Lost Judgment | Le lycée, théâtre des horreurs

by Anthony F.

Si Toshihiro Nagoshi et Daisuke Saito, les têtes derrière la saga des Yakuza viennent d’annoncer leur départ de SEGA et du Ryū ga Gotoku Studio, ce n’était pas sans un dernier cadeau. Un dernier titre incarné par Lost Judgment, suite du spin-off sorti dans nos contrées en 2019 (et fin 2018 au Japon). Ce prolongement des aventures du détective Takayuki Yagami (incarné par l’acteur Takuya Kimura) nous emmène entre deux villes : Tokyo et son « Kamurocho », terrain de jeu habituel de la saga, et Yokohama représenté par un quartier dénommé « Isezaki Ijincho », que l’on découvrait l’année dernière dans Yakuza : Like a Dragon. Point d’orgue d’une série qui s’est scindée en deux univers, un plus loufoque, grandiloquent et désormais orienté vers le RPG (Yakuza) et un autre plus sérieux et drama (Judgment), Lost Judgment tente vite d’affirmer son propre caractère afin de ne plus être « que » le spin-off de la saga principale.

Enquêtes ancrées dans l’actualité

© SEGA 2021

Tout commence un jour où deux événements ont lieu quasi-simultanément : un corps en décomposition est retrouvé dans un immeuble abandonné à Yokohama, dans le coin de Isezaki Ijincho (la ville de Yakuza 7), pendant qu’à Tokyo, un flic est condamné pour une agression sexuelle dans le métro quelques mois plus tôt. Alors que les deux affaires ne semblent n’avoir aucun lien, le flic à peine condamné annonce à la cour du tribunal que le corps qui vient d’être retrouvé est celui du harceleur de son fils, du temps du lycée. Le choc et l’effroi passés, c’est le détective Takayuki Yagami qui va aller fouiner dans tout cela, puisque le flic était défendu par le cabinet Genda, celui où il exerçait il y a quelques années en tant qu’avocat. On retrouve donc vite nos bonnes habitudes et les personnages qui ont sublimé le premier Judgment, avec leurs petits caractères et leurs bons mots, dans ce qui ressemble aux prémices d’une histoire au moins aussi dure et sombre que son prédécesseur. Car si Judgment est un spin-off de la série des Yakuza, son ton est résolument plus sérieux, ou au moins plus ancré dans le réel, sans les fantasmes qui entourent les histoires de gangsters. Plus terre à terre et ainsi parfois plus choquant, Lost Judgment s’ouvre sur une scène d’une violence assez surprenante -y compris pour la licence- alors que le corps du défunt est retrouvé, le tout associé à la violence vécue par la victime de harcèlement sexuel. Un peu comme si tout était pourri, comme si le monde ne laissait plus trop d’espoirs, et on a quand même du mal à lui donner tort. Parce que Lost Judgment tire son épingle du jeu par sa capacité à raconter le réel, ou au moins à s’en inspirer, avec une enquête rondement menée qui amène sur divers thématiques qui agitent l’actualité Japonaise : la lente disparition des gangsters historiques, les yakuzas, au profit de bandes moins organisées, l’omniprésence du harcèlement sexuel dans la rue et dans le métro, et aussi l’inaction d’autorités qui pensent d’abord à garder la face plutôt qu’à aider les citoyen·ne·s. Cela se vérifie d’autant plus quand l’on est amené·e·s à rechercher des preuves tangibles pour rouvrir une enquête et un procès qui, initialement, satisfaisait tout le monde. Évidemment, en toile de fond, le jeu maintient sa narration autour de cette idée -qui est une malheureuse réalité- selon laquelle 99% des procès au Japon finissent en condamnation de l’accusé, de quoi justifier des accusés qui baissent les bras et le recours à des moyens… à la limite de la légalité, pour un détective qui est aussi à l’aise pour casser des bouches qu’espionner le voisin. Les références à l’actualité sont d’autant plus visibles dans un des arcs scénaristiques qui tourne essentiellement autour d’un lycée, une intrigue où des thématiques très contemporaines (violences sexuelles, harcèlement, intimidation, inaction de l’institution pour protéger les élèves) sont plutôt bien racontées, avec le plus souvent un esprit bienveillant (pour les victimes) qui caractérise désormais la saga.

