Créé main dans la main par Tetsuo Hara (Hokuto no Ken) et Keiichirō Ryū, Keiji est un manga atypique, racontant l’apparente inconséquence d’un guerrier irrévérencieux et provocateur, au physique surhumain. Ce guerrier, c’est Maeda Keiji, un samouraï qui a réellement vécu au 16ème siècle, que le créateur de Hokuto no Ken (Ken le Survivant) raconte avec sa patte. Initialement publié en France en 2007 par Casterman, le manga avait disparu depuis, devenant de fait presque introuvable. Une anomalie réparée avec une nouvelle sortie ces dernières semaines des trois premiers tomes, aux éditions Mangetsu.
Cette critique a été rédigée suite à l’envoi d’exemplaires par l’éditeur.
L’exubérance a un coût
Keiji est un Kabuki-mono, un guerrier qui se distingue par son physique. Pas pour sa force ou sa carrure, mais plutôt pour son style : là où ses frères d’armes ont un aspect relativement sobre, outre les accoutrement propres à leur fonction, lui se pare de tenues empreintes de folie avec des couleurs vives et des motifs tape-à-l’œil. Ces guerriers, comme Keiji, attiraient aussi l’attention pour leurs coupes de cheveux plus originales, ainsi que leur manière de parler. On pourrait presque les comparer aujourd’hui à l’image que l’on a de certains gangsters Japonais dans leur cinéma et leurs jeux vidéo (à commencer par la série des Yakuza), avec des chemises plutôt kitsch, les cheveux gominés et le ton provocateur dans leur manière de s’exprimer. Cela donne un héros tout à fait « anormal », qui vit en marge de la société et du clan qu’il est censé représenter, lui qui fait partie des puissants. Et ce n’est pas étranger au style de Tetsuo Hara, lui que l’on connaît essentiellement pour Hokuto no Ken (Ken le Survivant), avec ses personnages survitaminés aux proportions improbables et à l’attirail sorti d’un imaginaire généreux. On y retrouve aussi sa violence très stylisée, les têtes qui volent et ce second degré permanent face à une brutalité qui n’a rien de réaliste, permettant de faire passer sans mal des exécutions particulièrement sauvages sans faire tomber le manga dans un vulgaire festival d’hémoglobine. Non pas que Keiji s’illustre particulièrement pour sa finesse, mais on sent bien que Tetsuo Hara prenait un malin plaisir à illustrer cette histoire écrite par Keiichirō Ryū, illustre auteur Japonais qui a voué sa carrière à raconter à sa manière des pans de l’histoire de son pays. Keiji est d’ailleurs son dernier récit, avant son décès en 1989.
Et c’est une histoire à l’apparence somme-toute classique, à la narration parfois décousue, mais qui prend plaisir à mettre en avant des personnages atypiques, à la tête desquels ce Keiji Maeda qui intrigue autant qu’il énerve, qui fascine autant qu’il dégoûte, avec son air provocateur et ses choix souvent discutables. Un personnage qui énerve ses proches et qui attire les trahisons de son propre clan, tant il représente une menace pour la force qu’il possède que pour son apparente bêtise. Un air simplet que le personnage cultive, avec son ton irrévérencieux et insolent qui lui donne des passe-droits quand les un·e·s et les autres tentent de se débarrasser de lui en le refilant aux autres. Sa personnalité lui attire aussi de nombreux·euses ennemi·e·s qui restent, de manière systématique, fasciné·e·s par ce joyeux luron dont l’air exubérant tend à faire rire. Cette allure de Kabuki-mono est ainsi autant une manière d’attirer l’œil qu’une façon de lancer les hostilités, en instillant le doute dans les pensées des personnes qui pourraient vouloir s’en prendre à lui. La galerie de personnages est d’ailleurs plutôt réussie et les personnages féminins occupent parfois une place intéressante dans l’œuvre, même si l’on reste face à de forts accents de masculinité, avec tout ce que cela comporte de grotesque. Comme ce dialogue insistant sur la taille de l’entrejambe de Keiji, toutefois Keiichirō Ryū parvenait à prendre suffisamment de distance sur son écriture pour éviter d’aller trop loin, bien que l’on a face à nous un manga relativement daté, aux thématiques et aux approches qui peuvent légitimement déplaire aujourd’hui.
Style inimitable
On ne peut toutefois résumer Keiji à ses personnages. La narration, bien que classique, sait se renouveler et maintenir l’attention au fil des tomes. Sur ces trois premiers volumes sortis, on assiste tour à tour à une exposition maline du caractère du héros dans un premier tome qui raconte sa quête de domptage d’un cheval sauvage, sorte de métaphore de sa personnalité. Puis, le deuxième aborde une bataille gigantesque, point d’histoire où l’héroïsme se confronte à la réalité d’hommes trop attachés à leur égo, avant que le troisième tome parte vers quelque chose de plus personnel, de plus fin peut-être aussi, montrant que le manga (qui comportera au total 18 tomes) est capable d’aller sur plusieurs terrains afin d’éviter les redites et les facilités. Le troisième tome commence d’ailleurs sur un évènement surprenant, plutôt émouvant, qui apporte plus de profondeur au personnage en lui offrant une sensibilité inattendue. Et tout cela ne serait évidemment rien sans le style de Tetsuo Hara, avec son dessin très généreux, son ferme coup de crayon, qui fourmille de détails, avec un style reconnaissable au milieu de mille grâce à son énergie unique. Marque de fabrique du mangaka, c’est la générosité des décors et des armures qui impressionne parfois, ainsi que les expressions caractéristiques des personnages sur le point de mourir (qui rappellent terriblement Hokuto no Ken). Que l’on soit fan du style ou pas, car il est atypique, il faut bien avouer que Tetsuo Hara le maîtrise sur le bout des doigts et qu’il n’a aucun mal à offrir à Keiji les qualités de son univers. Mais il n’y a pas que du bon, des défauts pointent parfois le bout de leur nez, avec des détails qui empêchent une bonne lisibilité de temps à autre. Des soucis également à pointer du côté de l’écriture, qui est très inégale, alors que ces trois tomes offrent autant de belles scènes que de moments de flottement où la pertinence se fait la malle.
S’il y a un conseil à donner pour conclure cette critique, ce serait sûrement de ne pas découvrir Keiji avec un simple tome, mais plutôt d’en essayer deux ou trois, afin de découvrir plusieurs facettes de ce que cette histoire peut bien raconter. Généreuse mais inégale, l’œuvre est capable de très bonnes choses mais aussi de moins bonnes, alors que l’histoire s’inscrit dans un ensemble qu’il me semble plus intéressant de découvrir sur plusieurs tomes plutôt que dans un seul, avant de juger de la qualité de l’œuvre. Écrire cette critique n’a pas été de tout repos, car votre serviteur aime autant qu’il déteste le manga, avec ses bons côtés et ses travers, autant pour la fascination exercée par le héros que pour l’inintérêt de certaines scènes. Plus généralement, Keiji est certainement une de ces œuvres qui interroge, pas nécessairement pour son histoire qui ne captive pas toujours, mais plutôt pour sa manière de raconter la violence et l’égo des hommes.
- Les trois premiers tomes de Keiji sont disponibles depuis cet été en librairie.