Nous étions les ennemis | Pour mieux comprendre le présent

par Anthony F.

George Takei est un acteur américain principalement connu pour son rôle de Lieutenant Sulu dans Star Trek. Mais ce qui se sait moins dans nos contrées, c’est qu’il a également toujours été un fervent militant politique avec des valeurs inculquées par ses parents. Leader de nombreux combats pour les droits LGBTQ+, il s’est aussi montré très actif ces dernières années dans une opposition de tous les instants à la politique anti-immigration de l’administration Trump. Pour une raison très simple : en 1942, alors qu’il n’était qu’un enfant, il est jeté dans un “camp d’internement” comme la plupart des Nippo-Américains. Des gens à la vie paisible et sans reproche mais qui étaient, simplement à cause de leur origine, considérés comme dangereux et ennemis des Etats-Unis. Une histoire qu’il partage dans un comics (ou roman graphique pour les snobs) avec son co-auteur Steven Scott et l’illustratrice Harmony Becker dans Nous étions les ennemis (ou They called us Enemy), sorti en mai 2020 chez nous et récompensé par un Eisner Award cette année.

Tout commence dans la psychose. Les Etats-Unis s’engouffrent dans la Seconde Guerre mondiale après l’attaque de Pearl Harbor par le Japon, accentuant une discrimination déjà bien présente contre la très nombreuse communauté d’origine japonaise sur la côte Ouest. Harcelés et agressés, ils sont finalement victimes de leur propre pays, les Etats-Unis : le Président américain de l’époque, Franklin D. Roosevelt, signe le décret présidentiel n° 9066 qui restera comme une tache indélébile dans l’histoire américaine. Ce décret désigne comme « zone d’exclusion » pratiquement toute la côte Ouest des Etats-Unis à tout personne d’ascendance japonaise. La finalité est simple : comme l’explique George Takei, ils veulent interner dans des camps l’ensemble de la population d’origine japonaise. Le début de la fin pour un pays qui se retourne ainsi contre ses propres citoyens.

© 2020 Nous étions les ennemis, Futuropolis et IDW Publishing

La dignité des opprimés

La signature du décret est un moment évidemment brutal pour le tout jeune George Takei. Du haut de ses cinq ans, il n’a pas encore conscience de la portée politique et des conséquences de la mesure, mais il voit immédiatement sa famille et ses amis devenir une cible pour des bas du front qui voient là une justification extraordinaire à toutes leurs pensées et actes racistes. Décomplexé, le racisme contre les asiatiques explose tandis que le FBI procède à des arrestations arbitraires et que l’armée américaine s’empresse de réunir cette communauté dans le but de l’enfermer dans des camps d’internement en Californie, Arkansas, Arizona ou encore dans le Colorado. Son père qu’il admire tant devient prisonnier comme tous les autres, sa mère ne cesse d’être digne face à une situation humainement insupportable, et c’est cette image de ses parents qu’il ne cesse de raconter avec un amour bouleversant. Car cette situation est fondatrice dans l’identité de George Takei. C’est ce qui a forgé son intérêt pour la politique et pour la défense des minorités, à une époque où il voyait ses parents subir l’innommable en gardant toujours la tête haute. Nous étions les ennemis n’est pourtant pas qu’un simple récit autobiographique, c’est aussi une excellente bande-dessinée où l’illustratrice Harmony Becker raconte avec ses dessins et sa mise en scène une histoire bouleversante. Quelques-uns de ses dessins ne peuvent plus me sortir de l’esprit depuis ma lecture, où elle est capable d’utiliser le récit de George Takei pour montrer toute l’horreur de ces camps et leur impact insupportable sur toute une génération et sa descendance. Avec la finesse de son approche et sa retenue lors des scènes les plus graves, Harmony Becker émeut au moins autant que l’histoire de l’acteur.

Et si elle y arrive si bien, c’est aussi parce que Takei raconte son histoire avec une simplicité qui surprend face à la complexité des événements. Notamment parce qu’il les raconte du point de vue de l’enfant qu’il était, avec sa difficulté à comprendre pourquoi il devait soudainement vivre dans ces baraquements sales alors que ses parents avaient une vie bien rangée auparavant. Il ne comprend pas non plus pourquoi il y a tous ces grillages autour de ce « quartier » ni pourquoi ses parents ne peuvent pas en sortir. En racontant cela presque à la manière d’un récit initiatique, il cherche à montrer ce qui a fondé ses convictions et pourquoi il se bat aujourd’hui avec autant d’ardeur.