© SEGA 2021

Mais cette narration ne pourrait pas aller bien loin sans la qualité d’écriture, en général, de l’histoire. Souvent pertinent dans sa quête principale, le jeu aborde les différentes thématiques, souvent graves, avec le plus souvent du bon sens. Toujours en faveur des victimes, avec la ferme volonté de dire des choses qui ont un sens et qui portent. Encore plus maintenant que le jeu a une audience bien plus large en occident, comme l’incarne cette sortie mondiale simultanée (une première pour la série des Yakuza) qui pousse certainement ses auteur·ice·s à y dire des choses qui résonnent un peu partout dans le monde. C’est un exercice difficile, mais le jeu s’en tire souvent bien, à l’exception d’une ou deux choses sur lesquelles je m’exprimerai un peu plus bas, sous une balise de spoiler. N’ayez crainte toutefois, le reste de la critique ne révèlera rien. Pour en revenir à la qualité d’écriture, celle-ci se matérialise aussi dans les personnages. Takayuki Yagami est évidemment le fer de lance d’un jeu qui gagne en puissance à mesure que les chapitres défilent, bien qu’il se retrouve là dans quelque chose de moins personnel, plutôt dans la peau d’un héros-fonction qui n’est là que pour permettre aux autres personnages de se dévoiler. Des personnages dont l’écriture atteint parfois de beaux sommets, en étant plutôt touchant·e·s, avec souvent des choses intéressantes à dire. Mais on le doit aussi à la qualité de la mise en scène, toujours très inspirée par les dramas Japonais, dans récit qui se focalise sur un modèle proche de ces séries télévisées. Tant par le « jeu », puisque la plupart des personnages ont les visages et voix de véritables acteur·ice·s, que par la structure narrative qui reprend quelques codes du medium avec ses cliffhanger en fin de chapitre et ses simili-previously on qui synthétisent ce qu’il s’est passé juste avant. Malheureusement tout n’est pas parfait côté personnages, notamment en ce qui concerne le cast féminin. Ces personnages sont le plus souvent relégués à des rôles secondaires et très stéréotypés, sont soit des victimes ou des harceleuses, et n’apportent que rarement des choses à l’enquête. Elles se retrouvent dans une fonction annexe qui s’explique assez mal compte tenu de leur omniprésence dans les affaires à élucider. Et ce n’est malheureusement pas le seul élément narratif qui m’a chiffonné, mais pour cela, je le dirai dans le texte caché ci-dessous. Si vous préférez éviter un spoiler, vous pouvez passer à la partie suivante (« le culte de l’esprit Yakuza »).

Le culte de l’esprit Yakuza

© SEGA 2021

Yakuza, et par extension sa série de spin-off Judgment, c’est aussi le goût du mélange des genres. Le sérieux de l’histoire principale et la dérision des quêtes secondaires. Mais pour une fois, ce mélange pose de réelles questions de pertinence : est-ce que ces séquences loufoques, qui viennent apporter un peu de légèreté sur un ton grotesque, portent préjudice aux thématiques lourdes qui sont abordées dans la quête principale ? Inviter une certaine forme de dérision entre deux quêtes qui parlent de suicide, de harcèlement ou de violences sexuelles est parfois maladroit, car les transitions d’une séquence à l’autre ne sont pas toujours très bien exécutées. Il est difficile de reprocher ce choix à Lost Judgment, car c’est l’essence même de la série, et nul doute qu’un jeu trop sérieux et violent d’un bout à l’autre aurait pu être trop pesant. Mais comment ne pas être gêné quand une scène très dure et pleine d’émotion (à la mise en scène impeccable, par ailleurs) sur le toit du lycée nous révèle quelques éléments bouleversants de l’affaire est contrebalancée par une quête tout ce qu’il y a de plus improbable quelques minutes plus tard à base de chien détective ? Si j’aime profondément la licence et que Lost Judgment en est, certainement, un bon épisode, c’est plus que jamais un titre où il est plus pertinent de se concentrer sur la quête principale avant de faire le contenu secondaire une fois le générique de fin passé. Parce que outre ce mélange des tons qui est parfois préjudiciable, ces quêtes secondaires apportent de bons moments, elles sont souvent rigolotes et bien écrites, notamment celles qui impliquent des habitant·e·s à qui il semble arriver les plus grandes folies.

Le titre toutefois ne bouleverse pas les habitudes de jeu, avec une structure de quêtes mais aussi une boucle de gameplay que l’on connaît déjà sur le bout des doigts. Si le jeu amène beaucoup plus de diversité sur le contenu secondaire que son prédécesseur, rien qu’avec les « intrigues de lycée », son club des mystères (sorte de club de fans de détectives) et ses cours de danse, on y retrouve vite nos marques. Les combats sont très similaires à son aîné dans leur approche avec des ennemis que l’on croise à chaque coin de rue et des combats de boss très classiques, à l’exception d’un nouveau style de combat basé sur le contre qui renouvelle assez largement des combats habituellement plutôt portés sur l’attaque. Quant à la progression du personnage, elle se fait toujours par un arbre de compétences où l’on achète de nouveaux mouvements et bonus passifs moyennant des points d’action durement acquis lors des quêtes et combats. L’interface reste d’ailleurs quasi-identique au premier Judgment, toujours très claire. On salue quand même l’arrivée d’un nouveau système de recherche d’indices, puisque certaines quêtes secondaires se déclenchent en écoutant des conversations dans la rue, ce qui donne un air plus organique au jeu, moins robotisé dans le déclenchement de certains événements. Toutefois peu d’efforts ont été faits sur l’infiltration ou les phases de recherche d’indices dans des séquences à la première personne, des séquences qui restent anecdotiques. Enfin, le personnage se veut plus agile et capable de faire du parkour, c’est-à-dire escalader des immeubles et sauter d’un toit à l’autre, mais les trajets sont si balisés et encadrés qu’on n’en retire aucun sentiment de liberté, même si cela apporte plus de verticalité à l’action en profitant de l’architecture des différents quartiers.

