Pour une bonne partie de la presse internationale, le combat féministe n’existe véritablement que depuis le mouvement #MeToo en 2017. Mais si celui-ci a pu offrir une portée médiatique gigantesque aux questions féministes, le combat est là depuis bien longtemps. Et c’est un an plus tôt qu’en Corée du Sud celui-ci a marqué les esprits, avec la parution de Kim Jiyoung, née en 1982 de Cho Nam-joo, traduit et publié en France ensuite en 2020 aux éditions Nil. Devenu fait de société en Corée, ce bouquin d’une puissance formidable a délié les langues, tout en s’attirant les foudres de tristes personnes attachées à la domination masculine dans un pays ultra-conservateur.
Les générations passent, les questions restent
Immense best-seller en Corée du Sud, le livre raconte toutefois une histoire qui dépasse les frontières, même s’il y a des spécificités à la société coréenne. Cho Nam-joo raconte une fiction, inspirée de sa vie mais aussi de celles de ses proches, où trois générations de femmes coréennes (la grand-mère, la mère et la fille) subissent de nombreux obstacles au cours de leur vie pour la simple raison qu’elles sont des femmes. Des obstacles différents, toujours en accord avec les évolutions de la société, mais toujours destinés à rabaisser celles qui tentent de sortir du moule. La grand-mère par exemple n’a jamais pu étudier, car les études étaient réservées aux hommes de la famille, tandis que la mère n’a jamais pu avoir la vie qu’elle souhaitait, car il fallait prioriser la réussite d’un frère dans une société coréenne en proie à une grave crise économique. Pour la plus jeune, les études étaient accessibles, mais c’est ensuite au travail que les inégalités se sont reproduites, avec un plafond de verre immédiatement mis en place pour empêcher l’ascension des femmes parfois plus compétentes, mais toujours considérées comme « moins fiables » car elles pourraient tomber enceinte et devoir s’absenter quelques mois. La place de l’enfant est centrale d’ailleurs dans le livre. Puisque l’héroïne finit par être enceinte et s’apercevoir que même à une époque plus moderne, alors que la Corée du Sud prétend offrir un confort et un style de vie similaire à ce que l’on peut attendre de l’un des pays les plus riches et développés, la société attend d’elle qu’elle reste à la maison et s’occupe de son enfant. L’arrivée d’un enfant dans le couple devient immédiatement un frein, un arrêt complet d’une carrière qu’on lui refuse désormais, sous prétexte que l’enfant a besoin de sa mère pour s’épanouir (alors que le père fait ce que bon lui semble).
Et c’est là que le livre abat toutes ses cartes, montre que malgré un choc économique qui a permis à la Corée du Sud de se développer extrêmement rapidement au début des années 2000 en s’ouvrant sur le monde, et en adoptant un rythme de vie similaire à l’occident (et très inspiré des États-Unis), quelques traditions ont la vie dure. Il y a un décalage total entre l’image renvoyée par le pays et l’aspect ultra-conservateur des relations familiales, à tel point que la plus jeune génération se voit vite renvoyée à un rôle prédéfini et en marge de la société pour le « bienfait » de la famille, avec des petites cases à remplir : maman à la maison, papa au boulot. L’autrice ne dénigre évidemment pas les mères au foyer, celles qui l’ont souhaité et qui le font de leur propre chef, mais fustige une société qui force ces femmes à abandonner leurs vies pour élever leurs enfants. Y compris dans des couples où les deux conjoints seraient d’accord pour faire garder l’enfant par une assistante maternelle ou l’envoyer à la crèche. Car la pression sociétale est directement exercée par les familles, les ami·e·s, conditionnée par des traditions (qu’elles soient religieuses ou culturelles) que les entreprises ont entièrement intégrées. De telle manière que même dans les rares cas où la famille ne fait pas pression, ce sont les entreprises directement et les collègues qui font comprendre aux femmes enceintes qu’elles sont en train de connaître leurs derniers jours de boulot, avant une longue vie à la maison.
Cela entraîne des difficultés à trouver sa place pour l’héroïne, qui a certes eu plus de « facilités » que sa mère et sa grand-mère, mais qui réalise vite que les obstacles qui se dressent face à elle ont les mêmes finalités, mais simplement des formes différentes. Si elle a eu le droit d’étudier, cela ne lui garantissait pas le droit de faire carrière, pas plus que pour sa mère et sa grand-mère qui ont dû sacrifier leur vie pour satisfaire celles de leurs frères, leurs parents et de leurs enfants. C’est un récit qui est absolument bouleversant car les trois générations finissent par se comprendre, par réaliser ce qu’il s’est passé, voyant leurs vies leur échapper sans qu’elles ne puissent rien faire. Cela occasionne des dialogues très forts émotionnellement, mais aussi d’autres dialogues très violents où les femmes sont « remises à leur place » dès qu’elles tentent de sortir du rôle que l’on a défini pour elles.
