou sa méta-histoire. Il y a aussi un vrai manque d’originalité dans l’approche des « assassins », alors que cet épisode était l’occasion de revoir les fondements de cette faction tant ses activités étaient diverses à l’époque. Mais on ne peut pas tout avoir.
Retour d’une vieille formule
D’autant que Assassin’s Creed Mirage fait un choix controversé, celui de revenir quelques années en arrière. Plutôt que de faire évoluer la formule née dans Origins, puis appuyée et développée dans Odyssey et Valhalla, le jeu revient à une époque où la licence recherchait un peu moins de démesure. La carte, d’abord, est considérablement réduite par rapport à ses prédécesseurs, avec une seule ville (Bagdad) et quelques bourgades aux alentours, que l’on traverse assez rapidement. Ce qui permet, notamment, de mieux affiner chaque quartier et d’y apporter un soin plus important. Il est rare, par exemple, de croiser deux ruelles identiques, tandis que chaque quartier et chaque bourgade (villages, campements, fermes, caravansérails…) occupe une place particulière et existe pour une raison. La quête principale nous fait d’ailleurs traverser pratiquement l’intégralité de la carte avec au moins une mission dans chaque lieu. A certains égards, Mirage m’évoque l’époque de Assassin’s Creed 2, où la volonté était avant tout de donner vie à l’époque et aux villes racontées, qui n’étaient pas que des décors et terrains de jeux, mais plutôt des éléments décisifs de l’histoire racontée, qui n’aurait pas pu être racontée dans d’autres lieux. Le retour en arrière s’incarne aussi par le système de jeu, qui met fin aux niveaux d’ennemis empêchant des assassinats sans en avoir les bonnes compétences et le bon niveau (chose que je n’aimais pas, à titre personnel) pour revenir à l’essentiel : l’enquête et l’assassinat d’une cible. C’est ainsi que chaque cible est abordée d’abord sous la forme d’une enquête, pour dévoiler soit son identité soit son lieu de vie, ainsi que ses objectifs. Une fois les « indices » découverts et tous les liens faits entre ses différentes activités, il est temps de l’éliminer. Un moment où le jeu laisse pratiquement toujours la possibilité de s’infiltrer sans tuer personne, jusqu’à atteindre la cible et lui porter un coup fatal. Un coup unique, à la suite duquel il est temps de s’échapper. C’est, à mon sens, ce qui fait l’essence même de la saga et ce qui avait capté mon intérêt à ses débuts. Si le premier titre en 2007 était rébarbatif, il était sublimé dès le deuxième épisode dans une formule idéale où l’on incarnait véritablement cet assassin de l’ombre, qui élimine sa cible et se fond dans la foule.
Mirage revient sur cette époque, et ça marche plutôt bien, même si l’on se rend compte qu’en 16 ans la licence n’a pas règle ses problèmes de pathfinding, rendant le parkour parfois un peu comique quand le personnage ne comprend pas comment grimper ou se jette là où on ne le souhaite pas. De même pour les ennemis pas tout à fait malins et la surpuissance de quelques accessoires (comme les bombes fumigènes et les fléchettes) qui rendent l’infiltration complètement dérisoire tant elle est facilitée. Quant à l’aspect technique du jeu, on retrouve les mêmes tares habituelles avec quelques gros problèmes de collision et des textures à la qualité variable (mais sauvées par la direction artistique). Le souci des collisions est d’autant plus visible dans certains lieux avec des foules compactes, comme le souk ou certaines rues marchandes, tandis que la caméra de son côté a toutes les peines du monde à comprendre ce qu’il se passe dès que l’on évolue dans un lieu clos. Ce qui est tout à fait dommage dans une ville où les ruelles étroites sont nombreuses, et les missions en intérieur quasi-systématiques dans la quête principale.
Quelle belle surprise, néanmoins, que ce Assassin’s Creed Mirage. Si l’on ne peut pas l’exonérer intégralement de ses manqués, à commencer par son histoire inégale et ses tares techniques et de gameplay qui restent les mêmes épisode après épisode, le jeu a un charme qui suffit à m’emporter. Plutôt court en comparaison des mastodontes de durée de vie que sont Valhalla et Odyssey, les seize heures passées en compagnie du titre m’ont absolument fascinées. En étant moi-même originaire du Moyen-orient et fasciné par ses civilisations culturelles, j’ai trouvé dans le titre toute la beauté de cultures que le jeu vidéo, et par extension même le cinéma, n’a jamais vraiment compris (ou voulu comprendre). Ubisoft Bordeaux a fait un travail monumental pour rendre compte de l’importance culturelle et religieuse de Bagdad et des régions environnantes, avec un respect et une envie de bien faire qui se remarque sans mal. Le titre est une merveille visuelle, une invitation à s’intéresser et se passionner pour le Moyen-orient, pour sa poésie, pour sa littérature, sa musique et ses beautés. C’est un tour de force, et quelque chose que je trouve particulièrement osé à une époque où les cultures arabes, en occident, sont encore et toujours caricaturées. C’est, sans trop de mal, ce que la culture populaire fait de mieux pour parler des cultures du Moyen-orient, région si chère à mon coeur. C’est, je pense, l’un des meilleurs titres de la saga, et peut-être même le meilleur aux côtés de ses titres les plus illustres.
- Assassin’s Creed Mirage est disponible depuis le le 5 octobre sur PC, PlayStation 4, PlayStation 5, Xbox One et Xbox Series X|S.