© SEGA 2021

Globalement, c’est un jeu agréable à jouer pour la beauté et les chorégraphies de ses combats, puisque Lost Judgment comme son aîné a un véritable sens de la mise en scène de l’action. Chaque combat donne lieu à d’impressionnants mouvements, dont la fluidité et l’élégance est exacerbée par les 60 images par seconde sur PlayStation 5 (un réel gain pour les personnes qui ont joué au premier Judgment sur PS4), mais également par les traînées bleues, rouges ou vertes, selon le style de combat utilisé, qui accompagnent les mouvements du héros. Le nouveau style de combat, celui du Serpent, est d’ailleurs particulièrement élégant en se basant sur la garde et sur des contres dévastateurs, les développeur·euse·s ayant fait un sacré effort pour diminuer les collisions hasardeuses, avec des ennemis qui réagissent un peu plus naturellement aux coups du héros. Notamment ces combos, toujours dans le style du serpent, où le héros finit par emmener l’ennemi au sol. Mais d’ailleurs, pourquoi ne pas imaginer un jour un personnage féminin en tête d’affiche pour apporter un peu de diversité à ces scènes d’action ? Car ces combats sentent terriblement la testostérone, et si le jeu nous met à un moment donné dans la peau d’un personnage féminin, cette séquence est bien courte et place toujours celle-ci bien loin des combats.

Un vaste terrain de jeu

Avec Lost Judgment, il y a un véritable plaisir de retrouver le Yokohama (dans une zone appelée Isezaki Ijincho) de Yakuza – Like a Dragon, une ville bien plus grande que ce que fait habituellement la série, avec des ambiances variées. On découvre toutefois la ville sous un nouvel angle puisque l’action se concentre dans d’autres coins, même si l’on traverse à nouveau des lieux bien connus, afin d’éviter les redites, profitant de cet univers vaste que le précédent Yakuza n’exploitait pas entièrement. La ville est d’ailleurs superbe, d’autant plus que Lost Judgment profite d’un éclairage et d’un étalonnage un peu plus réaliste, peut-être plus terne, moins coloré que le très bon Yakuza – Like a Dragon, offrant un nouveau regard sur Yokohama, et il en est de même pour Kamurocho, le coin habituel des Yakuza, qui n’a jamais été aussi beau. Mais puisque les aller-retour dans Isezaki Ijincho étaient parfois lourdingues auparavant compte tenu de la taille de la ville, incitant à prendre le taxi (et les temps de chargement qui vont avec), le jeu tente d’apporter une solution en offrant la possibilité de se déplacer en skateboard. Un choix plutôt rigolo mais vite mis face à ses limites : uniquement utilisable sur la route, c’est assez peu utile pour une map essentiellement piétonne. Enfin, au moins, dans le monde de Lost Judgment, il n’y a pas de trottinettes et de skateboard sur le trottoir. Enfin, il est bon de noter que malgré le manque de véritables évolutions visuelles, le titre est particulièrement joli sur PS5, notamment grâce au travail toujours impressionnant sur les visages des acteur·ice·s et les expressions faciales. Sans rechercher un photoréalisme parfait, ces visages sont la marque de fabrique de la saga et sont toujours très convaincants dans les cinématiques. Des scènes qui sont d’ailleurs nombreuses, et qui sont sous-titrées en Français.

Capable d’être à la fois pertinent et bête à manger du foin, Lost Judgment raconte une grande histoire, souvent émouvante et pertinente, abordant avec justesse (parfois) des sujets ancrés dans l’actualité, en allant au fond des choses et en se posant (généralement) les bonnes questions. Mais il lui arrive aussi de dérailler, comme un détective qui suit une mauvaise piste, en faisant des erreurs de jugement sur la manière de traiter certains sujets. C’est certainement maladroit, et le reste du jeu et de l’histoire est si bonne qu’il fera parti des meilleurs titres de l’année, mais c’est aussi un rappel à la réalité pour la saga des Yakuza. Car s’il y a énormément de bonnes choses qui ont été faites au cours des années, ce nouveau spin-off montre qu’il y a encore du boulot pour que la série puisse pleinement tirer un trait sur une époque qu’elle s’efforce, pourtant, de dépasser.

  • Lost Judgment est disponible depuis le 24 septembre sur PC, PlayStation 4, PlayStation 5, Xbox One et Xbox Series X/S. 

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