Une lecture accessible, un film pertinent et la haine
Et c’est un livre qui se lit très bien, notamment grâce à la familiarité du langage qui donne un élément de proximité avec l’autrice, comme si nous lisions le récit de la vie d’une amie. Cette simplicité est d’autant plus sublimée par l’excellente traduction française de Choi Kyungran et Pierre Bisiou, d’une fluidité remarquable qui sied parfaitement à la volonté de l’autrice d’écrire le livre comme un billet d’humeur, comme quelque chose de réel, loin de rechercher des figures de style qui dénatureraient la proximité du récit avec la réalité. Cette idée a d’ailleurs été reprise avec brio dans le film Kim Jiyoung: Born 1982 qui adapte le livre. Pour émuler l’écriture familière, l’actrice et réalisatrice Kim Do-young (qui signait ici son premier film derrière et non devant la caméra) a choisi une mise en scène proche de son héroïne, à sa hauteur, en racontant les évènements avec simplicité et sans coller scène par scène au livre. Le film se contente en effet de s’en inspirer en reprenant quelques moments clés, mais préfère souvent jouer sur des flashbacks, des scènes marquantes qui façonnent le personnage. Malheureusement, le film n’a pas bénéficié de sortie française, à l’exception d’une diffusion exceptionnelle au Festival du film coréen de Paris.
Les réactions épidermiques et haineuses à l’encontre du livre, puis de son adaptation cinématographique, n’ont fait que confirmer la nécessité d’un telle œuvre. Je pense par exemple à un groupe masculiniste local qui a tenté une campagne de financement participatif pour la publication d’un roman-parodie qui parlait de « sexisme inversé subi par les hommes ». Mais aussi de campagnes de harcèlement subies par l’actrice principale de l’adaptation ciné, Jung Yu-mi, et une pétition lancée sur le site du gouvernement pour obtenir la censure du film (ce qui n’a finalement pas eu lieu, heureusement). Des célébrités ont aussi vivement été insultées pour avoir partagé leur intérêt pour le roman, notamment des actrices et chanteuses dont le seul « tort » a été de partager sur les réseaux sociaux qu’elles lisaient le livre. Si certaines personnes voudraient aujourd’hui se complaire dans l’idée que les avancées en matière d’égalité, mais aussi de respect des femmes, suffisent, les réactions à la sortie d’un tel livre, qui ne fait rien de plus que de raconter les difficultés rencontrées par trois générations de femmes dans leur vie, prouvent l’importance de ces témoignages, et la nécessité de les relayer.
Kim Jiyoung, née en 1982 n’a pas grand chose d’un livre didactique ou d’une grande réflexion sur le féminisme moderne, les inégalités et les pressions exercées par la société sur les femmes qui auraient l’outrecuidance de ne pas faire ce que les hommes attendent d’elles. Mais c’est un livre qui raconte avec beaucoup de cœur de nombreuses expériences, au travers de trois générations, des expériences qui traduisent un réel plus universel qu’il n’y paraît. Car si les problématiques sont différentes d’un pays à l’autre, elles trouvent souvent leur source au même endroit et pour les mêmes raisons, ainsi que des finalités similaires. Quand Cho Nam-joo décide de raconter trois générations, c’est aussi pour montrer que le but a toujours été le même : qu’il s’agisse d’empêcher la grand-mère d’étudier, d’empêcher la mère de choisir son métier ou la fille de travailler après avoir eu un enfant, le but reste quoiqu’il arrive de contrôler les vies et les corps des femmes. En tant qu’homme, je n’ai évidemment ni la légitimité ni l’audace de penser que je comprends ces obstacles que les femmes subissent. Mais une chose est sûre : le livre a été une lecture marquante et passionnante, pour observer et comprendre les mécanismes mis en œuvre consciemment ou non par les hommes afin de garder le pouvoir en toutes circonstances, ainsi que leur impact sur les femmes qui les entourent.
- Kim Jiyoung, née en 1982 est disponible en librairie aux éditions Nil, ainsi qu’au format poche aux éditions 10/18.