The Department of Truth – Tome 1 | Et si les complots disaient vrai ?

par Anthony F.

Les théories du complot n’ont jamais eu autant d’exposition médiatique qu’à notre époque. Entre Internet et les réseaux sociaux qui facilitent leur diffusion, ainsi que la capacité de ces mouvements à rassembler autour de grandes questions qui ont un impact sur nos vies. De nos jours, on pense au Covid-19 et toutes les théories complotistes qui l’entourent, mais en réalité ces mouvements sont bien plus vieux. Dans le monde moderne, il y a eu les théories du complot autour de l’homme sur la lune (qui serait selon eux filmé à Hollywood, par Stanley Kubrick), celles autour de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, ou encore le complot qui entourerait les attentats du 11 septembre 2001. Autant d’opportunités pour les mouvements de « post vérité » de se faire mousser (et de gagner des sous) par des personnes prêt·e·s à croire n’importe quoi. Et c’est là-dessus que joue The Department of Truth de James Tynion IV et Martin Simmonds, qui imaginent ce qu’il arriverait d’un monde où… ces théories seraient vraies.

Cette critique a été écrite suite à l’envoi d’un exemplaire par l’éditeur.

La peur de la vérité

©James Tynion IV & Martin Simmonds / Urban Comics

Tous les grands complots américains du 20eme siècle y passent : du meurtre de JFK aux “attaques sous faux drapeau”, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il y aurait des attentats terroristes commis par l’État pour détourner l’attention, en passant par l’homme qui ne serait jamais sur la lune (filmé dans un studio par Kubrick !) au fameux pizzagate où les républicains (dont Trump) mettaient en cause des élus démocrates dans une histoire de pédophilie à l’arrière d’une pizzeria. Partant de ces théories, James Tynion IV fait un constat plutôt triste sur le monde, disant que l’on est capables de croire n’importe quoi pour peu que cela puisse expliquer l’inexplicable, ou nous rassurer, nous donner un sentiment d’appartenance à un groupe. Il aborde ainsi de nombreux faits réels, à l’image de la tuerie de Sandy Hook, une énième tuerie dans une école primaire aux États-Unis survenue en 2012. Celle-ci avait comme particularité d’être dénoncée par les complotistes comme une fausse attaque, un délire médiatique, allant jusqu’à harceler les parents des victimes qui seraient des acteur·ice·s qui veulent mettre à mal le droit de porter une arme. Cet ancrage dans le réel permet au comics de s’identifier tout de suite, affirmer immédiatement ses positions et nous plonger sans mal dans son argumentaire, qui va bien au-delà de la simple dénonciation.

Car The Department of Truth imagine une organisation étatique, le Département de la Vérité, qui serait chargé de combattre ces nombreux complots. Une organisation secrète où l’on s’interroge le plus souvent non pas sur la véracité des complots -peut-être le sont-ils, le comics laisse le doute- mais sur la capacité des citoyen·ne·s à y croire ou non. La question de savoir si les complots disent vrai est directement posée au héros, qui est perdu entre les « preuves » amenées par les complotistes et les « preuves » du département de la vérité, où chacun débat de choses qui n’existent pas. Mais ce qui intéresse l’auteur c’est plutôt les raisons qui poussent chacun·e à y croire ou non, et les choses qui rendent un complot plus dangereux qu’un autre. On s’aperçoit vite que cette organisation ne lutte pas contre le complot lui-même, mais plutôt sur les manoeuvres enclenchées par les mouvements conspirationnistes pour obtenir de l’adhésion à leurs théories. Car le comics est très clair, ce n’est pas la théorie elle-même qui pose un souci, après tout, chacun·e peut bien penser ce qu’il·elle veut dans son coin. Le problème existe dès lors qu’il y a une adhésion, dès lors que des choses sont faites pour donner une vraisemblance à l’invraisemblable, dès lors que l’on trouve un moyen de faire croire à n’importe quoi. Pour expliquer cette idée, James Tynion IV aborde de manière très didactique la panique morale autour du satanisme qui est intervenue au cours des années 1980 aux États-Unis, où des écoles et professeur·e·s étaient accusé·e·s d’organiser des pratiques satanistes. Des rituels de sacrifices et d’abus sexuels sur des enfants, dont le héros du comics, Cole Turner, est un des « témoins ». Il garde en effet en tête ce qu’il aurait vu et/ou appris dans sa plus douce jeunesse, et il se retrouve vite confronté à cette croyance de son enfance : l’a-t-il vraiment vécu, ou est-ce que cette idée lui a été mise en tête par une panique morale générale qui a eu une influence sur ses prétendus souvenirs ?

Le comics joue habilement sur les peurs qui incitent à croire un complot, pour se rassurer et donner un sens à ce qui n’en a pas et ce qui nous échappe (croire au complot face à une attaque terroriste, par exemple)

Traumatismes d’enfance

©James Tynion IV & Martin Simmonds / Urban Comics

Le comics est extrêmement habile sur le sujet, jouant sur les peurs qui incitent à croire à un complot, pour se rassurer et donner un sens à ce qui n’en a pas et ce qui nous échappe. Les complots ont par exemple eu le vent en poupe suite à de multiples attaques terroristes, car ces violences sont dénuées de toute logique, dépassent notre faculté à nous défendre et notre capacité à comprendre le monde : c’est l’horreur et l’inattendu qui génèrent le complot. Le comics s’intéresse à cette peur du vide et de l’inexpliqué, ce qui pousse à croire des choses qui peuvent sembler plus rationnelles que la réalité. Et il le fait avec talent, en étant très fort et sombre dans une narration où l’on nous présente les complots comme un moyen de gouverner et d’obtenir l’adhésion. Pour mieux rendre compte de la force et de l’intensité du récit, Martin Simmonds y ajoute ses dessins surprenants, effrayants parfois, avec des planches qui ressemblent à des dessins d’enfants dont l’esprit est torturé, comme si un enfant donnait vie à ses pires cauchemars sur un papier où il dessine des monstres aux visages difformes. Et ce n’est pas un hasard : on s’aperçoit vite que c’est le traumatisme originel du « héros » qui alimente son questionnement sur ce qui est réel ou non.

The Department of Truth est une oeuvre tout à fait unique, car James Tynion IV y mélange la réalité au fantasme, à la manière d’un récit conspirationniste. Il intègre parfaitement les mécanismes de ce type de rhétorique pour mieux en montrer les limites, bien que son récit (foncièrement anti-complotiste) ne manque pas d’égratigner les politicien·ne·s qui profitent à moindre frais de toutes ces théories pour satisfaire leurs positions. A l’image d’un Trump qui a largement nourri ces milieux, mais aussi d’autres politiques anti-complots qui en profitent pour désigner celles et ceux qui voudraient mettre à mal leur pouvoir et sont donc des adversaires. En réalité, le comics a en réalité encore plus de choses à offrir, notamment toute une dimension qui dépasse le réel et que je n’ai pas abordé ici afin d’éviter de trop en dire, donc je ne peux que vous recommander la lecture et vous souhaiter un agréable voyage dans l’enfer d’esprits qui imaginent le pire à chaque instant.

  • Le premier tome de The Department of Truth est sorti le 28 janvier 2022 en librairie aux éditions Urban Comics.

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