L’excuse sécuritaire : en 1942 comme en 2020

Car ce n’est pas un hasard s’il a décidé de raconter son histoire en 2019. Les Etats-Unis s’engouffrent plus que jamais dans un populisme exacerbé qui justifie toutes les atteintes aux droits fondamentaux : on a tous vu passer ces images extrêmement choquantes où des enfants d’origine mexicaine, essentiellement, étaient enfermés en cage dans le sud des Etats-Unis. On a vu des familles être arrêtées et expulsées, voire même séparées, sans jamais la moindre considération pour les droits de l’homme qu’un pays aussi puissant a pourtant juré de défendre. Une politique anti-immigration de l’administration Trump (et, soyons honnêtes, de ses prédécesseurs également) qui ne cesse d’émouvoir sans pour autant susciter de réelle réaction concrète. Une chose que cherche à combattre George Takei en montrant dans son engagement politique, au travers de cette œuvre formidable, que ce qui apparaît au départ comme une mesure de sauvegarde de l’Etat peut très rapidement dégénérer en une mesure autoritaire foncièrement opposée aux droits humains. Il raconte dans Nous étions les ennemis la dérive autoritaire américaine sur fond de populisme qui a permise, à l’époque, de justifier les pires horreurs avec la complicité implicite de nombreuses personnes qui au mieux ferment les yeux, ou au pire relativisent la violence de ces actes. C’est quelque chose qu’il a dénoncé très clairement dans un tweet l’année dernière.

On peut d’ailleurs faire un parallèle très clair avec l’époque dans laquelle on vit, une comparaison que George Takei ne fait pas explicitement dans son livre mais qu’il sous-entend très largement dans son engagement de tous les jours. Si ce type de mesure a pu exister à l’époque, c’est parce que le concept de « cinquième colonne » était constamment agité pour désigner la menace extérieure qui serait en train de se réunir dans l’ombre pour renverser l’Etat. Une idée qui montrait du doigt les américains d’origine japonaise à l’époque, et qui peut désigner aujourd’hui d’autres populations. En effet, cette théorie sur la « cinquième colonne » revêt de nos jours d’autres termes qui sont souvent agités par les partisans de droite et d’extrême-droite qui voient dans l’immigration aux Etats-Unis ou en France une nouvelle forme de cette théorie. Cela provoque des politiques qui s’enferment dans une politique répressive et autoritaire, à l’image par exemple de ce que la France peut faire aujourd’hui avec ses « centres de rétention » où sont enfermés des demandeurs d’asile sans grande considération pour les droits à la défense. Sans parler des conditions de détention qui valent à la France des condamnations régulières.

© 2020 Nous étions les ennemis, Futuropolis et IDW Publishing

Un combat pour l’éternité

Alors oui, Nous étions les ennemis raconte un passé honteux pour les Etats-Unis qui a forgé l’esprit combatif et de rébellion face à l’autorité pour l’un des acteurs majeurs de la lutte des minorités LGBTQ+ et immigrées aux Etats-Unis. Mais ce passé se confond avec un présent sur lequel il nous avertit, avec un racisme contre les asiatiques, entre autre, dont il est encore victime : certains vantent par exemple encore la « discrétion » et « l’intégration » des communautés asiatiques dans le monde avec une condescendance foncièrement colonialiste pour les opposer aux autres communautés. Le cinéma de son côté continue de se servir de personnages asiatiques comme simples excuses à des blagues d’un goût douteux. On se souvient récemment de la représentation de Bruce Lee dans Once upon a time… in Hollywood qui a été pointée du doigt, ou encore le dernier film de Guy Ritchie, The Gentlemen, qui fonde la quasi-entièreté de son « humour » sur ses personnages d’origine chinoises, régulièrement désignés avec un terme offensant. La question de l’identité a d’ailleurs été traitée avec beaucoup de malice et justesse par Frédéric Chau avec son surprenant Made in China l’année dernière, et surtout Lulu Wang avec The Farewell. Si le combat de George Takei est aussi important, c’est parce qu’un racisme institutionnel est encore à l’œuvre dans nos pays, et que son expérience comme celle de bon nombre de Nippo-Américains qui ont vécu ces camps d’horreur devrait nous servir à mieux avancer et éviter de répéter les mêmes horreurs que dans le passé.

Il y a en effet beaucoup de choses à apprendre de Nous étions les ennemis. Son auteur, George Takei, ne cesse de raconter, avec un courage qui force le respect, l’amour et l’admiration qu’il voue à ses parents. Admiratif de leur dignité et de leur capacité à surmonter ce qui a brisé leur vie, il y puise la force qu’il met dans ses combats d’aujourd’hui. Mais son œuvre est aussi un avertissement, un rappel, comme une sorte de devoir de mémoire : ce qui s’est passé en 1942, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, peut revenir à tout instant. Et on en voit les héritiers dans nos sociétés, face auxquels l’acteur refuse de fermer les yeux. Emouvant, son récit est une véritable nécessité de nos jours, et il profite en plus du talent de Steven Scott et Harmony Becker pour mettre en scène cette histoire qu’il partage avec des milliers d’autres américains d’origine japonaise.

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