Autrice turque engagée, militante pour la cause féministe, des droits humains et des minorités, Elif Shafak est l’une des figures emblématiques de la littérature orientale de ces vingt dernières années. Écrivant aussi bien en turc qu’en anglais, celle qui a fini par fuir sa Turquie face à l’ire du pouvoir en place, en conséquence de sa liberté de ton, a notamment écrit Soufi, mon amour (ou The Forty Rules of Love en VO), un roman qui s’illustre pour son élégance, son intelligence et sa capacité à mélanger le mystique au réel.
L’amour comme seul guide
Au gré de ses recherches, mais aussi de son éducation au sein d’une famille de philosophes et diplomates, Elif Shafak a fait la rencontre du Soufisme, qu’elle utilise comme fondement d’un roman parlant d’amour et de liberté comme aucun autre. Soufi, mon amour, c’est la rencontre de Ella, une mère de famille américaine d’une quarantaine d’années, et de Aziz, l’auteur d’un roman qui va bouleverser le cours leur vie. Ella découvre le roman d’Aziz en tant que lecture, embauchée par un agent littéraire qui lui envoie un manuscrit et lui demande d’en préparer une note en vue d’une éventuelle publication. Ce roman, intitulé « Doux blasphème » retrace la rencontre entre le poète Rûmi et Shams de Tabriz. Rûmi est l’un des poètes et théologiens les plus importants de l’Orient, qui a profondément influencé l’islam et en particulier le courant du Soufisme. Quant à Shams de Tabriz, il s’agissait d’un derviche, c’est-à-dire une personne qui s’abandonne entièrement à la recherche spirituelle, errant ici et là dans une pauvreté extrême, mendiant, entouré de mysticisme et d’ésotérisme. Les deux ont vécu au XIIIe siècle, à l’époque que raconte le roman d’Aziz, où la promesse d’une rencontre entre ces deux grandes figures de l’histoire musulmane est aussi une excuse pour écrire les étapes d’une grande aventure. Une quête faite d’amour alors que Shams de Tabriz est convaincu, en tant que Soufi, que l’amour de Dieu, du monde, de ses semblables, ou encore de la nature sont au fondement de ce que doit être la vie d’un homme de foi. Ce courant religieux représente en effet les pratiques mystiques de l’islam, recherchant une certaine purification de l’âme, éloignée de tout conflit et de toute jalousie, limitée au cœur et à l’amour qui s’en dégage quitte à s’affranchir des règles établies, en contradiction avec d’autres courants qui souhaitent appliquer les textes de manière plus littérale.
C’est en liant ces concepts religieux, sur lesquels Elif Shafak écrit infiniment mieux que ma pénible tentative d’explication (vous me pardonnerez si vous n’y comprenez rien), à une quête d’amour que l’autrice réalise un roman assez exceptionnel. On y découvre en compagnie d’Ella les écrits d’Aziz de manière intradiégétique, tandis qu’entre deux chapitres lus par Ella les deux inconnus s’échangent des e-mails où ils·elles apprennent à se connaître sans jamais avoir pu se rencontrer. Ella est vite fascinée par Aziz, dont les similarités avec Shams de Tabriz (dont elle découvre tout en lisant le roman) lui sautent aux yeux, alors qu’elle s’interroge sur le sens de leurs échanges au moment où son couple bat de l’aile. Sa vie de famille bien rangée lui semble soudainement sans intérêt, elle qui avait oublié comment aimer, elle découvre une nouvelle façon d’aimer, où l’amour et le désir refont surface par la pensée et l’intellect plutôt que par l’attirance physique. Cela permet aussi à Elif Shafak de raconter son histoire en partie dans la plus pure tradition du roman épistolaire, ajoutant une pointe de péripéties, tant dans les aventures de Shams et de Rûmi que les personnes qui gravitent autour d’eux. On y fait la rencontre d’autres derviches, de prostituées, de mendiants, de piliers de comptoir à la taverne du coin ou de religieux qui s’opposent au Soufisme, qui racontent tous et toutes leur propre vision de l’histoire, de leur rencontre avec Shams, cette personnalité qui ne laisse personne indifférent. Qui énerve, qui fascine, qui suscite l’admiration ou la haine, un personnage qui incarne une liberté religieuse, une liberté de vivre, de penser ou d’agir dont beaucoup rêvent sans savoir comment l’atteindre. Un homme qui a décidé de vivre selon ses « quarante règles de la religion de l’amour », quarante règles selon lesquelles la compassion et la compréhension des autres est nécessaire pour atteindre une sorte d’exaltation, de proximité avec le divin. Quarante règles qu’il affine à mesure de son aventure qui nous emmène en Perse, à Bagdad, et puis à Konya où il rencontre Rûmi. L’autrice joue d’ailleurs sur cette proximité avec le divin, grâce à phénomènes surnaturels suggérés et inexpliqués, suscitant sans cesse l’interrogation sur la vraie nature de Shams (est-il un être mystique, doué de sortes de pouvoirs ?)
Une rare vision du monde
Ce qui me plaît par dessus tout dans Soufi, mon amour, c’est la manière qu’a Elif Shafak de mélanger une réalité proche de la nôtre, celle de la correspondance écrite entre Ella et Aziz, à celle d’un monde vieux de plusieurs siècles où la coutume et la pensée étaient bien différentes. Il y a un parallèle qui se crée rapidement entre ces deux êtres et ceux que raconte Aziz dans son roman, sans que Soufi, mon amour ne s’enferme complètement dans un récit religieux. Au contraire, son influence musulmane n’est là que pour parler d’amour, et pour offrir une vision des régions du Levant au XIIIe siècle, dénuées de tout orientalisme. L’autrice en parle avec douceur, avec une élégance qui rend honneur à une région du monde qui, à cette époque, était une terre fertile pour la culture. Si les poèmes de Rûmi sont évidemment au centre des esprits en lisant le roman, elle y aborde aussi l’architecture, la musique, ou encore la danse des derviches tourneurs tels qu’ils existent encore aujourd’hui en Turquie ou encore au Maroc.
Avant de lire ce livre, je ne connaissais Elif Shafak que de réputation, mais il ne m’a donné qu’une envie : lire le reste de son œuvre. Au-delà des thématiques abordées, de sa manière de parler d’amour avec une intelligence épatante ou des merveilleuses images qui nous viennent en tête à chaque description d’un lieu d’exception entre Bagdad, Konya et Damas, Soufi, mon amour est une œuvre universelle, qui veut parler des minorités qui n’ont habituellement pas de voix. Ce n’est en effet pas un hasard si sa galerie de personnages est essentiellement composée de personnes vivant en marge de la société. C’est aussi une œuvre capable de dépasser les clivages religieux pour se concentrer sur des pratiques dont l’essence même ne connaît aucune barrière, entre la chasse aux égos et la recherche de l’amour désintéressé. Et c’est, enfin, une très belle histoire d’amour entre deux âmes que rien n’aurait dû rapprocher, celles d’Ella et d’Aziz, en miroir de la rencontre de Rûmi et Shams quelques siècles plus tôt.
- Soufi, mon amour est disponible en librairie aux éditions poche.