Public Domain – Tome 1 | La marchandisation des héros

par Anthony F.

Depuis plus de dix ans, les super-héros et héroïnes signifient cinéma et grand écran pour une large partie du public. Ce qui était autrefois un univers cantonné aux comics est aujourd’hui devenu un produit de consommation au succès considérable. Mais si l’on peut se réjouir de voir ces œuvres à l’imaginaire si varié séduire un public conséquent aujourd’hui, il y a eu des perdants dans l’affaire : les auteur·ices qui ont créé les personnages et les histoires qui ont inspiré les films. Ces auteur·ices et dessinateur·ices au mieux mal payé·es, mais le plus souvent ignoré·es par Hollywood, ne pèsent malheureusement pas lourd face à des majors (qui a dit Disney ?) et ne sont que rarement en position de négocier quoique ce soit. Un scandale que tente de raconter Chip Zdarsky dans Public Domain, un comics acide comme il en a l’habitude, d’une pertinence terrible à l’heure où le genre du film super-héroïque est devenu tout-puissant à Hollywood.

Un cri du cœur

The Domain est un comics à succès : pastiche de l’univers Marvel de notre réalité, The Domain est devenue une licence très juteuse de laquelle s’est arrogée les droits une corporation dénommée Singular. Loin d’être bercée d’amour pour l’œuvre originelle, la corporation y voit plutôt la poule aux oeufs d’or, transformant The Domain en licence à produits dérivés, à commencer par… des adaptations cinématographiques. Et c’est là que le bât blesse pour son dessinateur originel, Syd Dallas, qui se déplace un soir un peu désabusé à la première du dernier film en date d’un univers cinématographique qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il a imaginé trente ans plus tôt. Et c’est ce qui pousse ses enfants, Miles et David, à le pousser à s’interroger sur ce qu’il veut vraiment : n’être que l’ombre de The Domain, dans le rôle d’un dessinateur que tout le monde a oublié, ou va-t-il décider de se battre pour faire reconnaître à tous et à toutes, et à commencer par Singular, que sans lui ce succès ne serait jamais arrivé ? Public Domain aborde une question qui a souvent été balayée d’un revers de la main dans la presse ces dernières années, toute acquise à la cause de super-productions qui dictent les histoires à publier. Cette question, c’est celle de la reconnaissance, pas seulement symbolique, mais surtout financière des hommes et des femmes sans qui les héros et héroïnes qui monopolisent les grands écrans du monde entier depuis plus d’une décennie.

Une question qui a souvent mis mal à l’aise un certain Marvel Studios, qui, il faut dire se contente de refiler des miettes aux créateur·ices, c’est-à-dire un montant forfaitaire de 5000 dollars, pour des productions qui se chiffrent en centaines de millions de dollars de recettes. Alors il y a quelque chose d’extrêmement savoureux à voir Chip Zdarsky aborder le sujet aussi frontalement, en racontant une corporation qui est prête à tout pour ne pas rétribuer honnêtement un vieux dessinateur sans qui les personnages qui leur rapportent aujourd’hui des millions n’auraient pas vu le jour. La critique est facile, mais elle semble cathartique pour un homme qui a dû, lui-même, voir ses histoires et celles de ses potes être adaptées, ou servir d’inspiration, à des films et des séries qui se sont ensuite défendues de toute inspiration pour ne pas avoir à les rétribuer correctement. Public Domain sonne comme un grand cri de colère, que l’auteur canadien case derrière une histoire familiale où l’un des fils ne comprend pas son père, apathique et finalement plutôt content de sa situation, le poussant à se rebeller contre une entreprise qui se moque de lui depuis toujours. On n’a aucun mal à voir là-dedans un Chip Zdarsky qui hurle à tous ses proches, et à lui-même peut-être aussi, ce qu’il aurait dû dire il y a plus de dix ans au moment où les droits se négociaient. À un moment où les vainqueurs et les perdants étaient décidés dans des bureaux luxueux d’Hollywood, où l’amour des comics et de leurs auteur·ices ne pesait pas bien lourd face aux retombées financières espérées.

Une œuvre confisquée

Mais évidemment l’auteur canadien le plus piquant de sa génération ne pouvait pas se contenter de cela. Public Domain c’est aussi l’occasion pour lui de mettre un tacle gentillet, néanmoins pertinent, à une industrie qui a transformée les super-héros et héroïnes en figures proto-fascistes, où des surhommes en collants n’ont que leurs poings à répondre à la misère des petits délinquants. Une industrie qui a dénaturé certains personnages, les poussant vers toujours plus de violence pour satisfaire un nouveau public, oubliant que les comics de super-héros peuvent être funs, aussi. C’est d’ailleurs un point de bascule pour le dessinateur, qui ne reconnaît plus son personnage dans un comics qui en fait une brute épaisse dans un récit sombre et violent. Difficile de ne pas avoir de tendresse pour ce cri du cœur de Chip Zdarsky, qu’il exécute très bien, avec en plus une patte visuelle assez sympathique qui rappelle ce qu’il faisait sur Sex Criminals.

Public Domain pourrait être l’œuvre d’un boomer pour qui c’était mieux avant. Mais l’auteur arrive à éviter tous les écueils, pour plutôt rappeler que les comics auraient pu prendre un autre chemin. Pamphlet contre la marchandisation de licences où l’amour des personnages a laissé place à l’amour de l’argent généré par les produits dérivés, Public Domain est plus que jamais d’actualité grâce à sa critique acide contre Hollywood, à une heure où la rémunération des artistes doit devenir une question centrale face au chiffre d’affaire monstre de Disney-Marvel. En plus d’être pertinent, c’est un excellent comics qui pourrait prendre une tournure différente, plus réjouissante encore dans sa suite, à en juger par les dernières pages de cet excellent premier tome.

  • Le premier tome de Public Domain est disponible en librairie depuis le 7 avril 2023 aux éditions Urban Comics.

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